70 Cinéma & DVD - septembre 2022 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 23 septembre 2022

Première de mon film demain samedi au Musée du Quai Branly


J'écris "mon film", mais c'est en réalité une œuvre collective de sept réalisateurs audiovisuels à partir de mon disque Perspectives du XXIIe siècle sorti sur le label du MEG, le Musée d'Ethnographie de Genève. Mes compagnons de route sont donc Sonia Cruchon, Nicolas Clauss, Valéry Faidherbe, Jacques Perconte, John Sanborn et Eric Vernhes, de fameux artistes qui m'ont fait un magnifique cadeau en interprétant librement douze des quinze index du CD. J'écris aussi "en réalité" alors que nous sommes en plein imaginaire puisque l'action se situe en 2152, après la catastrophe. Là encore j'écris "imaginaire", mais j'ai composé l'œuvre musicale juste avant la crise sanitaire qui a bouleversé la vie de la planète, jusqu'à penser l'avoir anticipée. Le confinement ayant fortement pénalisé la sortie de l'album par des reports successifs et finalement l'annulation de sa première, j'en profitai pour produire sa mise en images avec le soutien gracieux de mes camarades. Et puis finalement demain samedi est la première sortie publique du film, mais aussi de la création musicale dont seule la presse avait rendu compte jusqu'ici (Le Monde Diplomatique, ÉLU Citizen Jazz, Le Monde, L'Autre Quotidien, Nato-Music, RTS Vertigo, RTS L'écho des pavanes, Revue & Corrigée, Vital Weekly...). Je suis donc heureux d'annoncer la projection de Perspectives du XXIIe siècle ce samedi 24 septembre à 17h dans un lieu prestigieux, le Musée du Quai Branly, dans le cadre de Arts et humanités numériques dans l'ethnomusicologie organisé par la Société française d'ethnomusicologie et le British Forum for Ethnomusicology (les intertitres, sur le modèle des films muets, sont en français et en anglais). Attention : pour assister à la projection, s'inscrire impérativement pour des raisons de sécurité à jetu2022@ethnomusicologie.fr


Perspectives du XXIIe siècle est écrit sur la base d’un scénario d’anticipation où les survivant-e-s de la catastrophe de 2152 vivent sur les ruines du MEG. Ils décident de se reconstruire à partir des archives découvertes sur place, en s'appuyant sur des musiques fonctionnelles, chants de marche, chants de travail, berceuses, rituels, etc. L’œuvre mêle des instruments acoustiques dont certains appartiennent aux collections du MEG, des instruments virtuels, des ambiances et des archives sonores. Y ont participé le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le violoniste Jean-François Vrod, le corniste Nicolas Chedmail, le percussionniste Sylvain Lemêtre, la chanteuse Elsa Birgé et 18 voix du monde. La musique originale intègre 31 pièces enregistrées entre 1930 et 1952 et réunies par Constantin Brăiloiu (1893-1958), fondateur des Archives internationales de musique populaire (AIMP) déposées au MEG à Genève et référence majeure dans le domaine des musiques traditionnelles.


J'ai ensuite supervisé les douze chapitres cinématographiques basés sur l'œuvre discographique avec l'aide de Sonia Cruchon qui en a réalisé cinq. Je remercie chaleureusement Madeleine Leclair qui m'a commandé l'œuvre musicale et m'a accompagné pendant l'année que j'ai passée à l'écrire, et François Picard qui a eu l'idée de programmer le film ce samedi.

Perspectives du XXIIe siècle, samedi 24 septembre à 17h Musée du quai Branly (salle de cinéma), s'inscrire impérativement pour des raisons de sécurité à jetu2022@ethnomusicologie.fr
P.S.: cela fonctionne, même si vous n'avez pas reçu de confirmation !


→ CD en écoute sur SoundCloud
Dossier complet sur le site du MEG - Portfolio in English
Articles (work in progress) sur ce Blog
Commande du CD MEG-AIMP 118, dist. Word & Sound

jeudi 15 septembre 2022

À vendredi, Robinson


On remarquera d’abord la lumière. Parce qu’elle sort du noir. Deux éclairs. La réalisatrice est aussi peintre. Deux dinosaures. 99 et 91 ans. L’un marche avec une canne. La voix de l’autre chevrote. Plus pour longtemps. On le sait depuis mardi dernier. Dès le début Jean-Luc Godard évoque sa mort volontaire. Je ne connais pas le cinéma de Ebrahim Golestan, seulement qu’il a produit La maison est noire de la poétesse Forough Farrokhzad en 1962, un des films les plus éprouvants qu’il m’ait été donné de voir (avec Salò), sur les conseils de Jonathan Rosenbaum. Le style du film de Mitra Farahani me semble assez godardien, mais je ne connais pas encore la Nouvelle Vague iranienne, en particulier La brique et le miroir de Golestan qui date de 1964. Je vais prendre une datte fraîche Mazafati de Bam dans le fond du réfrigérateur, importée d’Iran. Le montage de À vendredi, Robinson est cosigné par Yannick Kergoat, Mitra Farahani et Fabrice Aragno, la conseillère musicale est Tata Kamangar. Comme j’avance dans la narration, est évoqué Sadegh Hedayat, l’auteur de La chouette aveugle qui s’est suicidé à Paris en 1951 et repose dans l’enclos musulman du Père Lachaise. J’y vais de temps en temps. Godard ferme les volets, il éteint la lumière. À quoi aspire-t-il encore ? Des chaussettes bleu blanc rouge. Le noir. Ils portent tous deux le deuil de leur jeunesse. Ils ont commencé il y a sept ans. L'âge de raison. Ils s'écrivent. Chaque vendredi. Au commencement il y avait une douleur invisible. Godard joue avec le chat, à chat, au chat et à la souris, Godard joue. Aux citations répondent les litotes. Le langage courant, courant à sa perte, il envoie des images. Elias Canetti : "On n'est jamais suffisamment triste pour que le monde soit meilleur." Pour Golestan, c'est La Bohème : "Comment je vis ? Je vis." L'état du monde le préoccupe tant qu'il a eu envie d'échanger ses réflexions avec Godard. Se comprennent-ils ? Celui-ci semble vivre seul, chiche, spartiate, tandis que l'Iranien est très entouré, dans une demeure somptueuse. Golestan écrit des longues pages. Godard met de l'eau dans son vin. Correspondront-ils jamais ? Johnny Guitare fait-il vraiment mentir Joan Crawford ? Chacun sur son lit d'hôpital. Comment se trompent-ils ? Des chemins qui ne mènent nulle part ? Deux parallèles se croisent à l'infini. "Mais tout cela est assez insatisfaisant." À son enterrement Beethoven fit jouer le requiem de Cherubini.



À vendredi, Robinson de Mitra Farahani, qui a reçu le Prix Spécial du Jury à la Berlinale, section Encounters, est projeté au MK2 Beaubourg et au Reflet Médicis à Paris

mardi 13 septembre 2022

Faire-part


C'est une très triste nouvelle.
Jean-Luc Godard est mort.
Il avait 91 ans.
J'ai compilé tous les articles que j'ai écrits sur le plus grand cinéaste qui était encore vivant jusqu'ici. C'est sans compter le nombre de fois où je m'y suis référé dans d'autres.
J'avais été très fier d'avoir été pris en photo à ses côtés en 1976 par G.Mandery pour la revue Le Photographe.

JEAN-LUC GODARD SOUMET LE MUSÉE À LA QUESTION
25 mai 2006


La mise en scène de l'exposition du Centre Pompidou est une véritable désacralisation de l'espace muséal. Godard réussit ici comme ailleurs à interroger le dispositif en cassant les habitudes du visiteur. On s'attendait à voir un chantier, quelque chose de honteux, la représentation de l'échec des relations entre le cinéaste et Beaubourg. On découvre Voyage(s) en utopie, sous-titré JLG, 1946-2006 - À la recherche du théorème perdu, avec une certaine inquiétude, celle d'être déçu tant la presse s'est faite l'écho du supposé ratage. Pas de communication, quelques lignes dans les journaux, toujours pour dire la même chose : Godard n'a pu s'entendre avec le commissaire d'exposition, Dominique Païni, et a décidé de terminer seul. J'ai cherché vainement les crédits de l'exposition, pas de trace de la scénographe, Nathalie Crinière, ni d'aucun membre de l'équipe. On a pensé que J-L G était vraiment un chieur, toujours aussi caractériel. On connaissait ses hésitations, ses changements de cap, son mauvais caractère, son droit à l'erreur... On y est allé tout de même, histoire de voir, par soi-même. Il est écrit que "le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d'exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d'après JLG en raison des difficultés artistiques qu'il présentait (les mentions "techniques et financières" ont été barrées ; par qui ? Il y a des feutres sous la pancarte) et de le remplacer par un autre programme intitulé Voyage(s) en utopie ". Plus gros est affiché : Ce qui peut être montré ne peut être dit. On va tout de même essayer, même si l'exercice est inutile, puisqu'il faut mieux y aller voir.
Reprenons.
C'est la première fois depuis très longtemps que je me sens bien dans un musée. Rien de compassé, rien de trop (en)cadré, rien de sacré. Les musées sont le dernier même si le seul endroit où admirer des œuvres. On y est physiquement bousculé, il y a souvent une sensation d'écœurement devant l'accumulation, l'effort à déployer pour se concentrer y est considérable. À moins de fréquenter des collectionneurs, on n'a pas trop le choix, sauf à avoir la chance d'y errer après la fermeture et d'y croiser Belphégor. Voilà, c'est ça, c'est la sensation que le chantier de l'installation Godard procure, un sentiment de déjà vu, de déjà vécu ailleurs que dans le simulacre muséal, une familiarité avec le quotidien, une proximité permettant de se l'approprier, de parler à la première personne du singulier, l'utopie de pouvoir encore s'interroger sur le monde et sur notre relation à l'audiovisuel, et bien au-delà, sur la culture en général et sur la place de chacun dans le système social. Comment gérer son indiscipline ? On découvrira avec ravissement que l'installation est le miroir déformant de nos références intimes. Semblable aux Histoire(s) du cinéma qui sortent ces jours-ci en DVD.
Il y a deux axes principaux : le premier, c'est la mise en espace, comme un appartement en travaux, murs éventrés, palissades, grillages, mais aussi des pièces réduites au strict minimum ; pas une chambre, un lit ; pas une cuisine, un évier ; pas un bureau, une table ou un fauteuil ; pas un balcon, des plantes vertes rassemblées dans un coin, encore que de l'autre côté de la baie vitrée sont dressées cinq tentes de SDF. Ce ne sont pas des figurants, c'est déjà notre histoire. La désinvolture qui semble de mise nous met à l'aise, nous nous promenons comme si nous visitions un appartement que nous transformerons plus tard à notre guise. Nous piétinons les éléments du décor et nous laissons prendre. Des livres sont cloués au pilori un peu partout dans le décor, un pieu dans le cœur, comme le supplice de la croix. Croix de Malte ou de Lorraine... Les clous font mal, les meubles sont vissés grossièrement, les lettres collées ne peuvent être volées. On peut voir les maquettes successives de l'exposition qui n'a pas eu lieu, on rêve. Il n' y a pas de cartel explicatif, seulement des mots, des bribes de phrase que l'on foule. Nous sommes libres de penser, de réfléchir, d'interpréter.
Dans une des trois salles, sur de beaux et grands écrans plats, sont diffusés simultanément plusieurs films. Pas ceux du cinéaste. Pas seulement. La cacophonie ressemble aux Histoire(s) du cinéma, que je conseille de regarder et d'écouter en vaquant à ses occupations ménagères. Se laisser envahir. Pour que la magie prenne corps. On se laisse happé par une séquence et le tour est joué. Ça vous parle directement, miracle de l'identification, sympathie de la citation que l'on a fait sienne. Si l'accumulation est le propre des musées, surtout le Centre Pompidou habitué aux overdoses, apprécions l'une des rares fois où elle fonctionne. En voilà de l'information, sauf qu'ici les rapprochements font sens, produisant une sublime poésie, construite avec les ressources du montage cinématographique et les échos qui résonnent en chacun et chacune d'entre nous. En clair, ça fait sens et ça produit une très forte émotion. C'est notre histoire(s). Magie d'un poète (au même titre qu'un Cocteau, un Guitry ou un Freud), que les Godardiens pourront toujours tenter de copier, l'exercice risque de rester stérile. Il ne suffit pas de foutre le souk, de provoquer, de faire des collages ou de jouer avec les mots, il faut une vision. Le génie de Godard, c'est ce qui est montré, peu importe ce qui est dit. L'important ce n'est pas le message, c'est le regard. Celui de chacun, exhortation à penser par soi-même.
Oui, Godard a gagné ce nouveau pari comme il avait dans le passé réussi son passage à la télévision, ou ses mises en pages, ou ses disques, parce qu'il continue à s'interroger sur les outils, sur les circonstances, sur l'histoire, et qu'il nous propose un angle inédit, auquel on aurait pu penser. Godard réussit donc sa sortie dans l'espace. La machine est en route, pour qu'à notre tour nous fassions le voyage.
On peut toujours rêver !

P.S. : le Centre Pompidou édite un livre de Documents, accompagné d'un DVD avec la Lettre à Freddy Buache, Meeting Woody Allen, On s'est tous défilé et une vingtaine de spots de pub réalisés pour M+F Girbaud. Sa présentation graphique est un peu aride, mais le contenu est évidemment passionnant.

JEAN-LUC GODARD ET ANNE-MARIE MIÉVILLE, COURTS
16 juin 2006


Les courts-métrages de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville que ECM a réunis, accompagnés d'un petit livre broché de 120 pages, rappellent les Histoire(s) du cinéma dont la sortie est sans cesse repoussée. ECM en avait édité un gros coffret de 5 CD audio. Montage commenté de citations multiples, diffusion simultanée et systématique d'un extrait de film avec le son d'un autre, utilisation du catalogue musical du producteur allemand Manfred Eicher, ces quatre courts appartiennent tous à la dernière période : The Old Place (1999) et Liberté et Patrie (2002), tous deux cosignés avec Anne-Marie Miéville, Je vous salue, Sarajevo (1993) et De l'origine du XXIe siècle (2000). Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Avec le livre Documents (scénarios, lettres, manifestes, manuscrits...), édité par le Centre Pompidou à l'occasion de l'exposition en cours (voir billet du 25 mai), est offert un DVD avec d'autres courts-métrages : Lettre à Freddy Buache (1982), Meeting Woody Allen (1986) et le travail de commande pour les couturiers Marithé et François Girbaud (1987-1990). La double signature Godard-Miéville, double signature dont nous avons parlé dans le billet du 8 juin, reste énigmatique. Quel est le rôle de chacun ? Comment cela se négocie-t-il ? Quelle est la différence entre un film de l'un ou de l'une et une œuvre à quatre mains ? Il n'est pas simple de s'y retrouver. Godard et Miéville aiment nous perdre, et nous faire travailler à notre tour... Vers où que l'on se tourne, on n'échappera à aucune question. L'œuvre de Godard, jamais finie ni définie, est une quête philosophique, un objet infini qui pousse dans l'inconscient et le cosmos. De l'infiniment grand de la pensée à l'infiniment petit de l'humanité.

LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES
16 juillet 2006


Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette ?uvre audio-visuelle unique, indis-pensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, indentification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).

HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE
14 septembre 2006


J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous.
Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'est jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.

LE FILM DES FILMS
8 avril 2007


Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.


Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.

Ce Qu'il ne Fallait pas Démontrer
8 février 2010


Catastrophé, je tente de m'accrocher désespérément au film qu'Alain Fleischer a le toupet de signer, aussi vain que vide, mais on finira par en avoir l'habitude. Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard est une monstrueuse arnaque où les protagonistes semblent sortis d'une maison de retraite pour vieux réalisateurs atteints d'Alzheimer. Godard ou Straub sont à côté de leurs pompes, rabâchant de vieux poncifs quand leur ennui de se retrouver dans cette galère n'éclate pas à l'écran. Tout est d'une paresse extrême, sorte de captation complaisante qui laisse craindre le pire opportunisme sous prétexte d'enseignement aux étudiants du Fresnoy. Comme le coffret édité par les éditions Montparnasse propose également une série d'entretiens intitulée Ensemble et séparés, sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard, je compte sur ces bonus occupant trois des quatre DVD pour faire remonter le niveau de l'échange. C'est au mieux un portrait en creux. Godard n'a jamais été à l'aise dans le tête-à-tête. Quoi qu'on en dise, ses rencontres avec Fritz Lang (Le dinosaure et le bébé) ou Marguerite Duras (Océaniques) sont plus émouvants que passionnants. Il n'est pas à la hauteur de ses brillantissimes conférences de presse ni surtout de l'œuvre immense qu'il laissera, résumant à lui seul tout ce que fut le cinématographe depuis son invention. Dépouillés de la prétention usurpatrice d'en faire un film, la plupart des entretiens ajoutés plongent Godard dans une obscurité qui en dit long sur son implication dans cette affaire. Ses réponses sur Israël et les Juifs qui ont fait couler beaucoup d'encre sont d'ailleurs assez fumeuses et ne peuvent convaincre aucun anti-sioniste, a fortiori ses détracteurs. Son esprit de contradiction a perdu son mordant, il esquive le plus souvent au lieu de faire front. Il est toujours meilleur dans la colère, lorsqu'il prêche le faux pour connaître le vrai, comme face à Jean-Michel Frodon. André S. Labarthe dans le "film" rame en pure perte pour le sortir de l'ornière. Si Dominique Païni monologue en toute fatuité, l'universitaire Jean-Claude Conesa renvoie la filmographie de Godard à ses balbutiements en l'autopsiant. Nicole Brenez a l'intelligence de proposer des images rares, mais trop courtes, sur lesquelles elle interroge humblement "Jean-Luc". Jean Douchet et Jean Narboni, insistant avec la plus grande tendresse, arrivent finalement à le faire parler en évoquant quelques anecdotes. Aucun interlocuteur n'étant à la hauteur, tant de choses ayant été dites sur lui et son œuvre, le cinéaste est renvoyé dans les cordes au lieu d'occuper le ring. Quelle posture emprunter lorsque l'on a déjà été réduit à s'auto-parodier ? En 9h30 les amateurs n'apprendront pourtant pas grand chose et pour une leçon de cinéma on repassera. Mieux vaut voir ou revoir n'importe quel film de Jean-Luc Godard et, si vous êtes courageux, l'incontournable Histoire(s) du cinéma, un monument, le film des films.

JEAN-LUC GODARD MARCHE SUR LES MAINS
14 mars 2010


Plongé dans la biographie de Jean-Luc Godard, pavé de 935 pages qu'Antoine de Baecque vient de publier chez Grasset & Fasquelle, je suis mal parti pour bloguer ce week-end. Une partie du voile se lève sur un des grands mystères du XXème siècle. Pour avoir fréquenté nombre de ses proches, je m'étais fait ma petite idée, mais l'enquête fouille les détails de sa vie et livre nombre de clefs pour comprendre l'empêcheur de tourner en rond. À l'époque où "Jean-Luc" nous avait rapporté une Paluche Aäton de Grenoble, Jean-André m'avait photocopié des lettres et quelques pages annotées dont l'encre thermique s'efface avec le temps. Sur la photo je suis à droite avec la barbe et le catogan. S. s'était plainte qu'il l'obligeait à laver ses cheveux de petite brunette même lorsqu'elle sortait de chez le coiffeur ; cette très belle jeune femme tarifée m'avait aussi raconté comment JLG lui avait confié qu'il lui plaisait de "faire quelque chose de connu avec une inconnue". Son droit à l'erreur m'a servi de modèle. Ni plus ni moins de chance de se tromper, mais une liberté de pensée et d'agir que je tente de perpétuer à chaque révolution, quotidienne, elliptique, impossible. Comme John Cage, Godard a influencé son époque bien au-delà de sa sphère professionnelle. Qu'il fascine ou irrite, il ne peut laisser indifférent. Avec Cocteau et Lacan, sa voix est celle des plus grands conteurs. Ses mots font image, ses images font sens, ses sens sont musique, sa musique fait mouche. Poète timide et brutal analyste, il s'est affranchi de ses contradictions en résumant à lui seul l'histoire du cinématographe. Le kleptomane est devenu le maître du cut-up, précurseur du mashup, agrégateur de citations, un "monsieur plus" de la question sans réponse. Je retourne m'allonger sur le divan, même si cette position me brise la nuque. Sa biographie est une mise en abîme où l'inconscient fait des miracles.

UNE FEMME EST UNE FEMME
7 novembre 2018


En 1961 Jean-Luc Godard enregistre un disque 33 tours pour promouvoir son nouveau film, Une femme est une femme, une comédie musicale pétillante. C'est un mixage de la bande-son avec les dialogues et la musique de Michel Legrand, plus les commentaires toujours aussi subtils du cinéaste, ce qui en fait le principal intérêt, et l'ensemble, sorte de création radiophonique, se tient remarquablement bien, presqu'un manifeste du cinéma de Godard de l'époque. De 1960 à 1968, Legrand compose justement ses meilleures partitions, entre sa collaboration avec Jacques Demy et L'affaire Thomas Crown.

J'avais eu la bonne idée de faire une copie de l'un des cent exemplaires que possédait Jean-André Fieschi. Dans son édition DVD le label de référence Criterion livre ce petit bijou, mais sa copie du disque est vraiment pourrie : le disque est rayé, bourré de scratches, faisant sauter certains bouts de phrases de Godard, et le son est nasillard. C'est étonnant pour une édition aussi luxueuse, mais j'imagine qu'ils n'avaient pas trouvé mieux. Ainsi aujourd'hui je vous livre cet enchantement auquel participaient Anna Karina, Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo... J'en ai profité pour nettoyer le fichier et améliorer le son. Durée : 34'05.

CADEAU : vous pouvez l'écouter en cliquant ICI.

LE LIVRE D'IMAGE DE JEAN-LUC GODARD
5 décembre 2018


Tout est saturé. Du sens à l'image. À ne pas croire. Le vieux maître fait comme tout le monde. Il sort les bribes de leur contexte. Sauf que, contrairement aux journalistes, ses mensonges disent la vérité. Sel des poètes. Le jeu en main. Cinq doigts pour comment c'est. Le pouce préhenseur et l'encéphalogramme hautement développé. L'homme. Sanguinaire. Seul le fou. Et les enfants. Mais la Terre ? Nœud. Passe. Taire. Première musique : Scott Walker. The Drift. La dérive. Comme toutes ses Histoire(s). Du cinéma. Chacune est une entrée vers notre subconscient. Il suffit de reconnaître. Pour s'y reconnaître. Autant de fils d'Ariane à dérouler. O temps ! Ses fils. Nicole Brenez l'archéologue. Pas étonnant d'y retrouver Perconte. Après le feu. La liste est longue. Ils seront tous sauvés. Les espérances. Tout est saturé. Question de droits. C'est autre chose. La couleur. Vive. Le cinéma. Vif. Le silence. Coupez. Action. Moteur. Il doit y avoir une révolution. Godard termine par Le plaisir. Le masque. Tout est dit.

"Te souviens-tu encore comment nous entraînions autrefois notre pensée ?
Le plus souvent nous partions d’un rêve…
Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale
Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité
D’une voix douce et faible
Disant de grandes choses
D’importantes, étonnantes, de profondes et justes choses
Image et parole
On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage
Sous les yeux de l’Occident
Les paradis perdus
La guerre est là…"


Le livre d'image a reçu une Palme d'or spéciale au Festival de Cannes 2018.
84 minutes qui changent de tout ce qu'on peut voir et entendre.
C'est de la dynamite (vieille pub pour le chocolat suisse) !
Resté chez lui, à Rolle en Suisse, le cinéaste avait donné sa conférence de presse en répondant aux questions sur FaceTime.

DANS L'IMMÉDIAT, JEAN-LUC GODARD
18 avril 2019


Les entretiens dépendent souvent de la qualité des interviewers. Il est certain qu'Olivia Gesbert a une sensibilité, une intelligence ou un aplomb qui faisaient défaut à la plupart des interlocuteurs des Morceaux de conversation avec Jean-Luc Godard "réalisés" par Alain Fleischer et qui duraient 9h30. Pour l'émission La Grande Table elle est allée rencontrer Godard chez lui à Rolle en Suisse. France Culture le diffuse en deux parties de 27 et 39 minutes, Je suis un archéologue du cinéma et Godard ouvre le Livre d'image. À 88 ans le cinéaste semble ainsi plus vif qu'il y a quelques années, peut-être parce que c'est une jeune femme. À la lecture de sa biographie par Antoine de Baecque on sait qu'il n'y est pas insensible. Et Godard ne mâche pas ses mots, que ce soit sur ce que sont devenues les écoles de cinéma (les 3/4 des étudiants sont des jean-foutre), la notion d'auteur avec ses droits et ses devoirs (À l’époque, l’auteur était le scénariste, c’est-à-dire le fabriquant de texte. A Bout de souffle, je n’en suis pas l’auteur pour la loi. C’est Truffaut parce que j’avais repris un ancien scénario. A un moment, je lui ai demandé de me le redonner, et il ne pouvait pas : c’est inaliénable en France. Pour Le Livre d’image, il y a beaucoup d’auteurs qui sont réunis par un ami), sur sa Palme d'Or "spéciale" à Cannes qu'il considère avec mépris comme un prix de consolation, sur la langue et le langage, sur la politique, sur ses rêves, sur l'âge, etc.



Sur sa tombe il imagine qu'on pourrait écrire "Au contraire", sur celle d'Anne-Marie Miéville, sa compagne, "J'ai des doutes". Pour le titre de cet article j'aurais pu le singer en écrivant L'hymne aux média pour l'immédiat, c'est du moins ce que j'entends, une médiathèque de Babylone qui recracherait son contenu (j'arrête avec les jeux de mots ?) en musique, en vers et contre tout.



Lors de sa dernière conférence de presse à Cannes, transmise par Skype, il disait : "Aujourd’hui lors d’une conférence de presse, les trois-quarts des gens ont le courage de vivre leur vie, mais ils n’ont pas le courage de l’imaginer. J’ai de la peine à vivre ma vie mais j’ai le courage de l’imaginer".


Après "150 films en comptant les petits", Jean-Luc Godard a monté Le livre d'image que j'ai chroniqué dans cette colonne en décembre dernier, sorte d'épilogue à ses Histoire(s) du cinéma, de mon point de vue son chef d'œuvre, dont je possède les versions japonaise et française en DVD (la version japonaise en 5 DVD au lieu de 4 offre une nomenclature thématique interactive, encore faut-il savoir lire le japonais ! Il me semble qu'elle est plus complète, due à des questions de droits), la bande-son remixée pour le label ECM en 5 CD, et l'édition papier chez Gallimard/Gaumont. Ce n'est nullement du fétichisme, mais une manière d'appréhender une œuvre unique sous des angles différents.
Depuis hier Arte.tv diffuse gratuitement Le livre d'image et ce jusqu'au 22 juin, avec un passage TV le 24 avril, mais il ne sortira pas au cinéma. Godard préfère le montrer dans les musées et les théâtres dans son format audio original, un 7.1 plus polysémique qu'immersif ! En attendant, il faut absolument voir et entendre la réduction phonique de cette œuvre fondamentale toutes affaires cessantes. Il est difficile de l'évoquer pour elle-même, parce qu'elle suscite en chacun/e de nous un vertige, des interrogations, ouvrant des portes vers un après qui biologiquement se profile.

JEAN-LUC GODARD AURA 90 ANS LE 3 DÉCEMBRE
19 novembre 2020


Longtemps je n'ai pu copier que les bandes-son des films que j'aimais. La vidéo domestique n'existait pas. Avec mon magnétophone à cassette audio portable j'enregistrais les films dans les salles de cinéma, la sonorité de chacune colorant la captation. En de rares occasions j'ai piraté la télévision, mais toujours sans image tant que la VHS ne fut pas commercialisée.

Je possède encore les cassettes audio du Tombeau hindou de Fritz Lang, La mort en ce jardin et Tristana de Luis Buñuel, Les enfants du paradis et Drôle de drame de Marcel Carné, Le chemin de Rio de Robert Siodmak (qui figure dans Trop d'adrénaline nuit, le premier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané), La nuit américaine de François Truffaut, Johnny Guitar de Nicholas Ray en VF, Boudu sauvé des eaux, La règle du jeu, La grande illusion et Le carosse d'or de Jean Renoir, Le sang d'un poète, La belle et la bête, Orphée et Le testament d'Orphée de Jean Cocteau, les cinéastes de notre temps sur La première vague, Samuel Fuller, Lang et Godard, Le rebelle de King Vidor, Adieu Philippine de Jacques Rozier, Trafic de Jacques Tati, Les amants crucifiés de Mizoguchi Kenji et last but not least Masculin Féminin, Deux ou trois choses que je sais d'elle, La chinoise, Pierrot le fou, Numéro deux, et France tour détour deux enfants de Jean-Luc Godard.

Je composais alors des partitions sonores pour le cinéma qui intégrait voix, bruitages et musique, pensant à l'ensemble comme une partition musicale. Suivant Edgard Varèse, John Cage ainsi que Michel Fano et Aimé Agnel qui furent mes professeurs à l'Idhec, écouter ces cassettes me forma à penser toute organisation de sons comme musique. C'est dire qu'écouter les rééditions de Godard publiées par ECM me comble de joie. J'avais déjà l'imposant coffret de 5 CD Histoire(s) du cinéma (dont je possède également le texte édité par Gallimard et les DVD en versions française et japonaise) et les 4 courts métrages réalisés avec Anne-Marie Miéville. Je découvre la bande-son complète de Nouvelle vague qui tient sur 2 CD... J'ai écrit sur l'un et l'autre, comme sur Le livre d'image, son dernier chef d'œuvre.

Jean-Luc Godard est un grand romantique, ses partitions sont passionnelles. Même si l'on n'a jamais vu les films, leur transposition radiophonique a le pouvoir évocateur de la poésie. On n'y comprend rien, sauf l'essentiel. Les rimes sont sonores, l'usage des musiques fondamentalement dramatique. Comme toujours, chacun, chacune, y reconnaîtra l'extrait d'un roman, le dialogue d'un film, la musique d'un autre, nous renvoyant à notre mémoire parcellaire avec la profondeur de l'inconscient. Chaque fois s'ouvre une porte, qui n'est qu'à soi, dans l'œuvre du maître.

Les citations lui ont souvent donné du fil à retordre question droits d'auteur. En lui ouvrant son catalogue discographique, ECM lui a facilité les choses. On retrouve ainsi l'accordéon de Dino Saluzzi, les voix de Patti Smith ou Meredith Monk, la musique de Paul Hindemith, Arnold Schönberg, Heinz Holliger... François Musy a remixé numériquement la bande-son pour le disque. Et puis il y a les voix, comme me susurra un soir à l'oreille Jean-Pierre Léaud avec un ton de conspirateur, ici Alain Delon, Domiziana Giordano, Roland Amstutz, Laurence Cote, Jacques Dacqmine... Même si je préfère de loin Histoire(s) du cinéma, chef d'œuvre parmi les chefs d'œuvre, se laisser porter par la narration de Nouvelle Vague c'est passer 88 minutes dans les nuages, brouillard d'un rêve, retour au seul réel qui vaille le coup, la poésie.

Le livret du CD est rédigé par Claire Bartoli, auteur et comédienne non-voyante. Dans Le Regard intérieur, elle livre une interprétation analytique qui lui laisse "un petit goût subversif d'invisible et d'éternel".

PLUS OH ! COMMANDÉ PAR FRANCE GALL À JEAN-LUC GODARD
5 janvier 2021


Je connaissais quelques publicités réalisées par Jean-Luc Godard comme l'aftershave Schick, les cigarettes La Parisienne, les jeans Marithé & François Girbaud, mais j'ignorais que France Gall lui avait commandé un clip à la mort de son compagnon, Michel Berger. Pour son nouvel album la chanteuse avait repris Plus haut composé pour elle en 1980. Après un long entretien à Rolle le 28 mars 1996, le cinéaste choisit la forme sur laquelle il travaillait alors, ses Histoire(s) du cinéma, pour raconter la métamorphose de l'art, de la beauté et de l'amour que permet le cinématographe. Je suis incapable de reconnaître tous les emprunts, mais on y voit des tableaux de Manet, Vinci et Goya, des photos de Marlene Dietrich et Charlie Chaplin, des extraits de They Live by Night de Nicholas Ray, Blanche-Neige de Walt Disney, La Belle et la Bête de Jean Cocteau... Et France Gall, son œil, sa bouche... La chanson sonne prémonitoire avec une coloration orphique que Godard souligne explicitement.


Le clip sera diffusé une seule fois le 20 avril 1996 sur M6, car il sera interdit d’antenne, Godard ne s’étant pas acquitté de tous les droits d'auteur. C'est le même problème qui a retardé de dix ans la sortie du coffret DVD des Histoire(s) du cinéma en France. Heureusement j'avais acheté le coffret japonais dont la particularité est d'offrir des entrées thématiques, mais comme ce répertoire est en japonais je n'ai jamais pu en profiter. La version française, acquise par la suite, me semble avoir été expurgée de quelques extraits. Ces emprunts sont probablement aussi la raison pour laquelle Le livre d'image, son chef d'œuvre le plus récent, n'est jamais sorti dans les salles de cinéma, mais uniquement ponctuellement dans des espaces culturels. L'emprunt, qu'il soit littéraire, pictural, cinématographique, voire musical, est la base de l'écriture de Jean-Luc Godard. la plupart des phrases que nous aimons citer de ses films proviennent en général des livres qu'il a lus. Comme la plupart sont dans le domaine public, cela ne posait pas le problème que généreront les extraits de films protégés becs et ongles par les producteurs. L'accord avec le label allemand ECM lui permit de piocher comme il voulait dans son catalogue sonore, mais il n'a pas pu bénéficier des mêmes dérogations avec d'autres firmes discographiques et encore moins avec l'industrie cinématographique. Faire du neuf avec du vieux est pourtant une voie passionnante, qu'elle soit écologique, analytique ou poétique. D'une part il n'y a pas de génération spontanée, d'autre part la citation devient création dès lors qu'elle produit un sens nouveau ou une émotion inédite, mais le droit va rarement dans ce sens !

mercredi 7 septembre 2022

Un Américain pas tranquille


Jonathan Rosenbaum, ex-journaliste au Chicago Reader prétendument à la retraite [toujours en activité depuis cet article du 2 février 2010], encensé par nombreux cinéastes comme Jean-Luc Godard, auteur entre autres du passionnant Mouvements : Une vie au cinéma (Moving Places: A Life in the Movies), dont le site est à la fois une mine d'archives de ses écrits et un blog dont l'actualité permet de découvrir sans cesse des perles anciennes ou contemporaines, en particulier en DVD, a publié un livre broché sur la rétrospective de comédies américaines transgressives qu'il a présentée à la dernière Viennale, le Festival du Film International de Vienne en Autriche. Cet "Américain pas tranquille", qui lui a donné son titre éponyme, The Unquiet American, en référence au célèbre roman critique de Graham Greene, The Quiet American (Un Américain bien tranquille), ne mâche pas ses mots, ne fait jamais dans le "politiquement correct", creuse ses sujets dans des déserts inexplorés, remonte les chemins battus à rebrousse-poil et sait garder son indépendance de vue dans un paysage critique de plus en plus convenu.
Les 184 pages, agréablement illustrées, sont en anglais pour le programme des 55 films choisis dont il s'explique avec un humour caustique et une conscience politique sans ambiguïté, et bilingues (traduction allemande) pour les textes critiques repris, corrigés ou inédits. Si je suis ravi de partager une partie de ses goûts pour des œuvres mésestimées comme Hellzapoppin ou Les 5000 doigts du Dr T, je suis excité de découvrir des films dont j'ignore tout, soit parce que je suis passé à côté sans les voir, soit par leur absence de distribution en France. Rosenbaum se défend tout d'abord de participer lui aussi à la promotion de l'industrie du cinéma de la plus grande puissance mondiale, véritable ligne de front de l'impérialisme américain, alors qu'il existe tant des chefs d'œuvre inconnus partout ailleurs sur la planète. S'il finit par céder à la demande des organisateurs Hurch et Horwath, il pervertit le sujet en choisissant la transgression comme angle d'attaque.
Ainsi classe-t-il sa sélection en cinq catégories subjectives : les Américains à l'étranger (The Three Caballeros, un des Disney les plus expérimentaux avec la Danse des éléphants de Dumbo, The Fountain of Youth, rare comédie d'Orson Welles tournée pour la télévision, La huitième femme de Barbe-Bleue de Lubitsch, Avanti! de Billy Wilder, Les hommes préfèrent les blondes de Hawks, Ishtar d'Elaine May, réalisatrice de films dits commerciaux qu'il souhaite réhabiliter, Mr Freedom, bijou pop de William Klein, Matinee de Joe Dante), les rapports de classe et tensions ethniques (Christmas in July de Peston Sturges, la comédie musicale Hairspray de l'inénarrable John Waters, Laughter d'Harry d'Abadie d'Arrast, Joan Does Dynasty de Joan Braderman, Chameleon Street de Wendell B. Harris Jr, Rushmore de Wes Anderson, The Heartbreak Kid d'E.May, Lost in America d'Albert Brooks, Bulworth de Warren Beatty), les problèmes culturels (When The Clouds Roll By de Victor Fleming et Theodore Reed de 1919, Artistes et modèles de Tashlin, Down with Love de Peyton Reed, Kiss Me Stupid de Wilder, When Pigs Fly de Sara Driver, When It Rains de Charles Burnett, The King of Comedy de Scorcese, Idiocracy de Mike Judge, Flaming Creatures de Jack Smith...), l'anarchie déconstructive et romantique (1941 de Spielberg, Two Tars de James Parrott, Sherlock Jr. de Keaton et Arbuckle, Real Life d'Albert Brooks, Will Success Spoil Rock Hunter? de Tashlin, des dessins animés de Tex Avery et Chuck Jones, des courts métrages de Owen Land, Adaptation de Spike Jonze...), les dilemmes sexuels (Adam's Rib de Cukor, Hot Times de Jim McBride, The Ladies Man de Jerry Lewis, Turnabout de Hal Roach, Female Trouble de Waters, Lord Loves a Duck de George Axelrod, Monkey Business de Hawks, Seven Chances de Keaton...).
Si je me donne le mal de taper tous ces noms, c'est qu'ils représentent autant de pistes pour le cinéphile et l'amateur désespérément à la recherche de comédies de qualité, autant de biscuits pour l'hiver qui n'est pas près de finir. Suivant ses conseils à l'image près, je pars à la pêche aux inconnus, arpentant les arcanes du Web, fouillant dans les fonds de catalogue, demandant mon chemin à des figurants à la mine patibulaire qui portent bandeau sur l'œil, sabre au clair et fleur au fusil. C'est saignant comme un steak bleu, king size débordant de l'assiette étatsunienne, quand la fâcheuse coutume est de vous le servir trop cuit lorsqu'il atteint les écrans européens.