70 Cinéma & DVD - septembre 2008 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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dimanche 28 septembre 2008

Mad Men versus all women


Mad Men est la nouvelle série dont on parlera bientôt avec des étoiles dans les yeux. C'est encore une fois par la télévision que le cinéma américain populaire se renouvelle. La première saison du feuilleton, diffusée au printemps dernier sur TPS Star, a certes moins de fantaisie que Six Feet Under, la référence du genre, mais elle est autrement plus profonde et plus critique. Le monde impitoyable de la publicité sert essentiellement de toile de fond a un portrait au vitriol des rapports hommes-femmes.
En la situant en 1961, Matthew Weiner, un des scénaristes des Sopranos, évoque notre actualité contemporaine, parce qu'il en montre les fondements. Pour comprendre où nous en sommes, il faut savoir d'où l'on vient et ce qui nous a engendré. On notera les différentes manières de se comporter selon les générations, du vieux patron humaniste au jeune loup sans scrupules en passant par le héros, Don Draper, plus complexe que prévu, sous ses faux airs de tueur impassible. Quant aux femmes, elles sont traitées comme elles le méritent, à savoir que le machisme ambiant est à son comble, les reléguant en Desperate Housewives, obligées à se prostituer dans les limites bourgeoises d'une société qui va devoir se transformer malgré le pouvoir des mâles, ou sacrifiant leur vie privée pour la cause.


Cela a été dit et répété, il n'y a jamais eu autant de cigarettes à l'écran. Tout le monde fume, allume et rallume, la publicité en vantant les mérites. Nous sommes bien le produit de ce que l'on nous a vendu. Les séquelles se feront sentir plus tard. Pierre Klossowski écrit : "Si nul n'échappe au conditionnement, tout revient à savoir ce qui nous conditionne". Petit gag : iTunes a effacé la cigarette du dernier plan du générique, comme en France celle de Jean-Paul Sartre censurée sur un timbre postal à son effigie !
Les acteurs sont comme d'habitude remarquables, le moindre détail si bien étudié que c'en est un plaisir de sophistication scénaristique, les décors, les costumes, le lumière, jusqu'à la musique, d'époque, qui ne se croit pas obligée d'envahir les scènes sentimentales, bien au contraire, préservant leur brutalité brute. Mad Men vient de recevoir six Emmy Awards ! Douglas Sirk y reconnaîtrait ses petits.
Dans la première saison de 13 épisodes, le duel Kennedy-Nixon rappelle furieusement Obama-McCain, tant les attentes sont fortes et que le résultat n'y change pas grand chose. Ici et là, des allusions sociales replongent l'action dans l'actualité de l'époque, l'homosexualité ne peut encore qu'être suggérée... Tandis que la première saison est sortie en zone 1 sous un étui original rappelant le célèbre briquet Zippo, s'annonce déjà la seconde, dont le neuvième épisode est actuellement diffusé aux USA sur la chaîne productrice AMC.

mercredi 24 septembre 2008

Si "Les bourreaux meurent aussi", "Verboten!" recadre la chute de l'Allemagne


À voir les jaquettes de ces DVD, il est prudent de s'y prendre à deux fois avant de tourner à l'angle d'une rue ! La vermine n'est jamais très loin. Les hors-champs sont dans le cadre, deux plans dans la même image, avec le son comme si on y était, perspective menaçante.
Carlotta édite le film de Fritz Lang en version intégrale tel qu'il fut présenté aux USA en avril 1943. La version française, tronquée de vingt minutes, est également présente sur le double dvd comprenant une introduction et une analyse passionnantes de Bernard Eisenschitz abordant la collaboration du metteur en scène avec le dramaturge Bertolt Brecht, co-auteur du scénario. Les bourreaux meurent aussi (Hangmen also die) raconte la résistance du peuple tchèque contre les Nazis avec l'assassinat du Bourreau Heydrich, la solidarité des uns et la lâcheté des autres. Les récits parallèles entretiennent un suspense palpitant tout en rappelant les qualités sémantiques de Lang et la distanciation malicieuse de Brecht. Notons que Hanns Eisler composa la musique de cet excellent Fritz Lang, un avertissement contre l'organisation des forces du mal comme le réalisateur les multiplia tout au long de son œuvre.
En 1959, Samuel Fuller réalise un film sur la chute du 3ème Reich où il mêle images d'archives exceptionnelles (villes totalement détruites par les bombardements alliés, procès de Nuremberg...) à l'intrigue mettant en scène un soldat américain rencontrant une Allemande et brisant ainsi la loi anti-fraternisation du Plan Marshall.
Verboten!, signifiant "interdit" et bizarrement traduit en français par Ordres secrets aux espions nazis, insiste sur la différence entre Allemands et Nazis, une distinction rarement évoquée, mais que j'ai souvent entendue dans ma famille, que ce soit du côté maternel où mon grand-père, Roland Bloch, combattant des deux guerres, fait prisonnier et libéré, résistant devenu responsable du ravitaillement pour le Cantal, militait dans les années 50-60 au sein de la Protection Civile aux côtés de collègues allemands, ou du côté paternel malgré la déportation de mon autre grand-père, Gaston Birgé, à Auschwitz et les sévices endurés par mon père, dont le meilleur ami, fils d'un commissaire de police d'une ville de province allemande et militant anti-Nazi, périt hélas dans le torpillage de son sous-marin. Fuller insiste aussi sur la connaissance de l'existence des camps de concentration qu'il avait contribué à libérer lorsqu'il était soldat au sein de son régiment, le Big Red One. Mes parents, qui ne mélangeaient pas nationalités et choix politiques, me firent apprendre l'allemand en seconde langue, et, lorsque je souhaite faire la part des choses, me viennent souvent les mots de Manouchian dans sa dernière lettre à sa femme Mélinée, repris par Aragon dans son poème L'affiche rouge, mis en musique par Léo Ferré : " je meurs sans haine pour le peuple allemand ".


Depuis 35 ans j'ai gardé le souvenir indélébile de la première scène de Verboten! citée dans le Cinéastes de notre temps (réalisation d'André S. Labarthe non rééditée) consacré à Samuel Fuller. Son incroyable bande-son ponctue le premier mouvement de la Vème symphonie de Beethoven par le bruit des combats au milieu des ruines. Le rythme du montage et la chorégraphie s'appuient sur le thème universellement célèbre du compositeur allemand, paradoxalement utilisé par Radio Londres pour symboliser la victoire : ti-ti-ti-taaa = V en morse..._ Beethoven avait dédié sa 3ème (l'Héroïque) à Bonaparte pour se rétracter lorsque celui-ci s'autoproclama empereur : «N'est-il donc, lui aussi, rien de plus qu'un homme ordinaire ? Maintenant, il va, lui aussi, fouler aux pieds tous les droits de l'homme pour n'obéir qu'à ses ambitions. Il s'élèvera au-dessus de tous les autres et deviendra un tyran.» Bien que ce soit le seul film de Fuller que je n'avais jusqu'ici jamais vu en entier, dans mes conférences j'ai souvent pris en exemple la partition, qui passe sans transition de percussions contemporaines aux accords de Richard Wagner et au thème de Ludvig van, pour évoquer l'utilisation de la musique préexistante au cinéma et l'intégration des bruitages à la partition sonore. J'ai toujours été un grand fan de Fuller pour son style direct et entier, jouant des images pieuses et des tartes à la crème en les retournant comme des gants, manipulant les McGuffins hitchcockiens et les poncifs de manière outrancière pour révéler les intentions cachées de l'inconscient collectif.
Avec le triple Criterion présentant ses trois premiers films, I shot Jesse James, The Baron of Arizona et The Steel Helmet (J'ai vécu l'enfer de Corée), ce dvd édité par Warner enrichit la cinémathèque fullerienne déjà riche de Fixed Bayonets, Pick Up on South Street (Le port de la drogue), House of Bambooo, Run of the Arrow, Forty Guns, Merrill's Marauders, Shock Corridor, The Naked Kiss, The Big Red One (Au-delà de la gloire), etc. Je suis toujours à la recherche des éditions dvd de Park Row, The Crimson Kimono, Underworld U.S.A., Dead Pidgeon in Beethovenstrasse et de ses réalisations pour la télévision... Il existe aussi un film sur lui d'Adam Simon intitulé The Typewriter, the Riffle & the Movie Camera.
Quant à Lang, je suis à l'affût de son dernier film, Die tausend Augen des Doctor Mabuse (Le Diabolique docteur Mabuse), qui reprend une fois de plus le thème du complot mafieux et de la manipulation de masse de façon visionnaire.

dimanche 21 septembre 2008

Waking Life, la philosophie animée


Il y a peu j'avais écrit un article sur le film de Richard Linklater inspiré d'un roman de Philip K. Dick, A Scanner Darkly. Ce n'est pas toujours simple de relater mes découvertes lorsqu'elles ne se cantonnent pas à un objet unique. Les plus complexes à chroniquer sont les intégrales, les coffrets, les séries qu'il est nécessaire d'avoir entièrement regardés avant d'en rendre compte. Ainsi il me faudra encore du temps avant d'aborder les 25 films du coffret Kaurismäki ou les seize DVD envoyés par Bach Films, j'ai honte !
À la lecture du verso du boîtier de Waking Life, nous nous attendions à une comédie, pensant qu'il s'agissait pour Linklater d'une première tentative d'animation rotoscopique à partir d'images réelles. Le traitement graphique de Waking Life (bonus du DVD très étayés, 20 Century Fox, Zone 1, sous-titres français) nous a encore plus emballé que celui de A Scanner Darkly (Warner, Z1, s-t français, les deux films existent aussi en Zone 2 anglais...), l'absence d'acteurs vedettes permettant peut-être une plus grande latitude avec la réalité que la présence de Keanu Reeves ou Wynona Ryder empêchait dans l'autre ?


L'interrogation sur la réalité justifie pleinement la transposition dans l'univers de l'animation : "sommes-nous des somnambules ou les personnages réels de nos rêves ?" Le film, bien qu'il soit très bavard, avec des traits franchement comiques, est fascinant par le sérieux intellectuel qu'il aborde, références francophiles plus que nombreuses, de Bazin à Debord. C'est une réflexion politique et philosophique qui enchantera toutes celles et ceux qui aiment se poser des questions métaphysiques et que les apparences dérangent. Film rare, plastiquement admirable, il plongera le spectateur dans un abîme de perplexité tout à fait salutaire, dans ces temps où le doute à fort à faire avec les intoxications péremptoires déversées sur tous les écrans du pouvoir.

mercredi 17 septembre 2008

Appelez-moi Madame (3)


Françoise a cru devenir folle. Elle calait les sous-titres anglais de son film Appelez-moi Madame pour les envoyer à Igor qui terminait l'authoring du DVD, mais ce n'était jamais synchrone. Ils raccourcissaient, se décalaient de une seconde, puis de deux, de trois... On reprenait nos marques, incriminant la conversion en NTSC, format choisi pour que le public américain puisse voir le film. En France, tout le monde peut le lire, mais les Amerloques ne peuvent pas faire de même avec le PAL. Alors on réduit par le plus petit dénominateur commun, le PAL étant autrement meilleur que le NTSC utilisé également par les Japonais. Ils forment la zone 1. De toute manière, Appelez-moi Madame est multizones et non verrouillé. Il n'y a que les majors et les grosses boîtes pour coller des verrous qui ne servent à rien puisque n'importe quel pirate en herbe est capable de les faire sauter en un ou deux clics. Alors à quoi ça sert ?
Vu le succès des films de Françoise Romand outre-atlantique, le choix du NTSC s'explique très bien, d'autant que c'est la maison de production de la réalisatrice, alibi, qui édite. Nous avons fini par comprendre que les sous-titres étaient corrects, mais que le lecteur DVD sur lequel nous faisions les tests pataugeait dans la semoule, n'arrivant pas à lire correctement le film et à récupérer le fichier texte de ces fichus sous-titres, pourtant refaits amoureusement par Françoise pour corriger les approximations de la version de 1987.
Le master est donc parti à l'usine. Je récupère mon studio, mes machines et mon temps. Le design graphique d'Étienne Mineur est superbe, parfaitement adapté au projet. 22 ans plus tard... et Onboard, les deux compléments de programme ont été mitonnés aux petits oignons pour accompagner le plat de résistance. Je les ai cadrés, sonorisés, mis en musique et mixés. Françoise a enregistré un film en français, l'autre en anglais. Les deux entretiens sont "same same but different" ! Bel exercice de montage. Doriane distribuera le DVD qui sortira début novembre. D'ici là, Françoise aura créé son nouveau Ciné-Romand à La Bellevilloise (réservez impérativement le dimanche 26 octobre), j'aurai participé à la soirée D'autres Cordes à La Comète 347 avec Nicolas Clauss (c'est samedi, il y aura du monde), les 100 lapins de Nabaz'mob auront dégourdi leurs oreilles pour la Nuit Blanche à Paris le 4 octobre (Bercy-Village), le reste à l'avenant...

lundi 15 septembre 2008

L'audiovisuel s'écrit sans tiret


Laurent Jullier a publié un petit livre de 96 pages aux Éditions des Cahiers du Cinéma absolument passionnant. Tous les réalisateurs de films, auteurs multimédia, scénaristes, monteurs, en fait quiconque a affaire avec les médias audiovisuels, devraient le lire, que l'on y découvre l'importance du son ou qu'ici et là un détail nous rafraîchisse la mémoire.
Il y a quelques années, j'avais commencé à rédiger un livre sur le sujet en m'appuyant essentiellement sur mon expérience personnelle et sur mes propres œuvres. Je commençais par une histoire du son depuis la préhistoire jusqu'à nos jours pour développer ensuite ses ramifications dans les médias interactifs et les expositions-spectacles, mettant en valeur les concepts hérités de Michel Fano sur la partition sonore. Les mutations industrielles (abandon du CD-Rom, déclin de la création sur Internet, développement de la téléphonie mobile, du 5.1, du direct-to-disk...) et les pratiques afférentes (dont la mienne, dispensée lors de mes conférences en perpétuelle mutation) m'arrêtèrent dans mon élan alors que j'avais presque terminé ! Je n'y ai pas renoncé, tous les ingrédients étaient en place, mais l'ensemble réclamerait d'être amendé et réactualisé.
Plus explicitement pédagogique, le livre de Jullier, édité avec l'aide du CNDP (Scérén), conviendra tout autant aux lycéens ou aux étudiants qui s'intéressent à l'audiovisuel, "audiovisuel" écrit sans tiret pour bien montrer à quel point les deux paramètres sont liés et interdépendants. Ouvrage de vulgarisation, le petit fascicule qui se lit d'une traite donne d'abord quelques repères historiques, avant d'aborder la pratique, métiers du son (enregistrer, monter, mixer), techniques variées (son direct ou post-synchro et bruitage, spatialisation), constituants (paroles, musique, bruits), etc. S'il diffère évidemment de mon approche, je n'ai rien noté qui me chagrine, bien au contraire. Les exemples toujours bien choisis fourmillent, l'énoncé est clair, le rappel salutaire. La seconde partie de l'ouvrage rassemble des témoignages de réalisateurs et d'ingénieurs du son, des analyses de séquences et des documents de premier choix. Vivement conseillé à tous les amis, sans exception.

mercredi 10 septembre 2008

La séduction du biidoro


Lors de mon passage à Kyoto, j'avais acheté deux copies d'une sorte de criquet en verre de l'ère Edo que je reconnus plus tard sur une carte postale reproduisant la gravure du célèbre artiste Kitagawa Utamaro. Le biidoro (ビードロ), du portugais vidro, verre, est constitué à un bout d'un petit tube dans lequel on souffle et à l'autre d'une sphère sur laquelle est tendue une membrane qui se tend et se détend lorsque l'air pulsé vient déplacer un petit cylindre placé à la moitié du tube. Le son rappelle celui de nos criquets en métal, mais c'est l'extrême fragilité du verre, unique constituant du jouet, qui surprend lorsque la membrane se bombe :

L'instrument était utilisé par les courtisanes, les geishas, pour attirer les hommes !
Le peintre fut mis en scène par Mizoguchi Kenji dans son magnifique Cinq femmes autour d'Utamaro, édité en coffret par Carlotta avec L'épée Bijomaru, L'amour de l'actrice Sumako, Les femmes de la nuit et Flamme de mon amour, soit "cinq films sublimes autour de Mizoguchi", dans les années 40. Mizoguchi est, avec Max Ophüls, un des cinéastes qui sut le mieux filmer les femmes, même s'il fut lui-même victime en 1925 d'une blessure au dos infligée par les coups de couteau de son amante Yuriko Ichijo, rencontrée dans un club de nuit. Ou peut-être cela lui servit-il de leçon, car ses films, souvent pessimistes, sont fondamentalement féministes. Carlotta a également édité trois films méconnus des années 30, La cigogne en papier, Oyuki la vierge, et Les coquelicots tandis qu'Arte a sorti deux coffrets avec d'une part Les amants crucifiés, L'intendant Sansho, L'impératrice Yang Kwei Fei, Le héros sacrilège, et d'autre part, Les contes de la lune vague après la pluie, Miss Oyu, La vie d'O-Haru femme galante, Les musiciens de Gion et mon préféré, son dernier, La rue de la honte. Tous les films sont envoûtants, avec un coup de chapeau pour les bonus de Carlotta, comme toujours cuisinés aux petits oignons.

jeudi 4 septembre 2008

Vis à Vis : Idir et Johnny Clegg a capella


Tout avait commencé par une étude de faisabilité. En 1993, Jean-Pierre Mabille me demande d'imaginer deux artistes qui se parleraient chacun aux deux bouts de la planète et qui communiqueraient par satellite en vidéo compressée pendant trois jours. C'est le protocole initié par les auteurs de la série Vis à Vis, Patrice Barrat et Kim Spencer. Se "rencontreront" ainsi un Israélien et un Palestinien, une adolescente des villes et une des champs, un syndicaliste allemand et un français, etc. Après remise de mes conclusions, Jean-Pierre me propose de réaliser l'émission alors que je n'ai plus filmé depuis vingt ans !
Je cherche deux musiciens qui me branchent et soient d'accord pour se prêter au jeu. J'approche du but lorsque Robert Charlebois me parle d'un guitariste qui joue sur son premier disque, un certain Frank Zappa. Je suis aux anges. Nous sommes début 1993, le compositeur mourra quelques mois plus tard ; France 3 refuse car ses responsables ne trouvent pas Zappa assez "commercial". No commercial potential ! Je suis catastrophé. Un ami producteur, ancien violoniste du Drame, Bruno Barré, me suggère le Kabyle Idir, un des initiateurs de la world music, auteur du tube Avava Inouva. Pour lui répondre, nous réussissons à convaincre le Zoulou blanc Johnny Clegg qui vit à Johannesburg, auteur d'un autre tube, Asimbonanga. Je trouve intéressant de faire se confronter deux artistes qui ont choisi la musique comme mode de résistance au pouvoir dominant, et ce aux deux extrémités opposées de l'Afrique.
Idir ne pouvant se rendre en Algérie sans risquer sa vie, j'irai tourner sans lui en Kabylie les petits sujets qu'il compte montrer au Sud-Africain (son village, le forgeron, le printemps berbère de 1980, sa mère à Alger...). Nous réussissons à passer au travers des tracasseries, barrages, interrogatoires, confiscation du matériel, etc., et je rentre à Paris monter les petits sujets avec Corinne Godeau avant de partir à Joburg filmer ceux de Clegg (le township d'Alexandra, son copain Dudu assassiné, la manifestation en hommage à Chris Hani, un dimanche à la maison...). Devant les manifestations racistes (Mandela n'est pas encore au pouvoir), je pète les plombs le premier jour lorsque mon assistant noir se fait ceinturer en franchissant la porte à tourniquet d'un grand hôtel. Plus tard, je saute en l'air lorsque je vois le revolver dans la ceinture du monteur blanc avec qui je continue la préparation, il m'explique qu'il ne s'en sépare jamais, dort avec sous l'oreiller et qu'il n'a jamais vu d'enfant noir jusque l'âge de vingt ans ! C'était cela l'apartheid. Pendant le tournage, le dirigeant de l'ANC Chris Hani sera assassiné.
J'ai beaucoup de mal à équilibrer les personnalités des deux artistes. Idir semble mépriser Clegg qui a l'air de planer complètement. Le premier était ingénieur agronome, le second est un universitaire qui parle et compose en zoulou. Au montage, je fais tout ce que je peux pour rendre son côté sympathique à Idir et son esprit à Clegg. Je pense que le Kabyle ne croit pas totalement à la sincérité du Zoulou blanc qui a été adopté par deux familles. Au moment où nous filmons, ses deux familles d'adoption sont opposées dans la guerre des taxis et les morts se comptent par dizaines. Johnny ne sait plus où il se trouve, si ce n'est dans cette colonie juive anglaise régie par des femmes qui l'ont fait se diriger vers la masculinité noire des guerriers zoulous. Le film tourne progressivement en un échange psychanalytique où les mères des deux musiciens occupent toute la place ! La dernière séquence montre Clegg danser zoulou en hommage à la maman d'Idir dans son salon de Johannesburg devant son poste de télé où le Kabyle, dans son pavillon du Val d'Oise, joue en hommage à la celle du Sud-Africain.
Avec la monteuse, nous réussissons à imposer le dépassement au delà du formatage de 52 minutes, les sous-titres plutôt que le voice over et quelques fantaisies que le sujet et notre regard exigent. Nous fignolons, calant nous-mêmes les sous-titres qui font partie intégrante de la réalisation. Sous-titres français pour Clegg dans la version française, anglais pour Idir dans la version internationale. Quelques mois après, lors de son passage à l'Olympia, Idir aura la gentillesse de me confier que le film relança sa carrière... J'aurais au moins été utile à quelque chose !
Après le succès de Idir et Johnny Clegg a capella, Jean-Pierre Mabille qui travaillait toujours à Point du Jour me demande de partir à Sarajavo pendant le siège. Après les tensions algériennes (je suis un des derniers à pouvoir y tourner à cette époque) et sud-africaines (il y avait déjà des snipers dans les townships), c'est la cerise sur le gâteau pour terminer 1993. Mais ça, c'est une autre histoire.

P.S. : LE FILM