70 Cinéma & DVD - juin 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 16 juin 2021

Hara-kiri de Mishima


En 1970, toutes les copies japonaises de Yūkoku ou Rites d'amour et de mort (Patriotisme), l'unique film de Yukio Mishima, avaient été détruites à la demande de sa veuve Yuko. Le célèbre écrivain nationaliste s'était fait seppuku (traduit "hara-kiri" en argot) lors d'une tentative de coup d'état avec son armée privée, mise en scène de son suicide rituel. Un de ses disciples le décapita avant de s'éventrer au sabre à son tour. Le producteur du film ayant sauvé le négatif et la veuve ayant disparu en 2005, Criterion avait sorti un dvd (zone 1) avec en suppléments un long entretien radiophonique, une interview vidéo de Mishima sur la seconde guerre mondiale et la mort, le témoignage des survivants de l'équipe du tournage, le livret incluant la nouvelle originale et un texte sur le film rédigé par Mishima lui-même. Depuis, les éditions Montparnasse avaient publié à leur tour le film, donc en Zone 2 (compatible avec les lecteurs en France), accompagné d'un formidable et sulfureux entretien audiovisuel inédit en français (!) de l'auteur par Jean-Claude Courdy, ainsi qu'un passionnant livret de 32 pages de Stéphane Giocanti et l'édition Folio/Gallimard du livre de Mishima, Patriotisme et autres nouvelles d'où est tiré le film.

ATTENTION : le film qui suit recèle des images pénibles difficiles à regarder pour beaucoup de spectateurs !


Celui-ci ressemble à une répétition de l'acte final, l'écrivain mettant en scène sa propre mort en y interprétant le rôle principal, inspiré par l'auto-érotisme du martyre de Saint-Sébastien. L'amour et la mort y sont liés avec une puissante intensité que l'histoire réelle souligne avec d'autant plus de crudité. En noir et blanc, muet avec des intertitres, Patriotisme, toutes proportions gardées, rappelle Un chant d'amour de Jean Genet, sublime et unique film de l'écrivain français, par ses rituels homosexuels axés sur la beauté. Le DVD propose une version japonaise et une version anglaise, la version française manquant, mais l'enregistrement usé de 1936 du Liebestod de Tristan et Iseult de Richard Wagner, ici redondante illustration musicale, fonctionne beaucoup moins bien qu'avec Un chien andalou de Buñuel. On en ressort plus troublé qu'ébahi, l'autre référence qui me vient à l'esprit étant Salo ou Les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, un troisième écrivain à passer au cinéma, tout aussi provoquant, avec la même franchise, la même cruauté, la même sublimation...


Dans la foulée, Criterion avait édité un second luxueux DVD (double cette fois, toujours zone 1, puis Wild Side l'avait publié également en France) autour du film Mishima: A Life in Four Chapters, fiction kitsch de Paul Schrader s'inspirant de la vie de l'artiste et composé également d'extraits mis en scène de plusieurs de ses pièces. En plus du superbe livret, un documentaire de la BBC et nombreux entretiens et commentaires accompagnent le film produit par Coppola et Lucas (Zoetrope). Bien que la musique omniprésente de Philip Glass noie le film dans ses ors et rose bonbon, les racines de l'œuvre de Mishima sont clairement mises à nu, de l'autorité de sa grand-mère à l'amour immodéré pour sa mère, de sa culpabilité d'avoir échappé à une guerre qu'il ne supporte pas que son pays ait perdue à ses inclinations homosexuelles difficilement assumées, du code d'honneur du samouraï au culte du corps qu'il ne peut souffrir de voir se flétrir.

Article original du 18 août 2008

lundi 14 juin 2021

A Scanner Darkly


Philip K. Dick est de plus en plus lu et adulé. En France, on le doit beaucoup à sa traductrice, Hélène Collon. De 1994 à 2000 elle coordonne la re-traduction de l'intégrale des nouvelles (ed. Denoël) avec Jacques Chambon, traduit la biographie due à Lawrence Sutin, puis Invasions divines et Dernière conversation avant les étoiles(ed. l'Éclat). Elle avait déjà dirigé l'ouvrage collectif Regards sur Philip K. Dick - Le Kalédickoscope (ed. Encrage, Grand Prix de l'Imaginaire du meilleur essai, réédition Encrages/Belles Lettres). En 2013, elle livre l'inédit en français Ô Nation sans pudeur (ed. J'ai lu/Nouveaux Millénaires) et en 2016-2017 l'énorme Exégèse (même éditeur, de nouveau Grand Prix de l'Imaginaire !) qui lui aura pris cinq ans. Elle s'attaque aujourd'hui à une nouvelle traduction d'Ubik. À l'été 2008, j'avais écrit un petit article sur le film de Richard Linklater.



Article du 12 août 2008

A Scanner Darkly (2006) est tout à fait le genre de film à qui l'édition DVD profite parce qu'elle s'accompagne de bonus éclairant les zones obscures. Le scénario inspiré par une œuvre de Philip K. Dick est quelque peu flottant et la technique d'animation en rotoscopie demande quelques explications. Il a fallu dix-huit mois pour traiter numériquement les plans tournés avec Keanu Reeves, Robert Downey Jr, Woody Harrelson, Rory Cochrane et Wynona Ryder. Les images ont été retravaillées une à une comme Richard Linklater l'avait déjà réalisé pour Waking Life cinq ans auparavant. Le côté bande dessinée gauchit suffisamment la réalité pour nous faire basculer dans la posture instable où la drogue noie les protagonistes, un univers de cauchemar où la paranoïa est le maître mot et la vidéo-surveillance le mètre mal. Les délires verbaux des acteurs donne le vertige plus que leurs hallucinations quasi comiques, nous plongeant dans un coma où la schizophrénie et la perte de repères réfléchissent l'expérience vécue par le génial auteur de science-fiction dont Blade Runner, Screamers, Total Recall, Confessions d'un barjo, Minority Report, Paycheck, Next sont les adaptations déjà portées à l'écran [Depuis, il y eut d'autres films et des séries télé comme The Man in the High Castle et Philip K. Dick's Electric Dreams]. Une interview de 1977 de K.Dick lui-même montre le climat de suspicion de l'époque Nixon et la paranoïa qu'elle engendra, ajoutée aux difficultés que l'auteur rencontra avec l'acide (LSD). "Seul, abandonné par sa femme, l'auteur ouvre sa maison à tous les drogués, hippies ou junkies de passage. Plus une journée ne passe sans qu'il se drogue, ce qui provoque chez lui de longues périodes de délire. Cette expérience le pousse à écrire Substance mort, écrit en 1975, publié en 1977" (Wikipédia). On l'entend également lire des passages de son livre... Le générique de fin égrène la longue liste de ses amis, décédés ou perdus dans les limbes de la psychose et de la maladie. Sa fille, dont le parrain n'était autre que Timothy Leary, participe également aux commentaires de cette comédie noire.

jeudi 10 juin 2021

La trilogie de la jeunesse


La Trilogie de la Jeunesse (3 dvd Carlotta) est un triptyque formé des trois premiers films de Nagisa Ōshima : Une ville d'amour et d'espoir, Contes cruels de la jeunesse et L'enterrement du soleil. De film en film, le cinéaste japonais s'enfonce dans une noirceur extrême. Les jeunes héros s'enferrent dans une lutte désespérée contre la société qui les a engendrés. Tournés en 1959 et 1960, ces films qui ont marqué les débuts de la nouvelle vague japonaise montrent le pays du soleil levant incapable de se relever de la guerre dont le terrible échec restera inavouable jusque très récemment. C'est le combat des traditions ancestrales contre de nouvelles aspirations encore inaccessibles, d'une indépendance revendiquée et de la domination américaine, des générations précédentes qui se sont perdues et de celle qui ne s'est pas encore trouvée, des rêves d'amour et de la cruauté de la misère. Le décor est celui des bidonvilles de l'après-guerre, des sans-travail et sans-logis, avec à l'horizon lointain la vague silhouette d'une nouvelle classe moyenne urbaine. On sera bouleversé par cette critique sociale qui montre les miséreux s'entretuer. La prochaine révolution pourrait être plus brune que rouge. Alerte. Se vendre ou mourir, se vendre et mourir. La critique politique est tout aussi saignante. La même année, le réalisateur tournera Nuit et brouillard au Japon (article ci-dessous) marquant la fin de sa collaboration avec la production Shochiku pour devenir indépendant.
Les bonus sont absolument remarquables : Une histoire du cinéma japonais par Oshima lui-même, des entretiens lumineux avec Donald Richie et Yoichi Umemoto, les carnets d'Oshima pour Contes cruels de la jeunesse...


Carnet 1 : Les voir tirer un pigeon au fusil de chasse ne leur fait rien. OK. Cette fois-ci je leur balancerai une bombe... Carnet 2 : Prendre le sexe comme objet, c'est observer tous les personnages du point de vue du sexe... Rebellion fondée sur une anarchie sexuelle populaire, effondrement de la morale établie, nature marchande du sexe... Histoires de parents qui font payer leur sort à leurs enfants... Carnet 3 : Drame de la conscience de soi. En est-ce bien un ? Rencontre, blessure, séparation, réconciliation. Sinon, tout se passe contre leur volonté, puis conformément à leur volonté, dépravation progressive. Monde où il faut vendre et se vendre... Leur ennemi, le système lui-même, ceux qui l'incarnent... Carnet 4 : Subjectivité de la caméra, rapports de position entre personnes, composition, panoramiques multiples, couleurs sombres de peinture à l'huile, mouvements juste avant que ça coule, les personnages disparaissent en traversant l'avant-plan, utilisation percutante du son, y penser si modification du scénario, mouvements des gros plans, filmer les choses longuement, la lumière minutieusement, plans dont les personnages débordent, au moment où très gros plan dézoomer, ne jamais faire entrer le moindre morceau de ciel... Croire ou ne pas croire en la solidarité... Les distorsions de la société c'est que les hommes se vendent et s'achètent, c'est ça qui les oblige à commettre de tels actes... Les hommes sont les seuls à conférer de la valeur à ce qui n'en a pas, alors il faut les respecter, alors il ne faut pas mourir... C'est l'histoire de jeunes gens qui ne peuvent laisser éclater leur colère que sous une forme distordue... À travers la tragédie de cette distorsion qui réduit cette belle jeunesse qui devrait être la leur à une défaite cruelle je veux exprimer ma colère contre la situation dans laquelle est prise la jeunesse contemporaine. No comment !


La bande-annonce de ce second volet de la Trilogie la résume parfaitement : Abruti ! Ce n'est pas une façon de se comporter... ŌSHIMA FRAPPE FORT... Je dis ça pour votre bien. Vous devriez rompre avant qu'il ne soit trop tard... C'est parce que tu étais lâche que tu as échoué... Tu es certaine de leur fidélité ?... Dis pas n'importe quoi ! Nous, on ne se laissera pas déshonorer comme vous. DISPARAISSEZ, BANDE DE LÂCHES ! ON CHOISIT LA JEUNESSE ASSOIFFÉE DE SANG ! C'est vrai, on a consacré notre jeunesse à essayer de changer la société. Mais il est impossible de casser ce mur. DEUX GÉNÉRATIONS S'AFFRONTENT. DE VIOLENTS DÉSIRS. UN FILM SANGLANT !

Article du 25 juillet 2008

NUIT ET BROUILLARD AU JAPON
Article du 24 août 2008


Le désespoir des militants les pousse au règlement de comptes. Chacun s'accuse ou se tait. Nagisa Ōshima fait des aller et retours de 1960 à 1952, de la guerre de Corée au Traité de sécurité avec les États-Unis. Une scène, un plan. Et une prise ! Oshima ne filme qu'au moment où il sent que ses acteurs sont prêts et post-synchronise si des problèmes se présentent. Il garde parfois les hésitations. Les coupes de montage sont là pour se voir, autrement c'est le plan séquence. Les flous lui permettent de focaliser ailleurs l'attention du spectateur, le point insiste sur ce qu'il veut souligner. Les couleurs lugubres du cinémascope plongent les étudiants dans une boue intellectuelle où les doutes côtoient les dogmes. Nuit et brouillard au Japon (dvd Carlotta) est un grand film politique préfigurant La Chinoise de Godard des années plus tard. Il oppose le mariage de deux militants à ceux qui n'ont pas désarmé et s'obstinent à chercher une vérité inaccessible, devenue inutile. Les trotskystes s'opposent évidemment ici aux révisionnistes staliniens. Tourné en 1960 comme La Trilogie de la Jeunesse, le film, aussi sombre que les trois autres, ne laisse aucune échappatoire à ses protagonistes. Le cinéaste dresse le portrait d'une jeunesse bourgeoise, révoltée et incapable de surmonter ses contradictions. Le renoncement et l'obstination sont sur le même plan. Fatal.

dimanche 6 juin 2021

Une étrange forme de révisionnisme


Si le film de Lee Daniels, Billie Holiday, une affaire d'état (The United States vs. Billie Holiday), dénonce le racisme et si l'interprétation d'Andra Day est brillante, j'ai trouvé choquant que l'origine de la chanson Strange Fruit soit occultée, voire en permanence attribuée à Billie Holiday !
Une photo prise par Lawrence Beitler d'un lynchage à Marion dans l'Indiana le 7 août 1930 inspira à Abel Meeropol le poème Strange Fruit avant qu'il n'en compose la mélodie. Juif d'origine russe, communiste en butte à la Commission des Activités Anti-Américaines, il signa sous le pseudonyme Lewis Allan. Il écrira plus tard The House I Live In pour Frank Sinatra et Josh White, le livret de l'opéra Le brave soldat Schweik et, pour Peggy Lee, Apples, Peaches and Cherries que Sacha Distel adaptera en Scoubidou !
Si Strange Fruit est avant tout célèbre pour la sublime interprétation qu'en fit Billie Holiday dès 1939, il est capital d'en connaître l'auteur (article du 29 septembre 2014). Son pseudonyme de Lewis Allan vient des deux enfants morts-nés d'Anne et Abel Meeropol. Le couple adoptera les deux fils d'Ethel et Julius Rosenberg après leur condamnation à mort et leur exécution pour "espionnage au profit de l'URSS" en 1953.
Il est vraiment dommage que Lee Daniels évite de raconter que la chanson autour de laquelle son film est construit ait été écrite par un juif communiste qui avait adopté les enfants des Rosenberg.

jeudi 3 juin 2021

La bataille d'Alger


Histoire de sortir un peu de la musique, je reproduis un article de 2008 en me disant que mes lecteurs/trices d'aujourd'hui ne sont pas forcément ceux/celles d'hier. À l'époque je publiais 7 jours sur 7. Depuis dix ans je m'abstiens le week-end. Cela me fait des vacances. Ainsi je sélectionne de temps en temps parmi les anciens en réactualisant les liens et les vidéos. Internet a considérablement changé, rarement en bien. Hier FB m'a retoqué un commentaire où je remerciais tous les participant/e/s à mes rencontres musicales en prétextant : "Votre commentaire va à l’encontre de nos Standards de la communauté en matière de spam. Personne d’autre ne peut voir votre commentaire. Nous avons mis en place ces standards pour empêcher des infractions telles que la publicité mensongère, les fraudes et les atteintes à la sécurité." C'est vraiment étrange. Ces remerciements seraient-ils mensongers ou suis-je un dangereux terroriste à promouvoir le plaisir de jouer ensemble ? Évidemment il y eut des périodes plus terribles dans notre Histoire. Pendant la Guerre d'Algérie, la censure faisait rage. Très peu de films l'abordent, ne serait-ce qu'en suggestions discrètes. Les parapluies de Cherbourg, Adieu Philippine, Muriel, Le petit soldat... Demy, Rozier, Resnais, Godard, de jeunes réalisateurs tous associés à la Nouvelle Vague. L'indépendance de l'Algérie a été proclamée le 5 juillet 1962, La bataille d'Alger tourné quatre ans plus tard.

Article du 19 juillet 2008

Sur Wikipédia la fiche de La bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo est suffisamment claire pour que je n'ajoute rien. Le double DVD publié par Studio Canal intègre les passionnants entretiens réalisés par Jonas Rosales avec le réalisateur, ainsi que Jean Martin qui joue le rôle du Colonel Mathieu, l'historien Benjamin Stora et, pour finir, Yacef Saadi, l'un des chefs historiques du FLN interprétant son propre rôle, producteur du film et auteur du livre qui l'a inspiré.


Si le film sur l'insurrection armée de 1957 et sa répression date de 1966, il ne sera réellement visible en France qu'en 2004. Comme chez Eisenstein, on a l'impression d'assister à un documentaire exceptionnel auquel le sublime noir et blanc donne une étonnante impression de vérité. Tourné à la fois avec de gros moyens, caméra à l'épaule, avec des acteurs non professionnels, cet épisode historique est réalisé sans aucun manichéisme, même si le propos est objectivement anti-colonialiste. Retour de bâton, les Américains s'en sont inspirés pour analyser les guérillas urbaines, en particulier pour comprendre leurs difficultés pendant la guerre en Irak. La musique de cette coproduction italo-algérienne, signée par Ennio Morricone (c'est sa période la plus prolifique) et Pontecorvo lui-même, dicte le rythme des scènes et joue d'effets dialectiques confondants. Acquisition vivement conseillée.