70 Cinéma & DVD - janvier 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 16 janvier 2024

Le voyage dans la lune


Le voyage dans la lune. Y en a-t-il jamais eu d'autres depuis celui de Méliès tourné en 1902 ? Les diverses tentatives qui lui ont succédé n'ont jamais atteint leur cible comme cet obus qui nous a tapé dans l'œil, une fois de plus avec sa restauration par la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma, la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et Lobster Films. Depuis l'aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, on aura marché sur la lune avec Edgar Poe, Jules Verne, H.G. Wells, Tintin, Fritz Lang, Terry Gillian, la NASA et tant d'autres, mais rien n'égale la poésie délirante du magicien Méliès qui a retrouvé ses couleurs peintes à la main pour un voyage extraordinaire, titre du passionnant making of d'une heure qui accompagne le DVD édité par Lobster et distribué par mk2. La musique du groupe Air redonne sa fraîcheur au court métrage, quinze minutes de pur ravissement, où le voyage n'est pas seulement spatial mais aussi temporel grâce aux inventions pop du duo composé de Jean-Benoît Dunckel et de Nicolas Godin, probablement leur plus belle réussite musicale. Sur le DVD [...], les accompagnements de la version noir et blanc proposés avec orchestre, piano ou bonimenteur montrent l'importance du choix musical dans un ciné-concert, et les témoignages de Costa-Gavras, Jean-Pierre Jeunet, Michel Gondry, Michel Hazanavicius inciteront de jeunes spectateurs à y mettre aussi le nez et les oreilles.


Il n'est pas une promenade au cimetière du Père Lachaise sans que j'aille saluer le créateur du spectacle cinématographique et, s'il ne s'agit pas d'un chef d'œuvre à la hauteur du modèle, le plaisant Hugo Cabret de Martin Scorsese [raconte] l'émouvante et terrible aventure qui fut celle de ce pionnier, désespéré au point de brûler tous ses films ou de les vendre pour les fondre en talons de chaussures pour dames. J'y suis allé de ma larme, mais je ne suis pas dupe : les histoires de reconnaissance tardive ou épisodique, les injustices filmées par exemple par King Vidor dans The Fountainhead (Le rebelle), rappellent les rêves d'enfance où l'on s'imagine grandir en acquérant les moyens d'y parvenir, et plutôt qu'atterrir, d'alunir enfin, pour commencer.

Suite à cet article, j'avais reçu ce commentaire de Pascale Bouillo...

«Monsieur,
Nous avons lu avec intérêt l’article posté le 28 mars 2012 sur votre site Médiapart.fr sur Méliès et le Voyage dans la lune. Je me permets de vous apporter quelques précisions qui me semblent importantes pour embrasser cette restauration hors du commun qui n'a pas été menée par un seule entité.
En effet, en 2010, une restauration complète est engagée par trois spécialistes de la restauration de films : deux entités à but non lucratif agissant mondialement dans le domaine du patrimoine du cinéma, la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma et la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et une collection privée, Lobster Films.
Outre le financement intégral de cette restauration, les fondations ont participé directement à toutes les étapes (techniques, artistiques, juridiques...) de ce projet pendant 18 mois, menant aussi d'importantes recherches dans toutes les archives du monde entier pour recueillir les informations nécessaires à une telle restauration (scénario, catalogues des films de l'époque, dessins, lettres etc.).
Les deux Fondations ont décidé une fois de plus d’unir leurs forces comme elles le font déjà depuis 4 ans (restaurations de l'intégrale des films de Pierre Etaix, des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati…), s'appuyant sur une charte de qualité extrêmement contraignante visant à restaurer les films dans le respect de l'oeuvre originale en assurant d'une part la préservation des éléments mais aussi en organisant une diffusion la plus large possible auprès du public, en France et l'étranger.
C'est dans cet esprit, souhaitant susciter l'intérêt d'un large public, qu'elles ont demandé au groupe AIR de composer une musique originale pour accompagner le film dans sa diffusion internationale. Les artistes de ce groupe, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel ont accepté de relever ce défi, bénévolement et avec un engagement remarquable.
Enfin, pour raconter toute cette aventure, les fondations ont publié un livre, La Couleur retrouvée du Voyage dans la lune de Georges Méliès, pour partager avec le public toutes les précieuses informations sur la vie de l’auteur et son travail, aux tout premiers temps du cinéma.

LA COULEUR RETROUVÉE DU VOYAGE DANS LA LUNE
DE GEORGES MÉLIÈS
Editions Capricci - Fondation Groupama Gan pour le Cinéma - Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Auteurs : Gilles Duval, Séverine Wemaere
196 pages - Parution : 29 novembre 2011

Nous sommes à votre disposition pour toutes précisions si vous le souhaitez. Bien cordialement
Séverine Wemaere
Déléguée générale Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Gilles Duval
Délégué général Fondation Groupama Gan pour le Cinéma

mercredi 10 janvier 2024

Rendez-vous chez Lacan


Contrairement aux médias omniprésents et prétendument universels, la psychanalyse s'adresse à une personne à la fois. Pas de généralité, mais du cas par cas. Contrairement à la médecine qui se cantonne aux symptômes, elle recherche les causes, quitte à nous révéler ce que nous ne voulons pas savoir de nous-mêmes et qui détermine nos actes ou nos difficultés à vivre.
[En 2008] j'écrivais, sous le titre Jacques Lacan, poète circonlocutoire, l'influence prépondérante que sa pensée eut sur moi qui n'ai jamais eu recours à la psychanalyse. À l'évoquer il me fait peser chaque mot que je tape, comme s'il possédait un sens double que sa phonétique ou la syntaxe de la phrase révèlent.


Le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan, comble un vide. Il n'existait qu'un seul DVD sur Jacques Lacan (édité par Arte) où figurent la conférence de Louvain, un petit entretien avec la réalisatrice Françoise Wolf et un documentaire maladroit d'Elisabeth Roudinesco. Avec l'émission Radiophonie et quelques rares documents en ligne sur ubu.com, le film majeur Télévision réalisé en 1973 par Benoît Jacquot et Jacques-Alain Miller (que le psychanalyste réussit alors à imposer en deux parties le samedi à 20h30 sur la première chaîne !) n'est toujours pas publié en DVD, alors qu'il exista en VHS et est vendu (virtuellement) sur le site de l'INA.


Gérard Miller a rencontré Lacan grâce à son frère Jacques-Alain, fidèle élève qui rédigea le Séminaire et qui épousa sa fille Judith. Il en tire un portrait fidèle pour qui sait lire entre les lignes ("Gardez-vous de comprendre !" est l'antidote à toute conclusion hâtive), une analyse simple et précise (son "Je dis toujours la vérité" rime avec "les poètes ne mentent pas, ils témoignent" de Jean Cocteau), mêlant humour et pertinence ("Soyez lacaniens si vous le voulez... Moi, je suis freudien"). Gérard Miller interroge des patients de Lacan, ses élèves, mais aussi ses proches, pour tenter de comprendre qui était l'homme derrière le mythe ("L'inconscient est construit comme un langage", "Ce que Freud rappelle, c’est que ce n’est pas le mal mais le bien qui engendre, qui nourrit la culpabilité", "L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas"). Il pénètre dans son cabinet et son appartement, reproduit les rares photographies qui existent, son commentaire s'adressant paradoxalement au plus grand nombre pour lever le voile sur le mystère Lacan. En bonus, les deux entretiens avec son frère Jacques-Alain et Judith, ainsi que son propre commentaire, sont aussi passionnants que le film de 51 minutes (ed. Montparnasse).

Article du 9 janvier 2012, suivi de celui du 22 novembre 2008

Jacques Lacan, poète circonlocutoire


Ouf ! Voilà qui me rassure. Dans le film Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, Françoise Dolto, Pontalis et d'autres psychanalystes racontent qu'ils ne comprenaient souvent pas grand chose à ce que racontait le second génie de l'inconscient, mais qu'il leur semblait pouvoir devenir intelligents s'ils persévéraient. Fin des années 70, grâce à Dominique Meens qui me demande de l'enregistrer pour lui, je suis renversé par Radiophonie, sept questions de Robert Georgin auxquelles répond longuement Jacques Lacan pour les Après-midis de France Culture. Tout m'échappe, mais j'ai le sentiment d'être en présence d'une mine d'or et me laisse bercer par la poésie de la langue. Je place alors le psychanalyste aux côtés de Jean Cocteau et Jean-Luc Godard, ces trois voix devenant fondatrices de mon passage à l'âge adulte.
Je jouis des effets circonlocutoires qui permettent de tourner autour du sujet sans jamais viser le centre, mais s'en approchant au plus près au fur et à mesure des révolutions. La poésie, qu'elle soit verbale, sonore ou picturale, a cette force de ne jamais se périmer, contrairement à la science démentie à l'instant même où toute théorie est émise. La poésie vise juste, parce qu'elle va puiser ses racines au plus profond du moi, reflet égocentrique de toute organisation sociale. Dans son histoire féline, Cocteau écrivait que les poètes ne mentent jamais, ils témoignent.

Jacques Lacan fut peu enregistré, encore plus rarement filmé. Son dernier séminaire, à Caracas, se trouve en mp3 sur Ubu.com, comme ceux intitulés L'envers de la psychanalyse, ... Ou pire, Encore, Les non-dupes errent, L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre, un hommage à Lewis Carroll et Alice, un Petit Discours à l'ORTF et le premier impromptu de Vincennes. Télévision, one-man show extraordinaire de 1973 tourné par Benoît Jacquot (texte sur un petit fascicule paru au Seuil dans la collection du Champ Freudien que le psychanalyste dirigeait, et également présent sur Ubu), est avec Radiophonie la trace la plus importante en marge de ses Écrits ! Ce film, de très loin le plus passionnant de tous, n'a pas encore été porté en DVD, bien qu'il exista en VHS. Arte Vidéo édite aujourd'hui la Conférence de Louvain accompagnée de Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, documentaire d'Elisabeth Kapnist, écrit avec Elisabeth Roudinesco, ponctué par une musique inopportune de Michel Portal sur des plans vides. Ce film n'est pas à la hauteur du précédent, Jacques Lacan parle, réalisé par Françoise Wolff que le précédent cite abondamment et qui se terminait par un petit entretien où Lacan semble énervé par son interlocutrice. La conférence est exemplaire du fait qu'un jeune étudiant néo-situationniste l'agresse patissièrement, anticipant la tradition des entarteurs belges, tandis que celui-ci retourne la salle en défendant le révolté contre les endormis. Mais Télévision reste le chef d'œuvre qu'il serait urgent de rééditer.

lundi 8 janvier 2024

Naufragés des Andes / Le cercle des neiges


Hier soir, j'ai regardé Le cercle des neiges (La sociedad de la nieve) réalisé par Juan Antonio Bayona et produit par Netflix. Ce film de "fiction" est nominé pour le meilleur film en langue étrangère aux Golden Globes 2024 et représentant de l'Espagne aux Oscars. Or je suis un peu choqué que les articles qui lui sont consacrés fassent rarement mention de Stranded, remarquable documentaire de Gonzalo Arijón sorti en 2007 sur le même sujet. À l'occasion du cinquantenaire de la catastrophe, le nouveau film est un une sorte de reconstitution dramatique où le suspense est évidemment entretenu et le spectacle forcément impressionnant, mais il est très loin de la profondeur et des interrogations que suscitait le film d'Arijón.



Je reproduis donc ci-dessous mon article du 19 octobre 2010 qui rend hommage au film de Gonzalo Arijón qui m'avait emballé.

En 1972, j'avais été très impressionné par le crash de l'avion sur la Cordillère des Andes dont les rescapés avaient dû leur salut en mangeant leurs camarades décédés. En gastronome curieux j'ai toujours prétendu que le cannibalisme ne me faisait pas peur et que cela n'était qu'une question de circonstances. Mais il s'agit plutôt ici de nécrophagie et la parabole christique "ceci est mon corps, etc." fait passer la pilule lorsque ces jeunes Uruguayens confrontés à la mort choisissent la communion pour ne pas mourir de froid et de faim. Leur condition sociale et physique permettront à 16 des 45 passagers de survivre 72 jours à plus de 4000 mètres d'altitude dans des conditions extrêmes. Jeunes bourgeois éduqués de la banlieue huppée de Montevideo allant disputer un match de rugby au Chili, ils devront affronter un des plus terribles tabous lorsqu'ils apprendront par la radio que les recherches ont été abandonnées au bout de dix jours.


Gonzalo Arijón, qui tenait l'une des caméras du film de 1983 sur Un Drame Musical Instantané et faisait partie de l'équipe des réalisateurs de Chaque jour pour Sarajevo en 1994, avait fréquenté le même lycée que certaines des victimes. En 1h52, il filme le récit extraordinaire de la catastrophe en un documentaire poignant et passionnant, film à suspens où les protagonistes témoignent avec une telle sincérité, où l'enchevêtrement d'images d'archives et de reconstitutions est réalisé avec une telle maîtrise qu'il nous semble assister à un film d'action. En intitulant en français son film Naufragés des Andes, il me rappelle indubitablement Les naufragés de la rue de la Providence, titre initial de L'ange exterminateur de Luis Buñuel, histoire d'un enfermement absurde où la solidarité reste la seule échappatoire. L'humanité qui s'en dégage est un miroir qui suggère quantité de questions anthropologiques (entretien de Gonzalo Arijón de 2022). La qualité technique du film et la subtilité du traitement valent à Arijón de prestigieux prix internationaux. [...] Arte l'avait édité en DVD, [et j'ai eu un peu de mal à en trouver les traces...]

jeudi 4 janvier 2024

Matador (Monopoly), série danoise 1978-1981


Comme j'avais interrogé la chanteuse Birgitte Lyregaard sur le Danemark, elle est revenue à Paris avec le coffret DVD de Matador en cadeau. "Si tu veux connaître les Danois !" Là-bas on ne se demande pas si on l'a vue, mais combien de fois on a regardé la saga de 27 heures. Quatre ou cinq fois, m'avoue Birgitte quant à elle. Si Matador (chef d'entreprise, mais également le nom du Monopoly en danois) fut tourné entre 1978 et 1981, l'action se déroule de 1929 à 1947, à raison d'à peu près un épisode par année, sans durée formatée (41 à 86 minutes). Les 24 épisodes se passent dans la petite ville imaginaire de Korsbæk où les fortunes se font et se défont. Le mélodrame qui oppose deux familles d'entrepreneurs, de la grande dépression à l'occupation allemande, est mâtiné d'un chaleureux humour propre aux Danois et l'évolution des personnages y est passionnante. La frontière entre les classes sociales rappelle le cinéma de Jean Renoir, comme si deux mondes cohabitaient. L'importance donnée aux femmes y est déterminante, phénomène toujours rare au cinéma. Dirigé près Erik Balling, Matador est dû à l'auteur Lise Nørgaard en collaboration avec Karen Smith, Jens Louis Petersen et Paul Hammerich. Espérons qu'un éditeur français aura la bonne idée de publier cette réussite, car la version superbement remasterisée en 2009 depuis le film en 16 mm ne comporte que des sous-titres norvégiens, suédois et... anglais.

Article du 22 décembre 2011