70 Cinéma & DVD - septembre 2007 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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dimanche 30 septembre 2007

Berlin Alexanderplatz, l'histoire se répéterait-elle ?


Berlin Alexanderplatz est considéré comme le chef d'œuvre de Rainer Werner Fassbinder. Je répète cela bêtement, parce que je connais mal son travail. Comme beaucoup d'amis à qui j'en parle, les films que j'ai vus de lui m'ont intéressé, mais ne m'ont pas poussé à en voir d'autres. Peut-être étais-je trop jeune ? Enfin lancé dans la saga de Franz Biberkopf qui dure plus de quinze heures "en treize épisodes et un épilogue", je me suis passionné pour ce portrait de l'Allemagne qui a subi le Traité de Versailles et s'enfonce dans le chômage et la pauvreté, préparant le lit du nazisme. Le roman d'Alfred Döblin avait déjà suscité une version en 1931 tourné par Piel Jutzi avec l'aide de l'auteur, de Karl Heinz Martin et Hans Wilhelm. Je recherche d'ailleurs en vain une copie du plus expressionniste de tous les films, le Von morgens bis mitternachts (De l'aube à minuit) de Martin.
Entre 1979 et 1980, Fassbinder filme en 16mm, pour la télévision, cette histoire qu'il découpera en épisodes, mais cela n'a rien d'un feuilleton, il est même recommandé de le voir de la façon la plus continue possible ! La nouvelle copie éditée par Carlotta offre une qualité inégalée (remarque faite récemment ici-même à propos de la série Twin Peaks de David Lynch). Le coffret de 6 dvd qui sort le 3 octobre est pourvu de longs suppléments aussi exceptionnels (Regards sur le tournage dans les décors avec le réalisateur, nombreux témoignages passionnants, restauration impeccable, etc.). Le film sort aussi en salles le 6 octobre, et un week-end exceptionnel est annoncé au Grand Rex samedi et dimanche prochains.
Nous ne pourrons ressortir indemnes de cette plongée dans les bas-fonds de la République de Weimar. On baigne dans ses fanges, la durée du film et son grain participant à la dépression noire. Fassbinder, par l'entremise de son anti-héros, pose des questions fondamentales sur l'intégrité de l'homme et ses faiblesses, son libre arbitre et sa manipulation, sur ses tourments face à une société corrompue qui le broie, mais aussi sa fierté d'y résister. La vie n'est pas juste, on le savait. La solidarité est le maître mot, on pouvait s'en douter. Mais certaines époques sont plus propices que d'autres à entraîner les peuples sur les pentes atroces de la déchéance, de la compromission et de l'horreur. Biberkopf, interprété par le massif Günter Lamprecht, est un homme comme les autres, ni pire ni meilleur. Au début du premier épisode, il sort de prison pour affronter le monde. Saura-t-il tenir ses bonnes résolutions ? Le sexe, l'alcool, le travail ne sont des valeurs ni positives ni négatives, mais elles sont toujours fatales. La situation historique n'a hélas rien d'anachronique. On retrouve tant de similitudes avec notre propre époque que c'est là que terreur et dégoût trouvent leur écho. Tout n'est pas sombre, les changements de ton sont fréquents et la longueur des épisodes variable. Les merveilleuses Barbara Sukowa and Hanna Schygulla illuminent le mélodrame où l'influence de Douglas Sirk est évidente. Prévoyez un week-end pluvieux et enfermez-vous dans le Berlin des années 20 pour savourer ce maelström des âmes.

L'épilogue : quatorze heures plus tard, R.W. Fassbinder se réapproprie cinématographiquement l'histoire sur un montage musical de chansons pop et d'extraits d'opéra. Ça se mérite ! Le cinéaste transpose explicitement les collages narratifs de Döblin que l'on avait pressentis dans les treize épisodes précédents. Le chaos va bon train sous le crâne de Biberkopf. La vie est un cauchemar, les personnages sont interchangeables, les situations identiques. Quelle place l'homme peut-il se faire sur la Terre ? Le procès final résoudra la question sobrement.

lundi 17 septembre 2007

La charrette de P.O.L.


Pierre-Oscar Lévy, célèbre auteur faussaire de Premiers mètres (en 1984, il pasticha Ivens, Vertov, Rouch, Wiseman et Oshima), confondant son futur Vauban avec le clip du centenaire de L'Europe dont nous terminons le mixage demain, s'emmêle les pinceaux en m'envoyant des copies de tableaux du XVIIème. En réponse à mon alerte de cafouillage de mails, il m'envoie cette gravure explicite de son surmenage.
Son Perec, que je croyais jusque là breton comme pas mal de monde aussi inculte que moi, est brillant d'intelligence, son et image complémentaires à souhait évitant toute redondance illustrative. Le relief de l'invisible, travelling recomposé jusqu'au cœur de la matière, me ramène à mon adolescence lorsque je restais penché des heures au-dessus de mon microscope. Le premier convoi m'emporte à Auschwitz où j'écoute les rares survivants qui ont refait le voyage. J'y cherche le fantôme de mon grand-père. Pierre-Oscar et moi travaillons de la même manière lorsqu'il s'agit d'aborder un nouveau projet, cherchant la forme dans le sujet. Nous avons reçu la même formation à l'Idhec. Peu importe l'ancien ou le nouveau, la tradition ou le moderne, l'évidence éclate lorsque le traitement est approprié.

vendredi 14 septembre 2007

Twin Peaks, le double fond de l'Amérique profonde


Ne regardant plus ou pas encore la télé à l'époque de sa diffusion en France en 1990, je découvre la série originelle de David Lynch. D'abord inquiet par le côté provincial des premières minutes du pilote, je suis de plus en plus emballé par la dérive loufoque qui s'affirme au fur et à mesure des sept épisodes de la première saison qui vient de paraître en dvd (TF1 Vidéo). Les clins d'œil critiques aux soap operas se multiplient avec humour, les personnages dévoilent leurs faces cachées plus tordues les unes que les autres. Les chassés-croisés sexuels et les détails surréalistes dessinent un portrait de l'inconscient de la petite ville de 51 200 habitants. Construisant sa méthode d'investigation sur sa nature obsessionnelle et ses étranges rêves énigmatiques, le personnage principal de l'agent du FBI Dale Cooper interprété par Kyle MacLachlan est absolument formidable. Les effets sonores grinçants de Lynch magnifient l'ambiance glauque et les guitares rocky de Badalamenti scandent efficacement le suspens du feuilleton, mais les boursouflures pour piano et violons du compositeur sont hélas à vomir. Si dès 1967 une série comme Le prisonnier a ouvert la voie à l'absurde claustrophobe, Twin Peaks annonce déjà Six Feet Under et Desperate Housewives. Son édition dvd apporte une qualité d'image et de son impossible à sa création lors de sa diffusion télévisuelle et l'on attend avec impatience la saison 2 qui doit paraître en décembre pour boucler (?) l'énigme de l'assassinat de la jeune Laura Palmer, prétexte à enquêter sur les dysfonctionnements d'une société vivant sur ses mensonges et son cynisme complice.

lundi 10 septembre 2007

Une œuvre est une morale


En critiquant l'adulé Kusturica, je savais que je risquais d'en froisser plus d'un. Ne désirant pas particulièrement m'étendre sur les qualités usurpées de ce faiseur brutal à l'onirisme saint-sulpicien, je citerai ce matin un de mes commentaires publiés en réponse à quelques réactions d'internautes.
Les œuvres obéissent toutes aux mêmes lois de l'identification, ce qui explique en partie nos goûts et nos dégoûts pour les unes ou les autres. Lorsque je cite Cocteau en disant qu'une œuvre est une morale, j'entends que certains s'amusent hélas sans arrières pensées et que la valeur d'une œuvre dépend des questions qu'elle soulève. Une manière de penser par soi-même, sans référence à la mode, au bon sens, au bon goût ou aux conventions sociales en vigueur. Je ne confonds pas non plus ce que j'aime et ce que j'estime.
J'apprécie donc plus les provocateurs que les démagogues. On peut flatter ses thuriféraires, mais il est plus courageux d'interroger nos certitudes. Je porte ainsi dans la plus haute estime Salo de Pasolini, A Movie de Bruce Conner, L'île aux fleurs de Furtado, La nuit du chasseur de Laughton, La route parallèle de Ferdinand Khittl, les films de Pelechian, Renoir, Visconti, Vigo, Bresson, Powell, Tati, Etaix, Dreyer, Welles, Murnau, Stroheim, Lang, Ray, Rosselini, Cassavetes, Lepage, Snow, Straub et Huillet, Franju, Grémillon, Becker, Rouquier, Brisseau, Kaurismaki, Lynch, Vecchiali, Iosseliani, Moullet, Takahata, Svankmajer, LaBute, Chytilova, Rappaport, Waters, Cronenberg, Cavalier, Buñuel, Marker et évidemment Jean-Luc Godard, qui ne font pas des films pour qu'on les aime, mais parce qu'ils feignent de croire encore pouvoir changer le monde ou qu'ils en expriment sans relâche leur incapacité déceptive. Ces quelques exemples sont loin de refléter mes goûts, mais ils dessinent le vecteur qui m'entraîne vers l'idée d'un homme meilleur.

mercredi 5 septembre 2007

Kusturica, le renégat


Si j'étais Tzigane, je ne crois pas que j'apprécierais le portrait qu'Emir Kusturica (prononcer Koustouritsa) fit de mon peuple dans son troisième long métrage, Le temps des Gitans. Il les montre en voleurs d'enfants, violeurs, proxénètes, escrocs, paresseux, sans parole, assassins, n'en jetez plus, rien à voir avec des voleurs de poules ou les gros bras de Chirac... Évidemment, le film est cocasse, truculent, lyrique. La poudre aux yeux des effets felliniens arrangent la sauce et la musique de Goran Bregovic apporte une douceur à ce monde de brutes que le réalisateur se complaît à personnifier lui-même. Il est intéressant de souligner que Ederlezi, le thème musical du film inspiré d'un morceau traditionnel, tint le rôle d'hymne serbe pendant la guerre de Bosnie.
Si Bregovic, qui a épuisé sa veine depuis longtemps, fut considéré comme un simple opportuniste, Kusturica est un traître à Sarajevo où il ne pourra évidemment jamais retourner. Toutes proportions gardées, sa conversion orthodoxe et sa glorification de la Grande Serbie dans Underground rappellent le pétage de plombs d'Adolf H. dont la grand-mère était juive. Évitant soigneusement de me ranger aux côtés du lamentable Finkielkraut qui critiqua Underground sans l'avoir vu, je pense que le vrai sujet d'étude sur le réalisateur, certes talentueux, résiderait en une psychanalyse qui permettrait de comprendre comment un Sarajevien d'origine musulmane peut virer sa cuti au point d'ériger, par exemple, dans son Disneyland mégalo perso, Kustendorf, une église serbe orthodoxe en hommage à un saint du XIIème siècle qui fait partie du délire paranoïaque qui justifia exactions et crimes contre l'humanité. Sa femme, célèbre actrice serbe, en étant la gardienne du temple, peut-être est-ce seulement une histoire d'amour qui vire au noir ? En cherchant à justifier ses choix, les bonus du dvd (Carlotta) éclairent maints aspects de l'énigme, mais ne le rendent certainement pas plus sympathique.
En quittant Sarajevo pendant le siège, j'avais demandé à mon équipe bosniaque comment répondre de la trahison d'Emir (avant la guerre c'était l'un des meilleurs amis du réalisateur Ademir Kenovic avec qui il produisait des films). Avec cet humour typiquement sarajévien, il me fut répondu de façon très brechtienne : "Si tu le rencontres, demande-lui ce qu'il pense de nous !".
J'avais très envie de regarder Le temps des Gitans que je n'avais pas revu depuis la guerre en Bosnie et le Siège de Sarajevo. Je me demandais si son film portait déjà les germes de sa trahison. Hélas, au portrait brutal des Gitans s'ajoute le délire de la pureté sanguine. Le héros (le jeune acteur se suicidera à l'âge de 29 ans) rejette son fils tant qu'il pense que c'est un bâtard. La purification ethnique n'est pas loin. Les Gitans ne seraient d'ailleurs bons qu'à s'entretuer. La manière de portraiturer ce peuple de nomades annonce-t-il les grands déplacements de population que les nationalistes croates et serbes encourageront ? Leur no man's land boueux rappelle cruellement les futurs camps. Ils ne sont tolérés que dans leur marginalisation.
Politiquement, ce n'est pas le pire film de son auteur. Underground mériterait qu'on s'y attarde à nouveau, mais je ne sais pas si j'aurai le courage de me complaire à le revoir une autre fois pour l'analyser plus sérieusement que le survol de ce billet. Je me suis déjà coltiné l'exécrable clip démago que Kusturica vient de tourner pour Rainin in Paradize de Manu Chao, quelle honte ! Sous prétexte de fantaisie festive et d'enthousiasme pour la musique tzigane, les amateurs défendront son cinéma brutal et aguicheur, fat de conventions tant culturelles que cinématographiques. La véritable musique tzigane ne porte pas tous ces symboles nauséabonds qui appartiennent plus au délire paranoïaque nationaliste qu'à la mythologie Rrom. Certains films portent en germe des idées réactionnaires sans que leurs thuriféraires s'en rendent compte. Il en est ainsi des films des curés prosélythes Lars von Trier ou Krzysztof Kieslowski, de la paranoïa mystique de David Fincher (Seven, Fight Club...) ou de maints films d'action machistes. Le machisme n'est pas non plus l'apanage de Kusturica et des films violents, tout le cinéma est emprunt de l'idéologie dominante et c'est ainsi que se perpétuent les idées les plus réactionnaires. Et plus les réalisateurs sont habiles, plus ils sont dangereux.