70 Cinéma & DVD - février 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 19 février 2021

Ariane ou L'amour l'après-midi


N'étant définitivement pas touché par l'humour des Monty Python, en l'occurrence Jabberwocky de Terry Gilliam, je me suis rabattu sur un autre Blu-Ray également publié par Carlotta, une comédie charmante de Billy Wilder intitulée Love in the Afternoon que les Français appelèrent Ariane, habitués à réinterpréter les films étrangers en les renommant !

Dans ses comédies, Billy Wilder est définitivement le descendant direct d'Ernst Lubitsch. À la fin des années 30, il a d'ailleurs écrit les scénarios de La Huitième Femme de Barbe-Bleue et Ninotchka pour son mentor. Voilà l'humour qui me fait vibrer ! Je peux voir et revoir Ninotchka (dont je connais certains passages par cœur), ou Ball of Fire (quelle énergie !) réalisé par Howard Hawks, films où les femmes montrent leur ascendant flagrant. Greta Garbo ou Barbara Stanwick y sont absolument épatantes. Nous retrouvons cette délirante euphorie lorsqu'il signa Certains l'aiment chaud (Some Like It Hot) (Nobody's perfect !) ou One, Two, Three (l'anticommunisme primaire me rend particulièrement hilare). Mais Wilder est aussi l'auteur de Assurance sur la mort (Double Indemnity), La Scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair), Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard), Le Gouffre aux chimères (Ace in the Hole), Témoin à charge (Witness for the Prosecution), La Vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes) et tant d'autres dans des genres très différents. Quel qu'il soit, il a toujours un regard critique et acéré sur le monde.

Ariane réunit Gary Cooper, Audrey Hepburn et Maurice Chevalier pour une comédie sentimentale pleine de toupet se déroulant à Paris (décors d'Alexandre Trauner). Ajoutez à ce quatuor, un second, l'orchestre tzigane qui suit partout, jusque dans un bain de vapeur, le milliardaire que veut séduire la fille d'un détective privé, et vous obtenez un bouquet de fleurs printanières incroyable. En 1957, le Code Hays obligeant les cinéastes à suggérer plutôt que montrer, Wilder trouve nombreuses astuces de mise en scène et de cadrages. Les références à Lubitsch sont nombreuses, sans compter Maurice Chevalier qui tourna avec lui The Love Parade, The Smiling Lieutenant, One Hour With You et The Merry Widow, et Gary Cooper qui de son côté additionna Paramount on Parade, Si j'avais un million (If I Had a Million), Sérénade à trois (Design for Living) et La Huitième Femme de Barbe-bleue. La jeune espiègle Audrey Hepburn n'avait que 18 ans, mais déjà douze apparitions à l'écran dont Vacances romaines, Sabrina, Guerre et Paix, Funny Face. Wilder, qui signe le scénario avec le Roumain I.A.L. Diamond, complice de tous ses films suivants, a toujours aimé la provocation. Cette histoire d'amour entre un riche vieux beau et une jeune ingénue délurée a de drôles d'échos à l'époque de #metoo et renvoie à l'excellente blague de Blanche Gardin lors de la remise des Césars en 2018. J'ai repris le titre américain pour mon article, mais la gestion absurde de la crise dite sanitaire renvoie l'introduction du film à un passé qui n'a hélas rien d'actualité : “À Paris, les gens mangent mieux. À Paris, les gens font l'amour, peut-être pas mieux, mais certainement plus souvent”.


Si le somptueux coffret est épuisé, le DVD offre des suppléments de choix. Ariane, rapports de tournage permet à N.T. Binh d'approcher le département des archives papier et photos de la Cinémathèque Française, révélant certains détails pour la première fois. Idem avec l'autre court documentaire Au fil d'Ariane ou La complicité magnifique du couturier Hubert de Givenchy avec Audrey Hepburn. Le plus passionnant ne figure que sur la version Blu-Ray : Portrait d'un homme à 60% parfait Billy Wilder est un documentaire d'Annie Tresgot et Michel Ciment où le journaliste passe du temps avec le cinéaste qui ne tient pas en place, évoquant sa Vienne natale, son immigration aux États-Unis pour fuir le nazisme, et ses films, essentiellement à partir de Certains l'aiment chaud, avec les témoignages délicieux de Jack Lemmon (pour aussi The Apartment, Irma La Douce, The Fortune Cookie, Avanti!) et Walter Matthau (pour The Fortune Cookie, The Front Page, Buddy Buddy). Clin d'œil amical à Annie Tresgot que je n'ai pas vue depuis des décennies et qui en 1971 fit partie du jury qui m'adouba lors du concours de l'Idhec, donc sans qui je n'aurais probablement jamais écrit cet article, ni aucun de ce type.

→ Billy Wilder, Ariane, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€

jeudi 18 février 2021

Traité de bave et d'éternité


Lorsque, plus de trente ans après sa mort, j'ai vendu les sept mille livres de mon père, j'ai commencé par faire des lots, par exemple sans vérifier s'il y avait des dédicaces. C'est ainsi, je n'ai pas de regret. J'ai retrouvé récemment un livre de 1956 de Maurice Lemaître, mais point d'Isidore Isou qui venait souvent à la maison. En feuilletant La plastique lettriste et hypergraphique, je me rends compte que je me suis habitué à ce que les choses disparaissent, comme mon archet Charles Bazin en pernambouc, gravé au fer, qui a disparu chez le luthier à qui je l'avais confié ! J'ai vendu les livres de mon père, parce qu'ils représentaient son histoire, non la mienne. Il m'en reste quelques uns, ceux où son nom est imprimé en ©opyright, ceux qui lui sont dédiés, et quelques trucs de valeur ou simplement invendables dont je me débarrasserai peut-être un jour. Mes trois bibliothèques croulent déjà sous mes propres lectures, sans compter celles consacrées aux disques ou aux vidéos...

Article du 23 mars 2008

Enfant, j'entendais mes parents parler d'un poète avec un nom qui sonnait bizarrement musical. Son style onomatopique résonne encore à mes oreilles quand mon père imitait la poésie lettriste. Dans les années 50, Isidore Isou, comme Boris Vian, rédigeait des petits textes grivois pour une revue légère dont mon père s'occupait. Ni l'un ni l'autre ne signaient ces petites choses destinées à arrondir leurs fins de mois. Il est probable que les singeries musicales paternelles m'influencèrent plus tard dans mon goût pour les allitérations et la musique contemporaine !


Dans le volume 2 de l'Anthologie "Avant-garde" éditée en double dvd par Kino à partir de la collection Raymond Rohauer (édition américaine multizones lisible sur un lecteur dvd français, sous-titres anglais non optionnels), je découvre enfin le Traité de bave et d'éternité de l'inventeur du lettrisme, aux côtés d'un magnifique Paul Léni, Rebus-Film n°1, d'un des deux films de Jean Epstein que j'ai maintes fois mis en musique avec le Drame, La chute de la Maison Usher (l'autre, La glace à trois faces, figure avec Le tempestaire sur le Volume 1), du Pacific 231 de Mitry avec la musique d'Arthur Honegger, et de films de Willard Haas, Marie Menken, Sidney Peterson, James Broughton, Gregory J. Markopoulos, Dimitri Kirsanoff et Stan Brakhage que je n'ai pas encore eu le temps de regarder. Le volume 2 couvre la période 1928-1954.


Les deux premiers tiers du film de deux heures d'Isidore Isou (1951, une version expurgée de 78 minutes figure sur ubu.com) est une déambulation dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés tandis que le poète, devenu cinéaste pour l'occasion, déballe une loghorrée de provocations incisives et mégalomaniaques, critiques explosives du cinéma bourgeois anticipant le situationnisme de Debord, humour dévastateur qui trouve son apogée dans la dernière partie où les outrages graphiques à la pellicule sont enfin accompagnés de poésie lettriste. Le film fait partie de ces objets rares, culte pour certains, dont on a entendu parler, mais qui furent longtemps difficiles à voir ou entendre, comme Pour en finir avec jugement de dieu d'Antonin Artaud ou Radiophonie de Jacques Lacan, comme le film La dialectique peut-elle casser des briques ou maints chefs d'œuvre du cinéma expérimental.

P.S. de 2021 : Le DVD du Traité de bave et d'éternité est aujourd'hui disponible sur Re-Voir.

mardi 9 février 2021

Les miettes du purgatoire


Article du 21 février 2008

Formidable ! Des téléspectateurs ont enregistré le court-métrage que Françoise Romand avait réalisé en 1992 pour Strip-Tease et l'ont mis en ligne, ce qu'elle ne pouvait se permettre [P.S.: depuis, elle a remasterisé le film et "changé quelques petites choses" ; c'est cette version qui est offerte ici]. En effet, la nièce des deux jumeaux a demandé que Les miettes du purgatoire ne soit plus diffusé à la télévision. Or cette interdiction a fait plus de publicité au film que si il était resté un épisode parmi d'autres de la célèbre série. Il est, grâce à elle, devenu "culte" et Internet permet de découvrir ce petit joyau qui tranchait déjà avec le style de Strip-Tease. Car Françoise ne se moque pas de ses personnages, elle vibre en compassion avec eux comme dans toutes ses autres œuvres. Cette tendresse a chaque fois tissé une complicité avec celles et ceux qu'elle filmait, lui permettant de tourner comme personne.


Les deux parents sont aujourd'hui décédés, et seul reste en vie l'un des deux frères, Yves, qui ne voit d'ailleurs aucun inconvénient à ce que le film soit projeté [P.S.: Je crois me souvenir qu'il est décédé lui aussi, depuis]. À la mort d'Alain, la famille aurait aimé brûler tous ses tableaux, effaçant ainsi ce qui pouvait sembler incorrect dans cette morale morbide qui compose le charme discret de la bourgeoisie.
Il est passionnant de mettre en relation Les miettes du purgatoire et le long-métrage Mix-Up ou Méli-Mélo que Françoise tourna sur deux bébés échangés à la naissance, jumelles à leur manière croisée. À propos de Mix-Up, voir le site DVDBeaver qui a réalisé une page autour du film avec de belles captures d'écran.

P.S. de 2021 : Françoise Romand a reçu cette année le Prix de la SCAM pour l'ensemble de son œuvre.

vendredi 5 février 2021

La dialectique peut-elle casser des briques ?


Le Gorafi, NordPresse, Secret News, Le Journal de l'Élysée, etc., les sites satiriques et parodiques pullulent sur le Net. Dans le monde absurde où nous évoluons, il faut parfois s'y prendre à deux fois pour vérifier une information, les comiques ou critiques devant faire preuve de beaucoup d'imagination pour rivaliser avec la réalité. Rappelons quelques précédents historiques.

Article du 15 février 2008


Sur la Toile, j'ai retrouvé par hasard le film néo-situationniste La dialectique peut-elle casser des briques ? que René Viénet réalisa en 1972 en détournant un film de Hong Kong de Doo Kwang Gee (parfois écrit Kuang-chi Tu). Il doubla les voix en réinventant des dialogues politiques qui mettaient en boîte le Capital et les bureaucrates communistes. Y prêtèrent leurs voix les acteurs Patrick Dewaere, Roland Giraud, Michèle Grellier, Dominique Morin, Jacques Thébault... L'objet amusera ceux qui ont connu les années 60 et 70 et leur effervescence "révolutionnaire", il intéressera peut-être les plus jeunes, d'autant que c'est le premier film de kung-fu dont on parla en France, donc par une version détournée ! Son succès me rappelle celui de la chanson des Inconnus, Auteuil Neuilly Passy, qui fut le premier gros succès de rap alors qu'il s'agissait d'un pastiche.


La sortie d'un dvd de René Viénet est annoncée pour avril 2008. En attendant, je vous livre deux autres extraits de ce drôle d'objet cinématographique, qui complète excellemment l'édition intégrale des films de Guy Debord en dvd.


Viénet se livra ensuite à d'autres détournements de films comme Les filles de Kamaré (1974) à partir d'un film pornographique japonais dont il imagina les sous-titres ou du documentaire férocement anti-maoïste Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires, en anglais Peking Duck Soup (1977), deux films que l'on peut regarder, avec l'intégrale de La dialectique, sur le site remarquable ubu.com. Je n'ai hélas pu visionner Une petite culotte pour l’été...
Cet exercice, devenu, depuis, un genre à part entière, fut repris en 1992 sur Canal Plus par Michel Hazanavicius et Dominique Mezerette, qui firent doubler un montage d'extraits de séries télévisées pour composer l'hilarant Derrick Contre Superman : Eine Grosse Fünf.


Suivirent Ça détourne : le triomphe de Bali-Balo et Le grand détournement : La classe américaine, encore plus laborieux et potaches. En 1966, Woody Allen avait lui-même réalisé What's Up, Tiger Lily? à partir d'un film japonais d'espionnage en reconstruisant intégralement la bande-son, insérant de nouveaux plans et réorganisant le montage général. Le détournement fut souvent pratiqué pour désamorcer une pensée en en renversant les valeurs. Ainsi, je me souviens que mon père possédait un livre publié au début de la guerre, intitulé Mein Rampf, qui commençait ainsi : " - Heil Hitler ! - Hitler who ? - It'll amuse you..."

mercredi 3 février 2021

L'avocat de la terreur


Depuis cet article, Barbet Schroeder a réalisé Inju : la Bête dans l'ombre (2008), l'épisode 12 de la saison 3 de Mad Men (2009), le court-métrage sur l'exposition Ricardo Cavallo à Kerguéhennec (2013), Amnesia (2015) et Le Vénérable W. (2016). Il a 79 ans... J'ai aussi eu la chance de discuter avec une des proches collaboratrices de Jacques Vergès qui a confirmé mes impressions.

Article du 27 décembre 2007

Le film de Barbet Schroeder sur Jacques Vergès est un grand film politique. Il éclaire les motivations profondes du célèbre avocat qui, sous couvert de défendre ses clients, fait un procès en règle de la société. Nous comprenons parfaitement sa stratégie lorsqu'il affirme qu'il aurait pu défendre Hitler, et " même George Bush... à condition qu'il plaide coupable ! " Dès lors que l'on saisit le fil de sa pensée, l'avocat apparaît beaucoup moins ambigu qu'on aurait pu le supposer. Vergès est un calculateur romantique, un révolutionnaire qui se sert de l'institution pour porter le débat sur la place publique. Le tribun sait que personne ne pourra l'empêcher de parler, qu'il pourra s'exprimer librement dans le cadre de la loi. Si Schroeder, qui avait déjà signé, entre autres, Général Idi Amin Dada, montre des images rares comme celles du massacre de Sétif le 8 mai 1945, il réalise un thriller haletant dont le narrateur est le maître du jeu et les témoins ses exécutants. Si le secret sur ses années d'absence n'est pas levé, sa présence au Cambodge aux côtés de Pol Pot semble définitivement écartée. De l'héroïne algérienne Djamila Bouhired qu'il épousera et dont il aura deux enfants à Magdalena Kopp, Anis Naccache ou Carlos, il fait le procès du colonialisme sous toutes ses formes. " Vergès n’aura de cesse de rentrer dans le chou de la France jusqu’à ce qu’elle avoue s’être comportée comme des nazis de la Seconde Guerre mondiale vis à vis des nationalistes anti-colonialistes de son ancien empire ".


En acceptant de défendre Klaus Barbie, il fait le procès de la Collaboration. Il retourne souvent son rôle de défenseur comme un gant pour devenir accusateur de la société qui a engendré le terrorisme. Si les scènes inédites n'apportent pas grand chose au film, le second dvd donne de précieuses et passionnantes indications biographiques que l'on retrouve sur le site dédié au film. Pour L'avocat de la terreur, Barbet Schroeder retrouve une veine entamée avec des films aussi variés que More, La vallée, Maîtresse, Koko le gorille qui parle, avant qu'il ne parte réaliser des films américains comme Barfly, Le Mystère Von Bülow et une demi-douzaine de thrillers. Tous ses films, documentaires ou fictions, réfléchissent l'état du monde. À l'affût des grandes mutations, le réalisateur se fait plus annonciateur que dénonciateur, et montre une œuvre plus unie qu'il n'y paraissait.