70 Cinéma & DVD - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 4 décembre 2023

La frontière verte d'Agnieszka Holland


Si La frontière verte (Zielona granica) d'Agnieszka Holland est indispensable, c'est un film très dur (mais je suis une petite nature). Le sort des migrants violemment bringuebalés entre la Biélorussie et la Pologne est insupportable. D'un côté le dictateur Alexandre Loukachenko les pousse vers l'Union Européenne pour l'affaiblir après les sanctions dont la Biélorussie est victime, de l'autre les Polonais les repoussent, motivés par un racisme historique ou mandatés par une Europe barbelée. Ces familles viennent d'Irak, d'Afghanistan, d'Afrique et espèrent trouver refuge en Suède ou ailleurs, dans une Europe fantasmée, prétendument protectrice des Droits de l'Homme. Depuis quarante ans, nous avons tout perdu, en France évidemment, mais nos voisins ne valent guère mieux.
Agnieszka Holland est attaquée par le ministre polonais de la justice, Zbigniew Ziobro, qui a comparé son film, instrumentalisé par le parti d'extrême droite PiS lors de la campagne électorales de 2023, à de la propagande nazie, comme du temps où « les Allemands, durant le IIIe Reich, produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers ». Polonaise en partie d'origine juive, Holland n'a jamais laissé son pays oublier ses exactions passées. Lors de ses précédents films elle n'a pas été plus tendre envers le régime nazi ou les exactions staliniennes. Avec son dernier film, qui a reçu le Prix spécial du Jury à la Mostra de Venise, forcément dérangeant pour la Pologne, la Biélorussie, mais fondamentalement pour l'Europe, elle attise envers elle une haine antisémite ou anticommuniste. Elle ne fait qu'annoncer ce qui se prépare face à une crise migratoire inévitable qui ne fera qu'augmenter et dans des proportions autrement plus importantes, que ce soit pour des raisons politiques ou climatiques. 30 000 ont déjà péri en cherchant la liberté, sur terre, sur mer et dans la forêt où l'on meurt toujours tandis que je tape ces mots. Ce qui se profile fait froid dans le dos et devrait nous révolter. Le monde part à vau l'eau. Comme toujours et partout il y a des résistants, des activistes, et face à eux l'absurdité et la violence de polices plus sauvages les unes que les autres, obéissant aveuglément aux ordres avec délectation. J'ai souvent l'impression que dans ce genre de situation ou de période, il y a 5% de salauds, 5% de résistants et le reste qui fait semblant de ne pas savoir.


Agnieszka Holland renvoie la Pologne à son hypocrisie catholique et l'Europe à son inutilité, si ce n'est dans sa politique dictée par des intérêts strictement économiques, donc mortifères. Son film est très fort. Il met en scène des êtres humains, aux langues si différentes les unes des autres, heureusement pas que dans l'immonderie, mais dans leur beauté et leur solidarité. Si la forêt verte tourne dès les premières secondes au noir et blanc, c'est à la fois pour lui donner une impression d'actualités et parce qu'une mise en couleurs risquerait d'en faire un spectacle, tant le cinéma de divertissement rend l'horreur fictionnellle, voire fictive. Comme Cocteau le proclamait dans une Histoire féline, magnifique chapitre du Journal d'un inconnu évoquant les poètes témoins de l'impossible : "ne pas être admiré, être cru." La frontière verte est un no man's land, la terre d'aucun homme, une zone invivable où s'embourbent les réfugiés, mais surtout l'humanité tout entière.

Trois heures plus tôt, j'avais regardé May December, le dernier film de Todd Haynes que j'avais trouvé très beau et sensible. Mais après La frontière verte, ce drame psychologique m'a paru fade et dispensable, à vouloir expliquer une fois de plus comment fonctionne une névrose familiale. D'une certaine manière, dans le jeu des doubles où une comédienne en incarne une autre, je préfère nettement Little Girl Blue de Mona Acache où Marion Cotillard est époustouflante, peut-être parce que j'apprécie que la fiction documente ou que le documentaire assume sa mise en scène. Décidément je n'aime pas les frontières.

mercredi 29 novembre 2023

Albert Brooks sans filet


Les Américains n'ont jamais compris pourquoi les Français adoraient Jerry Lewis. Sans ses succès européens Woody Allen n'aurait pas fait long feu. Et il y a Albert Brooks ! On peut donc se demander pourquoi le public ne connaît pratiquement pas ce réalisateur comique majeur, le plus profond certainement. Comme Orson Welles ou John Cassavetes, il a gagné sa vie en faisant l'acteur. Les comiques ont souvent la vie dure. Chaplin dut quitter les États Unis pour raisons politiques. Jacques Tati a fini ruiné. Brooks a interprété des rôles sérieux dans Taxi Driver, Broadcast News, Drive ou A Most Violent Year, même des rôles de méchant. Il a fait des voix pour des films d'animation comme Le monde de Nemo ou Les Simpsons. Mais son véritable génie se découvre dans les films qu'il a réalisés lui-même et dans la plupart desquels il joue.

En 1979 il parodie la téléréalité naissante avec Real Life. C'est le portrait d'un réalisateur de documentaire appelé Albert Brooks, joué par Brooks, qui pendant un an tente de faire un film sur une famille dysfonctionnelle. Ce faux documentaire est génial. C'est un bide. En 1981 il fait Modern Romance, un film sur la jalousie que lui envie Stanley Kubrick (!), il y joue le rôle d'un monteur de cinéma travaillant sur un film de science-fiction. Si je vous susurre que cela tient de l'humour juif, vous ne serez pas étonné, une sorte d'autodénigrement attendri. En 1985, nouveau chef d'œuvre avec Lost in America, l'histoire d'un couple qui abandonne sa vie aisée pour vivre dans une caravane, tombant de Charybde en Scylla. Souvenir d'Easy Rider, c'est l'autre facette de l'Amérique. En 1991, dans Defending Your Life (Rendez-vous au Paradis), il joue un divorcé qui, venant de mourir, se retrouve dans une cité purgatoire appelée Judgment City, confronté à ses peurs alors qu'il en pince pour Meryl Streep. Dans ce film fondamentalement athée la question de sa réincarnation se pose de manière procédurière. En 1996, le quadragénaire retourne vivre chez sa mère, interprétée par Debbie Reynolds (Singin' in the Rain) pour comprendre ses problèmes avec les femmes après son second divorce, or sa mère n'en a pas du tout envie ! Mother, où il joue un auteur de science-fiction à succès, marche mieux que ses films précédents. Freud est évidemment passé par là, comme chaque fois. En 1999, c'est un scénariste sur le déclin qui cherche une authentique Muse grecque, jouée par Sharon Stone (!), pour retrouver l'inspiration, comme le font James Cameron, Martin Scorsese ou Rob Reiner qu'il y croise ! Enfin, en 2005 dans Looking for Comedy in the Muslim World le gouvernement américain envoie Brooks, donc un Juif américain, en Inde et au Pakistan pour comprendre ce qui fait rire les Musulmans. Ce n'est pas le plus drôle, mais l'idée est comme toujours passionnante.


Albert Brooks Defending My Life, le film que son ami d'enfance Rob Reiner lui a consacré, lui rend justice. Rob Reiner, c'est le réalisateur de Spinal Tap, Princess Bride, When Harry Met Sally..., Misery, etc. On peut lui faire confiance. Lui aussi a fait l'acteur. Il montre comment Brooks ose des trucs incroyables lors de ses passages télévisés, sans aucune répétition, se jetant dans l'arène, parce que l'improvisation accouche toujours d'une authenticité quasi magique. Son vrai nom est Albert Einstein, ça commençait bien ! Merci Papa, dont le pseudonyme était Parkyarkarkus, un comédien en langue grecque qui se produisait dans une émission radio d'Eddie Cantor. Évidemment Albert Brooks, évoquant sa vie et ses films, est comme à l'écran, intelligent, drôle et extrêmement touchant.

lundi 27 novembre 2023

Iron Sky, 2 films de science-fiction totalement délirants


Voir Adolf Hitler alunir sur le dos d'un Tyranosaurus Rex peut vous donner une idée du délire des scénaristes des deux films intitulés Iron Sky réalisés par le Finlandais Timo Vuorensola en 2012 et 2019. La musique est du groupe slovène de musique industrielle avant-gardiste Laibach. La présidente des États Unis ressemble à Sarah Paulin. Parmi les maîtres du monde, au centre de la Terre, incarnant des vrils d'une autre planète, on reconnaîtra Steve Jobs ou Mark Zuckerberg. Vous vous amuserez des clins d'œil à Kubrick pour Folamour, Chaplin pour Le dictateur, Terry Gilliam pour L'armée des douze singes, ou encore Matrix, Jurassic Park ou Hunger Games, quand il ne s'agit pas directement des légendes fantasmatiques états-uniennes... Le pastiche vaut son pesant de cacahuètes et renvoie souvent les originaux à leur banalité scénaristique. Rares sont les films aussi loufoques comme Skidoo d'Otto Preminger ou, pourquoi pas, Hellzapoppin de H.C. Potter. C'est tout bonnement lysergique.


Dans le premier film un astronaute afro-américain est blanchi pour l'aryaniser. Mais je préfère ne pas dévoiler l'intrigue abracadabrante et vous laissez simplement les bandes-annonces qui ne déflorent pas trop l'absurdité de l'entreprise...


Le second film, qui se passe vingt ans plus tard, exploite les théories de la Terre creuse et m'a semblé encore plus drôle que le précédent. Je suis maintenant impatient de voir le troisième volet, The Ark : An Iron Sky Story, qui serait sorti en 2022, toujours avec Udo Kier et dont l'action se passerait essentiellement en Chine... Si ces aventures peuvent sembler rocambolesques, elles ne le sont hélas pas forcément plus que celles que s'invente l'espèce humaine, dans son absurdité criminelle et suicidaire.

mardi 7 novembre 2023

Les ailes du désir


Les ailes du désir (Der Himmel über Berlin) est le chef d'œuvre de Wim Wenders. Ce magnifique poème cinématographique en noir et blanc doit beaucoup à Jean Cocteau. Le choix d'Henri Alekan qui avait fait la lumière de La belle et la bête a probablement été une évidence. Les voix intérieures sont autant de messages énigmatiques que des reflets du réel, le montage est découpé comme des bouts rimés, ces anges profanes sont plus humains que les hommes, ils traversent les murs comme ils planent dans le ciel au-dessus de Berlin, la musique soutient leur bienveillance, les vieux savent ce qu'ils doivent à l'enfance...
La partition sonore, mélange de confessions murmurées en voix off, valse, rock, chœurs contemporains, parade de cirque, quatuor à cordes shönbergien, bruits du monde, nous fait planer au-dessus de la ville encerclée. L'apparition d'un plan en couleurs renforce la poésie du noir et blanc, ce noir et blanc dont Orson Welles disait qu'il suffisait d'enlever un paramètre à la réalité pour entrer en poésie. Wenders fait naître la couleur de l'amour, il troque un rêve pour un autre, boy meets girl, un ange l'un pour l'autre. Le film est sorti en 1987, deux ans avant la chute du Mur. Les traces de la Seconde Guerre Mondiale sont encore présentes. Terrain vague, l'Allemagne ne s'en est pas encore remise. Depuis le tournage, ceux qui l'ont vécue ont disparu. Wenders mêle les images d'archives à des reconstitutions. Le passé est présent. Le futur est à l'œuvre. Plein d'une rare tendresse. Les dialogues laissent paraître ici et là un poème de Peter Handke sur l'enfance. C'est un film sans âge, un rêve de passage que l'amour autorise. Pour une fois le titre français est plus beau que l'original.


L'ange Damiel interprété plein de retenue par Bruno Ganz assiste à un concert de Nick Cave. C'est le Berlin mythique des années 80. Peter Falk, acteur de Cassavetes et Inspecteur Colombo, parle anglais. Solveig Dommartin, révélée par le film, français. Je parle allemand et je ne suis encore jamais allé à Berlin, mais Les ailes du désir résonnent particulièrement en moi, parce qu'Henri Alekan fut mon professeur à l'Idhec, un homme charmant, attentif, passionné jusqu'à la fin (et je me souviens aussi évidemment de son électricien, Louis Cochet), parce que ma fille fut longtemps trapéziste et que là-haut elle incarnait un ange avec ses ailes toutes blanches, parce que je ne cesse de lever les yeux vers le ciel ou de regarder les hommes depuis la Lune, parce que je reste un fidèle admirateur de Cocteau et que le cinématographe est mon langage, surtout dans ma musique.


Le nouveau master bénéficie d'une image 4K, toute en contrastes, telle qu'Alekan l'avait imaginée. J'aimerais lui annoncer la nouvelle, comme Peter Falk tendant la main vers un fantôme devant une baraque à frites, car il nous a quittés il y a plus de vingt ans. Pour cette superbe restauration Wenders est reparti des négatifs. Les suppléments offrent un entretien avec Wim Wenders sur ce sujet, des scènes coupées avec accompagnement musical ou un commentaire du réalisateur, un vol en hélicoptère au-dessus de Berlin, une scène de tournage avec Peter Falk, Wenders nous fait visiter la ville qui a tellement changé depuis le tournage, et puis la nouvelle bande-annonce. Le coffret ultra-collector nous gratifie en plus d'un livre de 208 pages, illustré de 35 photos exclusives, avec le scénario en français et un texte passionnant de Wenders de 2017, trente ans après sa réalisation.

→ Wim Wenders, Les Ailes du désir, coffret Carlotta Ultra Collector - 4K UHD + Blu-ray + Livre, 55€ (20€ Blu-Ray seul, 25€ 4K UHD)

vendredi 3 novembre 2023

Des centaines de films canadiens en accès libre


Formidable coup de projecteur sur la production cinématographique du Canada, l'ONF met en ligne près de 2000 films en accès libre, documentaires, productions interactives, films d'animation et de fiction. Pour couronner le tout une application gratuite pour iPhone ou iPad offre le même panorama avec la possibilité de sauvegarder pour 48 heures son choix de manière à le visionner plus tard hors ligne.
La recherche est très claire, par genre, format, année, durée, par sujet ou cinéaste. Des chaînes virtuelles proposent des thématiques : biographies, arts, classiques, jeunesse, espace vert, grands enjeux, animation, les inclassables, tour du monde, histoire, peuples autochtones, HD et même 3D à condition de posséder les lunettes adéquates. La production canadienne est exceptionnelle, des films d'animation de Norman McLaren aux documentaires de Claude Jutra, Gilles Groulx, Pierre Perrault, en passant par maintes fictions à l'accent québecois très apprécié par les "Français de France" ! J'ai trouvé ainsi des documentaires de Denys Arcand, d'autres sur Robert Lepage, des dessins animés dont je gardais d'excellents souvenirs comme Le chat colla... / The Cat Came Back de Cordell Barker que l'on peut savourer en français ou en anglais. Un simple clic sur le nom du réalisateur permet de découvrir ses autres films. Et grâce au champ "Recherche" j'ai trouvé plusieurs films mis en musique par René Lussier ou Jean Derome. Le catalogue complet compte 13 000 productions auxquelles on aura seulement accès par abonnement.


L'opération Code-barre, fruit d'un partenariat avec Arte, présente 100 films réalisés par 30 réalisateurs sur les objets qui nous entourent ; chaque film conte l'histoire de l'un d'eux. Il suffit de présenter son code-barre devant la webcam de son ordinateur ou entrer son code chiffré pour lancer la projection. On peut aussi tout simplement taper son nom et le court-métrage démarre !

Article du 31 octobre 2011

jeudi 2 novembre 2023

Les chaussons rouges



Attention, spoiler dans le premier paragraphe ! Pour les non-anglophones, un spoiler révèle l'intrigue en gâchant le plaisir de la découverte, ce que j'évite d'habitude...

Dans l'entretien que Thelma Schoonmaker livre en bonus au sublime film de son mari, le cinéaste Michael Powell, et de son éternel coéquiper Emeric Pressburger, elle passe totalement à côté de l'impact féministe des Chaussons rouges. Elle ne voit dans le suicide de l'héroïne que l'intégrité absolue de l'artiste alors qu'il s'agit aussi du sacrifice que les hommes exigent des femmes. Le producteur-metteur en scène Lermontov accule sa danseuse étoile à la mort, plutôt que de la laisser vivre sa double vie, de femme et d'artiste. Son mari, le compositeur Julian Crasner, ne respecte pas plus la carrière de sa femme en ne privilégiant que la sienne. La dévotion à l'art au détriment des individus est clairement analysée par Powell & Pressburger. Ils montrent aussi comment les hommes s'arrangent entre eux, le producteur achetant le silence du compositeur à qui il suggère de renoncer à faire valoir ses droits lorsqu'il est honteusement pillé par son professeur. Le ballet des Chaussons rouges est une métaphore de l'emballement des protagonistes et de l'inéluctabilité du processus.


La somptuosité du Technicolor de Jack Cardiff retrouvé grâce à la restauration du nouveau master, l'interprétation exemplaire de Moira Shearer (la mère aveugle du Voyeur, mais qui se pensait danseuse plutôt que comédienne) et Anton Walbrook (le "bon" Allemand du Colonel Blimp) et la construction dramatique ont influencé nombreux cinéastes américains tels Martin Scorsese (Thelma est la monteuse de tous ses films depuis Raging Bull), Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou George Romero. Darren Aronofsky s'en est largement inspiré pour son Black Swan, "cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil" tranchant avec la maestria des deux Britanniques.


Pour les amateurs de ballets classiques Les chaussons rouges est le must absolu, d'autant qu'y dansent Leonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes de Diaghilev, et la danseuse étoile Ludmila Tcherina, artiste polymorphe très atypique. Le DVD édité par Carlotta offre également deux documentaires, une évocation américaine redondante du tournage et une analyse réussie du ballet par Nicolas Ripoche, réalisateur maison, plus la comparaison par Scorsese du film avant et après restauration.

Depuis cet article du 26 octobre 2011, je m'aperçois que l'édition Blu-Ray ou DVD est à 10€ !

mardi 3 octobre 2023

Mildred Pierce de Todd Haynes


Les mini-séries apparaissent comme de très longs métrages diffusés en plusieurs parties à la télévision américaine. De plus en plus de metteurs en scène de cinéma y viennent, attirés par des formats et une liberté que Hollywood ne permet pas. Si Boardwalk Empire initié par Martin Scorcese est un ratage à l'image de tous ses deniers films, Mildred Pierce de Todd Haynes, qui se passe dix ans plus tard en pleine Dépression, soulève d'intéressantes questions sur le statut des femmes, aujourd'hui comme hier, comme il l'avait déjà abordé avec Safe et Loin du paradis. Fidèlement adapté du roman de James M. Cain, également auteur du facteur sonne toujours deux fois, Haynes s'affranchit de la magnifique version de 1945 de Michael Curtiz avec Joan Crawford en confiant le rôle omniprésent à Kate Winslet et en creusant pendant quatre heures trente les fantasmes de la classe moyenne et le malaise de la "femme au foyer" dans un mélodrame qui rappelle Douglas Sirk et Fassbinder.


Vouloir le meilleur pour ses enfants les gâte souvent, tout en leur fournissant le moyen de s'éloigner quand le but était de se les attacher. Le conflit entre la mère et la fille interprétée adulte par Evan Rachel Wood naît de leur émancipation à toutes deux. La lâcheté des hommes est un handicap qui ne leur facilite pas les choses, que ce soit Bert l'ex-mari de Mildred, l'ami de la famille Wally Burgan ou le playboy Monte Beragon, respectivement interprétés par Brían F. O'Byrne, James LeGros et Guy Pearce. Seules sa voisine (Melissa Leo) ou les serveuses de son restaurant montrent une véritable solidarité avec elle.
Le film prend son temps, les neuf ans du drame se déroulant au fil des cinq parties produites par HBO (ce ne sont pas des épisodes comme dans les séries proprement dites). La musique est un peu trop illustrative, à l'image de la reconstitution historique soignée, sauf lorsque Veda, la fille de Mildred, s'acharne sur son piano ou, mieux, lorsqu'elle chante l'Air des Clochettes de l'opéra Lakmé de Léo Delibes, dont les paroles réfléchissent parfaitement son désespoir à elle, "fille de parias, rêvant de douces choses"... C'est bien le nœud de toute l'histoire, le désir d'ascension sociale que le statut de femme rend d'autant plus complexe. Et les meilleures évocations historiques prennent tout leur sens à la lumière de notre actualité.

Article du 8 septembre 2011

lundi 25 septembre 2023

Los Angeles Plays Itself lui taille un costard à sa démesure


Le montage d'archives de Thom Andersen dure 2h50, c'est dire si on en ressort rincé par ce maximalisme dont la somme commentée non-stop finit par sonner comme un écho minimaliste, une musique répétitive qui vous emporte dans sa spirale. C'est fatigant, mais c'est épatant. C'est fatigant, parce que Los Angeles n'est pas une ville de tout repos, comme les films qui la mettent en scène, comme le montage de tant d'extraits courts qui lui taillent un costard à sa démesure. D'une part, il est évident que le regard critique est celui d'un communiste américain. On le comprend à la manière de comparer riches et pauvres, donc blancs et les autres, d'analyser l'économie de tous ces crimes. D'autre part, Los Angeles Plays Itself est une mine pour cinéphiles. Parmi les deux cents films cités, il y en a forcément quelques uns qui vous auront échappé, comme les incontournables The Exiles, Bush Mama, Bless Their Little Hearts dans la lignée de Charles Burnett avec Killer of Sheep, néoréalisme alternatif qui clôt cet immense travail de démystification autant que de glorification... C'est un documentaire très fort. En prenant la ville comme personnage ou sujet, Andersen décortique le mythe hollywoodien. Les pauvres y marchent ou prennent le bus. L'architecture visionnaire est transformée en décors sinistres. Andersen déconstruit Blade Runner, "nostalgie de la dystopie". En choisissant des images qui nous renvoient à nos passions ou à ce que nous ignorions, il nous ferre. Il nous attrape comme les films savent le faire, par leur suggestion perverse à l'identification.


Terminé de monté en 2003, ses projections étaient restées longtemps confidentielles. Sorti enfin officiellement en 2013, Los Angeles Plays Itself profite d'une nouvelle version de 2023, et de sa première en Blu-Ray ou DVD. Il est accompagné d'un livret indispensable où Andersen pointe quelques erreurs de sa part, mais surtout refait le film en 24 pages. Son texte, écrit en 2008, est un nouvel accompagnement. Il s'appuie toujours sur Sunset Boulevard, Les anges sauvages, Chinatown, L.A. Confidential, etc., pour produire une analyse fondamentalement politique, rappelant des faits méconnus comme les importantes déportations vers le Mexique pendant les années 1930 ou les mouvements chicanos pour les droits civiques des années 1960 et 1970. Il rend hommage à des documentaires plus récents sur Los Angeles comme Bastards of The Party et Crips and Bloods: Made in America qui démontent les mensonges sur les gangs, ou encore South Main, Chris and Don: A Love Story... Son film est autant un jeu de pistes cinéphilique jubilatoire qu'une analyse marxiste cruelle que ne renierait pas Slavoj Žižek, l'auteur de Bienvenue dans le désert du réel.

→ Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€

jeudi 21 septembre 2023

Deep End, je pourrais mourir ce soir


Jusqu'au coup de théâtre final, Deep End est un film de faux-semblants où les apparences rivalisent d'ambiguïté. La comédie initiatique révèlera un drame de l'adolescence et les personnages dévoileront une cruauté inattendue. Si Jane Asher et John Moulder-Brown sont à croquer ils finiront dévorés par un monde sans scrupules qui tranche avec les représentations de l'époque. Tourné en 1970 par Jerzy Skolimowski, cinéaste rare à la filmographie toujours surprenante (Le départ, Travail au noir, Essential Killing, [et le dernier, magnifique Eo]…), Deep End explose de couleurs vives et franches comme chez Demy, s'accompagnant des musiques composées par le chanteur pop Cat Stevens et le groupe expérimental Can, références extrêmes à un Swinging London qui restera à jamais hors-champ. Pourtant le film n'a pas d'âge, comme les plus belles réussites de son auteur. Les émois du jeune éphèbe sont filmés avec humour et sensibilité sans sombrer dans les poncifs, le désir et la frustration de l'âge ingrat mariant le sexe et la mort en un ballet nautique suffocant. La chanson de Cat Stevens qui accompagne le générique à la peinture saignante du début s'appelle But I Might Die Tonight (Je pourrais mourir ce soir). Nous ne pensions pas atteindre 30 ans. On oublie facilement que les contes de fées sont souvent cruels et tragiques.


Ressorti au cinéma à l'époque de cet article du 4 août 2011, le film est publié en DVD, accompagné d'un documentaire inédit comme Carlotta en a le secret.

mardi 19 septembre 2023

La cible de Peter Bogdanovich


Celui ou celle qui a traduit Targets, le titre du premier long métrage de Peter Bogdanovich, en La cible n'avait certainement pas vu le film pour oublier le pluriel. Charles Whitman, un des premiers assassins de masse anonyme de l'histoire des États Unis qui tira sur la foule du haut d'un gratte-ciel au Texas deux ans plus tôt, en 1966, inspirera aussi probablement plus tard Luis Buñuel avec le tueur poète du Fantôme de la liberté. Dans les deux cas les réalisateurs banalisent le tueur sans jamais le rendre antipathique et soulignent l'absurdité du geste. Si Buñuel insistera dans ce sens en le faisant libérer après l'avoir condamné à mort, Bogdanovich livre une critique de l'Amérique où la violence est intrinsèque sous une couverture bien pensante.
Targets est passionnant à plus d'un titre. Il fut produit par Roger Corman dont la fin de The Terror (L'halluciné) (1963), coréalisé par Francis Ford Coppola, Monte Hellman, Jack Hill et Jack Nicholson qui y tient le rôle d'un jeune officier, est projeté en introduction. Son principal acteur, Boris Karloff, la créature historique de Frankenstein, incarne cette fois Byron Orlok, un comédien fatigué qui lui ressemble évidemment, y compris dans sa personnalité en fin de carrière. Parallèlement à cette déchéance annoncée, un jeune homme, bien sous tous rapports, entendre chrétien amateur d'armes à feu comme son papa qu'il appelle "Sir", revenu de la guerre du Viet Nâm, est pris d'une folie meurtrière qui lui échappe. Les deux histoires se croiseront dans une mémorable scène finale sur le parking d'un drive-in où est projeté le dernier film de la star du film d'horreur, conscient que ce spectacle est ringard et dépassé face à la réalité affolante de la violence contemporaine. Le film de Bogdanovich, qui joue lui-même le rôle du jeune réalisateur, est truffé de références cinématographiques qui amuseront les cinéphiles, mais le cinéaste reconnaît ce qu'il doit à Samuel Fuller qui livra les meilleurs idées du scénario tout en refusant d'être payé et d'apparaître au générique. Généreux, il pensait que sa présence occulterait celle du jeune Bogdanovich. C'est du Fuller tout craché, également pour pousser les situations dans ce qu'elles ont de plus extrême.
En entremêlant fiction et réalité dans la présentation de l'épouvante, Targets souligne la schizophrénie américaine dans son rapport à l'horreur.


Comme souvent chez l'éditeur cinéphile Carlotta, les suppléments sont passionnants, d'une part une introduction de Bogdanovich qui revient sur la genèse du film et son rapport au producteur Roger Corman, d'autre part un entretien avec Jean-Baptiste Thoret qui insiste sur son œuvre présentant le cinéma comme mode de vie ou philosophie, à l'envers du sens commun.

→ Peter Bogdanovich, La cible, Blu-Ray/DVD Carlotta, 20€. Édition Prestige avec memorabilia, 30€, sortie aujourd'hui !

lundi 18 septembre 2023

Revision


Jouant aux dix films à emporter sur une île déserte avec Jonathan, je fais une recherche dans mon Blog, et vlan, L'ile déserte sort du chapeau à la date du 18 mai 2007. Je ne m'étais alors autorisé que des films publiés en DVD. La donne a changé. Ma cinémathèque a considérablement augmenté. Aujourd'hui, 31 mai 2011, comme nos listes sont trop longues, nous choisissons seulement des films que nous pourrions revoir quel que soit le moment, là, à l'instant.
Dans le désordre, comme ils me viennent, je sélectionne :
Muriel (Alain Resnais) qui était déjà le premier de ma liste précédente et dont j'ai affublé ma fille en second prénom à son grand dam
La nuit du chasseur (Charles Laughton), film orphelin que Carlotta vient de ressortir au cinéma
Adieu Philippine (Jacques Rozier) dont je connais tous les dialogues par cœur
Johnny Guitare (Nicholas Ray), idem
L'âge d'or (Luis Buñuel) puisqu'il faut bien n'en choisir qu'un
Faust (F.W.Murnau) d'autant que le Drame en avait composé une partition complète et que nous ne l'avons jamais joué
Le testament du Dr Mabuse (Fritz Lang) comme M qui forme dyptique avec lui
Le testament d'Orphée (Jean Cocteau), son dernier film résume toute son œuvre
Anathan (Josef von Sternberg), un autre dernier film, en japonais, commenté par l'auteur
La grande illusion (Jean Renoir) pour ne pas prendre La règle du jeu que Jonathan emporte déjà !
Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy), mais c'eut pu être Les parapluies ou Une chambre en ville
Uccellacci e uccellini (Pier Paolo Pasolini) aussi bien que La ricotta
Histoire(s) du cinéma (Jean-Luc Godard), pirouette élargissant fabuleusement le champ
Cela fait déjà 14 et tous ceux ou celles qui se prêtent à l'exercice trichent en ajoutant qu'ils ont laissé de côté tel ou tel, comme moi Les petites marguerites (Vera Chytilova), Un chant d'amour (Jean Genet), La rue de la honte (Mizoguchi Kenji), Vertigo (Alfred Hitchcock), Mon oncle (Jacques Tati), Le guépard (Lucchino Visconti), Gertrude (Carl T.Dreyer), Persona (Ingmar Bergman), La glace à trois faces (Jean Epstein), A Movie (Bruce Conner), The Peeping Tom (Michael Powell), Hellzapoppin (H.C. Potter), La route parallèle (Ferdinand Khittl), L'homme à la caméra (Dziga Vertov), La face cachée de la lune, que je ne pourrais pas forcément regarder là, tout de suite, sans réfléchir. J'ai carrément oublié Welles, Pasolini, Dreyer, Moullet, Vigo, Bresson, Ophüls, Fuller, Chaplin, Keaton, Fassbinder, Oshima, Varda, Marker, Jacques Tourneur, Lynch, Pelechian, faute de n'avoir pas su choisir... Ni documentaires ni animations, ni ceux de Françoise Romand ou les miens, ni courts-métrages... Le pari est stupide.
Aussi subjectif que moi, Jonathan Buchsbaum sélectionne Muriel et L'âge d'or comme moi, mais ajoute La règle du jeu, Dead Man, Citizen Kane, Satantango, La terre tremble, M le maudit, Les mémoires du sous-développement, Point Blank, Le samouraï, L'éclipse et bien d'autres, parce que nous trichons définitivement tous ! Jonathan, qui m'a suggéré Hell in the Pacific de John Boorman pour illustrer notre île déserte, propose que la prochaine fois nous nommions dix films des vingt dernières années en espérant qu'on arrivera à dix...
L'exercice est un peu vain, mais il peut fournir des pistes. Les choix, forcément subjectifs, renvoient à l'histoire de chacun. Le cinéma a tout à voir avec le souvenir et le fantasme, l'identification à des histoires vécues et les perspectives que l'on se donne encore. Dans ma liste je note tout de même que la mémoire et le testament se complètent, que l'on peut toujours tourner la page et renaître, que tous mes chouchous sont des vecteurs tirant leurs sources dans le passé pour mieux affronter l'avenir et qu'ils incarnent tous une lutte contre la mort. Ce qui me ramène à mon interrogation initiale sur les raisons de ma veille. Le cinéma m'empêcherait de m'endormir, donc de mourir, mais c'est la musique qui me réveille, un merle en particulier, me rassurant chaque matin que je suis toujours en vie.

P.S.: probablement qu'aujourd'hui j'ajouterais quelques films plus récents, mais la cinéphilie demande parfois du temps pour que les raretés fassent surface...

vendredi 8 septembre 2023

Le lion, sa cage et ses ailes


Sans l'avènement de la vidéo portable Le lion, sa cage et ses ailes n'aurait jamais existé. Sans celui du DVD je n'aurais pas pu regarder les huit films qu'Armand Gatti tourna avec les ouvriers immigrés de chez Peugeot à Montbéliard. Il aura fallu deux inventions technologiques pour que nous parviennent ces paroles rares dans le paysage audiovisuel français. Sur son site l'exceptionnelle biographie d'Armand Gatti rédigée par Marc Kravetz raconte le poète, dramaturge, cinéaste, mais aussi résistant inlassable, parachutiste tombé de nulle part, déporté, évadé, journaliste, globe-trotter. Son père balayeur anarchiste et sa mère femme de ménage franciscaine l'appellent Dante Sauveur Gatti, mais ce n'est pas le sujet qui nous intéresse ici, concentrons-nous sur l'objet !
Double DVD publié par les Éditions Montparnasse dans la collection dirigée par Nicole Brenez et Dominique Païni, "Le geste expérimental", Le lion, sa cage et ses ailes rassemble huit films tournés de 1975 à 1977 avec Hélène Chatelain et Stéphane Gatti, par, pour et selon les ouvriers, regroupés en communautés d'origine. Là où le repli communautaire pourrait paraître réactionnaire, la responsabilité de chacun renvoie à une solidarité de tous. Dans le livret l'introduction de Jean-Paul Fargier et la reproduction des affiches en sérigraphie annonçant le film rendent ma chronique bien fade. Si l'époque produisait des images grises, cent fleurs écloront sur le terreau vidéo. Cette Babel schizophrène est une œuvre unique, exemplaire, parce qu'elle échappe à tout ce qui a existé jusqu'à aujourd'hui. Elle pourrait incarner la véritable télé-réalité ou le cinéma-vérité, des modèles subjectifs évidemment, car la fiction a la véracité du rêve et le documentaire s'inspire des individus sans ne jamais généraliser. Pour être de partout il faut être de quelque part. On comprend mieux pourquoi des Polonais filment Le Premier Mai, des Marocains Arakha, des Espagnols L'oncle Salvador, des Géorgiens La difficulté d'être géorgien, des Yougoslaves La Bataille des 3 P., des Italiens Montbéliard est un verre... Partout la musique les accompagne. Le cinéma militant de Gatti rappelle celui de Godard, parce qu'il fait éclater la narration traditionnelle en s'interrogeant sans cesse, provoquant chez les spectateurs un sentiment de jamais vu tout au long de cette épopée des temps modernes. Il propose aux ouvriers immigrés de composer leurs propres scénarios, de critiquer ce qu'ils ont tourné, 90 heures en 6 mois pour aboutir à 5 heures 30 de films d'inégale longueur, sans formatage, tous radicalement passionnants. Du grand art l'air de rien.
À l'heure où les immigrés sont une fois de plus la cible de la sociale-démocratie plus réactionnaire que jamais, où la télévision est incapable de se renouveler et de jouer son rôle pédagogique, où le cinéma nous sert les sempiternels atermoiements, où le formatage règne partout en maître-étalon, il est indispensable de suivre cette cure de jouvence qui libère la parole, les images et les sons du peuple. Ce sont nos voix que l'on a muselées, car nous fûmes ou nous sommes tous, à l'exception des banquiers cyniques qui assèchent le monde, des travailleurs immigrés, résistants aux vies irremplaçables, garants de la mémoire comme de l'avenir, porteurs de la nécessité de créer, librement.

Article du 13 mai 2011

vendredi 1 septembre 2023

Anatomie d'une chute


J'avais bien travaillé au studio depuis le matin à préparer le séance d'enregistrement de lundi prochain. C'est un peu tôt pour choisir les instruments dont je jouerai pour ce nouveau Pique-nique au labo, cette fois avec la clarinettiste Hélène Duret et la harpiste Rafaelle Rinaudo, mais l'impatience me pousse à me projeter la semaine prochaine. J'en ai profité pour tester la pédale Eventide H9 Max sur le Tenori-on sans être certain que je les utiliserai. Rolls des effets électroniques, le H3000 et la H90 sont déjà dans les circuits auxiliaires. La conscience tranquille, je suis donc descendu au Cin'Hoche voir le film de Justine Triet, Anatomie d'une chute, qui a obtenu la Palme d'Or à Cannes cette année.
Jouissant de mon propre grand écran depuis plus de vingt ans et d'une offre quatre fois plus importante que la Cinémathèque française, je ne fréquente que très rarement les salles de cinéma, mais plusieurs raisons me poussaient à sortir. Plusieurs amis avaient été emballés par le film qui vient de sortir alors que je dois toujours attendre leur publication en DVD pour découvrir les plus récents, d'autres amis, et parfois les mêmes, m'exhortent à quitter ma tanière si je ne veux pas rester éternellement célibataire, cela me faisait du bien de marcher un peu jusqu'au centre ville et puis il est toujours sain de bouleverser ses habitudes. Contrairement à ce qu'avancent certains de mes proches je ne vois aucune différence à assister seul au spectacle dans une grande salle clairsemée ou dans mon salon, si ce n'est que chez moi c'est plus confortable. Pourtant la salle municipale de Bagnolet, qui avec ses deux écrans dépend désormais d'Est Ensemble, est très agréable, sa programmation art et essai en version originale est impeccable. J'ai noté que Les feuilles mortes, le nouveau Kaurismäki, ou Fermer les yeux de Victor Erice y sont programmés très bientôt.
Pas de regret pour mon choix. Le film de Justine Triet est excellent. On y retrouve son attirance pour les procès, le monde de la littérature, la psychanalyse, la vie de couple et des rôles de femme complexes. Comme chez Vecchiali ou Cassavetes, l'équipe du film est quasi familiale : son compagnon Arthur Harari, réalisateur comme elle de grand talent (Diamant noir, Onoda), joue dans tous ses films (La bataille de Solférino, Victoria, Sibyl) et a coécrit celui-ci, elle est fidèle à la comédienne allemande Sandra Hüller (Toni Erdmann, I'm Your Man) comme à Virginie Efira présente dans deux autres de ses films, etc. J'ai toujours pensé que cette complicité favorisait certaines aventures, même si le conflit profite à d'autres. Vous remarquerez que je ne parle pas du film, ni même ne livre la bande-annonce. D'une part je déteste spoiler (divulgâcher), d'autre part j'évoque rarement des sujets traités largement par la presse. Il est ainsi inutile que je m'étale sur la polémique suscitée par le discours de Triet sur la politique gouvernementale, mes lecteurs/trices connaissent mon engagement. Allez voir le film, c'est bien.
Je suis rentré et, après le dîner, j'ai regardé Limbo de Ben Sharrock que m'avait conseillé Françoise. Plusieurs films récents portent ce même titre, un polar poisseux hongkongais réalisé par Soi Cheang, une enquête en territoire aborigène de l'Australien Ivan Sen, et une dizaine d'autres plus anciens ! Étonnamment j'avais regardé ces deux-là, tournés en noir et blanc, la semaine précédente. Le film anglais de Sharrock dresse le portrait d'un groupe de demandeurs d’asile attendant de connaître leur sort sur une petite île de pêcheurs en Écosse. Le ton doux et amer, un peu surréaliste, la lenteur humoristique, rappellent certains films nordiques, islandais ou finlandais, des films où s'exprime la tendresse humaine. Cela change des portraits égocentriques et un peu cyniques de l'Allemand Christian Petzold comme dans son récent Roter Himmel (Le ciel rouge).
Entre temps je m'étais arrêté acheter un kebab sur le chemin. Manger de la junk food m'arrive peut-être deux fois dans l'année. Une manière de souligner l'exotisme de ma sortie cinématographique ? L'occasion de manger des frites, ce que je ne fais jamais évidemment. Juste le temps d'appeler Étienne Mineur à Genève pour discuter de la magnifique pochette qu'il concocte à base d'intelligence artificielle pour le vinyle La preuve du groupe Poudingue. Si mes articles ont parfois un caractère anatomique, celui-ci n'a pas de chute.

P.S.: Comme j'avais beaucoup apprécié Anatomie d'une chute, j'ai regardé le seul film de Justine Triet que je ne connaissais pas, Victoria. J'ai été surpris, mais pas étonné, de constater certaines ressemblances, sauf que celui-ci est traité sur le mode de la comédie alors qu'Anatomie est un drame... Un couple se déchire. Difficulté d'un écrivain à écrire son roman tout en s'inspirant de sa vie de couple. Une mère plutôt absente. Velléités procédurières. Absurdité du système de la justice... Quand on creuse on se rend compte que la plupart des cinéastes (tous et toutes peut-être) font toujours le même film. Cette fois Triet réussit son meilleur.
Quant à Limbo, Françoise, dont c'est le film préféré cette année, s'étonne que je n'en dise pas plus. Je lui ai répondu que "la scène d'ouverture ressemble tout de même bigrement aux films de Dominique Abel (L'iceberg, Rumba, La fée, etc.). De mon côté j'ai préféré Eo, Pacifiction, Triangle of sadness et, en ce qui concerne les migrants et autochtones, les derniers films de Kaurismäki (Le Havre, L'autre côté de l'espoir). Donc pas si original que cela à mes yeux, mes oreilles et mon cœur 😉 Mais je comprends que Limbo [lui] plaise, les très beaux cadres sont en effet du genre des [siens], et le film est très fin dans ses allusions sans en remettre trois couches, et surtout il prend son temps (dans tous les sens du terme)."

jeudi 24 août 2023

Joe Dante filme l'enfer américain


J'allais republier mon article du 6 mai 2011 sur Panic sur Florida Beach (Matinee) de Joe Dante lorsque j'ai retrouvé deux autres articles, datés du 22 mai 2013 et du 5 décembre 2016, sur ce cinéaste (vraiment) indépendant américain, et particulièrement sur Piranhas et Les banlieusards...

Panic sur Florida Beach

Derrière son sens aigu du spectacle Joe Dante est un cinéaste éminemment politique. Je ne connaissais que ses Gremlins (1984), qui ne m'avaient pas emballé outre mesure, avant de suivre film à film la liste des comédies transgressives américaines de Jonathan Rosenbaum. Nous avions commencé par Innerspace (L'aventure intérieure, 1987) et La Seconde Guerre de Sécession (The Second Civil War, 1997) qui provoquèrent l'hilarité générale, saines séances où rire à gorge déployée vaut toutes les vitamines. Le second serait à projeter toutes affaires cessantes en ces périodes de haute manipulation médiatique avec interventions guerrières à la clef ! Le virus Dante nous ayant contaminés, nous avons continué avec Explorers (1985), Les banlieusards (The 'Burbs, 1989), Small Soldiers (1998) et Panic sur Florida Beach (Matinee), sans compter quelques unes de ses participations à des séries télévisées et films collectifs. Hors Gremlins, l'échec commercial relatif de ses films est parfaitement justifié par leur ton politiquement incorrect, car Dante est viscéralement un indépendant. Dans tous il aborde la paranoïa, la peur de l'autre et de l'inconnu engendrant la violence, en faisant basculer le récit dans l'absurde que les films de genre exacerbent. Leur humour se révèle le meilleur antidote au racisme et à l'intolérance.


Carlotta a l'excellente idée de publier le DVD de Matinee, en français Panic sur Florida Beach, un petit bijou d'humour ravageur sur la projection d'un film d'horreur dans une ville de Floride au moment où éclate la crise des missiles de Cuba en 1962. La fascination pour les monstres de série B trouve son explication dans la paranoïa nucléaire de l'anti-communisme d'alors. Cette comédie décapante dessine un portrait de l'Amérique, au travers de ses préjugés et ses phobies, mais fait également figure de parcours initiatique pour des adolescents découvrant l'amour en même temps que l'horreur. Film dans le film à plus d'un titre, Panic sur Florida Beach est aussi une réflexion sur la production cinématographique au travers du truculent John Goodman jouant le rôle du réalisateur invité à projeter son Mant! (L'homme-fourmi) (en Atomo-Vision et Rumble-Rama s'il-vous plaît, court-métrage présenté en bonus à côté d'une passionnante interview de Joe Dante) dans cette petite ville de Key West, juste en face de Cuba ! Les angles d'attaque sont si variés que le film représente un véritable kaléidoscope braqué sur l'époque. Panic sur Florida Beach n'est pas un film mineur, c'est une mine dont l'heure a sonné.

Piranhas, pamphlet mordant anti-US


Pour une fois, le bonus DVD d'un film me permet de me rafraîchir la mémoire sans avoir besoin de le revoir pour écrire ma chronique. Un an est passé depuis la projection de Piranhas (1978) qui nous avait fortement impressionnés, pas seulement pour son suspense gore, mais aussi pour sa charge politique contre le gouvernement américain et son humour noir. En général j'ai du mal avec les entretiens qui citent d'abondants extraits du film que l'on vient de regarder, aussi suis-je ravi d'écouter Joe Dante évoquer le tournage de son second long métrage dans la nouvelle édition publiée par Carlotta. Pour commencer, il rend évidemment hommage à son producteur, le prolifique Roger Corman qui donna leur chance à nombreux réalisateurs prometteurs tels Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Peter Bogdanovich ou Jonathan Demme.


Joe Dante préfère comparer Piranhas à un film de guerre plutôt qu'à Hitchcock, son scénario dénonçant en sous-main les méthodes des États Unis pendant la guerre du Vietnam, chimie criminelle et manipulations génétiques à la clef. Il est probable que personne n'oserait aujourd'hui aller aussi loin dans le "politiquement incorrect", particulièrement dans les scènes où quantité d'enfants se font dévorer par les vilains poissons mutants. Dante insiste d'ailleurs sur la responsabilité du lobby des armes dans la violence qui s'est multipliée dans son pays plutôt que celle que véhicule le cinématographe. Lointain pastiche des Dents de la mer, Piranhas est un film fascinant qui loin de se complaire dans une horreur confortable et spectaculaire dénonce la bêtise humaine avec un humour saignant et ravageur.

Les banlieusards


Après Body Double, L'année du Dragon, Little Big Man et Panique à Needle Park, l'éditeur Carlotta publie un cinquième coffret Ultra Collector consacré au film relativement méconnu de Joe Dante, The 'Burbs (Les banlieusards). Amateur de DVD ou Blu-Ray pour le confort qu'ils apportent lorsqu'on a la chance de posséder chez soi un grand écran, cinéphile suite à mes études de cinéma, j'apprécie les éditions dont les bonus apportent un réel plus au film. Cette fois nous sommes servis : plus que les cinq études analytiques passionnantes de Frank Lafond, Florent Christol, Vincent Baticle, Christian Lauliac et Fabien Gaffez figurant dans le livre de 200 Pages abondamment illustré, apportant quantité d'informations sur l'histoire, le satanisme, le décalage comique, la musique ou les acteurs, j'ai surtout été intéressé par le témoignage de Joe Dante, la copie de travail, la fin alternative, les archives promotionnelles, etc. qui accompagnent cette comédie fantastique réalisée en 1989 avec le jeune Tom Hanks, Bruce Dern, Carrie Fisher, superbement remasterisée.


Comme tous les films de Joe Dante depuis Piranhas, Les banlieusards insinue une critique virulente de la vie américaine. Imitant avec quelques années de retard les dégâts produits par et aux États Unis, nous pouvons malgré tout nous y projeter sans difficulté avec nos manies xénophobes et nos réactions muées par l'émotion qui étouffent la réflexion ! Je reconnais l'amicale complicité de nos voisins contre les horribles sorcières du fond de l'allée et certains replis communautaires caricaturaux. Rien d'étonnant à ce que les Américains ne soient pas fans des films de Dante qui leur en envoie chaque fois plein les gencives, comme récemment Braindead, la série de Michele et Robert King... On peut lui préférer Matinee (Panique sur Florida Beach), Innerspace (L'aventure intérieure), Small Soldiers, The Second Civil War ou les Gremlins, mais The 'Burbs a quelques atouts, à commencer par son décor. Car Mayfield Place deviendra quinze ans plus tard Wisteria Lane, la série Desperate Housewives se passant dans la même rue des studios Universal, une autre histoire de banlieusardes avec ses ragots et ses histoires sordides. Le film de Joe Dante est une comédie pleine d'allusions cinéphiliques et de ressorts comiques liés au cinéma d'épouvante, le film parfait d'un samedi soir.

→ Coffret Les banlieusards (The 'Burbs), coffret ultra collector limité à 2.000 exemplaires numérotés en Blu-ray + DVD + 1 DVD de Bonus + Livre, 49€ / le DVD ou Blu-Ray seul, 14€

jeudi 10 août 2023

Aspergirl, Nicole Ferroni toujours drôle


Je ris de moins en moins au cinéma. Pleurer m'est beaucoup plus facile. Est-ce moi qui ai changé, l'époque qui ne s'y prête pas, l'humour lourdingue que je ne partage pas, sans parler du comique de répétition qui m'a toujours ennuyé ? Mais voilà, il y avait longtemps que cela ne m'était pas arrivé. Pas tant, mais suffisamment pour que je le remarque. J'ai donc regardé Aspergirl, mini-série franco-belge de 10 courts épisodes, créée par Judith Godinot et Hadrien Cousin, sur une idée originale de Sophie Talneau, réalisée par Lola Roqueplo, avec Nicole Ferroni et le jeune Carel Brown. Le sujet, l'autisme féminin, est grave, mais c'est le propre du rire de s'attaquer à ce qui pourrait faire souffrir et que les humoristes retournent comme un gant.


Je me souviens de Michèle, alors psychologue, entourée d'handicapés mentaux absolument adorables, écroulée d'un rire communicatif, alors que nous nous promenions dans la forêt avec eux et des dizaines de gallinacés plus étonnants les uns que les autres ; elle avait réussi à me faire accepter les trisomiques qui m'angoissaient jusque là. Oui, je sais, l'autisme n'est pas une maladie, c'est un handicap, caractérisé entre autres, malgré cela, par une inadaptation à la normalité sociale. Combien d'Aspergers qui s'ignorent parmi les artistes ! J'imagine que vivre avec une fille comme celle qu'interprète Nicole Ferroni ne doit pas être de tout repos, mais au moins on ne s'ennuie pas. Les scénaristes, avec l'aide de la psychologue Julie Dachez, elle-même diagnostiquée Asperger, ont bien étudié l'autisme avant de se lancer. Il y a quelques lourdeurs, mais dans l'ensemble Aspergirl fait bonne figure dans la comédie française, et d'un point de vue pédagogique cette série a son utilité, comme récemment En thérapie.

mercredi 9 août 2023

Out of Order, suspense en huis clos


Je regarde tout, sans distinction de genre, films et séries, blockbusters et expérimentaux, anciens et nouveaux, animations et documentaires, drames et comédies, films X, Y ou Z... Il y a des découvertes à faire dans tous les genres, des œuvres qui sortent du lot, des scénarios incroyables, des maîtrises à couper le souffle. Out of Order (Abwärts) (1984) de Carl Schenkel fait partie des films qui tiennent en haleine du début à la fin, précision d'horloger suisse pour un huis clos tendu où quatre personnes se retrouvent coincées dans un ascenseur. Derrière le film d'action et psychologique se devine une critique acerbe de la société capitaliste et patriarcale. Parmi les bonus, le témoignage de l'acteur Hannes Jaenicke est particulièrement éloquent sur l'Allemagne d'après-guerre et sur le travail de Carl Schenkel, franc-tireur qui aura toujours du mal à faire produire ses films dans une Allemagne alors encore partagée entre son rêve socialiste et ses casseroles nazies. Une pensée pour William Friedkin qui vient de disparaître et dont le travail n'est pas si éloigné...

→ Carl Schenkel, Out of Order, Blu-Ray Carlotta, 20€, sortie le 22 août 2023

vendredi 4 août 2023

Les Basilischi, le premier d'une grande cinéaste


En Italie on cause, on cause, mais après ? C'est ce que raconte Lina Wertmüller dans Les Basilischi. C'est aussi comme cela que les Français caricaturent souvent les Italiens. Les Italiens, est-ce que cela existe vraiment ? L'unification du pays amorcée en 1861 a-t-elle jamais été assumée ? Ceux du sud sont toujours regardés comme des parias par ceux du Nord. Dans la petite ville provinciale de Minervino Murge, située entre les Pouilles et la Basilicate (qui donne son nom au film), les jeunes s'ennuient. Ils tiennent les murs, battent le pavé et rêvent des filles que leurs parents ne laissent pas sortir. Les préjugés, les clichés et les rituels les gardent prisonniers. Rome est un fantasme que peu transformeront en réalité, tant bien même, ils retournent au bled. Soixante ans plus tard, cette jeunesse laissée pour compte ressemble terriblement aux gamins français de nos cités. Ce premier film de Lina Wertmüller, sorti en France pour la première fois l'année dernière, laisse espérer que d'autres seront édités à l'avenir. Cette cinéaste rebelle, décédée à 93 ans en 2021, qui fut l'assistante de Fellini sur 8 1/2, est l'égale des plus grands. Sous une apparence néo-réaliste, on perçoit ce qui fera son style, un regard acéré sur les classes sociales, un grand écart qui mine les uns comme les autres. Comme Luchino Visconti di Modrone, Lina Wertmüller, née Arcangela Felice Assunta Wertmüller von Elgg Spanol von Braueich, entretient une sympathie fondamentale pour la classe ouvrière. Les Basilischi est une magnifique mise en bouche pour une œuvre épatante à découvrir ou redécouvrir. À noter que Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été, mon préféré, a déjà été publié par Carlotta.

→ Lina Wertmüller, Les Basilischi, Blu-Ray Carlotta, 15€, sortie le 22 août 2023

mercredi 2 août 2023

Mean Streets, film ethnique


Après la dégringolade des derniers films de Martin Scorsese [cela ne s'est pas arrangé depuis cet article du 25 mars 2011], revoir Mean Streets permet d'apprécier l'authenticité et la sincérité du réalisateur à ses débuts. Film quasi autobiographique, du moins dans l'étude de son milieu social et de sa jeunesse dans le quartier italien de New York, le film possède une valeur documentaire exceptionnelle. Passé le conseil assaisonné que John Cassavetes lui donna à la sortie de Bertha Boxcar de faire ce qui lui plaît réellement, cette influence directe se fait sentir dans les plans à l'épaule, l'amitié virile des petits machos et les improvisations extraordinaires que ces deux phénomènes engendrent. Harvey Keitel y est extrêmement touchant et Robert De Niro une parfaite tête à claques, tandis que Scorsese étale ses doutes sur son ancienne attirance pour la prêtrise. L'aspect fondamentalement chrétien de son cinéma de gangsters m'a toujours empêché d'y adhérer totalement. Si l'hypocrisie de cette morale avec laquelle on s'arrange par la confession, le repentir, la punition et la rédemption me lève la peau, je me laisse porter par cette plongée ethnique comme dans n'importe quel film exotique. La magie s'évanouira hélas après Casino lorsque la rigueur du scénario et la manière de filmer s'effaceront derrière un classicisme arbitraire et un maniérisme tout aussi maladroit.


Les bonus publiés par Carlotta confirment mon sentiment, évocation de sa jeunesse par Scorsese, témoignages de son chef opérateur Kent Wakeford et du critique Kent Jones, reportage sur le réalisateur revenant dans Little Italy après le tournage et un autre sur ce que sont devenus les décors aujourd'hui, les home movies en Super 8 muets utilisés pour l'introduction de Mean Streets présenté ici remasterisé, etc. La version Blu-Ray offre en supplément Italianamerican, le moyen métrage tourné par Scorsese en 1974 avec ses parents. Mean Streets qui fut son premier succès l'année précédente est la pierre angulaire de tout son cinéma.

mercredi 26 juillet 2023

La Turquie via deux excellentes séries


Comme j'avais beaucoup aimé La maison Von Kummerveldt et que nous avions évoqué les rares séries mettant en scène la psychanalyse, Michael Lemesre me suggère de regarder la série turque Bir Başkadır (traduit "C'est différent") que j'avais d'ailleurs récupérée sous le nom de Ethos. Le sujet s'appuie sur les différences entre ville et campagne, et surtout les conservateurs religieux et les laïcs révoltés par le voile. Si le point de vue politique n'est qu'effleuré, la lutte des classes un peu escamotée par une bonne conscience bourgeoise, il n'en demeure pas moins que Bir Başkadır renvoie tous les personnages au contradictions que révèle la psychanalyse et les rend tous particulièrement attachants. En montrant les faiblesses de chacun/e, le réalisateur Berkun Oya déchiffre les traumatismes individuels et les névroses familiales qui les poussent à leur mal de vivre. Le scénario montre également que la "guérison" peut passer par des voies diverses et que la psychanalyse n'est que l'une d'entre elles, du moins dans sa pratique. Énorme succès en Turquie, cette excellente série, servie par une remarquable direction d'acteurs et un regard acéré sur le paysage qui laisse une marque indélébile sur les individus, mérite d'être découverte, d'autant que ce n'est pas la seule réussite de son auteur.


Trois ans plus tôt, Berkun Oya avait signé Masum (traduit "Innocent"), une série policière aussi captivante, qui m'avait également échappé. Là aussi les trajectoires des personnages se trouvent étonnamment imbriquées, un peu à la manière d'un récit choral ; la folie les guette et les femmes y tiennent des rôles très forts dans un pays où le patriarcat s'exprime avec violence. La puissance de l'environnement social, mais également géographique, y est génialement rendue. Les questions posées par les uns laissent souvent sans voix celles et ceux à qui elles s'adressent, comme si le passé tu empêchait d'avancer. Bien qu'il n'y soit jamais fait référence, je ne peux m'empêcher de penser au génocide arménien dont le tabou marque forcément l'histoire du pays. Le mensonge, prétendument érigé par protection des êtres aimés, devient une arme à double tranchant. Comme dans l'autre mini-série (chacune se compose de huit épisodes), la rédemption, thème récurrent dans le cinéma turc, n'intervient qu'en faisant sortir les cadavres des placards. Les mots qui précèdent s'appliquent aux deux séries. Ajoutez la corruption pour la seconde...

Ces mini-séries sont diffusées sur Netflix comme nombreuses séries turques, deuxième producteur mondial après les États-Unis.

lundi 24 juillet 2023

La maison Von Kummerveldt, série féministe explosive


Suite à mon article sur des séries télé récentes, Michael Lemesre m'a suggéré de regarder La maison Von Kummerveldt, six très courts épisodes réalisés par le cinéaste et producteur allemand Mark Lorei. Je n'ai pas été déçu par ce pamphlet anti-patriarcal tout à fait d'actualité même si l'action se passe à l’avant-veille de la Première Guerre Mondiale, pendant le Second Reich. La défaite française de Sedan qui a marqué la fin de Napoléon III est plusieurs fois évoquée, mais l'orgueil et le conservatisme allemands sont explicitement visés par l'héroïne qui ne pense qu'à faire publier son roman sur la vie d'une prolétaire au service d'aristocrates. Ce culte absurde de la rigueur militaire se poursuivra jusqu'au nazisme. Dans cette satire féroce et provocatrice j'ai évidemment reconnu l'influence de Luis Buñuel, de L'âge d'or au Journal d'une femme de chambre, via Sade, Marx et une drôlerie quasi surréaliste ! La musique du groupe de rock Gurr remet les pendules à l'heure quand apparaît l'intertitre "où comment Louise a guéri de l'hystérie en criant jusqu'à faire exploser son corset à la gueule de la patrie...". Les comédiens sont très bien et la réalisation à la hauteur du scénario corrosif de la jeune Cécil Joyce Röski qui dresse le portrait d'une jeune femme en quête d'émancipation.


La bande-annonce est en V.O., mais sur Arte.tv la série est évidemment sous-titrée, et en accès libre !