70 Cinéma & DVD - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi 19 juin 2024

Welcome in Vienna en DVD


Durant six heures extraordinaires la trilogie Welcome in Vienna (Wohin und zurück) met en scène des hommes et des femmes ordinaires qui fuient ou combattent le nazisme, de la Nuit de Cristal en 1938 à la Libération en 1945. Juifs, communistes, Autrichiens ou Allemands antinazis, ils s'échappent de Vienne jusqu'à Marseille en passant par Paris (Dieu ne croit plus en nous), essaient de trouver leur place à New York (Santa Fe) et s'engagent dans l'armée américaine pour se retrouver dans Vienne détruite (Welcome in Vienna). Mais c'est avant tout l'histoire de l'émigration qui est en jeu, intégration et ségrégation, perte d'identité et renaissance. En trois films à couper le souffle, tournés de 1982 à 1986, Axel Corti dessine une fresque historique incroyable, choisissant des personnages si banals qu'ils paraissent interchangeables, les montrant comme nous sommes au lieu de comment nous devrions être. Les héros n'existent pas, ou seulement par un concours de circonstances qui ne tient qu'à la chance. Le noir et blanc donne aux images un aspect documentaire, incorporant de manière transparente les images d'archives. Filmée et montée avec une telle intelligence, cette leçon à la fois d'histoire et de cinéma est tout simplement un chef d'œuvre.


Tant de films ont été tournés sur cette période, mais ils semblent toujours romancer le désordre. Jean Renoir, Michael Powell, Lucchino Visconti, Rainer Werner Fassbinder, Samuel Fuller, entre autres, en avaient déjà montré la complexité en évitant de rabâcher les poncifs. Le cinéaste autrichien dévoile l'ambiguïté des divers gouvernements, dont la France évidemment, et filme la difficulté à laisser derrière soi le passé pour inventer l'avenir. Si le troisième volet de la trilogie était sorti avec succès en France en 1996 il fallut attendre novembre 2011 pour découvrir les deux premiers épisodes. Remasterisés, les films justifient pleinement leur statut d'objet culte et leur publication en DVD par les Éditions Montparnasse et Le Pacte [fut] un évènement, d'autant que l'entretien d'1h40 avec le scénariste Georg Stefan Troller, dont c'est en grande partie l'histoire, est passionnant. [Depuis cet article du 31 août 2012 le coffret semble épuisé, mais on le trouve d'occasion en cherchant un peu...]



Successivement, un extrait de chacun des trois films...

lundi 17 juin 2024

Remarquable nuit d'Alex Lutz


C'est probablement de regarder la récente série Becoming Karl Lagerfeld, où il tient le rôle antipathique de Pierre Bergé, qui m'a donné l'envie de revoir Une nuit, le film d'Alex Lutz sorti l'année dernière. Coquet, j'aime bien les films sur la mode, mais, romantique, je suis aussi sensible aux films sentimentaux. De toute manière, je regarde tout, des films expérimentaux aux blockbusters, car ce n'est pas le genre qui fait la qualité. La série en question, qui montre la solitude du créateur allemand, très bien joué par Daniel Brühl, son ambiguïté face à Yves Saint-Laurent avec qui il a débuté et son attachement au parasite Jacques de Bascher, évoque ses débuts jusqu'à son engagement chez Chanel. Quant à Alex Lutz j'avais été épaté comme tout le monde par son interprétation dans Guy qu'il avait réalisé en 2018, époustouflant exercice de style, mais je n'ai pas encore vu son premier, Le talent de mes amis, ni le téléfilm Une vengeance au triple galop, ce qui ne saurait tarder.
J'avais été extrêmement impressionné par la projection d'Une nuit contant la rencontre éphémère d'un homme et d'une femme, et leur apprivoisement mutuel. La qualité de l'interprétation (pour elle il est Aymeric, pour lui Karin Viard est Nathalie), des dialogues et des situations m'avait sidéré. Tourné en quatorze jours, le film fait partie des comédies dramatiques françaises que l'on a toujours plaisir à revoir, comme Un air de famille de Cédric Klapisch, Tandem de Patrice Leconte ou Et si on vivait tous ensemble ? de Stéphane Robelin. Il y en d'autres évidemment, mais ce n'est pas si courant que l'on en sorte avec la satisfaction que produisent, par exemple, les films pourtant sombres du Finlandais Aki Kaurismäki. Je ne sais pas si c'est ce qu'on appelle aujourd'hui un "feel good movie", mais l'humanité qui s'en dégage provient probablement des petits riens esquissés suggérant des profondeurs complexes que les personnages affrontent avec la plus grande sincérité. En gros, c'est fin !
C'est l'histoire d'un couple évidemment, et peut-être même de tous les couples. Là où je suis totalement esbroufé, c'est que j'ai revu le film sans m'apercevoir d'un ressort dramatique étonnant qui justifierait de revoir le film, car ce nouvel angle, qui intervient tardivement, raconte une autre histoire, interrogeant le phénomène d'identification auquel nous ne pouvons échapper. Si j'avais fait plus attention à l'astucieux montage, j'aurais peut-être bénéficié de cette nouvelle interprétation que je tairai pour ne pas gâcher votre plaisir, mais qui justifierait que je le revois une troisième fois ! Beaucoup de mots et de phrases de ma part pour ne rien dire, car il faut voir ce film, passé un peu inaperçu, un grand film français, délicat, intelligent, qui fait vibrer nos cordes sympathiques. J'ai effacé la bande-annonce que j'avais glissée au milieu de mon article pour vous laisser intact le plaisir de la découverte.

jeudi 13 juin 2024

Pattes blanches


Comme je revois Pattes blanches de Jean Grémillon, un film social et romantique à la lumière expressionniste de 1949, scénario de Jean Anouilh, un très beau film, triste et terrible, comme tous ceux de Grémillon, nous nous amusons à reconnaître les comédiens.
Mais d'abord le générique indique qu'une femme en a composé la musique, Elsa Barraine. Ce n'est pas courant. Je ne connaissais pas son nom. Pendant l'Occupation, elle est membre d’un mouvement de résistance, le « Front national des musiciens », antenne « catégorielle » du Front national de la Résistance, aux côtés d'Henri Dutilleux, Manuel Rosenthal, Charles Munch, Paul Paray, Louis Durey, Francis Poulenc, Georges Auric, Claude Delvincourt, Irène Joachim, et Roger Désormière qui dirige la partition de Pattes blanches. 1949 est l'année où elle quitte le Parti Communiste et fonde, avec Serge Nigg, Charles Koechlin, Durey et Désormière, l'Association française des musiciens progressistes, contre "l'art bourgeois". Pour Jacques Demy elle composera la musique des courts métrages Le sabotier du Val de Loire et Ars, et avec Dutilleux celle du dernier film de Grémillon, le sublime L'amour d'une femme avec Micheline Presle, que je peux voir et revoir sans lassitude, un étonnant film féministe de 1953.
Fernand Ledoux, Suzy Delair et Paul Bernard sont les vedettes de Pattes blanches, mais ce sont les seconds rôles qui attirent notre attention. Les seconds rôles donnent toujours sa profondeur à un film, ils font ressortir la perspective des âmes. C'est le premier rôle important de Michel Bouquet au cinéma ; il est très mince, fragile, fantastique, irréel. Jean Debucourt, c'est surtout pour moi La chute de la Maison Usher de Jean Epstein qui figure parmi mes films fétiches et que nous avons accompagné pendant des années tout autour du monde avec Un Drame Musical Instantané.
Il y a aussi Sylvie, mais c'est Arlette Thomas qui me fascine, sorte de double halluciné de Bouquet, à peine plus jeune que lui. Dans son rôle de pauvrette bossue qui va se métamorphoser, elle est extrêmement jolie. C'est seulement en découvrant son nom que je réalise que j'ai fait mes premières armes au théâtre à ses côtés, en 1972. Notre light-show H Lights accompagnait les poèmes de Pichette, Desnos et d'autres qu'elle avait rassemblés avec Pierre Peyrou. Le couple venait de récupérer le Pavillon de la Bourse des Halles de La Villette qui étaient en train de fermer et l'avait baptisé Théâtre Présent (il deviendra plus tard le Théâtre Paris-Villette). Ce spectacle anticipait même leur première mise en scène à cet endroit, histoire d'occuper les lieux. La salle mesurait douze mètres de haut et nous projetions du haut des coursives. Francis Gorgé et moi y faisions même un peu de musique, je crois. C'est dommage, mais mon journal intime commence juste après. Je pense que cela précède ma collaboration avec le tout nouveau Cirque Bonjour de Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin (devenu ensuite Le Cirque Imaginaire puis Le Cirque Invisible). J'ai du mal à me souvenir, c'est un peu pour moi de la préhistoire, je n'avais pas 20 ans. Nous projetions des images psychédéliques, abstraites, et des photos prises par Thierry Dehesdin. À la différence du film de Grémillon au noir et blanc onirique, depuis 1968 nous avions découvert le monde en couleurs.

lundi 3 juin 2024

Portier de nuit


J'étais très curieux de regarder Portier de nuit, le film de Liliana Cavani que j'avais boycotté à sa sortie en 1974. Les critiques étaient épouvantables, le qualifiant de scandaleux à cause de sa complaisance avec le nazisme pour avoir mis en scène un relation sado-masochiste entre un officier S.S. et sa victime dans un camp de concentration, et leurs retrouvailles en 1957 où le couple prolongera sa sexualité sulfureuse. Or le voir à la lumière des chamboulements récents qui fustigent le patriarcat m'a donné une vision très différente de ce qui est habituellement avancé. Le film de Liliana Cavani m'est apparu comme une dramatique et réelle histoire d'amour entre un homme autoritaire et brutal comme il y en a tant et une jeune femme soumise comme il y en a hélas tout autant, avec en plus une différence d'âge symptomatique. Les circonstances de leurs retrouvailles montrent parallèlement que le nazisme n'est pas mort, certains responsables cherchant à effacer leurs traces et d'autres portant le lourd poids de la culpabilité. Le point de rencontre entre le couple et les circonstances historiques m'ont semblé plutôt anecdotiques. C'est tordu, pervers, certes. La scène où Lucia chante Wenn ich mir was wünschen dürfte devant les officiers nazis avec la référence à Salomé est du plus mauvais goût, d'autant que l'image a servi et sert encore d'icône au film, mais il n'y a pas à en tirer des généralités glauques ou révisionnistes comme cela a pu être écrit à la sortie du film. Notons que la chanson, qui accompagnait également la bande-annonce, souligne l'ambiguïté de la relation : "Si je pouvais faire un vœu je serais bien embarrassée, devrais-je souhaiter un mauvais ou un bon moment ?". On peut toujours invoquer le syndrome de Stockholm, mais le piège se referme sur les deux protagonistes, aussi épris l'un que l'autre, autant marqués par la culpabilité que par le désir.
Le rôle incarné par Dirk Bogarde rappelle forcément celui qu'il avait dans Les damnés de Luchino Visconti, pauvre type sacrifié sur l'autel d'une société corrompue. Il en va de même pour celui de Charlotte Rampling, femme forte et déterminée, condamnée, elle aussi, par son simple statut de femme. Quant à la relation sado-masochiste, elle est à double sens, et là où Max perd facilement ses moyens, Lucia garde un sang froid exceptionnel. Ses gestes à lui sont raides face à la souplesse de la panthère, tragique pas de deux chorégraphique. La passion interprétée par les deux remarquables comédiens ressemble surtout à l'amour fou des surréalistes. L'issue fatale est évidemment suggérée dès le début, le cadre historique trouvant sa fonction dramatique. La réclusion les rattrape l'un et l'autre. Dans un bonus Liliana Cavani évoque les documentaires sur le nazisme qu'elle avait réalisés préalablement et deux entretiens qui lui avaient donné l'idée du scénario. Dans un autre, ces suppléments justifient l'édition physique des films lorsqu'ils en sont pourvus et bien réalisés, Charlotte Rampling révèle que son rôle, sombre à souhait, lui servira d'étalon pour le reste de sa carrière. Portier de nuit continuera à déranger comme Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, sorti peu après.

→ Liliana Cavani, Portier de nuit, Bluray Carlotta, nouvelle restauration 4K inédite, vostf + vf, 20€, sortie le 4 juin 2024

mardi 28 mai 2024

Reporters de guerre


Comme je regarde toutes sortes de films, depuis les plus expérimentaux jusqu'aux blockbusters les plus éculés, je suis tombé sur le récent film d'Alex Garland, Civil War. Mon choix était lié au souvenir du génial film de Joe Dante, The Second Civil War, tourné pour la chaîne HBO en 1997. Dans les deux cas il s'agit d'une hypothétique guerre civile aux États Unis, mais celui de Garland est un film d'action sans aucune perspective politique autre qu'évoquer la peur d'éventuelles conséquences du duel Trump-Biden alors que celui de Dante est une satire aussi fine que drôle sur le rôle des médias.


Civil War ne donne aucune clef sur les raisons de la sécession quand le scénario de The Second Civil War était autrement plus élaboré, forte et drôlatique critique de l'Amérique comme toujours chez Dante : alors qu'une guerre nucléaire avait éclaté entre l'Inde et le Pakistan, Islamabad ayant été rayée de la carte, des milliers d'orphelins pakistanais, placés sous la protection d'une organisation non gouvernementale controversée, devaient être recueillis par les États-Unis ; or le gouverneur de l'Idaho, appuyé sur les milices d'extrême-droite, refusant d'accueillir son quota d'orphelins et honorant sa principale promesse de campagne, l'opposition à l'immigration, faisait sécession ! Le point commun aux deux films, et ce n'est peut-être pas un hasard, est la focalisation sur les journalistes qui couvrent l'évènement.


Pour en revenir au film d'Alex Garland, j'ai par contre trouvé que son portrait des reporters de guerre était hélas assez proche de la réalité, telle que j'en avais été témoin à Sarajevo pendant le siège, à savoir une sorte de soldats armés d'appareils-photos, têtes brûlées prêtes à tous les dangers pour rapporter le bon cliché. Je me souviens que les Bosniaques craignaient que l'un d'eux fasse du zèle, par exemple en sortant la tête d'une tranchée, risquant de les faire repérer. J'en avais même croisé un au petit déjeuner, portant deux gilets pare-balles l'un sur l'autre ! Ces baroudeurs, casse-cou machos, me faisaient toujours froid dans le dos. Le personnage principal jouée par une comédienne, Kirsten Dunst, n'y change évidemment pas grand chose. Si l'agence de presse audiovisuelle Point du Jour nous avait envoyés à Sarajevo, c'était justement parce que nous étions plus proches des poètes ou des philosophes que des habitués de la violence sur qui tout glisse comme sur une toile cirée. Cela explique aussi que j'en ai pris plein la gueule et qu'il me fallut un an pour m'en remettre.

jeudi 16 mai 2024

Cahiers du Cinéma : hors-série Jacques Demy


Lorsqu'au début des années 70 j'étais étudiant à l'Idhec de quoi avais-je l'air auprès de mes condisciples à défendre les films de Jacques Demy ? D'un ringard ? D'un midinet ? D'un planeur ? Il m'aura fallu attendre vingt ans pour m'en repaître jusqu'à plus soif grâce à ma fille qui évidemment adorait Les parapluies de Cherbourg, Peau d'âne et surtout Les demoiselles de Rochefort dont elle avait appris tous les dialogues par cœur et qu'elles faisaient réciter à ses poupées ! J'attendrai le magnifique coffret de l'intégrale DVD paru en 2008 (Arte/Cine-Tamaris) pour découvrir les rares films que je n'avais pas encore réussi à voir. En ce qui concerne les comédies musicales écrites avec Michel Legrand j'ai toujours pensé que les deux amis avaient noté leurs paroles dites en agrandissant les intervalles. C'est une technique qui permet de conserver une crédibilité tout en devenant lyrique.
J'ai beau posséder les livres de Jean-Pierre Berthomé (ed. L'atalante) ou Camille Taboulay (ed. Cahiers du Cinéma) de 1996 et les magnifiques pavés illustrés de Olivier Père & Marie Colmant (ed. La Martinière) de 2010 et le catalogue de l'exposition Le monde enchanté de Jacques Demy (ed. Skira Flammarion) de 2016, le numéro hors-série publié le mois dernier par Les Cahiers du Cinéma dirigé par Thierry Jousse et Marcos Uzal m'a passionné, déjà parce qu'il se démarque de toute hagiographie en analysant sérieusement les chefs d'œuvre et les ratages. Si j'ai toujours préféré les témoignages des protagonistes plutôt que les écrits "sur", l'ensemble se tient parfaitement. Commençons donc par la reproduction des entretiens formidables de 1964 et 1982 avec Demy ! Ceux qui suivent avec Catherine Deneuve, Bernard Evein, Rosalie Varda, Patricia Mazuy, Nathalie Dessay et Philippe Cassard, Donovan, Paul Vecchiali, Pascale Ferran, Christophe Honoré, Damien Chazelle m'enchantent. Ils présentent le cinéaste sous des angles différents, différents aussi de l'image un peu aseptisée qu'avait entretenue Agnès Varda. Les analyses spécifiques de Jean-Marc Lalanne, Théo Esparon, Thierry Méranger, Rémi Carémel, Hervé Aubron, Pierre Eugène, plus les articles film par film de Charlotte Garson, Éric Rohmer & Jean-Luc Godard, Fernando Ganzo, François Weyergans, Jean Collet, Gaël Lépingle, Jean Douchet, Philippe Fauvel, Élodie Tamayo, Michel Chion, Pascal Bonitzer, Joël Magny et les deux responsables de la publication complètent l'ensemble avec un beau portfolio de Demy par Varda.


Jacques Demy avait beau être un homme bienveillant, caractère pas si courant chez les réalisateurs/trices, il savait ce qu'il voulait et l'imposait autant que possible. Comme tous et toutes il eut de longues phases d'abattement lorsqu'il n'arrivait pas à faire produire ses films. Ses préoccupations politiques ou sexuelles ne sont pas escamotées, alors qu'on a longtemps voulu voir ses films comme des bluettes. Si la guerre d'Algérie, sujet tabou de l'époque, est le nerf des Parapluies de Cherbourg (évoquée également dans Adieu Philippine de Rozier et Muriel de Resnais), Une chambre en ville est un film fondamentalement marxiste en plus d'être un drame musical sublime bien qu'il n'ait jamais rencontré le succès public mérité. Demy aborda par exemple l'homosexualité ou l'inceste à une époque où cela ne se faisait guère. Contrairement à ce qui se répète inlassablement sur les cinéastes de la nouvelle vague (Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Rivette essentiellement) on comprend bien que Jacques Demy, comme Agnès Varda, Jacques Rozier, Alain Resnais, Luc Moullet, Jean-Daniel Pollet, Chris Marker et bien d'autres ont marqué leur époque et y ont toute leur place, une place unique. Révélant chaque fois des trésors cachés, des sous-textes astucieux, les films de Demy sont à voir et revoir et cet hors-série se dévore... J'y pensais en traversant la Loire avec le bac près de Nantes !

→ Cahiers du Cinéma Jacques Demy, Hors-série n°3, avril 2024, 12,90€

jeudi 2 mai 2024

Eustache définitif


J'ai beaucoup de mal à évoquer les coffrets édités par Carlotta, car je me vois mal le faire avant d'avoir tout regardé. Or cela prend évidemment un temps considérable tant ils sont remplis à craquer. Craquer, il y a de quoi, lorsqu'il s'agit de l'intégrale de Jean Eustache dont le chef d'œuvre, La maman et la putain, était resté longtemps inaccessible. Alors plutôt que les fictions et documentaires que j'aurai tout le temps de revoir dans leurs versions somptueusement restaurées, j'ai dévoré les innombrables bonus que recèle le coffret, en 6 Blu-Ray ou 7 DVD, plus un livre de 160 pages bourré d'entretiens, d'articles, d'analyses et de projets. On rentrera dans l'intimité de ce cinéaste dont la sincérité fut jusqu'au boutiste, jusqu'à ce coup de pistolet dans le cœur qu'il se tira le 5 novembre 1981. J'étais trop jeune lorsque Jean-André Fieschi me le présenta. J'avais du mal à capter son regard, plus attiré par les bouteilles qui passaient à proximité. JAF apparaît dans La soirée, son premier film, muet et inachevé, tandis qu'Eustache avait monté L'accompagnement, son premier film à lui écrit en collaboration avec Claude Ollier et Maurice Roche. Les films d'Eustache sont des exemples exceptionnels d'une autobiographie projetée sur l'écran comme au travers du prisme de la poésie du réel. Plus tard je croisai Jean-Pierre Léaud ou Françoise Lebrun, toujours par le biais de Jean-André. J'ignorais que le texte de La maman et la putain était dicté à la virgule près. Ce va-et-vient entre l'écrit et l'instantané m'a toujours fasciné, comme chez Cassavetes, et probablement influencé dans mes improvisations préparées. J'ai du mal aussi à revoir tous ces chers disparus côtoyés dans une autre vie, Labarthe, Douchet, Lonsdale... La mémoire reconstruit le passé, le fige, comme le cinéma nous aide à envisager le présent...
Il faudra que j'aborde d'autres coffrets récents publiés encore par Carlotta, comme ceux consacrés à Satyajit Ray (La trilogie d'Apu), Wim Wenders (La trilogie de la route), Béla Tarr, Shinya Tsukamoto ou Lino Brocka...

→ Jean Eustache, coffret Carlotta en Blu-Ray ou DVD, 80€

jeudi 4 avril 2024

Un cercueil rose


L'excellente comédie Et si on vivait tous ensemble ? est victime d'un titre réducteur et d'une bande-annonce attendue alors que le film de Stéphane Robelin est original, drôle, critique, bien filmé, d'une très grande finesse, superbement dialogué et interprété par une bande de joyeux seniors qui nous donnent une belle leçon de vie, dans le film comme dans leur profession. Jane Fonda, Geraldine Chaplin, Claude Rich, Guy Bedos, Pierre Richard s'en donnent à cœur joie même dans les moments les plus graves (dvd Studio 37).


J'évite donc la bande-annonce et vous renvoie à un petit sujet sur le tournage. En France, si elles ne sont pas signées par une célébrité, les comédies sont peu acclamées par la critique, remportent rarement la palme, alors qu'elles sont aussi nécessaires que le reste, si ce n'est plus en ces temps de crise et de morosité, et les vacances ne changeront rien à l'affaire. Le cinquième film de Robelin a reçu un accueil enthousiaste du public en province, probablement des vieux qui ont forcément identifié leur préoccupation majeure, comment bien vieillir et passer au mieux nos dernières années, alors qu'à Paris il est passé quasiment inaperçu. Je n'avais pas autant entendu rire mes amis depuis la projection des Beaux gosses de Ryad Sattouf qui, loin d'être une grosse daube, a la même qualité d'étude de mœurs, là sur des adolescents pubères, ici sur des seniors en fin de vie. J'ignore quel regard les jeunes peuvent avoir sur ce film, mais je suis certain que, passé 50 ans, il est absolument salutaire, et comme l'âge n'a rien à voir avec la date de naissance, je le recommanderai donc à tous et à toutes !

Article du 23 juillet 2012

lundi 1 avril 2024

Portée


Les petits sont arrivés sur le fil comme une bande de hooligans. Françoise Romand a dégainé sa caméra. Mes commentaires l'agaçaient. Ne pouvais-je me taire ? La voix humaine, hors-champ, souligne pourtant la perspective. Comment échapper au cliché animalier YouTube ? Françoise a monté le morceau que Bernard Vitet et moi avions enregistré à l'été 1976, au tout début de notre collaboration qui allait durer trente-deux ans [plus quelques années de simple amitié]. Celle avec Françoise date de bientôt dix [quinze au bout du conte]. Le violon, la contrebasse à tension variable et l'orgue à bouche se mélangeant aux piaillements et aux bruits d'ailes, l'évocation commune de la portée est devenue une réalité langagière bien que ce Poison soit paradoxalement une musique non écrite. Tout le monde fait semblant, les oiseaux, nous, Françoise, les spectateurs. Envie d'y croire. L'anthropomorphisme fait le succès des plans-séquences qui inondent la Toile. Retour à l'envoyeur. Les oiseaux ont donné corps à notre dialogue ornithologique. Clip.



Article du 28 mai 2012

vendredi 29 mars 2024

Fulgurance d'Elio Petri


J'ai commencé ce marathon en découvrant L'Assassin (L'Assassino) que Carlotta [a ressorti] au cinéma. J'avais déjà chroniqué ici Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, aussi L'assassin m'a-t-il donné envie d'approfondir ma connaissance d'Elio Petri, cinéaste majeur injustement oublié et mésestimé. Provocateur, jusquauboutiste, éminemment politique, communiste ayant quitté le Parti en 1956 après l'écrasement de l'Insurrection de Budapest, Petri ose transposer ses colères en art cinématographique avec une maîtrise de la direction d'acteurs, de l'image, du montage... En un mot, il cinema !

Les Jours comptés (I Giorni contati) sont ceux, hypothétiques, restant à vivre au personnage joué par Salvo Randone qui rappelle le père du réalisateur, ouvrier dont la conscience de classe marquera toute son œuvre. La mort qui hante ce film de 1962 n'a pas la force de l'aliénation qui règne en maître sur le monde des vivants. La révolte est déjà là, annonçant les mouvements de la fin des années 60. C'est néanmoins certainement le plus tendre de toute la filmographie et le plus documentaire. Au travers de multiples rencontres l'ouvrier plombier cherche un sens à sa vie, même s'il retourne finalement à son travail.

La science-fiction de La 10e victime (La Decima vittima) anticipe la télé-réalité avec un humour ravageur. Dans ce genre difficile, le film de 1965 avec Marcello Mastroianni et Ursula Andress n'a pas pris une ride. Étonnamment, contrairement à de nombreux films où le design des années 60 a laissé son empreinte, il n'est ni daté ni ringard. La beauté des cadrages et la virtuosité du montage y sont pour beaucoup.


À chacun son dû (A ciascuno il suo) est un portrait de la Sicile de 1967 sous la forme d'un thriller cynique. Un naïf professeur découvre le crime et la corruption qui tiennent toute la région sous leur coupe. En soignant les détails, Petri laisse entrevoir les mœurs implicites du pays.

Sa liberté d'invention explose dans Un coin tranquille à la campagne (Un Tranquillo posto di campagna), film expérimental de 1969. La paranoïa du peintre est accompagnée par un groupe de musique improvisée dirigé par Ennio Morricone qui collaborera ensuite à tous ses films. Le coach de Franco Nero, alors en couple sur l'écran comme à la ville avec Vanessa Redgrave, n'est autre qu'un jeune peintre du nom de Jim Dine ! C'est le monde de l'art qui est cette fois mis à l'index.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est le seul film véritablement connu de cet auteur dont Tonino Guerra cosigna quelques films majeurs. Premier film italien à mettre en cause la police, il subit les attaques de la Démocratie Chrétienne au pouvoir.

La classe ouvrière va au paradis de 1971, également avec Gian Maria Volontè, mériterait d'être projeté à la télé aujourd'hui, histoire d'y mettre un peu de réalité, maintenant qu'elle ne transmet plus que des illusions. Comme le précédent qui a recueilli un Oscar à Holywood et le Prix spécial du Jury à Cannes, celui-ci reçoit la Palme d'or, mais le film ne plaît évidemment pas aux syndicats dont Petri montre la collusion avec le pouvoir, du moins leur frilosité à revendiquer efficacement la fin de l'aliénation. L'exploitation et la pression subies par les héros de Petri les pousse régulièrement à la folie ou à la mort.


Le suivant est un échec encore plus cuisant. On a du mal aujourd'hui à saisir comment la presse a pu passer à côté, mais le réalisateur dérange. L'Italie semble avoir souhaité effacer son œuvre de l'Histoire du cinéma. La haine de l'argent est remarquablement décrite dans La Propriété, c'est plus le vol (La Proprietà non è più un furto) de 1973. Jamais Elio Petri n'aura été si caustique. Il a l'humour de Mocky, la fantaisie de Fellini, la modernité d'Antonioni, la critique de Pasolini, la colère de Rosi, la folie de Ferreri… Ce mariage de la politique, de la beauté plastique et de l'humour se retrouve peut-être aujourd'hui chez Paolo Sorrentino [...].

Un cran encore au-dessus dans le délire, Todo modo, troisième adaptation de Petri d'un roman de Leonardo Sciascia, est une charge terrible contre la Démocratie Chrétienne qui s'entredéchirait en Italie. Aldo Moro en fera les frais l'année suivante, et l'on ne pardonnera pas à Petri de l'avoir annoncée, d'autant qu'aux côtés de Mastroianni le jeu hallucinant de Gian Maria Volontè rappelle explicitement Moro. Buñuelien et prophétique, ce film de 1977 qui tient de L'ange exterminateur et des Dix petits nègres prit le pays à rebrousse-poil et restera totalement incompris. Comme souvent dans ses films, Petri fait rimer le pouvoir avec les rites du sadomasochisme, qui n'est pas sans rappeler ceux du Christianisme !

Deux ans plus tard, son dernier film, Le Buone notizie (Les bonnes nouvelles), est une comédie grotesque dont les personnages jouent la libération sexuelle alors que la société, violente et archimédiatisée, les inhibent jusqu'à les rendre fous. Les mots ne veulent plus rien dire. Seule la mort a raison de l'absurde. La présence d'Angela Molina et les attentats à répétition rappellent irrémédiablement Cet obscur objet du désir, le dernier film... de Luis Buñuel.

Pour terminer ce rapide survol, il existe un documentaire réalisé en 2005 par Federico Bacci, Nicola Guarneri et Stefano Leone qui apporte quelques informations. Si la plupart des films comportent des sous-titres anglais, je n'ai hélas pas trouvé de copie sous-titrée de Il Maestro di Vigevano (Le professeur de Vigevano), ni pu voir d'autres courts métrages que Tre ipotesi sulla morte di Pinelli (Trois hypothèses sur la mort de Pinelli), ni son adaptation pour la télévision des Mains sales de Sartre, titre qui résume très bien la cible qu'a visée toute sa vie Elio Petri, mort à 53 ans d'un cancer, conséquence probable de son désespoir devant la schizophrénie contemporaine évoquée par Jean Antoine Gili, spécialiste du cinéma italien.

L'assassin d'Elio Petri


1961. On savait faire du cinéma. Entendre que les réalisateurs utilisaient encore les ressources de la lumière, du décor, du montage, autrement que pour rendre fluide la narration, sans la formater dans une pseudo réalité qui va du réalisme le plus plat aux effets spéciaux les plus bluffants. L'élégance des flashbacks contrastent avec les gros sabots employés aujourd'hui dans la majorité des productions. La musique n'appuyait pas forcément les émotions de façon redondante, des fois que l'on ne comprenne pas dans quelle ambiance on se trouve. Il existe encore de vieux dinosaures pour défendre ce cinéma de l'intelligence et quelques jeunots et jeunettes se battent heureusement pour que perdure le septième art laminé par l'industrie du divertissement. [...]


L'assassin est un guet-apens psychologique dans lequel tombe un bel antiquaire cynique, attiré par le luxe et l'argent, à la fois coincé par la bureaucratie kafkaïenne et le pouvoir policier de l'époque, et par son propre sentiment de culpabilité. Le séducteur est accusé du meurtre de sa "vieille" maîtresse, remarquablement interprétés par Marcello Mastroianni et Micheline Presle. Mais c'est l'Italie d'alors qui est sur la sellette. L'humour n'exclue pas le travail documentaire ni la beauté plastique de l'architecture la critique politique. Le film se hisse facilement à la hauteur des chefs d'œuvre d'Antonioni et des meilleurs de la nouvelle vague, avec en plus un sens aigu de la lutte des classes.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon


Le film d'Elio Petri m'avait marqué à sa sortie en 1970, mais je n'en gardais aucun souvenir si ce n'est la figure de Gian Maria Volontè, un acteur politiquement engagé à une époque où le cinéma italien était particulièrement productif. Le scénario ne réserve aucune surprise puisque tout est posé dès la première scène, un crime gratuit qui vaudrait démonstration à son auteur, chef de la brigade criminelle promis au poste de directeur de la section politique qui considère droits communs et révolutionnaires de la même engeance. Son crime tendrait à prouver que personne n'aura l'audace de le démasquer même après avoir laissé sciemment une multitude d'indices qui l'accusent formellement. Sa fonction sociale serait au-dessus des lois et sa hiérarchie n'aurait aucun intérêt à le voir condamné alors que l'Italie traverse une période troublée par une recrudescence d'attentats. Le pouvoir peut mener à tous les abus comme à la folie. L'Histoire en fit souvent la démonstration. Le sado-masochisme du commissaire serait une soupape de sécurité à son omnipotence si elle ne se bloquait, le pouvoir ne guérissant pas l'impuissance. C'est sur ce terrain que sa maîtresse le blesse, l'acculant à passer à l'acte. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon révèle la mécanique fascisante de l'État lorsqu'il se croit au-dessus des lois, comme nos "démocraties" avec des chefs d'état dont les décisions et les largesses arrogantes n'ont d'égal que leur sentiment d'impunité.


[...] Édition DVD quasi définitive, copie remasterisée et bonus exceptionnels dont un entretien passionnant avec Ennio Morricone qui raconte dans le détail comment il a composé la musique sans ne voir aucune image, des témoignages de première main et un long documentaire sur le réalisateur.

Articles des 15 et 26 juin 2012, et 28 juin 2010

mercredi 27 mars 2024

Le problème a plus de trois corps


La première question est réglée, je n'ai pas lu Le Problème à trois corps, le roman à succès de Liu Cixin. Des amis que j'interroge l'ont adoré. Par contre, je suis écartelé entre la série Netflix et la bande dessinée supervisée par l'auteur. La première est produite par David Benioff et D. B. Weiss à qui l'on doit Game of Thrones, et Alexander Woo qui avait travaillé entre autres sur True Blood. J'aurais aimer jeter un œil à la précédente adaptation en série d'une équipe chinoise, trente épisodes dirigés par Yáng Lěi et Vincent Yang, mais elle semble inaccessible. Du côté américain sont prévues trois saisons, et le premier tome de la bande dessinée sera suivi par quatre autres.


Si les deux récits peuvent paraître éloignés l'un de l'autre, c'est le mérite des adaptations personnalisées, l'impression générale est la même. L'approche est laborieuse, le scénario plutôt rébarbatif. Caché sous une narration alambiquée, des personnages aux émotions individualisées tels que les films catastrophe hollywoodiens ont l'habitude de les présenter, cela peut se résumer simplement à la guerre des mondes ou à celle des étoiles. Le seul élément un peu original réside dans la secte mystique des traitres à l'humanité qui pense que les aliens seront forcément meilleurs qu'eux, voire aptes à régler le chaos qui règne sur notre planète. Agrémenté d'un graphisme seyant, la bande dessinée diffuse un parfum ésotérique qui disparaît au gré des épisodes de la première saison télévisée. J'avais commencé par le roman graphique, je pense y revenir après avoir regardé la série, même si je m'y perds.
Quitte à me coltiner une série je préfère le très réussi D'argent et de sang de Xavier Giannoli sur l'arnaque à la taxe carbone avec Vincent Lindon, Tout va bien qui n'a rien de sinistre, bien au contraire, malgré le sujet, le satirique The Regime dirigé par Stephen Frears caricaturant Ceauşescu, Ioulia Tymochenko et Poutine avec Kate Winslet, Matthias Schoenaerts et Guillaume Gallienne, ou encore Tokyo Vice qui explique comment fonctionne la société japonaise au travers d'une histoire de yakuzas, la fantaisie brutale de The Gentlemen de Guy Ritchie, la critique du racisme social anti-anglais en Australie dans Ten Pound Poms, ou Shōgun qui a le mérite de faire parler les comédiens dans les langues idoines. J'évoque évidemment les plus récentes, du moins celles dont je me souviens là, avant de prendre le train pour Nantes !

vendredi 15 mars 2024

The Host de Bong Joon-ho


N'étant pas un fan de films d'épouvante, il aura fallu l'humour et la dimension politique pour que The Host m'emballe à sa sortie en 2006. D'une part je suis une petite nature qui ferme les yeux lorsqu'une seringue est montrée à l'écran, d'autre part le film du Coréen Bong Joon-ho ne fait pas vraiment peur. Quant aux films d'épouvante, ils véhiculent souvent une métaphore politique comme chez John Carpenter, et je me souviens des séances de minuit au Napoléon, emmené par mon père, où les spectateurs se rassuraient en fichant un sacré foutoir par leurs quolibets incessants, histoire de camoufler la peur sous une franche et bruyante rigolade. Pour vous flanquer des frissons, il vaut mieux un bon Hitchcock, avec le suspense entretenu lorsqu'on sait avant les protagonistes qui est l'assassin. Si Bong Joon-ho montre très tôt le monstre, il réussit tout de même à vous coller la frousse tant la bête est hideuse. En choisissant une famille de losers très pauvre pour lutter contre elle, il introduit forcément un humour ravageur.


La charge anti-américaine est évidemment déterminante dans ce chef d'œuvre qui n'a rien du genre : de l'agent orange, pesticide utilisé pendant les guerres du Vietnam et Corée, à l'Incident McFarland où un officier américain ordonna de jeter des déchets toxiques dans une rivière parce que les bouteilles s’entassaient, couvertes de poussières, en passant par les prétendues armes de destruction massives irakiennes suggérées par l'absence de virus, sans oublier la critique de l'État coréen qu'incarne probablement le monstre. Même si j'aime beaucoup Snowpiercer (Le Transperceneige), c'est mon film préféré de l'auteur de Memories of Murder, Mother, Okja et Parasite. J'ai fini par craquer pour l'édition limitée avec le storyboard complet traduit en français et anglais de 334 pages, tout cela dans un superbe coffret illustré par Madison Coby. Parmi les innombrables bonus figure la masterclass de Bong Joon Ho au Grand Rex en février 2023...

→ Bong Joon-ho, The Host, Édition Collector 4K et Blu-Ray + Bonus Blu-ray The Jokers, 69,99€

mercredi 7 février 2024

L'esprit de l'escalier


Les amies avaient envie de regarder un bon thriller. Comme les comédies, ce genre de demande est de plus en plus difficile à satisfaire. On a presque tout vu, du moins parmi les meilleurs. Il faut trouver un film que personne ne connaît. J'ai proposé The Staircase de Jean-Xavier de Lestrade (DVD ed. Montparnasse), un feuilleton documentaire en huit épisodes, en tout six heures certes un peu étirées, mais le suspense et les coups de théâtre nous ont tenus en haleine depuis la découverte du corps jusqu'au verdict. Tiré de 650 heures de rushes, tourné jusqu'à trois caméras, le film ne comporte aucun commentaire.


Crime ou accident ? Pas question de révéler ici quoi que ce soit de cette affaire qui a pourtant été énormément couverte par les médias, en particulier grâce au film, et dont de nouveaux épisodes sont en cours de tournage et montage, plus de dix ans après les faits, car les rebondissements n'ont pas cessé depuis le verdict. Juste situer la mort de Kathleen Peterson en bas d’un escalier de sa maison le 9 décembre 2001 à Durham, Caroline du Nord, un état du sud des États Unis particulièrement réactionnaire. Son mari, Michael Peterson, romancier à succès et personnage public, est suspecté l'avoir assassinée. Très vite, la morale devient le véritable mobile, non pas de la mort, mais du procès en sorcellerie que l'accusation déballe au fur et à mesure. Le procureur s'acharne. La bataille des avocats dure des mois...
Je voulais titrer "Le mauvais esprit de l'escalier", mais les deux jeux de mots imbriqués compliquaient les choses. L'esprit de l'escalier, propre à tout long procès, descendait de Lestrade quand le mauvais esprit incombait au procureur et à sa coéquipière tentant de convaincre les jurés de la culpabilité de Peterson non sur ses actes supposés, mais sur ses inclinations sexuelles sans rapport avec le sujet. Et l'esprit de l'escalier ne sera découvert que des années plus tard. Mystère. En 2002 le réalisateur avait reçu un Oscar pour Un coupable idéal, un jeune noir accusé à tort, mais The Staircase (traduit Soupçons en français) me fait plutôt penser à Capturing The Friedmans, chef d'œuvre d'Andrew Jarecki (DVD mk2) pour ses ramifications morales et l'usage de la vidéo, ici caméra à l'épaule omniprésente, chez Jarecki home-movies exceptionnels constituant une sorte de tournage parallèle.

Depuis cet article du 1er mai 2012, la série a a fait l'objet de deux épisodes supplémentaires fin 2012 intitulés Soupçons (la dernière chance) et d'encore trois épisodes sur Netflix en 2018, lourds de fameux rebondissements. Elle a également été adaptée par HBO aux États-Unis en série télévisée de fiction, sous le même titre The Staircase. La dernière réalisation de Jean-Xavier de Lestrade, qui date de quelques mois, est l'excellente série fictionnalisée Sambre.

lundi 5 février 2024

Quatre films d'un autre monde


La World Cinema Foundation a été "créée dans le but d’aider les pays en développement à préserver leurs trésors cinématographiques, (...) consolider et soutenir le travail des archives internationales, en offrant une aide aux pays qui ne possèdent pas les infrastructures techniques ni les ressources d’archivage nécessaires pour faire ce travail eux-mêmes." Elle publia chez Carlotta quatre films du patrimoine mondial sous l'égide de Martin Scorsese, mais depuis cet article du 10 avril 2012 ils ne figurent plus à son catalogue.

Transes (El Hal) (1981) du Marocain Ahmed El Maanouni est un documentaire exceptionnel sur Nass El Ghiwane, un groupe de musiciens marocains formé dans les années 70, dont les concerts mettent les foules en transe. Ahurissant. Nous les suivons sur scène et dans leur vie quotidienne, entrecoupés de documents d'époque retraçant l'histoire récente de la décolonisation. S'accompagnant aux gumbri, bendir, darboukas et un banjo sans frettes, les quatre compères chantent la résistance et leur attachement à leurs racines retrouvées, berbères et gnaouas, de la poésie du Melhoun et du théâtre dont ils se réclament. Le film est passionnant, les personnages attachants, la musique hypnotique.

Les Révoltés d’Alvarado (Redes) (1936), premier film de Fred Zinneman, cosigné avec Emilio Gómez Muriel, préfigure le néo-réalisme italien tout en assumant sa filiation avec Robert Flaherty. Pour ce nouveau chant de résistance, cette fois des pêcheurs mexicains en lutte pour leurs salaires, tous les acteurs sauf un sont des amateurs, souvent jouant leur propre rôle. Les images admirables de Paul Strand et la musique de Silvestre Revueltas participent à cet envoûtement où le documentaire flirte encore plus explicitement avec la fiction.

En regardant l'étonnant Le Voyage de la hyène (Touki-Bouki) (1973) du Sénégalais Djibril Diop Mambety (frère aîné de Wasis Diop), j'en viens à penser que Scorsese est un agitateur révolutionnaire lorsqu'il soutient les autres cinéastes alors que depuis vingt ans il se laisse formater par le clacissisme du cinéma dominant lorsqu'il dirige lui-même ! Par son montage inventif, sa bande-son contrapuntique, sa poésie brutale et son humour provocateur, le cinéaste filme le rêve de deux jeunes nomades décidés à partir en France coûte que coûte. Anta, jeune fille des quartiers pauvres de Dakar, et Mory, gardien de troupeau, préfigurent les milliers d'émigrés qui s'échouent sur les plages du sud de l'Europe ou se noient avant de les atteindre.

La Flûte de roseau (Mest) (1989) du Kazakh Ermek Shinarbaev évoque la tragédie de la diaspora coréenne en images somptueuses mais prévisibles, accompagnées d'une ensorcelante partition du compositeur Vladislav Shute ; je reste hélas peu sensible au cinéma contemplatif et sentencieux. De plus, les histoires de vengeance m'ennuient. Cette œuvre pourra néanmoins combler les amateurs de Tarkovski et de fables asiatiques. Là aussi, le quotidien croise la poésie. Comme pour les autres films le bonus éclaire le film intelligemment, ici un entretien avec le réalisateur [...].

jeudi 1 février 2024

Bad Boy Bubby & Co


Je ne me souviens pas toujours comment j'ai l'idée de choisir tel ou tel film. Je rassemble ceux que je n'ai pas encore vus sur un disque dur amovible [...]. Au bout de quelques semaines les titres ne me disent plus rien et je suis obligé de zapper quelques minutes, de lire les jaquettes ou de chercher sur Wikipédia. Le soir je cherche un film qui convienne à mes invités, questions de langue, de sous-titres et de genre évidemment. Je garde les pires pour les moments de solitude et les meilleurs pour les regarder [en bonne compagnie]. Du moins ceux que j'imagine bons ou que je ne tente que par curiosité malsaine.


[...] La surprise est venue de Bad Boy Bubby (1993) dont nous ignorions tout. Film hors normes, drôle et provocateur, profond et renversant, il nous surprend sans cesse, autant par son imagination que par les émotions qu'il suscite. Sans le déflorer, je le comparerai à un Enfant sauvage en mode urbain style Tueurs de la lune de miel, version trash d'Edward aux mains d'argent filmée par John Waters, monstre révélant l'humanité de son concepteur, le cinéaste Rolf de Heer. Le tournage est à la hauteur du scénario, 32 directeurs de la photographie se succédant pour chaque nouveau lieu que Bubby découvre, avec piste son enregistrée à l'aide de deux microphones binauraux cachés dans les oreilles de l'acteur Nicholas Hope ! Comme nous sommes épatés, je vais à la pêche et rapporte dix autres films du cinéaste australien qui semblent tout aussi prometteurs, du moins dans leurs concepts : Encounter at Raven's Gate (1988) et Epsilon sont deux films de science-fiction, Miles Davis joue l'un des principaux rôles de Dingo (1991), The Quiet Room (1996) évoque l'effondrement d'une famille à travers le regard d'une fillette, Dance Me to My Song (1998) conte l'amour d'un homme pour une tétraplégique, The Old Man Who Read Love Stories (2001) est tourné dans la jungle de la Guyane française, The Tracker (2002) est un western dans l'outback australien, Alexandra's Project (2003) est un drame qui dérange, Ten Canoes (10 canoës, 150 lances et 3 épouses, 2006) est un conte aborigène ni reportage ni fiction dansant sur la couleur et le noir et blanc, Dr Plonk (2007) est un burlesque entièrement muet, Twelve Canoes (2008) se savoure interactivement sur Internet...

Depuis cet article du 12 avril 2012, Rolf de Heer a réalisé The King Is Dead! (2012), Charlie's Country (2013) et récemment l'excellent The Survival of Kindness (2022), allégorie sans paroles compréhensibles sur le racisme...

mardi 16 janvier 2024

Le voyage dans la lune


Le voyage dans la lune. Y en a-t-il jamais eu d'autres depuis celui de Méliès tourné en 1902 ? Les diverses tentatives qui lui ont succédé n'ont jamais atteint leur cible comme cet obus qui nous a tapé dans l'œil, une fois de plus avec sa restauration par la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma, la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et Lobster Films. Depuis l'aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, on aura marché sur la lune avec Edgar Poe, Jules Verne, H.G. Wells, Tintin, Fritz Lang, Terry Gillian, la NASA et tant d'autres, mais rien n'égale la poésie délirante du magicien Méliès qui a retrouvé ses couleurs peintes à la main pour un voyage extraordinaire, titre du passionnant making of d'une heure qui accompagne le DVD édité par Lobster et distribué par mk2. La musique du groupe Air redonne sa fraîcheur au court métrage, quinze minutes de pur ravissement, où le voyage n'est pas seulement spatial mais aussi temporel grâce aux inventions pop du duo composé de Jean-Benoît Dunckel et de Nicolas Godin, probablement leur plus belle réussite musicale. Sur le DVD [...], les accompagnements de la version noir et blanc proposés avec orchestre, piano ou bonimenteur montrent l'importance du choix musical dans un ciné-concert, et les témoignages de Costa-Gavras, Jean-Pierre Jeunet, Michel Gondry, Michel Hazanavicius inciteront de jeunes spectateurs à y mettre aussi le nez et les oreilles.


Il n'est pas une promenade au cimetière du Père Lachaise sans que j'aille saluer le créateur du spectacle cinématographique et, s'il ne s'agit pas d'un chef d'œuvre à la hauteur du modèle, le plaisant Hugo Cabret de Martin Scorsese [raconte] l'émouvante et terrible aventure qui fut celle de ce pionnier, désespéré au point de brûler tous ses films ou de les vendre pour les fondre en talons de chaussures pour dames. J'y suis allé de ma larme, mais je ne suis pas dupe : les histoires de reconnaissance tardive ou épisodique, les injustices filmées par exemple par King Vidor dans The Fountainhead (Le rebelle), rappellent les rêves d'enfance où l'on s'imagine grandir en acquérant les moyens d'y parvenir, et plutôt qu'atterrir, d'alunir enfin, pour commencer.

Suite à cet article, j'avais reçu ce commentaire de Pascale Bouillo...

«Monsieur,
Nous avons lu avec intérêt l’article posté le 28 mars 2012 sur votre site Médiapart.fr sur Méliès et le Voyage dans la lune. Je me permets de vous apporter quelques précisions qui me semblent importantes pour embrasser cette restauration hors du commun qui n'a pas été menée par un seule entité.
En effet, en 2010, une restauration complète est engagée par trois spécialistes de la restauration de films : deux entités à but non lucratif agissant mondialement dans le domaine du patrimoine du cinéma, la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma et la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et une collection privée, Lobster Films.
Outre le financement intégral de cette restauration, les fondations ont participé directement à toutes les étapes (techniques, artistiques, juridiques...) de ce projet pendant 18 mois, menant aussi d'importantes recherches dans toutes les archives du monde entier pour recueillir les informations nécessaires à une telle restauration (scénario, catalogues des films de l'époque, dessins, lettres etc.).
Les deux Fondations ont décidé une fois de plus d’unir leurs forces comme elles le font déjà depuis 4 ans (restaurations de l'intégrale des films de Pierre Etaix, des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati…), s'appuyant sur une charte de qualité extrêmement contraignante visant à restaurer les films dans le respect de l'oeuvre originale en assurant d'une part la préservation des éléments mais aussi en organisant une diffusion la plus large possible auprès du public, en France et l'étranger.
C'est dans cet esprit, souhaitant susciter l'intérêt d'un large public, qu'elles ont demandé au groupe AIR de composer une musique originale pour accompagner le film dans sa diffusion internationale. Les artistes de ce groupe, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel ont accepté de relever ce défi, bénévolement et avec un engagement remarquable.
Enfin, pour raconter toute cette aventure, les fondations ont publié un livre, La Couleur retrouvée du Voyage dans la lune de Georges Méliès, pour partager avec le public toutes les précieuses informations sur la vie de l’auteur et son travail, aux tout premiers temps du cinéma.

LA COULEUR RETROUVÉE DU VOYAGE DANS LA LUNE
DE GEORGES MÉLIÈS
Editions Capricci - Fondation Groupama Gan pour le Cinéma - Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Auteurs : Gilles Duval, Séverine Wemaere
196 pages - Parution : 29 novembre 2011

Nous sommes à votre disposition pour toutes précisions si vous le souhaitez. Bien cordialement
Séverine Wemaere
Déléguée générale Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Gilles Duval
Délégué général Fondation Groupama Gan pour le Cinéma

mercredi 10 janvier 2024

Rendez-vous chez Lacan


Contrairement aux médias omniprésents et prétendument universels, la psychanalyse s'adresse à une personne à la fois. Pas de généralité, mais du cas par cas. Contrairement à la médecine qui se cantonne aux symptômes, elle recherche les causes, quitte à nous révéler ce que nous ne voulons pas savoir de nous-mêmes et qui détermine nos actes ou nos difficultés à vivre.
[En 2008] j'écrivais, sous le titre Jacques Lacan, poète circonlocutoire, l'influence prépondérante que sa pensée eut sur moi qui n'ai jamais eu recours à la psychanalyse. À l'évoquer il me fait peser chaque mot que je tape, comme s'il possédait un sens double que sa phonétique ou la syntaxe de la phrase révèlent.


Le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan, comble un vide. Il n'existait qu'un seul DVD sur Jacques Lacan (édité par Arte) où figurent la conférence de Louvain, un petit entretien avec la réalisatrice Françoise Wolf et un documentaire maladroit d'Elisabeth Roudinesco. Avec l'émission Radiophonie et quelques rares documents en ligne sur ubu.com, le film majeur Télévision réalisé en 1973 par Benoît Jacquot et Jacques-Alain Miller (que le psychanalyste réussit alors à imposer en deux parties le samedi à 20h30 sur la première chaîne !) n'est toujours pas publié en DVD, alors qu'il exista en VHS et est vendu (virtuellement) sur le site de l'INA.


Gérard Miller a rencontré Lacan grâce à son frère Jacques-Alain, fidèle élève qui rédigea le Séminaire et qui épousa sa fille Judith. Il en tire un portrait fidèle pour qui sait lire entre les lignes ("Gardez-vous de comprendre !" est l'antidote à toute conclusion hâtive), une analyse simple et précise (son "Je dis toujours la vérité" rime avec "les poètes ne mentent pas, ils témoignent" de Jean Cocteau), mêlant humour et pertinence ("Soyez lacaniens si vous le voulez... Moi, je suis freudien"). Gérard Miller interroge des patients de Lacan, ses élèves, mais aussi ses proches, pour tenter de comprendre qui était l'homme derrière le mythe ("L'inconscient est construit comme un langage", "Ce que Freud rappelle, c’est que ce n’est pas le mal mais le bien qui engendre, qui nourrit la culpabilité", "L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas"). Il pénètre dans son cabinet et son appartement, reproduit les rares photographies qui existent, son commentaire s'adressant paradoxalement au plus grand nombre pour lever le voile sur le mystère Lacan. En bonus, les deux entretiens avec son frère Jacques-Alain et Judith, ainsi que son propre commentaire, sont aussi passionnants que le film de 51 minutes (ed. Montparnasse).

Article du 9 janvier 2012, suivi de celui du 22 novembre 2008

Jacques Lacan, poète circonlocutoire


Ouf ! Voilà qui me rassure. Dans le film Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, Françoise Dolto, Pontalis et d'autres psychanalystes racontent qu'ils ne comprenaient souvent pas grand chose à ce que racontait le second génie de l'inconscient, mais qu'il leur semblait pouvoir devenir intelligents s'ils persévéraient. Fin des années 70, grâce à Dominique Meens qui me demande de l'enregistrer pour lui, je suis renversé par Radiophonie, sept questions de Robert Georgin auxquelles répond longuement Jacques Lacan pour les Après-midis de France Culture. Tout m'échappe, mais j'ai le sentiment d'être en présence d'une mine d'or et me laisse bercer par la poésie de la langue. Je place alors le psychanalyste aux côtés de Jean Cocteau et Jean-Luc Godard, ces trois voix devenant fondatrices de mon passage à l'âge adulte.
Je jouis des effets circonlocutoires qui permettent de tourner autour du sujet sans jamais viser le centre, mais s'en approchant au plus près au fur et à mesure des révolutions. La poésie, qu'elle soit verbale, sonore ou picturale, a cette force de ne jamais se périmer, contrairement à la science démentie à l'instant même où toute théorie est émise. La poésie vise juste, parce qu'elle va puiser ses racines au plus profond du moi, reflet égocentrique de toute organisation sociale. Dans son histoire féline, Cocteau écrivait que les poètes ne mentent jamais, ils témoignent.

Jacques Lacan fut peu enregistré, encore plus rarement filmé. Son dernier séminaire, à Caracas, se trouve en mp3 sur Ubu.com, comme ceux intitulés L'envers de la psychanalyse, ... Ou pire, Encore, Les non-dupes errent, L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre, un hommage à Lewis Carroll et Alice, un Petit Discours à l'ORTF et le premier impromptu de Vincennes. Télévision, one-man show extraordinaire de 1973 tourné par Benoît Jacquot (texte sur un petit fascicule paru au Seuil dans la collection du Champ Freudien que le psychanalyste dirigeait, et également présent sur Ubu), est avec Radiophonie la trace la plus importante en marge de ses Écrits ! Ce film, de très loin le plus passionnant de tous, n'a pas encore été porté en DVD, bien qu'il exista en VHS. Arte Vidéo édite aujourd'hui la Conférence de Louvain accompagnée de Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, documentaire d'Elisabeth Kapnist, écrit avec Elisabeth Roudinesco, ponctué par une musique inopportune de Michel Portal sur des plans vides. Ce film n'est pas à la hauteur du précédent, Jacques Lacan parle, réalisé par Françoise Wolff que le précédent cite abondamment et qui se terminait par un petit entretien où Lacan semble énervé par son interlocutrice. La conférence est exemplaire du fait qu'un jeune étudiant néo-situationniste l'agresse patissièrement, anticipant la tradition des entarteurs belges, tandis que celui-ci retourne la salle en défendant le révolté contre les endormis. Mais Télévision reste le chef d'œuvre qu'il serait urgent de rééditer.

lundi 8 janvier 2024

Naufragés des Andes / Le cercle des neiges


Hier soir, j'ai regardé Le cercle des neiges (La sociedad de la nieve) réalisé par Juan Antonio Bayona et produit par Netflix. Ce film de "fiction" est nominé pour le meilleur film en langue étrangère aux Golden Globes 2024 et représentant de l'Espagne aux Oscars. Or je suis un peu choqué que les articles qui lui sont consacrés fassent rarement mention de Stranded, remarquable documentaire de Gonzalo Arijón sorti en 2007 sur le même sujet. À l'occasion du cinquantenaire de la catastrophe, le nouveau film est un une sorte de reconstitution dramatique où le suspense est évidemment entretenu et le spectacle forcément impressionnant, mais il est très loin de la profondeur et des interrogations que suscitait le film d'Arijón.



Je reproduis donc ci-dessous mon article du 19 octobre 2010 qui rend hommage au film de Gonzalo Arijón qui m'avait emballé.

En 1972, j'avais été très impressionné par le crash de l'avion sur la Cordillère des Andes dont les rescapés avaient dû leur salut en mangeant leurs camarades décédés. En gastronome curieux j'ai toujours prétendu que le cannibalisme ne me faisait pas peur et que cela n'était qu'une question de circonstances. Mais il s'agit plutôt ici de nécrophagie et la parabole christique "ceci est mon corps, etc." fait passer la pilule lorsque ces jeunes Uruguayens confrontés à la mort choisissent la communion pour ne pas mourir de froid et de faim. Leur condition sociale et physique permettront à 16 des 45 passagers de survivre 72 jours à plus de 4000 mètres d'altitude dans des conditions extrêmes. Jeunes bourgeois éduqués de la banlieue huppée de Montevideo allant disputer un match de rugby au Chili, ils devront affronter un des plus terribles tabous lorsqu'ils apprendront par la radio que les recherches ont été abandonnées au bout de dix jours.


Gonzalo Arijón, qui tenait l'une des caméras du film de 1983 sur Un Drame Musical Instantané et faisait partie de l'équipe des réalisateurs de Chaque jour pour Sarajevo en 1994, avait fréquenté le même lycée que certaines des victimes. En 1h52, il filme le récit extraordinaire de la catastrophe en un documentaire poignant et passionnant, film à suspens où les protagonistes témoignent avec une telle sincérité, où l'enchevêtrement d'images d'archives et de reconstitutions est réalisé avec une telle maîtrise qu'il nous semble assister à un film d'action. En intitulant en français son film Naufragés des Andes, il me rappelle indubitablement Les naufragés de la rue de la Providence, titre initial de L'ange exterminateur de Luis Buñuel, histoire d'un enfermement absurde où la solidarité reste la seule échappatoire. L'humanité qui s'en dégage est un miroir qui suggère quantité de questions anthropologiques (entretien de Gonzalo Arijón de 2022). La qualité technique du film et la subtilité du traitement valent à Arijón de prestigieux prix internationaux. [...] Arte l'avait édité en DVD, [et j'ai eu un peu de mal à en trouver les traces...]

jeudi 4 janvier 2024

Matador (Monopoly), série danoise 1978-1981


Comme j'avais interrogé la chanteuse Birgitte Lyregaard sur le Danemark, elle est revenue à Paris avec le coffret DVD de Matador en cadeau. "Si tu veux connaître les Danois !" Là-bas on ne se demande pas si on l'a vue, mais combien de fois on a regardé la saga de 27 heures. Quatre ou cinq fois, m'avoue Birgitte quant à elle. Si Matador (chef d'entreprise, mais également le nom du Monopoly en danois) fut tourné entre 1978 et 1981, l'action se déroule de 1929 à 1947, à raison d'à peu près un épisode par année, sans durée formatée (41 à 86 minutes). Les 24 épisodes se passent dans la petite ville imaginaire de Korsbæk où les fortunes se font et se défont. Le mélodrame qui oppose deux familles d'entrepreneurs, de la grande dépression à l'occupation allemande, est mâtiné d'un chaleureux humour propre aux Danois et l'évolution des personnages y est passionnante. La frontière entre les classes sociales rappelle le cinéma de Jean Renoir, comme si deux mondes cohabitaient. L'importance donnée aux femmes y est déterminante, phénomène toujours rare au cinéma. Dirigé près Erik Balling, Matador est dû à l'auteur Lise Nørgaard en collaboration avec Karen Smith, Jens Louis Petersen et Paul Hammerich. Espérons qu'un éditeur français aura la bonne idée de publier cette réussite, car la version superbement remasterisée en 2009 depuis le film en 16 mm ne comporte que des sous-titres norvégiens, suédois et... anglais.

Article du 22 décembre 2011

mercredi 20 décembre 2023

Cantique de la racaille


Vincent Ravalec réalise de drôles de films. Des courts métrages souvent provocateurs. Il y en a sept en bonus sur le Blu-Ray que publie Doriane Films avec son long métrage de 1998, Cantique de la racaille. Au départ, c'est un livre qui lui vaut le premier Prix de Flore en 1994, une sorte de Goncourt un peu plus gonflé. Pour d'autres il est aussi scénariste ou parolier (Marc Lavoine, Johnny Hallyday, Julien Clerc). Il a monté sa maison de production de cinéma, Les Films du garage. On ne compte plus les romans, les nouvelles, les essais, les articles de presse, les bandes dessinées, les poèmes, les bandes dessinées, les réalisations en réalité virtuelle. Je ne connaissais rien de lui. C'est une surprise.


Le personnage principal joué par Yvan Attal me fait penser à La vérité si je mens de Thomas Gilou, mais c'est surtout Jean-Pierre Mocky qui me vient à l'esprit, sauf que c'est nettement mieux réalisé. Ravalec travaille beaucoup en amont. Le lieu de chaque scène est soigneusement choisi. Le montage est rythmé. Je ne peux m'empêcher de me référer aussi à Marco Ferreri ou Claude Faraldo, des anars sans aucun doute. La distribution est étonnante : Yann Collette, Samy Naceri, Marc Lavoine, Claire Nebout, Jean-Louis Richard, Brigitte Sy, Denis Lavant, Marilyne Canto, Olivier Gourmet, Élodie Bouchez, Olivier Marchal, Jean-Pierre Daroussin, Sylvie Testud, Marianne Denicourt, Charlotte Gainsbourg, Roger Knobelspiess, etc. Le choix de Virginie Lanoue pour jouer l'ingénue face au magouilleur qui rêve de grandeur, une sorte de Bernard Tapie, déroute au début et finit par s'imposer. Le documentaire sur le film renforce mon impression. On est sur la corde raide, mais le fildefériste réussit finalement sa traversée. Les courts dépotaient déjà, déconseillés aux âmes sensibles : Le masseur, Les mots de l'amour, Never Twice, Par-delà l'ère glaciaire, Conséquences de la réalité des morts, Portrait des hommes qui se branlent... Brutalité de la misère sexuelle, du trompe-la-mort, du trompe-la-vie... Sexe, drogue & rock'n roll !

→ Vincent Ravalec, Cantique de la racaille et autres films, DVD+Blu-Ray Doriane Films, 20€