70 Cinéma & DVD - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

vendredi 15 mars 2024

The Host de Bong Joon-ho


N'étant pas un fan de films d'épouvante, il aura fallu l'humour et la dimension politique pour que The Host m'emballe à sa sortie en 2006. D'une part je suis une petite nature qui ferme les yeux lorsqu'une seringue est montrée à l'écran, d'autre part le film du Coréen Bong Joon-ho ne fait pas vraiment peur. Quant aux films d'épouvante, ils véhiculent souvent une métaphore politique comme chez John Carpenter, et je me souviens des séances de minuit au Napoléon, emmené par mon père, où les spectateurs se rassuraient en fichant un sacré foutoir par leurs quolibets incessants, histoire de camoufler la peur sous une franche et bruyante rigolade. Pour vous flanquer des frissons, il vaut mieux un bon Hitchcock, avec le suspense entretenu lorsqu'on sait avant les protagonistes qui est l'assassin. Si Bong Joon-ho montre très tôt le monstre, il réussit tout de même à vous coller la frousse tant la bête est hideuse. En choisissant une famille de losers très pauvre pour lutter contre elle, il introduit forcément un humour ravageur.


La charge anti-américaine est évidemment déterminante dans ce chef d'œuvre qui n'a rien du genre : de l'agent orange, pesticide utilisé pendant les guerres du Vietnam et Corée, à l'Incident McFarland où un officier américain ordonna de jeter des déchets toxiques dans une rivière parce que les bouteilles s’entassaient, couvertes de poussières, en passant par les prétendues armes de destruction massives irakiennes suggérées par l'absence de virus, sans oublier la critique de l'État coréen qu'incarne probablement le monstre. Même si j'aime beaucoup Snowpiercer (Le Transperceneige), c'est mon film préféré de l'auteur de Memories of Murder, Mother, Okja et Parasite. J'ai fini par craquer pour l'édition limitée avec le storyboard complet traduit en français et anglais de 334 pages, tout cela dans un superbe coffret illustré par Madison Coby. Parmi les innombrables bonus figure la masterclass de Bong Joon Ho au Grand Rex en février 2023...

→ Bong Joon-ho, The Host, Édition Collector 4K et Blu-Ray + Bonus Blu-ray The Jokers, 69,99€

mercredi 7 février 2024

L'esprit de l'escalier


Les amies avaient envie de regarder un bon thriller. Comme les comédies, ce genre de demande est de plus en plus difficile à satisfaire. On a presque tout vu, du moins parmi les meilleurs. Il faut trouver un film que personne ne connaît. J'ai proposé The Staircase de Jean-Xavier de Lestrade (DVD ed. Montparnasse), un feuilleton documentaire en huit épisodes, en tout six heures certes un peu étirées, mais le suspense et les coups de théâtre nous ont tenus en haleine depuis la découverte du corps jusqu'au verdict. Tiré de 650 heures de rushes, tourné jusqu'à trois caméras, le film ne comporte aucun commentaire.


Crime ou accident ? Pas question de révéler ici quoi que ce soit de cette affaire qui a pourtant été énormément couverte par les médias, en particulier grâce au film, et dont de nouveaux épisodes sont en cours de tournage et montage, plus de dix ans après les faits, car les rebondissements n'ont pas cessé depuis le verdict. Juste situer la mort de Kathleen Peterson en bas d’un escalier de sa maison le 9 décembre 2001 à Durham, Caroline du Nord, un état du sud des États Unis particulièrement réactionnaire. Son mari, Michael Peterson, romancier à succès et personnage public, est suspecté l'avoir assassinée. Très vite, la morale devient le véritable mobile, non pas de la mort, mais du procès en sorcellerie que l'accusation déballe au fur et à mesure. Le procureur s'acharne. La bataille des avocats dure des mois...
Je voulais titrer "Le mauvais esprit de l'escalier", mais les deux jeux de mots imbriqués compliquaient les choses. L'esprit de l'escalier, propre à tout long procès, descendait de Lestrade quand le mauvais esprit incombait au procureur et à sa coéquipière tentant de convaincre les jurés de la culpabilité de Peterson non sur ses actes supposés, mais sur ses inclinations sexuelles sans rapport avec le sujet. Et l'esprit de l'escalier ne sera découvert que des années plus tard. Mystère. En 2002 le réalisateur avait reçu un Oscar pour Un coupable idéal, un jeune noir accusé à tort, mais The Staircase (traduit Soupçons en français) me fait plutôt penser à Capturing The Friedmans, chef d'œuvre d'Andrew Jarecki (DVD mk2) pour ses ramifications morales et l'usage de la vidéo, ici caméra à l'épaule omniprésente, chez Jarecki home-movies exceptionnels constituant une sorte de tournage parallèle.

Depuis cet article du 1er mai 2012, la série a a fait l'objet de deux épisodes supplémentaires fin 2012 intitulés Soupçons (la dernière chance) et d'encore trois épisodes sur Netflix en 2018, lourds de fameux rebondissements. Elle a également été adaptée par HBO aux États-Unis en série télévisée de fiction, sous le même titre The Staircase. La dernière réalisation de Jean-Xavier de Lestrade, qui date de quelques mois, est l'excellente série fictionnalisée Sambre.

lundi 5 février 2024

Quatre films d'un autre monde


La World Cinema Foundation a été "créée dans le but d’aider les pays en développement à préserver leurs trésors cinématographiques, (...) consolider et soutenir le travail des archives internationales, en offrant une aide aux pays qui ne possèdent pas les infrastructures techniques ni les ressources d’archivage nécessaires pour faire ce travail eux-mêmes." Elle publia chez Carlotta quatre films du patrimoine mondial sous l'égide de Martin Scorsese, mais depuis cet article du 10 avril 2012 ils ne figurent plus à son catalogue.

Transes (El Hal) (1981) du Marocain Ahmed El Maanouni est un documentaire exceptionnel sur Nass El Ghiwane, un groupe de musiciens marocains formé dans les années 70, dont les concerts mettent les foules en transe. Ahurissant. Nous les suivons sur scène et dans leur vie quotidienne, entrecoupés de documents d'époque retraçant l'histoire récente de la décolonisation. S'accompagnant aux gumbri, bendir, darboukas et un banjo sans frettes, les quatre compères chantent la résistance et leur attachement à leurs racines retrouvées, berbères et gnaouas, de la poésie du Melhoun et du théâtre dont ils se réclament. Le film est passionnant, les personnages attachants, la musique hypnotique.

Les Révoltés d’Alvarado (Redes) (1936), premier film de Fred Zinneman, cosigné avec Emilio Gómez Muriel, préfigure le néo-réalisme italien tout en assumant sa filiation avec Robert Flaherty. Pour ce nouveau chant de résistance, cette fois des pêcheurs mexicains en lutte pour leurs salaires, tous les acteurs sauf un sont des amateurs, souvent jouant leur propre rôle. Les images admirables de Paul Strand et la musique de Silvestre Revueltas participent à cet envoûtement où le documentaire flirte encore plus explicitement avec la fiction.

En regardant l'étonnant Le Voyage de la hyène (Touki-Bouki) (1973) du Sénégalais Djibril Diop Mambety (frère aîné de Wasis Diop), j'en viens à penser que Scorsese est un agitateur révolutionnaire lorsqu'il soutient les autres cinéastes alors que depuis vingt ans il se laisse formater par le clacissisme du cinéma dominant lorsqu'il dirige lui-même ! Par son montage inventif, sa bande-son contrapuntique, sa poésie brutale et son humour provocateur, le cinéaste filme le rêve de deux jeunes nomades décidés à partir en France coûte que coûte. Anta, jeune fille des quartiers pauvres de Dakar, et Mory, gardien de troupeau, préfigurent les milliers d'émigrés qui s'échouent sur les plages du sud de l'Europe ou se noient avant de les atteindre.

La Flûte de roseau (Mest) (1989) du Kazakh Ermek Shinarbaev évoque la tragédie de la diaspora coréenne en images somptueuses mais prévisibles, accompagnées d'une ensorcelante partition du compositeur Vladislav Shute ; je reste hélas peu sensible au cinéma contemplatif et sentencieux. De plus, les histoires de vengeance m'ennuient. Cette œuvre pourra néanmoins combler les amateurs de Tarkovski et de fables asiatiques. Là aussi, le quotidien croise la poésie. Comme pour les autres films le bonus éclaire le film intelligemment, ici un entretien avec le réalisateur [...].

jeudi 1 février 2024

Bad Boy Bubby & Co


Je ne me souviens pas toujours comment j'ai l'idée de choisir tel ou tel film. Je rassemble ceux que je n'ai pas encore vus sur un disque dur amovible [...]. Au bout de quelques semaines les titres ne me disent plus rien et je suis obligé de zapper quelques minutes, de lire les jaquettes ou de chercher sur Wikipédia. Le soir je cherche un film qui convienne à mes invités, questions de langue, de sous-titres et de genre évidemment. Je garde les pires pour les moments de solitude et les meilleurs pour les regarder [en bonne compagnie]. Du moins ceux que j'imagine bons ou que je ne tente que par curiosité malsaine.


[...] La surprise est venue de Bad Boy Bubby (1993) dont nous ignorions tout. Film hors normes, drôle et provocateur, profond et renversant, il nous surprend sans cesse, autant par son imagination que par les émotions qu'il suscite. Sans le déflorer, je le comparerai à un Enfant sauvage en mode urbain style Tueurs de la lune de miel, version trash d'Edward aux mains d'argent filmée par John Waters, monstre révélant l'humanité de son concepteur, le cinéaste Rolf de Heer. Le tournage est à la hauteur du scénario, 32 directeurs de la photographie se succédant pour chaque nouveau lieu que Bubby découvre, avec piste son enregistrée à l'aide de deux microphones binauraux cachés dans les oreilles de l'acteur Nicholas Hope ! Comme nous sommes épatés, je vais à la pêche et rapporte dix autres films du cinéaste australien qui semblent tout aussi prometteurs, du moins dans leurs concepts : Encounter at Raven's Gate (1988) et Epsilon sont deux films de science-fiction, Miles Davis joue l'un des principaux rôles de Dingo (1991), The Quiet Room (1996) évoque l'effondrement d'une famille à travers le regard d'une fillette, Dance Me to My Song (1998) conte l'amour d'un homme pour une tétraplégique, The Old Man Who Read Love Stories (2001) est tourné dans la jungle de la Guyane française, The Tracker (2002) est un western dans l'outback australien, Alexandra's Project (2003) est un drame qui dérange, Ten Canoes (10 canoës, 150 lances et 3 épouses, 2006) est un conte aborigène ni reportage ni fiction dansant sur la couleur et le noir et blanc, Dr Plonk (2007) est un burlesque entièrement muet, Twelve Canoes (2008) se savoure interactivement sur Internet...

Depuis cet article du 12 avril 2012, Rolf de Heer a réalisé The King Is Dead! (2012), Charlie's Country (2013) et récemment l'excellent The Survival of Kindness (2022), allégorie sans paroles compréhensibles sur le racisme...

mardi 16 janvier 2024

Le voyage dans la lune


Le voyage dans la lune. Y en a-t-il jamais eu d'autres depuis celui de Méliès tourné en 1902 ? Les diverses tentatives qui lui ont succédé n'ont jamais atteint leur cible comme cet obus qui nous a tapé dans l'œil, une fois de plus avec sa restauration par la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma, la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et Lobster Films. Depuis l'aventure sans pareille d'un certain Hans Pfaall, on aura marché sur la lune avec Edgar Poe, Jules Verne, H.G. Wells, Tintin, Fritz Lang, Terry Gillian, la NASA et tant d'autres, mais rien n'égale la poésie délirante du magicien Méliès qui a retrouvé ses couleurs peintes à la main pour un voyage extraordinaire, titre du passionnant making of d'une heure qui accompagne le DVD édité par Lobster et distribué par mk2. La musique du groupe Air redonne sa fraîcheur au court métrage, quinze minutes de pur ravissement, où le voyage n'est pas seulement spatial mais aussi temporel grâce aux inventions pop du duo composé de Jean-Benoît Dunckel et de Nicolas Godin, probablement leur plus belle réussite musicale. Sur le DVD [...], les accompagnements de la version noir et blanc proposés avec orchestre, piano ou bonimenteur montrent l'importance du choix musical dans un ciné-concert, et les témoignages de Costa-Gavras, Jean-Pierre Jeunet, Michel Gondry, Michel Hazanavicius inciteront de jeunes spectateurs à y mettre aussi le nez et les oreilles.


Il n'est pas une promenade au cimetière du Père Lachaise sans que j'aille saluer le créateur du spectacle cinématographique et, s'il ne s'agit pas d'un chef d'œuvre à la hauteur du modèle, le plaisant Hugo Cabret de Martin Scorsese [raconte] l'émouvante et terrible aventure qui fut celle de ce pionnier, désespéré au point de brûler tous ses films ou de les vendre pour les fondre en talons de chaussures pour dames. J'y suis allé de ma larme, mais je ne suis pas dupe : les histoires de reconnaissance tardive ou épisodique, les injustices filmées par exemple par King Vidor dans The Fountainhead (Le rebelle), rappellent les rêves d'enfance où l'on s'imagine grandir en acquérant les moyens d'y parvenir, et plutôt qu'atterrir, d'alunir enfin, pour commencer.

Suite à cet article, j'avais reçu ce commentaire de Pascale Bouillo...

«Monsieur,
Nous avons lu avec intérêt l’article posté le 28 mars 2012 sur votre site Médiapart.fr sur Méliès et le Voyage dans la lune. Je me permets de vous apporter quelques précisions qui me semblent importantes pour embrasser cette restauration hors du commun qui n'a pas été menée par un seule entité.
En effet, en 2010, une restauration complète est engagée par trois spécialistes de la restauration de films : deux entités à but non lucratif agissant mondialement dans le domaine du patrimoine du cinéma, la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma et la Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma et une collection privée, Lobster Films.
Outre le financement intégral de cette restauration, les fondations ont participé directement à toutes les étapes (techniques, artistiques, juridiques...) de ce projet pendant 18 mois, menant aussi d'importantes recherches dans toutes les archives du monde entier pour recueillir les informations nécessaires à une telle restauration (scénario, catalogues des films de l'époque, dessins, lettres etc.).
Les deux Fondations ont décidé une fois de plus d’unir leurs forces comme elles le font déjà depuis 4 ans (restaurations de l'intégrale des films de Pierre Etaix, des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati…), s'appuyant sur une charte de qualité extrêmement contraignante visant à restaurer les films dans le respect de l'oeuvre originale en assurant d'une part la préservation des éléments mais aussi en organisant une diffusion la plus large possible auprès du public, en France et l'étranger.
C'est dans cet esprit, souhaitant susciter l'intérêt d'un large public, qu'elles ont demandé au groupe AIR de composer une musique originale pour accompagner le film dans sa diffusion internationale. Les artistes de ce groupe, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel ont accepté de relever ce défi, bénévolement et avec un engagement remarquable.
Enfin, pour raconter toute cette aventure, les fondations ont publié un livre, La Couleur retrouvée du Voyage dans la lune de Georges Méliès, pour partager avec le public toutes les précieuses informations sur la vie de l’auteur et son travail, aux tout premiers temps du cinéma.

LA COULEUR RETROUVÉE DU VOYAGE DANS LA LUNE
DE GEORGES MÉLIÈS
Editions Capricci - Fondation Groupama Gan pour le Cinéma - Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Auteurs : Gilles Duval, Séverine Wemaere
196 pages - Parution : 29 novembre 2011

Nous sommes à votre disposition pour toutes précisions si vous le souhaitez. Bien cordialement
Séverine Wemaere
Déléguée générale Fondation Technicolor pour le Patrimoine du Cinéma
Gilles Duval
Délégué général Fondation Groupama Gan pour le Cinéma

mercredi 10 janvier 2024

Rendez-vous chez Lacan


Contrairement aux médias omniprésents et prétendument universels, la psychanalyse s'adresse à une personne à la fois. Pas de généralité, mais du cas par cas. Contrairement à la médecine qui se cantonne aux symptômes, elle recherche les causes, quitte à nous révéler ce que nous ne voulons pas savoir de nous-mêmes et qui détermine nos actes ou nos difficultés à vivre.
[En 2008] j'écrivais, sous le titre Jacques Lacan, poète circonlocutoire, l'influence prépondérante que sa pensée eut sur moi qui n'ai jamais eu recours à la psychanalyse. À l'évoquer il me fait peser chaque mot que je tape, comme s'il possédait un sens double que sa phonétique ou la syntaxe de la phrase révèlent.


Le film de Gérard Miller, Rendez-vous chez Lacan, comble un vide. Il n'existait qu'un seul DVD sur Jacques Lacan (édité par Arte) où figurent la conférence de Louvain, un petit entretien avec la réalisatrice Françoise Wolf et un documentaire maladroit d'Elisabeth Roudinesco. Avec l'émission Radiophonie et quelques rares documents en ligne sur ubu.com, le film majeur Télévision réalisé en 1973 par Benoît Jacquot et Jacques-Alain Miller (que le psychanalyste réussit alors à imposer en deux parties le samedi à 20h30 sur la première chaîne !) n'est toujours pas publié en DVD, alors qu'il exista en VHS et est vendu (virtuellement) sur le site de l'INA.


Gérard Miller a rencontré Lacan grâce à son frère Jacques-Alain, fidèle élève qui rédigea le Séminaire et qui épousa sa fille Judith. Il en tire un portrait fidèle pour qui sait lire entre les lignes ("Gardez-vous de comprendre !" est l'antidote à toute conclusion hâtive), une analyse simple et précise (son "Je dis toujours la vérité" rime avec "les poètes ne mentent pas, ils témoignent" de Jean Cocteau), mêlant humour et pertinence ("Soyez lacaniens si vous le voulez... Moi, je suis freudien"). Gérard Miller interroge des patients de Lacan, ses élèves, mais aussi ses proches, pour tenter de comprendre qui était l'homme derrière le mythe ("L'inconscient est construit comme un langage", "Ce que Freud rappelle, c’est que ce n’est pas le mal mais le bien qui engendre, qui nourrit la culpabilité", "L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas"). Il pénètre dans son cabinet et son appartement, reproduit les rares photographies qui existent, son commentaire s'adressant paradoxalement au plus grand nombre pour lever le voile sur le mystère Lacan. En bonus, les deux entretiens avec son frère Jacques-Alain et Judith, ainsi que son propre commentaire, sont aussi passionnants que le film de 51 minutes (ed. Montparnasse).

Article du 9 janvier 2012, suivi de celui du 22 novembre 2008

Jacques Lacan, poète circonlocutoire


Ouf ! Voilà qui me rassure. Dans le film Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, Françoise Dolto, Pontalis et d'autres psychanalystes racontent qu'ils ne comprenaient souvent pas grand chose à ce que racontait le second génie de l'inconscient, mais qu'il leur semblait pouvoir devenir intelligents s'ils persévéraient. Fin des années 70, grâce à Dominique Meens qui me demande de l'enregistrer pour lui, je suis renversé par Radiophonie, sept questions de Robert Georgin auxquelles répond longuement Jacques Lacan pour les Après-midis de France Culture. Tout m'échappe, mais j'ai le sentiment d'être en présence d'une mine d'or et me laisse bercer par la poésie de la langue. Je place alors le psychanalyste aux côtés de Jean Cocteau et Jean-Luc Godard, ces trois voix devenant fondatrices de mon passage à l'âge adulte.
Je jouis des effets circonlocutoires qui permettent de tourner autour du sujet sans jamais viser le centre, mais s'en approchant au plus près au fur et à mesure des révolutions. La poésie, qu'elle soit verbale, sonore ou picturale, a cette force de ne jamais se périmer, contrairement à la science démentie à l'instant même où toute théorie est émise. La poésie vise juste, parce qu'elle va puiser ses racines au plus profond du moi, reflet égocentrique de toute organisation sociale. Dans son histoire féline, Cocteau écrivait que les poètes ne mentent jamais, ils témoignent.

Jacques Lacan fut peu enregistré, encore plus rarement filmé. Son dernier séminaire, à Caracas, se trouve en mp3 sur Ubu.com, comme ceux intitulés L'envers de la psychanalyse, ... Ou pire, Encore, Les non-dupes errent, L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre, un hommage à Lewis Carroll et Alice, un Petit Discours à l'ORTF et le premier impromptu de Vincennes. Télévision, one-man show extraordinaire de 1973 tourné par Benoît Jacquot (texte sur un petit fascicule paru au Seuil dans la collection du Champ Freudien que le psychanalyste dirigeait, et également présent sur Ubu), est avec Radiophonie la trace la plus importante en marge de ses Écrits ! Ce film, de très loin le plus passionnant de tous, n'a pas encore été porté en DVD, bien qu'il exista en VHS. Arte Vidéo édite aujourd'hui la Conférence de Louvain accompagnée de Jacques Lacan, la psychanalyse réinventée, documentaire d'Elisabeth Kapnist, écrit avec Elisabeth Roudinesco, ponctué par une musique inopportune de Michel Portal sur des plans vides. Ce film n'est pas à la hauteur du précédent, Jacques Lacan parle, réalisé par Françoise Wolff que le précédent cite abondamment et qui se terminait par un petit entretien où Lacan semble énervé par son interlocutrice. La conférence est exemplaire du fait qu'un jeune étudiant néo-situationniste l'agresse patissièrement, anticipant la tradition des entarteurs belges, tandis que celui-ci retourne la salle en défendant le révolté contre les endormis. Mais Télévision reste le chef d'œuvre qu'il serait urgent de rééditer.

lundi 8 janvier 2024

Naufragés des Andes / Le cercle des neiges


Hier soir, j'ai regardé Le cercle des neiges (La sociedad de la nieve) réalisé par Juan Antonio Bayona et produit par Netflix. Ce film de "fiction" est nominé pour le meilleur film en langue étrangère aux Golden Globes 2024 et représentant de l'Espagne aux Oscars. Or je suis un peu choqué que les articles qui lui sont consacrés fassent rarement mention de Stranded, remarquable documentaire de Gonzalo Arijón sorti en 2007 sur le même sujet. À l'occasion du cinquantenaire de la catastrophe, le nouveau film est un une sorte de reconstitution dramatique où le suspense est évidemment entretenu et le spectacle forcément impressionnant, mais il est très loin de la profondeur et des interrogations que suscitait le film d'Arijón.



Je reproduis donc ci-dessous mon article du 19 octobre 2010 qui rend hommage au film de Gonzalo Arijón qui m'avait emballé.

En 1972, j'avais été très impressionné par le crash de l'avion sur la Cordillère des Andes dont les rescapés avaient dû leur salut en mangeant leurs camarades décédés. En gastronome curieux j'ai toujours prétendu que le cannibalisme ne me faisait pas peur et que cela n'était qu'une question de circonstances. Mais il s'agit plutôt ici de nécrophagie et la parabole christique "ceci est mon corps, etc." fait passer la pilule lorsque ces jeunes Uruguayens confrontés à la mort choisissent la communion pour ne pas mourir de froid et de faim. Leur condition sociale et physique permettront à 16 des 45 passagers de survivre 72 jours à plus de 4000 mètres d'altitude dans des conditions extrêmes. Jeunes bourgeois éduqués de la banlieue huppée de Montevideo allant disputer un match de rugby au Chili, ils devront affronter un des plus terribles tabous lorsqu'ils apprendront par la radio que les recherches ont été abandonnées au bout de dix jours.


Gonzalo Arijón, qui tenait l'une des caméras du film de 1983 sur Un Drame Musical Instantané et faisait partie de l'équipe des réalisateurs de Chaque jour pour Sarajevo en 1994, avait fréquenté le même lycée que certaines des victimes. En 1h52, il filme le récit extraordinaire de la catastrophe en un documentaire poignant et passionnant, film à suspens où les protagonistes témoignent avec une telle sincérité, où l'enchevêtrement d'images d'archives et de reconstitutions est réalisé avec une telle maîtrise qu'il nous semble assister à un film d'action. En intitulant en français son film Naufragés des Andes, il me rappelle indubitablement Les naufragés de la rue de la Providence, titre initial de L'ange exterminateur de Luis Buñuel, histoire d'un enfermement absurde où la solidarité reste la seule échappatoire. L'humanité qui s'en dégage est un miroir qui suggère quantité de questions anthropologiques (entretien de Gonzalo Arijón de 2022). La qualité technique du film et la subtilité du traitement valent à Arijón de prestigieux prix internationaux. [...] Arte l'avait édité en DVD, [et j'ai eu un peu de mal à en trouver les traces...]

jeudi 4 janvier 2024

Matador (Monopoly), série danoise 1978-1981


Comme j'avais interrogé la chanteuse Birgitte Lyregaard sur le Danemark, elle est revenue à Paris avec le coffret DVD de Matador en cadeau. "Si tu veux connaître les Danois !" Là-bas on ne se demande pas si on l'a vue, mais combien de fois on a regardé la saga de 27 heures. Quatre ou cinq fois, m'avoue Birgitte quant à elle. Si Matador (chef d'entreprise, mais également le nom du Monopoly en danois) fut tourné entre 1978 et 1981, l'action se déroule de 1929 à 1947, à raison d'à peu près un épisode par année, sans durée formatée (41 à 86 minutes). Les 24 épisodes se passent dans la petite ville imaginaire de Korsbæk où les fortunes se font et se défont. Le mélodrame qui oppose deux familles d'entrepreneurs, de la grande dépression à l'occupation allemande, est mâtiné d'un chaleureux humour propre aux Danois et l'évolution des personnages y est passionnante. La frontière entre les classes sociales rappelle le cinéma de Jean Renoir, comme si deux mondes cohabitaient. L'importance donnée aux femmes y est déterminante, phénomène toujours rare au cinéma. Dirigé près Erik Balling, Matador est dû à l'auteur Lise Nørgaard en collaboration avec Karen Smith, Jens Louis Petersen et Paul Hammerich. Espérons qu'un éditeur français aura la bonne idée de publier cette réussite, car la version superbement remasterisée en 2009 depuis le film en 16 mm ne comporte que des sous-titres norvégiens, suédois et... anglais.

Article du 22 décembre 2011

mercredi 20 décembre 2023

Cantique de la racaille


Vincent Ravalec réalise de drôles de films. Des courts métrages souvent provocateurs. Il y en a sept en bonus sur le Blu-Ray que publie Doriane Films avec son long métrage de 1998, Cantique de la racaille. Au départ, c'est un livre qui lui vaut le premier Prix de Flore en 1994, une sorte de Goncourt un peu plus gonflé. Pour d'autres il est aussi scénariste ou parolier (Marc Lavoine, Johnny Hallyday, Julien Clerc). Il a monté sa maison de production de cinéma, Les Films du garage. On ne compte plus les romans, les nouvelles, les essais, les articles de presse, les bandes dessinées, les poèmes, les bandes dessinées, les réalisations en réalité virtuelle. Je ne connaissais rien de lui. C'est une surprise.


Le personnage principal joué par Yvan Attal me fait penser à La vérité si je mens de Thomas Gilou, mais c'est surtout Jean-Pierre Mocky qui me vient à l'esprit, sauf que c'est nettement mieux réalisé. Ravalec travaille beaucoup en amont. Le lieu de chaque scène est soigneusement choisi. Le montage est rythmé. Je ne peux m'empêcher de me référer aussi à Marco Ferreri ou Claude Faraldo, des anars sans aucun doute. La distribution est étonnante : Yann Collette, Samy Naceri, Marc Lavoine, Claire Nebout, Jean-Louis Richard, Brigitte Sy, Denis Lavant, Marilyne Canto, Olivier Gourmet, Élodie Bouchez, Olivier Marchal, Jean-Pierre Daroussin, Sylvie Testud, Marianne Denicourt, Charlotte Gainsbourg, Roger Knobelspiess, etc. Le choix de Virginie Lanoue pour jouer l'ingénue face au magouilleur qui rêve de grandeur, une sorte de Bernard Tapie, déroute au début et finit par s'imposer. Le documentaire sur le film renforce mon impression. On est sur la corde raide, mais le fildefériste réussit finalement sa traversée. Les courts dépotaient déjà, déconseillés aux âmes sensibles : Le masseur, Les mots de l'amour, Never Twice, Par-delà l'ère glaciaire, Conséquences de la réalité des morts, Portrait des hommes qui se branlent... Brutalité de la misère sexuelle, du trompe-la-mort, du trompe-la-vie... Sexe, drogue & rock'n roll !

→ Vincent Ravalec, Cantique de la racaille et autres films, DVD+Blu-Ray Doriane Films, 20€

mercredi 13 décembre 2023

Des films sur le cinéma


Je suis toujours abonné aux Cahiers du Cinéma, et ce depuis 1972, mais je les lis souvent en retard pour me faire ma propre opinion avant de découvrir les élucubrations de leurs chroniqueurs dont je partage rarement l'analyse. Les articles de Télérama sont plus lisibles, mais ses journalistes n'évoquent que les sorties de la semaine et pour moi, comme avec les Cahiers, l'information prime sur la réflexion. Les suggestions et le regard cinéphilique de Jonathan Rosenbaum sur son blog anglophone sont souvent plus incitatifs à la découverte, de même que le picorage sur le site très fermé Karagarga me permet de composer mes propres festivals en choisissant un film qui, tel une pelote de laine, défile une suite en cascade. Comme me l'a enseigné Jean-André Fieschi je privilégie la voix des auteurs à celles des historiens et des journalistes. Lorsque j'étais élève à l'Idhec (ancêtre de la Femis) il me conseillait de livre un livre "de" plutôt qu'un livre "sur". Les entretiens sont donc ce que je trouve de plus précieux dans toutes ces publications. Enfin, dans mes propres articles je fais très attention de ne pas déflorer les films, de ne pas "spoiler" (divulgâcher), un exercice difficile.


En cette fin d'année l'éditeur Carlotta publie plusieurs Blu-Ray ou DVD sur le cinéma. Sur la lancée de la restauration des films de Wim Wenders (Paris Texas, Les ailes du désir, L'ami américain, la trilogie de la route : Alice dans les villes, Faux mouvement, Au fil du temps) apparaît Chambre 666, et sa suite 40 ans plus tard Chambre 999 réalisée par Lubna Playoust. Pendant le Festival de Cannes de 1982, Wenders pose la question de l'avenir du cinéma et de sa mort annoncée à seize cinéastes, et en 2022, la réalisatrice fait de même avec trente nouveaux. Les réponses des seconds m'ont paru plus intéressantes que la première fois où seul Antonioni était cohérent, sentiment partagé par Wenders avec le décalage. Il a pourtant réussi à convaincre Godard, Morrissey, Hellman, Fassbinder, Herzog, Kramer, Spielberg, etc. de se prêter au jeu. Les réactions récentes de Cronenberg, Gray, Farhadi, Winocour, Assayas, Sorrentino, Jaoui, Mungiu, Serra, Chokri, Östlund, Cogitore, Rohrwacher, etc. sont plus personnelles. J'en retiens surtout ce que j'avais expérimenté moi-même et que tous savent : plus gros est le budget plus les pressions de la production sont fortes. Or la plupart d'entre elles et d'entre eux valorisent la liberté de création. Il me semble pourtant que la question est mal posée, enfermant les cinéastes au lieu de les laisser exprimer ce qu'ils cherchent véritablement. Certains, parfaitement conscients du piège ou inconscients de ce qui pourrait s'y jouer, se mettent en scène ou esquissent quelques pas de danse. Les plus lucides comprennent qu'il est logique de bouger avec le temps et que VHS pour les premiers, numérique et plateformes pour les seconds, ce ne sont que de nouveaux outils qui permettent de faire autre chose ou simplement autrement.


Les trois parties de Hello Actors Studio d'Annie Tresgot (L'atelier des acteurs, Une solitude publique, Une communauté de travail), réalisé en 1987, sont riches d'enseignement. Paul Newman, Ellen Burstyn, Sydney Pollack, Shelley Winters, Arthur Penn, Gene Wilder, Eli Wallach et d'autres évoquent "la méthode", également dite Stanislavski, qui a renouvelé le jeu des acteurs américains depuis 1947. Comme celles et ceux qui ont été accepté/e/s après épreuve, on assiste à des cours passionnants. Ils sont gratuits, réservés aux seuls membres. Certains acteurs célèbres y viennent essuyer la critique, d'autres l'évitent soigneusement ! Annie Tresgot faisait partie du jury qui m'a permis d'entrer à l'Idhec en 1971 alors que je n'avais pas encore 18 ans ! Indirectement grâce à elle, j'y ai suivi les cours de direction d'acteurs de Jacques Rivette et Michael Lonsdale au cours de la seconde année de mes études.

P.S. : les 3 parties du film d'Annie Tresgot sont très bien agencées. C'est de plus en plus passionnant. Lors de la troisième, c'est fascinant de voir l'échange entre Arthur Penn, Norman Mailer et Joseph Mankiewicz sur la mise en scène d'une pièce de Catherine Burns... L'Actors Studio est toujours en activité.

Mais c'est La Direction d'acteur par Jean Renoir réalisé en 1968 par et avec Gisèle Braunberger qui m'a le plus marqué. J'avais évoqué ce court métrage dans Casting, le quatorzième chapitre de mon livre Le son sur l'image que je n'ai jamais terminé ! Ce petit film de 27 minutes très instructif figure dans un coffret DVD avec La chienne, On purge Bébé, Tire au flanc


Je cite, extrait de Casting : Jean Renoir [...] dirige la réalisatrice Gisèle Braunberger qui se prête au jeu. [...] Renoir dit utiliser la méthode à l’italienne, comme Molière et Jouvet. Il fait lire le texte comme si c’était l’annuaire du téléphone (Quel pouvait bien être son équivalent du temps de Molière ?), sans aucune intention dramatique, de la manière la plus neutre possible. Toute intention préalable ne produirait que poncifs et banalités. Donner le ton à la première lecture, c’est à coup sûr aboutir à un cliché. À force de répéter le texte, le ton vient tout seul, petit à petit, malgré soi, petits inflexions, gestes imperceptibles, c’est ainsi que naît un rôle… Évidemment, c’est un peu plus complexe, Renoir fait croire à ses acteurs que les idées émanent d’eux-mêmes alors qu’il les leur suggère très discrètement ! Il y a bien d’autres façons de travailler un texte. Gisèle Braunberger aurait souhaité faire le même travail avec Robert Bresson, dommage ! Stanislawski conseillait de ne pas jouer en pensant « je suis tel personnage… » mais en imaginant « si j’étais tel personnage… ». Les acteurs américains qui ont suivi les cours de l’Actor’s Studio s’investissent corps et âme. Certains réalisateurs miment tous les rôles, d’autres dirigent les acteurs pendant les prises avec des oreillettes camouflées ! Il existe mille manières de diriger des comédiens, cela dépend des directeurs comme des acteurs…


Le coffret Jeanne Moreau, cinéaste rassemble les trois films que Jeanne Moreau a réalisés, soit deux longs métrages de fiction, Lumière (1976) et L'adolescente (1979) que je n'ai pas encore vus, ainsi qu'un moyen métrage sur Lilian Gish (1983), comédienne américaine depuis ses débuts cinématographiques en 1913 avec D.W. Griffith jusqu'aux années 80 en passant par La nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton. Les deux comédiennes n'évoquent que la première partie de la carrière de Liliane Gish. C'est la naissance du cinéma. Évidemment très touchant et épatant. Le coffret abonde en suppléments. Pour l'émission Vive le cinéma ! Jacques Rozier filme Jeanne Moreau et Orson Welles dans le salon du Ritz lors d'un échange à bâtons rompus. Si le film avec Gish est en anglais, Welles parle français. À Cannes Jeanne Moreau interviewe Clint Eastwood, réalisateur et comédien comme Renoir, Welles ou Moreau. Le coffret est accompagné d'un livre inédit de 80 pages de Jean-Claude Moireau, illustré de nombreuses photographies.

mardi 12 décembre 2023

Le vrai visage de Samuel Fuller


Voilà des lustres que je défends le travail de Samuel Fuller au risque de me faire incendier comme pour l'œuvre de Jean Cocteau ou ma collaboration avec Michel Houellebecq autour de ses poèmes. Les malentendus sont légion. On répète trop souvent ce qui se dit communément sans vérifier sur pièces. Ici l'erreur est à imputer à Georges Sadoul qui, dans son Dictionnaire des cinéastes de 1965, traite le cinéaste d'anticommuniste, raciste et militariste. Mauvaise lecture d'une œuvre qui est le contraire absolu de ce jugement à l'emporte-pièce. Si ses entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo intitulés Il était une fois Samuel Fuller (Cahiers du Cinéma) avaient pu rectifier le tir, Un troisième visage, son autobiographie de 608 pages [...] traduite en français par Hélène Zylberait (ed. Allia), avec préface de Martin Scorsese, dissipe définitivement tout malentendu. Rarement un cinéaste américain se sera engagé avec une telle constance dans sa dénonciation de la guerre, de la violence, du racisme, du machisme et de la folie des hommes... Godard, Truffaut, Moullet, Brookes, Cassavetes, Wenders, Gitaï, Comolli et bien d'autres ne s'y étaient pas trompés.
Conteur exceptionnel et prolifique, Fuller fait le récit de sa vie avec le même punch, direct et crochet, que pour ses films, de Violences à Park Row à The Big Red One (Au-delà de la gloire) en passant par Pick Up on South Street (Le port de la drogue), House of Bamboo, Run of the Arrow (Le jugement des flèches), Forty Guns (Quarante tueurs), Underworld USA (Les bas-fonds new-yorkais), Shock Corridor, The Naked Kiss (Police spéciale), etc. Mais, en apôtre naïf de la vérité, il raconte son histoire au crépuscule de sa vie en tentant de présenter l'impossible troisième visage, celui que même les proches ne peuvent distinguer chez chacun d'entre nous. Issu d'un milieu modeste il construit son rêve par étapes avec une rigueur incroyable, d'abord grouillot puis journaliste, scénariste puis réalisateur, enfin producteur de ses films, s'appuyant sur son expérience et ses aventures pour rédiger des dizaines de scénarios, tournés ou pas, dans l'univers du crime, sur les champs de bataille ou dans le marathon que lui impose une profession qui n'épargne personne. Car, comme les plus grands, Stroheim, Renoir, Welles, Cassavetes, et presque tous les cinéastes en fait, son parcours est semé d'obstacles, d'arnaques et d'humiliations que son volontarisme l'aidera chaque fois à surmonter, jusqu'à sa mort en 1997.
Né en 1912 il évoque le New York des années 20 avec la même acuité que la seconde guerre mondiale qu'il a vécue aux premières loges, du débarquement en Afrique du Nord à la libération du camp de concentration de Falkenau qu'il filme avec sa petite caméra 16mm Bell & Howell. Le portrait acerbe qu'il dessine d'Hollywood est aussi passionnant que sa vision de Paris où il vivra une quinzaine d'années sur la fin de sa vie. Le livre montre un homme intègre qui se bat contre des producteurs parfois indélicats, qui souvent donne leur premier grand rôle à des acteurs inconnus, qui dénonce l'arrogance des riches et fantasme la démocratie comme nombre d'humanistes. On se souvient de son improvisation dans Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, lorsque Belmondo lui demande ce qu'est le cinéma et qu'il répond : "Un film est comme un champ de bataille. Amour. Haine. Action. Violence. En un mot, émotion." Son autobiographie, dictée à sa femme Christa Lang, se lit comme un roman qu'il est impossible de lâcher avant de l'avoir terminé.

Article du 25 novembre 2011

lundi 4 décembre 2023

La frontière verte d'Agnieszka Holland


Si La frontière verte (Zielona granica) d'Agnieszka Holland est indispensable, c'est un film très dur (mais je suis une petite nature). Le sort des migrants violemment bringuebalés entre la Biélorussie et la Pologne est insupportable. D'un côté le dictateur Alexandre Loukachenko les pousse vers l'Union Européenne pour l'affaiblir après les sanctions dont la Biélorussie est victime, de l'autre les Polonais les repoussent, motivés par un racisme historique ou mandatés par une Europe barbelée. Ces familles viennent d'Irak, d'Afghanistan, d'Afrique et espèrent trouver refuge en Suède ou ailleurs, dans une Europe fantasmée, prétendument protectrice des Droits de l'Homme. Depuis quarante ans, nous avons tout perdu, en France évidemment, mais nos voisins ne valent guère mieux.
Agnieszka Holland est attaquée par le ministre polonais de la justice, Zbigniew Ziobro, qui a comparé son film, instrumentalisé par le parti d'extrême droite PiS lors de la campagne électorales de 2023, à de la propagande nazie, comme du temps où « les Allemands, durant le IIIe Reich, produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers ». Polonaise en partie d'origine juive, Holland n'a jamais laissé son pays oublier ses exactions passées. Lors de ses précédents films elle n'a pas été plus tendre envers le régime nazi ou les exactions staliniennes. Avec son dernier film, qui a reçu le Prix spécial du Jury à la Mostra de Venise, forcément dérangeant pour la Pologne, la Biélorussie, mais fondamentalement pour l'Europe, elle attise envers elle une haine antisémite ou anticommuniste. Elle ne fait qu'annoncer ce qui se prépare face à une crise migratoire inévitable qui ne fera qu'augmenter et dans des proportions autrement plus importantes, que ce soit pour des raisons politiques ou climatiques. 30 000 ont déjà péri en cherchant la liberté, sur terre, sur mer et dans la forêt où l'on meurt toujours tandis que je tape ces mots. Ce qui se profile fait froid dans le dos et devrait nous révolter. Le monde part à vau l'eau. Comme toujours et partout il y a des résistants, des activistes, et face à eux l'absurdité et la violence de polices plus sauvages les unes que les autres, obéissant aveuglément aux ordres avec délectation. J'ai souvent l'impression que dans ce genre de situation ou de période, il y a 5% de salauds, 5% de résistants et le reste qui fait semblant de ne pas savoir.


Agnieszka Holland renvoie la Pologne à son hypocrisie catholique et l'Europe à son inutilité, si ce n'est dans sa politique dictée par des intérêts strictement économiques, donc mortifères. Son film est très fort. Il met en scène des êtres humains, aux langues si différentes les unes des autres, heureusement pas que dans l'immonderie, mais dans leur beauté et leur solidarité. Si la forêt verte tourne dès les premières secondes au noir et blanc, c'est à la fois pour lui donner une impression d'actualités et parce qu'une mise en couleurs risquerait d'en faire un spectacle, tant le cinéma de divertissement rend l'horreur fictionnellle, voire fictive. Comme Cocteau le proclamait dans une Histoire féline, magnifique chapitre du Journal d'un inconnu évoquant les poètes témoins de l'impossible : "ne pas être admiré, être cru." La frontière verte est un no man's land, la terre d'aucun homme, une zone invivable où s'embourbent les réfugiés, mais surtout l'humanité tout entière.

Trois heures plus tôt, j'avais regardé May December, le dernier film de Todd Haynes que j'avais trouvé très beau et sensible. Mais après La frontière verte, ce drame psychologique m'a paru fade et dispensable, à vouloir expliquer une fois de plus comment fonctionne une névrose familiale. D'une certaine manière, dans le jeu des doubles où une comédienne en incarne une autre, je préfère nettement Little Girl Blue de Mona Acache où Marion Cotillard est époustouflante, peut-être parce que j'apprécie que la fiction documente ou que le documentaire assume sa mise en scène. Décidément je n'aime pas les frontières.

mercredi 29 novembre 2023

Albert Brooks sans filet


Les Américains n'ont jamais compris pourquoi les Français adoraient Jerry Lewis. Sans ses succès européens Woody Allen n'aurait pas fait long feu. Et il y a Albert Brooks ! On peut donc se demander pourquoi le public ne connaît pratiquement pas ce réalisateur comique majeur, le plus profond certainement. Comme Orson Welles ou John Cassavetes, il a gagné sa vie en faisant l'acteur. Les comiques ont souvent la vie dure. Chaplin dut quitter les États Unis pour raisons politiques. Jacques Tati a fini ruiné. Brooks a interprété des rôles sérieux dans Taxi Driver, Broadcast News, Drive ou A Most Violent Year, même des rôles de méchant. Il a fait des voix pour des films d'animation comme Le monde de Nemo ou Les Simpsons. Mais son véritable génie se découvre dans les films qu'il a réalisés lui-même et dans la plupart desquels il joue.

En 1979 il parodie la téléréalité naissante avec Real Life. C'est le portrait d'un réalisateur de documentaire appelé Albert Brooks, joué par Brooks, qui pendant un an tente de faire un film sur une famille dysfonctionnelle. Ce faux documentaire est génial. C'est un bide. En 1981 il fait Modern Romance, un film sur la jalousie que lui envie Stanley Kubrick (!), il y joue le rôle d'un monteur de cinéma travaillant sur un film de science-fiction. Si je vous susurre que cela tient de l'humour juif, vous ne serez pas étonné, une sorte d'autodénigrement attendri. En 1985, nouveau chef d'œuvre avec Lost in America, l'histoire d'un couple qui abandonne sa vie aisée pour vivre dans une caravane, tombant de Charybde en Scylla. Souvenir d'Easy Rider, c'est l'autre facette de l'Amérique. En 1991, dans Defending Your Life (Rendez-vous au Paradis), il joue un divorcé qui, venant de mourir, se retrouve dans une cité purgatoire appelée Judgment City, confronté à ses peurs alors qu'il en pince pour Meryl Streep. Dans ce film fondamentalement athée la question de sa réincarnation se pose de manière procédurière. En 1996, le quadragénaire retourne vivre chez sa mère, interprétée par Debbie Reynolds (Singin' in the Rain) pour comprendre ses problèmes avec les femmes après son second divorce, or sa mère n'en a pas du tout envie ! Mother, où il joue un auteur de science-fiction à succès, marche mieux que ses films précédents. Freud est évidemment passé par là, comme chaque fois. En 1999, c'est un scénariste sur le déclin qui cherche une authentique Muse grecque, jouée par Sharon Stone (!), pour retrouver l'inspiration, comme le font James Cameron, Martin Scorsese ou Rob Reiner qu'il y croise ! Enfin, en 2005 dans Looking for Comedy in the Muslim World le gouvernement américain envoie Brooks, donc un Juif américain, en Inde et au Pakistan pour comprendre ce qui fait rire les Musulmans. Ce n'est pas le plus drôle, mais l'idée est comme toujours passionnante.


Albert Brooks Defending My Life, le film que son ami d'enfance Rob Reiner lui a consacré, lui rend justice. Rob Reiner, c'est le réalisateur de Spinal Tap, Princess Bride, When Harry Met Sally..., Misery, etc. On peut lui faire confiance. Lui aussi a fait l'acteur. Il montre comment Brooks ose des trucs incroyables lors de ses passages télévisés, sans aucune répétition, se jetant dans l'arène, parce que l'improvisation accouche toujours d'une authenticité quasi magique. Son vrai nom est Albert Einstein, ça commençait bien ! Merci Papa, dont le pseudonyme était Parkyarkarkus, un comédien en langue grecque qui se produisait dans une émission radio d'Eddie Cantor. Évidemment Albert Brooks, évoquant sa vie et ses films, est comme à l'écran, intelligent, drôle et extrêmement touchant.

lundi 27 novembre 2023

Iron Sky, 2 films de science-fiction totalement délirants


Voir Adolf Hitler alunir sur le dos d'un Tyranosaurus Rex peut vous donner une idée du délire des scénaristes des deux films intitulés Iron Sky réalisés par le Finlandais Timo Vuorensola en 2012 et 2019. La musique est du groupe slovène de musique industrielle avant-gardiste Laibach. La présidente des États Unis ressemble à Sarah Paulin. Parmi les maîtres du monde, au centre de la Terre, incarnant des vrils d'une autre planète, on reconnaîtra Steve Jobs ou Mark Zuckerberg. Vous vous amuserez des clins d'œil à Kubrick pour Folamour, Chaplin pour Le dictateur, Terry Gilliam pour L'armée des douze singes, ou encore Matrix, Jurassic Park ou Hunger Games, quand il ne s'agit pas directement des légendes fantasmatiques états-uniennes... Le pastiche vaut son pesant de cacahuètes et renvoie souvent les originaux à leur banalité scénaristique. Rares sont les films aussi loufoques comme Skidoo d'Otto Preminger ou, pourquoi pas, Hellzapoppin de H.C. Potter. C'est tout bonnement lysergique.


Dans le premier film un astronaute afro-américain est blanchi pour l'aryaniser. Mais je préfère ne pas dévoiler l'intrigue abracadabrante et vous laissez simplement les bandes-annonces qui ne déflorent pas trop l'absurdité de l'entreprise...


Le second film, qui se passe vingt ans plus tard, exploite les théories de la Terre creuse et m'a semblé encore plus drôle que le précédent. Je suis maintenant impatient de voir le troisième volet, The Ark : An Iron Sky Story, qui serait sorti en 2022, toujours avec Udo Kier et dont l'action se passerait essentiellement en Chine... Si ces aventures peuvent sembler rocambolesques, elles ne le sont hélas pas forcément plus que celles que s'invente l'espèce humaine, dans son absurdité criminelle et suicidaire.

mardi 7 novembre 2023

Les ailes du désir


Les ailes du désir (Der Himmel über Berlin) est le chef d'œuvre de Wim Wenders. Ce magnifique poème cinématographique en noir et blanc doit beaucoup à Jean Cocteau. Le choix d'Henri Alekan qui avait fait la lumière de La belle et la bête a probablement été une évidence. Les voix intérieures sont autant de messages énigmatiques que des reflets du réel, le montage est découpé comme des bouts rimés, ces anges profanes sont plus humains que les hommes, ils traversent les murs comme ils planent dans le ciel au-dessus de Berlin, la musique soutient leur bienveillance, les vieux savent ce qu'ils doivent à l'enfance...
La partition sonore, mélange de confessions murmurées en voix off, valse, rock, chœurs contemporains, parade de cirque, quatuor à cordes shönbergien, bruits du monde, nous fait planer au-dessus de la ville encerclée. L'apparition d'un plan en couleurs renforce la poésie du noir et blanc, ce noir et blanc dont Orson Welles disait qu'il suffisait d'enlever un paramètre à la réalité pour entrer en poésie. Wenders fait naître la couleur de l'amour, il troque un rêve pour un autre, boy meets girl, un ange l'un pour l'autre. Le film est sorti en 1987, deux ans avant la chute du Mur. Les traces de la Seconde Guerre Mondiale sont encore présentes. Terrain vague, l'Allemagne ne s'en est pas encore remise. Depuis le tournage, ceux qui l'ont vécue ont disparu. Wenders mêle les images d'archives à des reconstitutions. Le passé est présent. Le futur est à l'œuvre. Plein d'une rare tendresse. Les dialogues laissent paraître ici et là un poème de Peter Handke sur l'enfance. C'est un film sans âge, un rêve de passage que l'amour autorise. Pour une fois le titre français est plus beau que l'original.


L'ange Damiel interprété plein de retenue par Bruno Ganz assiste à un concert de Nick Cave. C'est le Berlin mythique des années 80. Peter Falk, acteur de Cassavetes et Inspecteur Colombo, parle anglais. Solveig Dommartin, révélée par le film, français. Je parle allemand et je ne suis encore jamais allé à Berlin, mais Les ailes du désir résonnent particulièrement en moi, parce qu'Henri Alekan fut mon professeur à l'Idhec, un homme charmant, attentif, passionné jusqu'à la fin (et je me souviens aussi évidemment de son électricien, Louis Cochet), parce que ma fille fut longtemps trapéziste et que là-haut elle incarnait un ange avec ses ailes toutes blanches, parce que je ne cesse de lever les yeux vers le ciel ou de regarder les hommes depuis la Lune, parce que je reste un fidèle admirateur de Cocteau et que le cinématographe est mon langage, surtout dans ma musique.


Le nouveau master bénéficie d'une image 4K, toute en contrastes, telle qu'Alekan l'avait imaginée. J'aimerais lui annoncer la nouvelle, comme Peter Falk tendant la main vers un fantôme devant une baraque à frites, car il nous a quittés il y a plus de vingt ans. Pour cette superbe restauration Wenders est reparti des négatifs. Les suppléments offrent un entretien avec Wim Wenders sur ce sujet, des scènes coupées avec accompagnement musical ou un commentaire du réalisateur, un vol en hélicoptère au-dessus de Berlin, une scène de tournage avec Peter Falk, Wenders nous fait visiter la ville qui a tellement changé depuis le tournage, et puis la nouvelle bande-annonce. Le coffret ultra-collector nous gratifie en plus d'un livre de 208 pages, illustré de 35 photos exclusives, avec le scénario en français et un texte passionnant de Wenders de 2017, trente ans après sa réalisation.

→ Wim Wenders, Les Ailes du désir, coffret Carlotta Ultra Collector - 4K UHD + Blu-ray + Livre, 55€ (20€ Blu-Ray seul, 25€ 4K UHD)

vendredi 3 novembre 2023

Des centaines de films canadiens en accès libre


Formidable coup de projecteur sur la production cinématographique du Canada, l'ONF met en ligne près de 2000 films en accès libre, documentaires, productions interactives, films d'animation et de fiction. Pour couronner le tout une application gratuite pour iPhone ou iPad offre le même panorama avec la possibilité de sauvegarder pour 48 heures son choix de manière à le visionner plus tard hors ligne.
La recherche est très claire, par genre, format, année, durée, par sujet ou cinéaste. Des chaînes virtuelles proposent des thématiques : biographies, arts, classiques, jeunesse, espace vert, grands enjeux, animation, les inclassables, tour du monde, histoire, peuples autochtones, HD et même 3D à condition de posséder les lunettes adéquates. La production canadienne est exceptionnelle, des films d'animation de Norman McLaren aux documentaires de Claude Jutra, Gilles Groulx, Pierre Perrault, en passant par maintes fictions à l'accent québecois très apprécié par les "Français de France" ! J'ai trouvé ainsi des documentaires de Denys Arcand, d'autres sur Robert Lepage, des dessins animés dont je gardais d'excellents souvenirs comme Le chat colla... / The Cat Came Back de Cordell Barker que l'on peut savourer en français ou en anglais. Un simple clic sur le nom du réalisateur permet de découvrir ses autres films. Et grâce au champ "Recherche" j'ai trouvé plusieurs films mis en musique par René Lussier ou Jean Derome. Le catalogue complet compte 13 000 productions auxquelles on aura seulement accès par abonnement.


L'opération Code-barre, fruit d'un partenariat avec Arte, présente 100 films réalisés par 30 réalisateurs sur les objets qui nous entourent ; chaque film conte l'histoire de l'un d'eux. Il suffit de présenter son code-barre devant la webcam de son ordinateur ou entrer son code chiffré pour lancer la projection. On peut aussi tout simplement taper son nom et le court-métrage démarre !

Article du 31 octobre 2011

jeudi 2 novembre 2023

Les chaussons rouges



Attention, spoiler dans le premier paragraphe ! Pour les non-anglophones, un spoiler révèle l'intrigue en gâchant le plaisir de la découverte, ce que j'évite d'habitude...

Dans l'entretien que Thelma Schoonmaker livre en bonus au sublime film de son mari, le cinéaste Michael Powell, et de son éternel coéquiper Emeric Pressburger, elle passe totalement à côté de l'impact féministe des Chaussons rouges. Elle ne voit dans le suicide de l'héroïne que l'intégrité absolue de l'artiste alors qu'il s'agit aussi du sacrifice que les hommes exigent des femmes. Le producteur-metteur en scène Lermontov accule sa danseuse étoile à la mort, plutôt que de la laisser vivre sa double vie, de femme et d'artiste. Son mari, le compositeur Julian Crasner, ne respecte pas plus la carrière de sa femme en ne privilégiant que la sienne. La dévotion à l'art au détriment des individus est clairement analysée par Powell & Pressburger. Ils montrent aussi comment les hommes s'arrangent entre eux, le producteur achetant le silence du compositeur à qui il suggère de renoncer à faire valoir ses droits lorsqu'il est honteusement pillé par son professeur. Le ballet des Chaussons rouges est une métaphore de l'emballement des protagonistes et de l'inéluctabilité du processus.


La somptuosité du Technicolor de Jack Cardiff retrouvé grâce à la restauration du nouveau master, l'interprétation exemplaire de Moira Shearer (la mère aveugle du Voyeur, mais qui se pensait danseuse plutôt que comédienne) et Anton Walbrook (le "bon" Allemand du Colonel Blimp) et la construction dramatique ont influencé nombreux cinéastes américains tels Martin Scorsese (Thelma est la monteuse de tous ses films depuis Raging Bull), Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou George Romero. Darren Aronofsky s'en est largement inspiré pour son Black Swan, "cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil" tranchant avec la maestria des deux Britanniques.


Pour les amateurs de ballets classiques Les chaussons rouges est le must absolu, d'autant qu'y dansent Leonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes de Diaghilev, et la danseuse étoile Ludmila Tcherina, artiste polymorphe très atypique. Le DVD édité par Carlotta offre également deux documentaires, une évocation américaine redondante du tournage et une analyse réussie du ballet par Nicolas Ripoche, réalisateur maison, plus la comparaison par Scorsese du film avant et après restauration.

Depuis cet article du 26 octobre 2011, je m'aperçois que l'édition Blu-Ray ou DVD est à 10€ !

mardi 3 octobre 2023

Mildred Pierce de Todd Haynes


Les mini-séries apparaissent comme de très longs métrages diffusés en plusieurs parties à la télévision américaine. De plus en plus de metteurs en scène de cinéma y viennent, attirés par des formats et une liberté que Hollywood ne permet pas. Si Boardwalk Empire initié par Martin Scorcese est un ratage à l'image de tous ses deniers films, Mildred Pierce de Todd Haynes, qui se passe dix ans plus tard en pleine Dépression, soulève d'intéressantes questions sur le statut des femmes, aujourd'hui comme hier, comme il l'avait déjà abordé avec Safe et Loin du paradis. Fidèlement adapté du roman de James M. Cain, également auteur du facteur sonne toujours deux fois, Haynes s'affranchit de la magnifique version de 1945 de Michael Curtiz avec Joan Crawford en confiant le rôle omniprésent à Kate Winslet et en creusant pendant quatre heures trente les fantasmes de la classe moyenne et le malaise de la "femme au foyer" dans un mélodrame qui rappelle Douglas Sirk et Fassbinder.


Vouloir le meilleur pour ses enfants les gâte souvent, tout en leur fournissant le moyen de s'éloigner quand le but était de se les attacher. Le conflit entre la mère et la fille interprétée adulte par Evan Rachel Wood naît de leur émancipation à toutes deux. La lâcheté des hommes est un handicap qui ne leur facilite pas les choses, que ce soit Bert l'ex-mari de Mildred, l'ami de la famille Wally Burgan ou le playboy Monte Beragon, respectivement interprétés par Brían F. O'Byrne, James LeGros et Guy Pearce. Seules sa voisine (Melissa Leo) ou les serveuses de son restaurant montrent une véritable solidarité avec elle.
Le film prend son temps, les neuf ans du drame se déroulant au fil des cinq parties produites par HBO (ce ne sont pas des épisodes comme dans les séries proprement dites). La musique est un peu trop illustrative, à l'image de la reconstitution historique soignée, sauf lorsque Veda, la fille de Mildred, s'acharne sur son piano ou, mieux, lorsqu'elle chante l'Air des Clochettes de l'opéra Lakmé de Léo Delibes, dont les paroles réfléchissent parfaitement son désespoir à elle, "fille de parias, rêvant de douces choses"... C'est bien le nœud de toute l'histoire, le désir d'ascension sociale que le statut de femme rend d'autant plus complexe. Et les meilleures évocations historiques prennent tout leur sens à la lumière de notre actualité.

Article du 8 septembre 2011

lundi 25 septembre 2023

Los Angeles Plays Itself lui taille un costard à sa démesure


Le montage d'archives de Thom Andersen dure 2h50, c'est dire si on en ressort rincé par ce maximalisme dont la somme commentée non-stop finit par sonner comme un écho minimaliste, une musique répétitive qui vous emporte dans sa spirale. C'est fatigant, mais c'est épatant. C'est fatigant, parce que Los Angeles n'est pas une ville de tout repos, comme les films qui la mettent en scène, comme le montage de tant d'extraits courts qui lui taillent un costard à sa démesure. D'une part, il est évident que le regard critique est celui d'un communiste américain. On le comprend à la manière de comparer riches et pauvres, donc blancs et les autres, d'analyser l'économie de tous ces crimes. D'autre part, Los Angeles Plays Itself est une mine pour cinéphiles. Parmi les deux cents films cités, il y en a forcément quelques uns qui vous auront échappé, comme les incontournables The Exiles, Bush Mama, Bless Their Little Hearts dans la lignée de Charles Burnett avec Killer of Sheep, néoréalisme alternatif qui clôt cet immense travail de démystification autant que de glorification... C'est un documentaire très fort. En prenant la ville comme personnage ou sujet, Andersen décortique le mythe hollywoodien. Les pauvres y marchent ou prennent le bus. L'architecture visionnaire est transformée en décors sinistres. Andersen déconstruit Blade Runner, "nostalgie de la dystopie". En choisissant des images qui nous renvoient à nos passions ou à ce que nous ignorions, il nous ferre. Il nous attrape comme les films savent le faire, par leur suggestion perverse à l'identification.


Terminé de monté en 2003, ses projections étaient restées longtemps confidentielles. Sorti enfin officiellement en 2013, Los Angeles Plays Itself profite d'une nouvelle version de 2023, et de sa première en Blu-Ray ou DVD. Il est accompagné d'un livret indispensable où Andersen pointe quelques erreurs de sa part, mais surtout refait le film en 24 pages. Son texte, écrit en 2008, est un nouvel accompagnement. Il s'appuie toujours sur Sunset Boulevard, Les anges sauvages, Chinatown, L.A. Confidential, etc., pour produire une analyse fondamentalement politique, rappelant des faits méconnus comme les importantes déportations vers le Mexique pendant les années 1930 ou les mouvements chicanos pour les droits civiques des années 1960 et 1970. Il rend hommage à des documentaires plus récents sur Los Angeles comme Bastards of The Party et Crips and Bloods: Made in America qui démontent les mensonges sur les gangs, ou encore South Main, Chris and Don: A Love Story... Son film est autant un jeu de pistes cinéphilique jubilatoire qu'une analyse marxiste cruelle que ne renierait pas Slavoj Žižek, l'auteur de Bienvenue dans le désert du réel.

→ Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€

jeudi 21 septembre 2023

Deep End, je pourrais mourir ce soir


Jusqu'au coup de théâtre final, Deep End est un film de faux-semblants où les apparences rivalisent d'ambiguïté. La comédie initiatique révèlera un drame de l'adolescence et les personnages dévoileront une cruauté inattendue. Si Jane Asher et John Moulder-Brown sont à croquer ils finiront dévorés par un monde sans scrupules qui tranche avec les représentations de l'époque. Tourné en 1970 par Jerzy Skolimowski, cinéaste rare à la filmographie toujours surprenante (Le départ, Travail au noir, Essential Killing, [et le dernier, magnifique Eo]…), Deep End explose de couleurs vives et franches comme chez Demy, s'accompagnant des musiques composées par le chanteur pop Cat Stevens et le groupe expérimental Can, références extrêmes à un Swinging London qui restera à jamais hors-champ. Pourtant le film n'a pas d'âge, comme les plus belles réussites de son auteur. Les émois du jeune éphèbe sont filmés avec humour et sensibilité sans sombrer dans les poncifs, le désir et la frustration de l'âge ingrat mariant le sexe et la mort en un ballet nautique suffocant. La chanson de Cat Stevens qui accompagne le générique à la peinture saignante du début s'appelle But I Might Die Tonight (Je pourrais mourir ce soir). Nous ne pensions pas atteindre 30 ans. On oublie facilement que les contes de fées sont souvent cruels et tragiques.


Ressorti au cinéma à l'époque de cet article du 4 août 2011, le film est publié en DVD, accompagné d'un documentaire inédit comme Carlotta en a le secret.