70 Cinéma & DVD - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 31 décembre 2024

Les films du dimanche soir


De temps en temps, plutôt que de tenter de découvrir de nouvelles perles rares, je reviens vers des films qui m'ont marqué et que je pourrais affubler du terme de chef d'œuvre. Ils ne le méritent pas tous, mais ils correspondent bien à ce que nous appelons les films du dimanche soir (cela marche aussi pour les réveillons sous la couette !). Ce sont parfois des films passés un peu inaperçus à leur sortie, parfois leur succès n'a pas duré, parfois ce sont des tubes. Ainsi récemment j'ai sorti de mon chapeau les formidables Eo de Jerzy Skolimowski (2022) et White God de Kornél Mundruczó (2014), les films d'animation Watership Down (La colline aux lapins) de Noam Murro (2018), Ruben Brandt, collector de Milorad Krstić (2018) et Paprika de Satoshi Kon (2006), les documentaires expérimentaux The Savage Eye de Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick (1960) et La Route parallèle de Ferdinand Khittl (1962), Falbalas et Le trou de Jacques Becker (1945,1960), Colonel Blimp et I Know Where I'm Going de Michael Powell... Mais aussi Trois enterrements (The Three Burials of Melquiades Estrada) de Tommy Lee Jones (2005), 7 Women de John Ford (1966) et Convoi de femmes (Westward the Women) de William A. Wellman (1951), Le petit fugitif de Morris Engel et Ruth Orkin (1953) et Tamara Drewe de Stephan Frears (2010), Le chant du loup d'Antonin Baudry (2019) et Diamant noir de Arthur Harari (2015), To Kill a Mocking Bird de Robert Mulligan (1962), Ball of Fire et The Big Sleep de Howard Hawkes (1941, 1946), Tout ça pour ça de Claude Lelouch (1993) et Un singe en hiver de Henri Verneuil (1962), je ne suis pas sectaire, Nurse Betty et Fausses Apparences (The Shape of Things) de Neil LaBute (2000, 2003), Strange Days de Kathryn Bigelow (1995) et Les Fils de l'homme (Children of Men) d'Alfonso Cuarón (2006), et même les miens The Sniper, Idir et Johnny Clegg a capella et La nuit du phoque, ou un coup d'œil en arrière vers les séries Six Feet Under, BrainDead, Utopia, Happy!, Downton Abbey, The Americans... J'indique quelques liens vers des articles que j'ai écrits sur ces films lorsque c'est le cas... J'en oublie forcément, mais ce n'est pas non plus la liste de l'île déserte, il ne faut pas tout confondre.

vendredi 27 décembre 2024

La cinéphilie de Carlotta


J'ai mauvaise conscience lorsque s'accumulent les DVD ou Blu-Ray sans que j'ai le temps de les chroniquer. J'y arrive heureusement de temps en temps, mais je m'interdis généralement d'évoquer un coffret sans en avoir vu l'intégralité, bonus inclus, valeur ajoutée précieuse lorsqu'on s'intéresse vraiment au cinéma. Or un éditeur comme Carlotta (référence au film Vertigo d'Hitchcock) réalise un travail fabuleux et colossal pour un cinéphile. L'année ne dépassant que rarement 365 jours et les projections occupant essentiellement mes soirs, lorsque je ne travaille pas, ne sors pas au spectacle ou pour voir des amis, je suis coincé. J'écris cet article un peu paresseux alors que je combats un torticolis aigu en espérant arriver à me concentrer ! Je regarde évidemment beaucoup d'autres choses, anciennes ou récentes, films ou séries... Je n'ai pas le même problème avec les disques que j'écoute en journée et qui me prennent tout de même beaucoup moins de temps.
J'ai rassemblé six coffrets de grand intérêt, il y en a d'autres, alors que je n'ai fait que les effleurer. J'ai pourtant vu tous les films de Jean Eustache ou de Pier Paolo Pasolini dans le passé, mais il me serait indispensable de les revoir pour en parler avec un point de vue personnel qui a probablement évolué avec le temps. À signaler que tous ces films ont été superbement remasterisés. Le coffret Eustache est accompagné d'un livre de 160 pages, et tous les longs métrages et trois courts sont enrichis de 2 heures 30 d'archives télévisées et radiophoniques exclusives... [Correction : j'avais oublié que j'avais déjà chroniqué ce coffret ! Aïe aïe aïe, ça commence mal]...
Celui de Pasolini offre neuf films de 1961 à 1969 avec six heures de suppléments dont l'incontournable Cinéastes de notre Temps "Pasolini l'enragé" réalisé par Jean-André Fieschi (version longue de 98 minutes) ; y figurent mes préférés, La Ricotta et Des oiseaux petits et grands (Uccellacci e uccellini), mais je regrette l'absence de ses courts métrages de l'époque (comme La Terre vue de la Lune et Che cosa sono le nuvole ?) que j'adore tout autant, probablement grâce à la présence de Toto et Ninetto Davoli.
Le récent coffret consacré à Otar Iosseliani est carrément une intégrale en 9 Blu-Ray, soit plus d'une vingtaine de courts et longs métrages, documentaires et fictions, avec un livret de 220 pages. Il y a une poésie unique chez Iosseliani, une poésie d'anthropologue, la comédie agissant comme un antidote à l'absurdité de l'humanité.
Je suis moins sensible aux coffrets de Stanley Kwan et Shin'ya Tsukamoto, même s'ils m'intéressent également. Celui de Kwan présente quatre films dont une version Director'cut de 155 minutes de Center Stage et un documentaire sur le cinéma chinois axé sur le genre et la sexualité par Kwan lui-même. Romantisme hong-kongais et corrosivité nippone ! Le coffret de Tsukamoto propose huit longs métrages, deux moyens métrages et un livret de 80 pages toujours aussi soigné. Les suppléments débordent de l'un comme de l'autre. Je me demande parfois si je ne devrais pas essentiellement évoquer les bonus qu'on ne trouve évidemment pas ailleurs et qui font pour moi tout l'intérêt de ces riches rétrospectives. Mais j'avoue par exemple préférer Mizoguchi, Oshima ou Imamura que l'on retrouvera au catalogue.
Pour terminer, le coffret World Cinema Project présenté par Martin Scorsese offre huit découvertes du patrimoine cinématographique mondial dont j'avais chroniqué trois d'entre eux il y a douze ans (Les révoltés d'Alvarado, Transes, La flûte de roseau). Je m'y replongerai une des ces nuits, mais en attendant et en fonction de vos goûts, laissez vous séduire par ces festivals fantastiques qui permettent d'entrer dans le monde d'un cinéaste ou de découvrir des œuvres rares. Si les contrats d'édition étaient éternels, Carlotta pourrait jouer un rôle de cinémathèque domestique, mais certains films disparaissent hélas parfois de leur catalogue.

jeudi 19 décembre 2024

La nuit du phoque sur Vimeo


À l’occasion du 600e numéro de Blow Up, l'actualité du cinéma (ou presque) - ARTE, l'irréductible Trufo a regardé vers le futur et tenté de faire un tour d’horizon des 600 prochains épisodes de sa chronique (ou presque) et, ô miracle inattendu, il cite mon premier film, coréalisé avec mon très regretté ami Bernard Mollerat, La nuit du phoque. Jadis piraté sur Vimeo, il avait disparu, de quoi le faire figurer parmi les 600 futurs introuvables (ou presque) Je l'y ai remis moi-même en ligne il y a deux jours. En 2009 j'avais écrit l'article suivant...

LIEN VERS LE FILM SUR VIMEO

Réalisé comme film de promotion à ma sortie de l'Idhec en 1974, je découvre maints détails qui m'avaient échappés comme l'annonce de la crise énergétique qui a depuis fait basculer le monde ou encore une série d'attentats aveugles... L'original en 16mm a fait l'objet d'une édition DVD en 2003 par Mio (Israël), puis d'une réédition en 2013 par Wah-Wah (Espagne), chaque fois couplée avec le disque culte Défense de de Birgé Gorgé Shiroc.

Chaque fois que j’ai cité ici mon premier film, La nuit du phoque, et que j’ai voulu créer un lien hypertexte, je me suis aperçu que je n’avais rien écrit... Stop. En une phrase je commets déjà trois erreurs. Ce n’est pas mon premier film, mais le neuvième exercice réalisé pendant les trois ans de ma scolarité à l’IDHEC, l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, ancêtre de la FEMIS. Ensuite ce n’est pas mon film, mais celui de Bernard Mollerat et moi (photo n°1), une œuvre réalisée à quatre mains. Enfin j’ai déjà évoqué son histoire, directement en anglais, dans le livret du DVD publié par MIO Records. La nuit du phoque accompagnait la réédition de mon premier 33 tours 30 cm, Défense de, sous le nom de Birgé Gorgé Shiroc, avec 6 heures 30 de bonus inédits du même orchestre.

Au risque de me répéter pour certains passages (que mes lecteurs les plus fidèles me pardonnent !), je vais tenter de traduire ces notes de pochette en français, après avoir salué Francis Gorgé qui a numérisé le film lorsque je me suis rendu compte que la copie optique en ma possession commençait à virer au rouge, et Meidad Zaharia, producteur israélien, qui a soutenu ce projet fou en l’agrémentant de sous-titres anglais, français, hébreux et japonais ! Depuis, Meidad a fermé boutique. Le double-album n'a rencontré que très peu d'écho en France, mais il s'est arraché aux USA et au Japon.

Les journalistes de All Music, JazzMan, Paris Transatlantic, Brainwashed, Progressive Ears, Aquarius, etc. eurent la gentillesse de parler de ce film expérimental comme d'un Eraserhead à poils et bourré d'humour, le comparant à Buñuel pour le surréalisme, Godard pour la dénonciation, aux films expérimentaux américains pour le grain et le montage, citant le Rocky Horror Picture Show et Trout Mask Replica, selon les uns ou les autres, un film d'avant-garde politique, drôle, psychédélique.

J'y vois surtout les premiers pas d'un très jeune homme, j'avais seulement 21 ans, qui s'est beaucoup amusé avec son copain en travaillant comme des acharnés. Nous fûmes en effet les premiers à tourner de toute notre promo, ce qui nous donna de terribles avantages, d'autant que nous additionnions nos deux budgets ! Cinq semaines d'écriture, cinq semaines de préparation, cinq semaines de tournage, cinq semaines de montage.



La nuit du phoque est donc un film de 41 minutes « tourné en 16mm couleurs par Jean-Jacques Birgé et Bernard Mollerat », en 1974, un an avant Défense de, disque-culte depuis qu’il figure sur la Nurse With Wound list. Même époque, même ambiance, même rêve, même passion, même ferveur, l’enregistrement et le film réfléchissent une période dont le mot-clef était l’invention. Les deux projets sont des collaborations.


Mollerat et moi incarnions des extrêmes fondamentalement dissemblables à l’IDHEC. J’étais une sorte de hippie libertaire aux cheveux longs et à l’accoutrement psychédélique, non-violent bien qu’un pur représentant de l’esprit de mai 68 auquel j’avais pris part alors que je n'avais que 15 ans. Avec ma mobylette grise je participais au service d’ordre pendant les manifestations et je livrais les affiches des Beaux-Arts. Je vendais Action, le journal des comités d’action, à la Porte de Saint-Cloud. J’étais entouré de musique et de lumières, ayant commencé à gratter et brûler des diapositives dès mes 13 ans pour créer des spectacles audiovisuels. Je faisais de la musique depuis mon voyage initiatique aux États-Unis à l’été 68 [voir le roman augmenté USA 1968 deux enfants], juste après les Événements. Six mois après avoir entendu là-bas We’re Only In It For The Money des Mothers of Invention, j’étais sur scène avec Francis à la guitare. Je n’avais aucune notion de musique jusque là et n’ai jamais pris un seul cours de quoi que ce soit qui y ressemble. J’ai dû trouver seul le moyen de réaliser mon nouveau rêve. Je faisais pousser de l’herbe sur mon balcon avec des graines rapportées de San Francisco (je me souviens du Grateful Dead au Fillmore West) et commençais à lever le pied au lycée. Juste après le Bac, je réussis brillamment le concours d’entrée à l’IDHEC, ce qui n’était a priori ni mon intention ni mon ambition. Depuis, j’essaie de perpétuer la merveilleuse aventure qui dura trois ans, car ce furent des études comme nous avions tous rêvé et comme nous pourrions encore en rêver…

Bernard Mollerat et moi devînmes amis à la fin de la première année. Il était aussi cinglé que moi, sauf qu’il avait de meilleures raisons, issu d’une famille noble très catholique. Il était passé par le chemin de croix les genoux en sang, élevé par une maman qui ne pouvait pas aller aux toilettes sans emmener avec elle l'un de ses deux fils. Son véritable nom était Bernard de Mollerat vicomte du Jeu, mais lorsqu’il entra à l’IDHEC son père lui écrivit pour lui demander s’il avait trouvé un bon pseudonyme. Dans sa famille on était curé ou militaire. Il décida de laisser tomber les particules, se débarrassant du même coup des quolibets du style « ce n’est pas du jeu ». Le premier jour, quelques idiots ne manquèrent néanmoins pas de l’appeler « Soft Rat ». Comme il y avait deux Bernard dans notre promo, Descloseaux se fit surnommer « Léon » et Bernard « Gaston ». Avec fierté et énormément d’humour Bernard assumait son homosexualité, ce qui n’était pas courant à cette époque. Son coming out était emprunt d’un bon paquet de provocation, ce dont il ne se privait jamais, sans aucun autre signe ostentatoire que son humour "sophistiqué et glacé". Les cheveux courts comme un petit mouton, il portait un costume trois pièces gris à rayures fines, une chemise blanche et un parapluie pliant ! Je me souviens qu’il aimait la comédie musicale, les films de Jacques Demy et des trucs assez kitsch genre Pink Narcissus et Les 5000 doigts du Dr T que nous avions découverts ensemble à la Cinémathèque. De mon côté j’étais plus influencé par Easy Rider, Jean-Pierre Mocky et Luis Buñuel. Nous étions jeunes et tous deux adorions voir de nouveaux films sous la houlette de notre professeur d’analyse de films, le regretté Jean-André Fieschi. Nous aimions aller ensemble au théâtre, au concert, voir des ballets, voyager… L’amour, l'humour, l’action, l’aventure, "in one word, emotion", étaient notre lot quotidien. Pendant toute cette période, Bernard fut mon meilleur ami.


J’étais « la nuit » parce que je menais une vie de noctambule et Bernard était « le phoque » à cause d’une plaisanterie sur F.W.Murnau dont JAF avait dit qu’il était « pédé comme un foc ». Nos perspectives de vie marginales nous avaient rapprochés et nous avons commencé à bien nous amuser dès le début de la seconde année. À partir de là nous avons réalisé tous nos films ensemble, comme je le fis pour la musique avec Gorgé pendant dix-huit ans, et avec Bernard Vitet pendant 32 ans ! Hélas, la collaboration ne dura pas aussi longtemps avec Mollerat qui se suicida à l’âge de 24 ans. En vieillissant il craignait de perdre son pouvoir de séduction… Je pense souvent à lui, s’il avait attendu un tout petit peu, voir comment les choses évoluent, rien ne se passe jamais comme on l'a prévu. Il fit sauter tout son immeuble au gaz. La nuit du phoque est notre film. Pendant le montage il avait décidé de devenir monteur tandis que j’avais choisi la réalisation. Depuis sa disparition je n’ai jamais trouvé quiconque avec qui partager le plaisir d’imaginer et réaliser de nouveaux films.

(…) À cet endroit du texte original anglais j’évoque mes collaborations réussies dans le domaine de la musique et les films que je réaliserai ensuite.


La nuit du phoque était notre film de promotion. Nous avions décidé de tenter tout ce qui nous passait par la tête et que nous n’avions pas eu l’occasion d’essayer pendant nos trois ans d’études. C’était la dernière occasion d’apprendre quelque chose avant de quitter l’IDHEC. Nous avons dirigé des mômes et des animaux, des amateurs et des professionnels, nous avons éclairé une rue entière de nuit, filmé un groupe de rock à deux caméras, loué un travelling circulaire pour les scènes de nus olé-olé (qui nous valurent un prix à Belfort pour les raisons inverses de notre propos, le pastiche étant trop bien réalisé, photo n°3 !), nous avons joué avec les effets spéciaux, réalisé des animations, utilisé de la pellicule infra-rouge, cherché tous les écarts possibles entre son et image, etc. Je crois que Gaby et Marc, en charge des images, se sont bien amusés, comme tous ceux et toutes celles qui ont participé au tournage. Le film montre des actions plus que des caractères, chacune prenant son sens au contact des autres… Si j'en crois les spectateurs, le film reflète surtout bien son époque.


Le générique apparaît en plein milieu du film.

À l’écran :
Jean-Jacques Birgé – scénario et réalisation, son et musique, montage, discontinuité, production exécutive
Bernard Mollerat – scénario et réalisation, costumes et accessoires, chorégraphie, continuité, montage
Gabriel Glissant – lumière et 2ème caméra
Marc Cemin – caméra
Philippe Danton – titres et animation, il chante aussi (Le terroriste, photo n°5)
Thierry Dehesdin – photos infrarouges, et dans le rôle de Bölde
Roland Péquignot - machinerie
Alain Thuaut – électricité
ainsi que
André Bacq, Luc Barnier, Lucie et Louis Barnier, Mario Barroso, Richard Billeaud, Agnès Birgé, Geneviève et Jean Birgé (mon père dans le rôle de Isaac Newton, photo n°4), Danièle Bolleau, Alex Broutard, Gilles Cohen, Aude de Cornoulier, Dominique Dumesnil, Diane (photo n°3) et Philippe Dumont, Jeanine Eemans, Antoine Guerrero (photo n°2), Ivan Kozelka, Philippe Labat, Alain Lasfargues, Jean-Pierre Lentin, William Leroux, Geneviève Louveau, Laura Ngo Minh Hong, Pierre Rainer, Lucien Rohman, Albert Sarrasin, Patrick Sauvion, Michaela Watteaux, Jérôme Zajderman (photo n°6), M. Zana, les enfants Poitevin et Vienne, et beaucoup d’autres gens merveilleux.
Hors-champ :
Antoine Bonfanti - mixage
Louis Daquin – voix
Alexandre Martin - dressage des reptiles

mercredi 18 décembre 2024

Deux chefs d'œuvre de Brian de Palma


On répétait alors que Brian de Palma était une pâle copie d'Alfred Hitchcock. Comment avons-nous pu passer à côté de cet auteur dont les références ont le mérite d'être explicites, mais qui sut toujours se projeter corps et âme dans ses fictions palpitantes avec un style inimitable ? Les meilleurs artistes ont souvent forgé leur art en tentant de copier leurs aînés sans y arriver. Les bons élèves sont académiques. Les cancres accouchent de joyaux. Cette constatation ne se vérifie hélas qu'après coup. Combien de petits maîtres, d'artisans zélés, de ringards arrogants, de Kleenex à la mode passagère et de simplement mauvais pour un véritable auteur, avec un monde si personnel qu'il l'étoufferait s'il ne pouvait le partager ?

Carlotta [publia] deux DVD [aujourd'hui épuisés, mais on les trouve facilement d'occasion] regorgeant de bonus passionnants autour des films Pulsions (Dressed To Kill) et Blow Out, deux bijoux cruels enchaînés coup sur coup en 1980 et 1981. Brian de Palma tourne avec la précision maniaque d'un assassin, suffisamment tordue pour canaliser créativement ses pulsions névrotiques. Prenant son temps il sait jouir du suspense, l'attente est palpitante, la virtuosité toujours au service de l'émotion. S'il est macabre et pervers l'humour offre une distance critique variant l'angle d'attaque. Les provocations sexuelles dynamitent le politiquement correct. Ces deux thrillers sont exemplaires. Ils flanquent la chair de poule en nous faisant tourner la tête. La quadrature du cercle n'a rien de factice, elle bétonne les indices, renvoie le crime chez le psychanalyste en interrogeant la société qui l'a généré.

Pulsions réfléchit celles d'un tueur en série en quête d'identité comme celles d'une desesperate housewife sexuellement insatisfaite (magnifiquement jouée par Angie Dickinson), mais c'est encore le désir qui pousse à agir la jeune prostituée ou l'adolescent lunetteux. Même s'il s'agit d'un complot d'état comme dans Blow Out, Freud est tapi dans un coin. Si la musique de Pulsions est insupportable, le travail du son de Blow Out est le sublime moteur du récit. On pourra toujours citer Blow Up d'Antonioni et The Conversation de Coppola, le micro canon de John Travolta désigne l'apport inestimable du son au cinéma. Le casque sur les oreilles, l'ingénieur du son connaît la magie de l'espace. Comme un voyant, il déchiffre, il interprète, il révèle.

Ces deux films, travail d'orfèvre d'une inventivité rare et à l'élégance brutale, m'ont donné envie de me plonger dans la filmographie de Brian de Palma, de revoir certains films, d'aller à la pêche pour découvrir ceux que j'ai manqués. J'avais apprécié les récents Le dahlia noir et Redacted. Snake Eyes est palpitant, Raising Cain bien délirant, Body Double et Femme fatale de bons polars manipulateurs, Hi, Mom m'a un peu barbé, presqu'autant que les récents Go Go Tales (2007, dvd Capricci) et 4:44 - Last Day on Earth (2012) d'Abel Ferrara dont l'intérêt m'échappe totalement. Peut-être me faudra-t-il aussi du temps, mais ils m'apparaissent aujourd'hui improvisations fatiguées et désabusées. Retour à de Palma : le poussif Obsession justifie les critiques de pâle copie hitchcockienne. Comme je n'ai jamais accroché au Phantom of the Paradise et que je me souviens bien de Scarface j'ai sous le coude Greetings, Home Movies, Carrie, The Fury, mais aucun n'égale jusqu'ici les deux DVD (également en Blu-ray) [...]

Article du 19 novembre 2012

vendredi 6 décembre 2024

The Queen of Versailles


The Queen of Versailles, prix du meilleur documentaire au Sundance Festival 2012, est une formidable parabole du rêve américain, une démonstration de son arrogance, une apothéose de sa ringardise, une illustration prophétique de sa décadence et de son déclin, avec le panache, la fantaisie et l'auto-dérision qui lui sont propres. La poupée Barbie épouse un milliardaire aux rêves de grandeur plus délirants que nature, mais la crise financière d'octobre 2008 les ruinera.


Lorsque Lauren Greenfield commence à tourner son film, l'ex Miss Floride a 43 ans et son mari, qui revendique la responsabilité de l'élection de George Bush par des méthodes peu légales, 74 ans. Jackie et David Siegel se font construire la plus grande maison des États-Unis, un palais de près de 90 000 m² inspiré du Château de Versailles que certains prononcent Ver-size ! Mais, deux ans plus tard, la crise spéculative pousse le milliardaire, qui est à la tête de Westgate Resorts mais a manqué de prévoyance, à la faillite. Versailles, mise en vente 75 millions de dollars encore à l'état de chantier [aujourd'hui 100 millions !], ne trouve pas d'acquéreur. L'orgueil ruine l'entrepreneur encore plus vite qu'il l'avait enrichi. Le couple et ses huit enfants n'en perdent pas pour autant leur sens de l'humour. La réalisatrice montre cette famille aussi sympathique et barjo que celle de tous les soaps américains, avec python en liberté dans les appartements et chiots qui chient sur les tapis anciens. Du botox au feu d'artifice, tout est bon pour la parade. Mais la façade se craquèle et l'Amérique révèle son vrai visage sous le fard. Le capitalisme est un ballon de baudruche qui finira par nous exploser à la figure. Au rayon des farces et attrapes certaines font très mal.

Photo © Lauren Greenfield

Depuis cet article du 7 novembre 2012, David Siegel a perdu le procès intenté contre Lauren Greenfield. Il a été condamné à lui verser 750 000$ de dommages et intérêts, et la comédie musicale s'inspirant du film, sortie le 16 juillet 2024, devrait se retrouver sur Broadway lors de la saison 2025-2026. Paroles et musique de Stephen Schwartz !

mardi 3 décembre 2024

Say Nothing


Parmi les séries TV récentes Say Nothing (Ne dis rien) bénéficie d'une excellente réalisation. Il y en a tant que je n'ai évidemment pas le temps de tout essayer. Je me fie aux critiques et ne partage pas toujours leurs coups de cœur. Ainsi j'ai trouvé La Mesías particulièrement boursoufflée et cul béni sous des apparences insolentes, la comédie A Man on the Inside (Espion à l'ancienne) ridicule, Disclaimer complètement bidon et ennuyeuse, et comme Silo, tirant à l'épisode (comme on dit d'un bouquin qu'il tire à la ligne quand on fait inutilement durer le "plaisir"). La saison 2 de The Diplomat est à l'égale de la première, pas mal. Et j'ai tenu les neuf épisodes de Say Nothing, même si ce n'est pas un chef d'œuvre comme il en existe dans l'histoire des séries depuis Twin Peaks, Six Feet Under, The Wire, etc.


Say Nothing a le grand mérite de ne pas être manichéenne, renvoyant la violence de l'IRA à ses contradictions pendant les trente années (de 1969 à 1998) qu'ont duré les affrontements de Belfast entre catholiques indépendantistes et protestants pro-occupants britanniques. Le portrait des sœurs Price est évidemment touchant, la question de la fidélité et des trahisons cruciale.
En 1993, l'agence de presse audiovisuelle Point du Jour m'avait proposé d'aller filmer le conflit en Irlande du Nord, mais après avoir étudié le dossier j'avais décliné l'offre, marquant mon retour à la composition musicale après une année bien chargée qui ne m'avait pas épargné. Après avoir tourné en Algérie (très chaud) et en Afrique du Sud (période pré-Mandela) pour le film Idir et Johnny Clegg a capella, j'avais échoué à Sarajevo pendant le Siège, ce qui s'était soldé pour notre équipe de réalisateurs par un British Acacademy Award (BAFTA) et le Prix du Jury à Locarno, et plus particulièrement pour moi la réalisation du court métrage Le Sniper qui fut montré dans 1000 salles en France et sur quasiment toutes les chaînes de télévision possibles et impossibles. Après ces épreuves je rêvais plutôt qu'on m'envoie là où la mer est bleue turquoise et où poussent calmement des palmiers. Mon regard critique sur la guerre des boutons en Irlande où s'affrontaient puérilement catholiques et protestants me semblait dangereux pour les deux côtés. C'était évidemment autrement plus complexe que Sarajevo où les très méchants étaient clairement identifiés. En Afrique du Sud j'avais aussi été confronté à mes a priori, bouleversé par la violence culturelle de ceux que je pensais les justes et par les différences de pensée colonisatrice entre les Anglais et les Boers.
La question de la violence révolutionnaire m'a toujours préoccupé, constatant que si elle avait souvent semblé indispensable, les dérives qui en découlaient chaque fois me faisaient froid dans le dos. Je n'ai jamais renié mes jeunes années Peace & Love qui avaient commencé à 11 ans par mon adhésion aux Citoyens du Monde, même si j'avais participé aux Évènements de mai 68 tout en étant incapable du moindre acte violent. Ces limites continuent de me hanter lorsque je constate les dégâts criminels du capitalisme, qu'il soit privé ou d'état, mettant en danger la planète elle-même. Comment stopper les puissants qui mettent l'humanité et les autres espèces sous coupe réglée sans leur couper la tête ? Comment libérer les peuples du colonialisme le plus vicieux en soutenant leur indépendance sans sombrer dans la violence ? Quelle impuissance guide les hommes avilissant les femmes depuis la nuit des temps ? J'avoue que l'humanité reste pour moi un mystère que j'ai souvent exprimé en disant que j'avais mal à l'Homme.

mardi 19 novembre 2024

La vie à l'envers


La première accroche de La vie à l'envers est la présence de Charles Denner. Denner c'est une voix, à la fois nasale et tranchante, une présence incroyable, second rôle toujours génial qui a tenu le principal, par exemple, dans les formidables Landru de Claude Chabrol et L'homme qui aimait les femmes de François Truffaut. Il eut aussi des fidélités avec Claude Lelouch et Claude Berri. Mais chaque apparition est un régal. Dans le premier film d'Alain Jessua, La vie à l'envers, il occupe tout l'écran, d'autant que son personnage est capable de s'abstraire totalement du monde qui l'entoure ! C'est l'histoire d'un type qui, pour commencer, tente de prendre la vie du bon côté. Mais très vite elle le renverse. Le film est porté par la poésie des fous. Qu'est-ce que la folie si ce n'est l'inaptitude à la vie qui nous est proposée ? Le couple (Anna Gaylor, compagne de Jessua !), la famille (Nane Germon), le travail (Jean Yanne, Yvonne Clech), les amis (Guy Saint-Jean, Nicole Gueden) et l'ordre en prennent pour leur grade. La misogynie de l'époque cache-t-elle une misanthropie entamée avec le mépris de soi ? De quoi sommes-nous le miroir ? Dans ce film très original tourné en 1963 le refus de la société annonce-t-il la tentation "peace & love" des années qui suivent ? La révolte est-elle indispensable pour trouver le bonheur ? Sous les appâts d'une comédie dramatique cousine de Resnais ou Perec, La vie à l'envers pose discrètement bien des questions.


Trois bonus accompagnent cette excellente remasterisation : Alain Jessua, les premières années (2013-24, 46’, passionnant entretien avec Alain Jessua), S’affranchir de la réalité (2024, 21’) par Bernard Payen, Jacques Valin, ce frère d’âme (2024, 25’) par Roland-Jean Charna. Et ce n'est pas tout, vous trouverez 3 autres longs entretiens avec Alain Jessua sur le site de la collection L'œil du témoin.

→ Alain Jessua, La vie à l'envers, DVD / Blu-Ray StudioCanal, coll. L'œil du témoin

lundi 28 octobre 2024

L'empire des sens, de la passion et d'Abe Sada


Si j'avais vu trois fois Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini, chaque fois en ouvrant un peu plus les yeux, L'empire des sens d'Ōshima m'avait échappé, ou, plus justement, je lui avais échappé. Il n'est jamais trop tard pour découvrir un chef d'œuvre. Je ne m'attendais pas à ça. "Ça" comme le pastiche de Je t'aime, moi non plus interprété par Bourvil et Jacqueline Maillan ! Je comprends mieux le scandale que le film de Nagisa Ōshima déclencha à sa sortie en 1976, particulièrement dans un pays aussi coincé que le Japon. La réputation de la scène finale eut tendance à occulter l'amour fou partagé par Sada et Kichizo. J'avoue avoir cligné des yeux à ce moment-là, mais pendant les cent minutes précédentes ils sont restés ouverts comme des soucoupes. Disons que c'est cru et que tout est montré sans que ce ne soit jamais obscène contrairement aux gonzos pornos qui sont hélas devenus l'étalon de la sexualité pour le commun des mortels. Le désir d'exclusivité guide Sada et celui de l'abandon son amant, probablement motivé par la différence de classes et sa pulvérisation charnelle. Comme pour tous ses autres films, Ōshima provoque. Il provoque l'hypocrisie d'une société qu'il hait, que ce soit politiquement ou moralement. Dans l'un des excellents bonus, j'apprends qu'étudiant, il fut un des meneurs de la Zengakuren, s'opposant à la guerre du Vietnam et aux bases américaines sur le sol japonais. Après le film on a forcément envie de savoir ce que sont devenus les deux acteurs principaux, Tatsuya Fuji et surtout l'extraordinaire Eiko Matsuda, ce que nous révèlent les suppléments, comme l'aventure incroyable que le producteur Anatole Dauman permit en en faisant un film français.
Le luxueux coffret publié par Carlotta offre également les Blu-Ray de L'empire de la passion, que Ōshima tourna deux ans plus tard, et de La véritable histoire d'Abe Sada réalisé par Noboru Tanaka l'année précédente sur le même sujet, mais je ne les ai pas encore regardés. Ce dernier est un pink film, un pinku eiga comme les cinq que j'avais chroniqués jadis.
En plus des trois films, Carlotta offre donc de nombreux suppléments (un documentaire de David Thompson & Serge July sur L'empire des sens, l'histoire du film par des membres de l'équipe, un entretien inédit avec Tomuya Endo, chanteur japonais et historien du cinéma, sur Eiko Matsuda, etc.) et un luxueux livre de 160 pages de Stéphane du Mesnildot, La révolte de la chair, illustré de 45 photos exclusives et avec un texte inédit d'Oshima.

→ Nagisa Oshima, L'Empire des sens, Coffret Ultra Collector 27 - 4K UHD + Blu-ray + Livre, ed. Carlotta, 65€

mardi 15 octobre 2024

Le génie de Max Linder


Cherchant un titre pour chroniquer la sortie du triple DVD de Max Linder je ne pouvais trouver d'autre qualificatif que génial. J'avais commencé par "initiateur drôle et inventif", mais le père du premier personnage burlesque de l'histoire du cinéma, qui influença fondamentalement Charlie Chaplin, mais aussi tous les acteurs comiques chez qui l'on retrouve sa trace indélébile, des Marx Brothers à Jacques Tati et Pierre Étaix, ne peut se réduire à son humour, son élégance, ses scénarios décapants ou ses inventions cinématographiques. Quiconque découvre Max Linder n'en croira pas ses yeux, à défaut de ses oreilles puisque nous sommes à l'époque du muet. Les musiques de Jean-Marie Sénia et Gérard Calvi accompagnent néanmoins les films magnifiquement restaurés que les Éditions Montparnasse avaient eu l'excellente idée de sortir pour les fêtes [...].
Les deux longs métrages, En compagnie de Max Linder, présenté à Cannes en 1963, et L’Homme au chapeau de soie, réalisé en 1983 également par sa fille Maud, sont complétés par dix courts métrages parmi les cinq cents tournés et dont il ne subsiste qu'une centaine. Les veinards en trouveront une cinquantaine d'autres aux États Unis, mais il faut fouiller, et il existe un film d'Abel Gance de 1924 avec Max Linder intitulé Au secours !. Si Max était le fils de vignerons bordelais, le premier long réunit trois films inégalables tournés aux États Unis en 1921 et 1922, Sept ans de malheur, Soyez ma femme et L'étroit mousquetaire. Le second long est un portrait au travers d'extraits et de documents d'époque exceptionnels rassemblés et commentés par Maud qui n'a jamais connu ses parents. En 1925, l'acteur-réalisateur s'est suicidé alors qu'elle n'avait que seize mois, entraînant dans la mort sa très jeune épouse. Hyper jaloux, bipolaire, dépressif, Max Linder avait 41 ans...


Des dix courts métrages de ses débuts, tournés entre 1910 et 1915, je retiens particulièrement Max prend un bain pour des raisons très personnelles même si je les aime brûlants, Max a peur de l'eau pour le contraire et l'irrévérencieux Max et sa belle-mère, malgré l'insupportable piano de Sénia dont les conventions éculées nuisent formellement à l'intemporalité des films. Maud Linder n'aura de cesse de réhabiliter ce génie du burlesque, oublié peut-être parce qu'il était français et que l'empreinte sur Charlot n'était que trop visible ? Si ses films et son personnage respirent une incroyable modernité, il s'agit plutôt de perpétuité, concession octroyée aux chefs d'œuvre.
On connaît le cinéma Le Max-Linder, sur les Grands Boulevards à Paris. Pour présenter son travail dans les meilleures conditions, Max Linder en avait dessiné les plans en soignant le moindre détail, du trajet emprunté par les spectateurs à la place de l'orchestre accompagnant les films, mais la salle fut reconstruite dans les années 80...

Article du 25 octobre 2012

lundi 23 septembre 2024

La tête dure


Lorsque j'ai commencé ce blog il y a vingt ans j'avais en tête de créer une œuvre à partir de ce nouveau medium. Étienne Mineur m'avait conseillé de m'y coller simplement, pour voir comment cela fonctionnait. Je me suis laissé prendre au jeu, pensant que je pourrais y raconter les histoires que je rabâche, m'épargnant ces répétitions un peu gâteuses. Longtemps je répondais d'aller y lire ma réponse pour ne pas ressasser. Avec le temps je me suis aperçu que la mémoire se fige et que nous finissons par toujours raconter les mêmes histoires, et surtout de la même façon. Il en est une que je me suis vu réitérer récemment.
Au cours de ma première année d'étudiant à l'Idhec (l'ancêtre de la Femis) un de nos exercices consistait à réaliser un reportage sur un sujet libre. Avec mon esprit facétieux et rebelle j'avais filmé un cocktail organisé par l'École et l'avais intitulé Idhec 72 : nouveau scandale financier. À sa projection devant des professionnels de la profession, le chef-opérateur Dominique Chapuis, m'ayant complimenté sur la lumière, m'avait demandé comment j'avais fait. À la fois humble et provocateur, j'avais répondu que je n'en avais pas la moindre idée, le laboratoire s'étant planté en développant la pellicule PlusX dans un bain de 4X. Chapuis, amusé, insista sur ce qu'indiquait la cellule (ou posemètre). Je répondis cette fois conscient de mon arrogance que j'étais de constitution chétive et que porter la caméra à l'épaule était déjà une épreuve, alors une cellule...! Le célèbre chef-op en sortit totalement dégoûté.


À la fin de l'année, le directeur des études, Louis Daquin, me fit appeler dans son bureau. Il m'expliqua qu'il n'y avait pas d'examen de fin d'année, mais que si je voulais passer en deuxième je devais savoir charger une caméra. À l'époque ce devait être une Arriflex ou une Éclair 16mm. Je passai l'après-midi à manipuler le magasin de la caméra dans un sac noir où l'on enfonçait les bras, j'ai oublié son nom, et le soir retournai montrer à Louis qu'il n'y avait plus de problème. J'ajoutai tout de même que c'était la première et la dernière fois que je chargeais une caméra et optai pour la section montage plutôt que celle de la lumière. De plus, il me semblait évident que le montage était l'école de la réalisation, section commune aux vingt-six étudiants de ma promotion. L'année suivante nous n'étions que huit à l'avoir choisie.

mardi 17 septembre 2024

L'Amazonie au cinéma


En revenant du Pérou nous avons regardé plusieurs films qui évoquent l'Amazonie, parce que leurs images me revenaient alors que nous avancions dans la forêt. Nous avons commencé par El abrazo de la serpiente (L'étreinte du serpent, 2015), chef d'œuvre du Colombien Ciro Guerra qui participera aussi à la série La frontière verte. La plante yakruna n'est pas l'ayahuasca, mais c'est bien un film magique !



Je n'ai pas revu cette série, mais j'en garde un bon souvenir... Dommage qu'il n'y ait eu qu'une seule saison. Nous étions dans la "selva" cet été, l'hiver pour les Péruviens, donc la saison sèche. Lorsque vient leur été, l'eau monte de cinq mètres et, là où nous étions, les promenades en forêt ne peuvent plus se faire qu'en pirogue...


Nous sommes ensuite passés à Sorcerer (Le convoi de la peur) de William Friedkin, adapté du roman Le Salaire de la peur de Georges Arnaud (1949) dont mon père, alors agent littéraire, avait vendu les droits à Clouzot. Mésestimé, c'est un excellent film à suspense de 1977 avec Roy Scheider, Bruno Cremer et Francisco Rabal, sur une musique puissante de Tangerine Dream. Pour Aguirre, la colère de Dieu (1972) et Fitzcarraldo (1982) de Werner Herzog, c'était un autre groupe de rock allemand, Popol Vuh, qui s'y était collé.


Par contre j'ai revu avec plaisir The Emerald Forest (La forêt d'émeraude) (1985), mon film préféré de John Boorman avec Leo The Last, à tel point qu'il est probablement à l'origine, avec les aventures de Tintin, de mon désir d'aller en Amazonie.


Il y a bien d'autres films se passant en Amazonie, mais glissant d'un sujet à un autre, Sorcerer m'a donné envie de revoir d'autres films de Friedkin comme The Boys in the Band (Les garçons de la bande) ou Killer Joe, ayant précédemment regardé La chasse (Cruising) et Police fédérale, Los Angeles (To Live and Die in L.A.). J'avais laissé de côté The Exorcist et French Connection. Comme Lucchino Visconti ou Atom Egoyan, il eut une importante carrière de metteur en scène d'opéra. Cette gymnastique exigeant des qualités d'adaptateur n'est pas étrangère à la virtuosité de ses montages...
Un dernier mot sur la forêt amazonienne : j'ai été surpris par son silence diurne au milieu duquel résonne de temps en temps le cri d'un singe ou d'un oiseau. Ses multiples dangers exigent aussi que l'on s'y colle, à l'affût du moindre bruit, du moindre mouvement de feuilles à la cime des arbres...

mercredi 19 juin 2024

Welcome in Vienna en DVD


Durant six heures extraordinaires la trilogie Welcome in Vienna (Wohin und zurück) met en scène des hommes et des femmes ordinaires qui fuient ou combattent le nazisme, de la Nuit de Cristal en 1938 à la Libération en 1945. Juifs, communistes, Autrichiens ou Allemands antinazis, ils s'échappent de Vienne jusqu'à Marseille en passant par Paris (Dieu ne croit plus en nous), essaient de trouver leur place à New York (Santa Fe) et s'engagent dans l'armée américaine pour se retrouver dans Vienne détruite (Welcome in Vienna). Mais c'est avant tout l'histoire de l'émigration qui est en jeu, intégration et ségrégation, perte d'identité et renaissance. En trois films à couper le souffle, tournés de 1982 à 1986, Axel Corti dessine une fresque historique incroyable, choisissant des personnages si banals qu'ils paraissent interchangeables, les montrant comme nous sommes au lieu de comment nous devrions être. Les héros n'existent pas, ou seulement par un concours de circonstances qui ne tient qu'à la chance. Le noir et blanc donne aux images un aspect documentaire, incorporant de manière transparente les images d'archives. Filmée et montée avec une telle intelligence, cette leçon à la fois d'histoire et de cinéma est tout simplement un chef d'œuvre.


Tant de films ont été tournés sur cette période, mais ils semblent toujours romancer le désordre. Jean Renoir, Michael Powell, Lucchino Visconti, Rainer Werner Fassbinder, Samuel Fuller, entre autres, en avaient déjà montré la complexité en évitant de rabâcher les poncifs. Le cinéaste autrichien dévoile l'ambiguïté des divers gouvernements, dont la France évidemment, et filme la difficulté à laisser derrière soi le passé pour inventer l'avenir. Si le troisième volet de la trilogie était sorti avec succès en France en 1996 il fallut attendre novembre 2011 pour découvrir les deux premiers épisodes. Remasterisés, les films justifient pleinement leur statut d'objet culte et leur publication en DVD par les Éditions Montparnasse et Le Pacte [fut] un évènement, d'autant que l'entretien d'1h40 avec le scénariste Georg Stefan Troller, dont c'est en grande partie l'histoire, est passionnant. [Depuis cet article du 31 août 2012 le coffret semble épuisé, mais on le trouve d'occasion en cherchant un peu...]



Successivement, un extrait de chacun des trois films...

lundi 17 juin 2024

Remarquable nuit d'Alex Lutz


C'est probablement de regarder la récente série Becoming Karl Lagerfeld, où il tient le rôle antipathique de Pierre Bergé, qui m'a donné l'envie de revoir Une nuit, le film d'Alex Lutz sorti l'année dernière. Coquet, j'aime bien les films sur la mode, mais, romantique, je suis aussi sensible aux films sentimentaux. De toute manière, je regarde tout, des films expérimentaux aux blockbusters, car ce n'est pas le genre qui fait la qualité. La série en question, qui montre la solitude du créateur allemand, très bien joué par Daniel Brühl, son ambiguïté face à Yves Saint-Laurent avec qui il a débuté et son attachement au parasite Jacques de Bascher, évoque ses débuts jusqu'à son engagement chez Chanel. Quant à Alex Lutz j'avais été épaté comme tout le monde par son interprétation dans Guy qu'il avait réalisé en 2018, époustouflant exercice de style, mais je n'ai pas encore vu son premier, Le talent de mes amis, ni le téléfilm Une vengeance au triple galop, ce qui ne saurait tarder.
J'avais été extrêmement impressionné par la projection d'Une nuit contant la rencontre éphémère d'un homme et d'une femme, et leur apprivoisement mutuel. La qualité de l'interprétation (pour elle il est Aymeric, pour lui Karin Viard est Nathalie), des dialogues et des situations m'avait sidéré. Tourné en quatorze jours, le film fait partie des comédies dramatiques françaises que l'on a toujours plaisir à revoir, comme Un air de famille de Cédric Klapisch, Tandem de Patrice Leconte ou Et si on vivait tous ensemble ? de Stéphane Robelin. Il y en d'autres évidemment, mais ce n'est pas si courant que l'on en sorte avec la satisfaction que produisent, par exemple, les films pourtant sombres du Finlandais Aki Kaurismäki. Je ne sais pas si c'est ce qu'on appelle aujourd'hui un "feel good movie", mais l'humanité qui s'en dégage provient probablement des petits riens esquissés suggérant des profondeurs complexes que les personnages affrontent avec la plus grande sincérité. En gros, c'est fin !
C'est l'histoire d'un couple évidemment, et peut-être même de tous les couples. Là où je suis totalement esbroufé, c'est que j'ai revu le film sans m'apercevoir d'un ressort dramatique étonnant qui justifierait de revoir le film, car ce nouvel angle, qui intervient tardivement, raconte une autre histoire, interrogeant le phénomène d'identification auquel nous ne pouvons échapper. Si j'avais fait plus attention à l'astucieux montage, j'aurais peut-être bénéficié de cette nouvelle interprétation que je tairai pour ne pas gâcher votre plaisir, mais qui justifierait que je le revois une troisième fois ! Beaucoup de mots et de phrases de ma part pour ne rien dire, car il faut voir ce film, passé un peu inaperçu, un grand film français, délicat, intelligent, qui fait vibrer nos cordes sympathiques. J'ai effacé la bande-annonce que j'avais glissée au milieu de mon article pour vous laisser intact le plaisir de la découverte.

jeudi 13 juin 2024

Pattes blanches


Comme je revois Pattes blanches de Jean Grémillon, un film social et romantique à la lumière expressionniste de 1949, scénario de Jean Anouilh, un très beau film, triste et terrible, comme tous ceux de Grémillon, nous nous amusons à reconnaître les comédiens.
Mais d'abord le générique indique qu'une femme en a composé la musique, Elsa Barraine. Ce n'est pas courant. Je ne connaissais pas son nom. Pendant l'Occupation, elle est membre d’un mouvement de résistance, le « Front national des musiciens », antenne « catégorielle » du Front national de la Résistance, aux côtés d'Henri Dutilleux, Manuel Rosenthal, Charles Munch, Paul Paray, Louis Durey, Francis Poulenc, Georges Auric, Claude Delvincourt, Irène Joachim, et Roger Désormière qui dirige la partition de Pattes blanches. 1949 est l'année où elle quitte le Parti Communiste et fonde, avec Serge Nigg, Charles Koechlin, Durey et Désormière, l'Association française des musiciens progressistes, contre "l'art bourgeois". Pour Jacques Demy elle composera la musique des courts métrages Le sabotier du Val de Loire et Ars, et avec Dutilleux celle du dernier film de Grémillon, le sublime L'amour d'une femme avec Micheline Presle, que je peux voir et revoir sans lassitude, un étonnant film féministe de 1953.
Fernand Ledoux, Suzy Delair et Paul Bernard sont les vedettes de Pattes blanches, mais ce sont les seconds rôles qui attirent notre attention. Les seconds rôles donnent toujours sa profondeur à un film, ils font ressortir la perspective des âmes. C'est le premier rôle important de Michel Bouquet au cinéma ; il est très mince, fragile, fantastique, irréel. Jean Debucourt, c'est surtout pour moi La chute de la Maison Usher de Jean Epstein qui figure parmi mes films fétiches et que nous avons accompagné pendant des années tout autour du monde avec Un Drame Musical Instantané.
Il y a aussi Sylvie, mais c'est Arlette Thomas qui me fascine, sorte de double halluciné de Bouquet, à peine plus jeune que lui. Dans son rôle de pauvrette bossue qui va se métamorphoser, elle est extrêmement jolie. C'est seulement en découvrant son nom que je réalise que j'ai fait mes premières armes au théâtre à ses côtés, en 1972. Notre light-show H Lights accompagnait les poèmes de Pichette, Desnos et d'autres qu'elle avait rassemblés avec Pierre Peyrou. Le couple venait de récupérer le Pavillon de la Bourse des Halles de La Villette qui étaient en train de fermer et l'avait baptisé Théâtre Présent (il deviendra plus tard le Théâtre Paris-Villette). Ce spectacle anticipait même leur première mise en scène à cet endroit, histoire d'occuper les lieux. La salle mesurait douze mètres de haut et nous projetions du haut des coursives. Francis Gorgé et moi y faisions même un peu de musique, je crois. C'est dommage, mais mon journal intime commence juste après. Je pense que cela précède ma collaboration avec le tout nouveau Cirque Bonjour de Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin (devenu ensuite Le Cirque Imaginaire puis Le Cirque Invisible). J'ai du mal à me souvenir, c'est un peu pour moi de la préhistoire, je n'avais pas 20 ans. Nous projetions des images psychédéliques, abstraites, et des photos prises par Thierry Dehesdin. À la différence du film de Grémillon au noir et blanc onirique, depuis 1968 nous avions découvert le monde en couleurs.

lundi 3 juin 2024

Portier de nuit


J'étais très curieux de regarder Portier de nuit, le film de Liliana Cavani que j'avais boycotté à sa sortie en 1974. Les critiques étaient épouvantables, le qualifiant de scandaleux à cause de sa complaisance avec le nazisme pour avoir mis en scène un relation sado-masochiste entre un officier S.S. et sa victime dans un camp de concentration, et leurs retrouvailles en 1957 où le couple prolongera sa sexualité sulfureuse. Or le voir à la lumière des chamboulements récents qui fustigent le patriarcat m'a donné une vision très différente de ce qui est habituellement avancé. Le film de Liliana Cavani m'est apparu comme une dramatique et réelle histoire d'amour entre un homme autoritaire et brutal comme il y en a tant et une jeune femme soumise comme il y en a hélas tout autant, avec en plus une différence d'âge symptomatique. Les circonstances de leurs retrouvailles montrent parallèlement que le nazisme n'est pas mort, certains responsables cherchant à effacer leurs traces et d'autres portant le lourd poids de la culpabilité. Le point de rencontre entre le couple et les circonstances historiques m'ont semblé plutôt anecdotiques. C'est tordu, pervers, certes. La scène où Lucia chante Wenn ich mir was wünschen dürfte devant les officiers nazis avec la référence à Salomé est du plus mauvais goût, d'autant que l'image a servi et sert encore d'icône au film, mais il n'y a pas à en tirer des généralités glauques ou révisionnistes comme cela a pu être écrit à la sortie du film. Notons que la chanson, qui accompagnait également la bande-annonce, souligne l'ambiguïté de la relation : "Si je pouvais faire un vœu je serais bien embarrassée, devrais-je souhaiter un mauvais ou un bon moment ?". On peut toujours invoquer le syndrome de Stockholm, mais le piège se referme sur les deux protagonistes, aussi épris l'un que l'autre, autant marqués par la culpabilité que par le désir.
Le rôle incarné par Dirk Bogarde rappelle forcément celui qu'il avait dans Les damnés de Luchino Visconti, pauvre type sacrifié sur l'autel d'une société corrompue. Il en va de même pour celui de Charlotte Rampling, femme forte et déterminée, condamnée, elle aussi, par son simple statut de femme. Quant à la relation sado-masochiste, elle est à double sens, et là où Max perd facilement ses moyens, Lucia garde un sang froid exceptionnel. Ses gestes à lui sont raides face à la souplesse de la panthère, tragique pas de deux chorégraphique. La passion interprétée par les deux remarquables comédiens ressemble surtout à l'amour fou des surréalistes. L'issue fatale est évidemment suggérée dès le début, le cadre historique trouvant sa fonction dramatique. La réclusion les rattrape l'un et l'autre. Dans un bonus Liliana Cavani évoque les documentaires sur le nazisme qu'elle avait réalisés préalablement et deux entretiens qui lui avaient donné l'idée du scénario. Dans un autre, ces suppléments justifient l'édition physique des films lorsqu'ils en sont pourvus et bien réalisés, Charlotte Rampling révèle que son rôle, sombre à souhait, lui servira d'étalon pour le reste de sa carrière. Portier de nuit continuera à déranger comme Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, sorti peu après.

→ Liliana Cavani, Portier de nuit, Bluray Carlotta, nouvelle restauration 4K inédite, vostf + vf, 20€, sortie le 4 juin 2024

mardi 28 mai 2024

Reporters de guerre


Comme je regarde toutes sortes de films, depuis les plus expérimentaux jusqu'aux blockbusters les plus éculés, je suis tombé sur le récent film d'Alex Garland, Civil War. Mon choix était lié au souvenir du génial film de Joe Dante, The Second Civil War, tourné pour la chaîne HBO en 1997. Dans les deux cas il s'agit d'une hypothétique guerre civile aux États Unis, mais celui de Garland est un film d'action sans aucune perspective politique autre qu'évoquer la peur d'éventuelles conséquences du duel Trump-Biden alors que celui de Dante est une satire aussi fine que drôle sur le rôle des médias.


Civil War ne donne aucune clef sur les raisons de la sécession quand le scénario de The Second Civil War était autrement plus élaboré, forte et drôlatique critique de l'Amérique comme toujours chez Dante : alors qu'une guerre nucléaire avait éclaté entre l'Inde et le Pakistan, Islamabad ayant été rayée de la carte, des milliers d'orphelins pakistanais, placés sous la protection d'une organisation non gouvernementale controversée, devaient être recueillis par les États-Unis ; or le gouverneur de l'Idaho, appuyé sur les milices d'extrême-droite, refusant d'accueillir son quota d'orphelins et honorant sa principale promesse de campagne, l'opposition à l'immigration, faisait sécession ! Le point commun aux deux films, et ce n'est peut-être pas un hasard, est la focalisation sur les journalistes qui couvrent l'évènement.


Pour en revenir au film d'Alex Garland, j'ai par contre trouvé que son portrait des reporters de guerre était hélas assez proche de la réalité, telle que j'en avais été témoin à Sarajevo pendant le siège, à savoir une sorte de soldats armés d'appareils-photos, têtes brûlées prêtes à tous les dangers pour rapporter le bon cliché. Je me souviens que les Bosniaques craignaient que l'un d'eux fasse du zèle, par exemple en sortant la tête d'une tranchée, risquant de les faire repérer. J'en avais même croisé un au petit déjeuner, portant deux gilets pare-balles l'un sur l'autre ! Ces baroudeurs, casse-cou machos, me faisaient toujours froid dans le dos. Le personnage principal jouée par une comédienne, Kirsten Dunst, n'y change évidemment pas grand chose. Si l'agence de presse audiovisuelle Point du Jour nous avait envoyés à Sarajevo, c'était justement parce que nous étions plus proches des poètes ou des philosophes que des habitués de la violence sur qui tout glisse comme sur une toile cirée. Cela explique aussi que j'en ai pris plein la gueule et qu'il me fallut un an pour m'en remettre.

jeudi 16 mai 2024

Cahiers du Cinéma : hors-série Jacques Demy


Lorsqu'au début des années 70 j'étais étudiant à l'Idhec de quoi avais-je l'air auprès de mes condisciples à défendre les films de Jacques Demy ? D'un ringard ? D'un midinet ? D'un planeur ? Il m'aura fallu attendre vingt ans pour m'en repaître jusqu'à plus soif grâce à ma fille qui évidemment adorait Les parapluies de Cherbourg, Peau d'âne et surtout Les demoiselles de Rochefort dont elle avait appris tous les dialogues par cœur et qu'elles faisaient réciter à ses poupées ! J'attendrai le magnifique coffret de l'intégrale DVD paru en 2008 (Arte/Cine-Tamaris) pour découvrir les rares films que je n'avais pas encore réussi à voir. En ce qui concerne les comédies musicales écrites avec Michel Legrand j'ai toujours pensé que les deux amis avaient noté leurs paroles dites en agrandissant les intervalles. C'est une technique qui permet de conserver une crédibilité tout en devenant lyrique.
J'ai beau posséder les livres de Jean-Pierre Berthomé (ed. L'atalante) ou Camille Taboulay (ed. Cahiers du Cinéma) de 1996 et les magnifiques pavés illustrés de Olivier Père & Marie Colmant (ed. La Martinière) de 2010 et le catalogue de l'exposition Le monde enchanté de Jacques Demy (ed. Skira Flammarion) de 2016, le numéro hors-série publié le mois dernier par Les Cahiers du Cinéma dirigé par Thierry Jousse et Marcos Uzal m'a passionné, déjà parce qu'il se démarque de toute hagiographie en analysant sérieusement les chefs d'œuvre et les ratages. Si j'ai toujours préféré les témoignages des protagonistes plutôt que les écrits "sur", l'ensemble se tient parfaitement. Commençons donc par la reproduction des entretiens formidables de 1964 et 1982 avec Demy ! Ceux qui suivent avec Catherine Deneuve, Bernard Evein, Rosalie Varda, Patricia Mazuy, Nathalie Dessay et Philippe Cassard, Donovan, Paul Vecchiali, Pascale Ferran, Christophe Honoré, Damien Chazelle m'enchantent. Ils présentent le cinéaste sous des angles différents, différents aussi de l'image un peu aseptisée qu'avait entretenue Agnès Varda. Les analyses spécifiques de Jean-Marc Lalanne, Théo Esparon, Thierry Méranger, Rémi Carémel, Hervé Aubron, Pierre Eugène, plus les articles film par film de Charlotte Garson, Éric Rohmer & Jean-Luc Godard, Fernando Ganzo, François Weyergans, Jean Collet, Gaël Lépingle, Jean Douchet, Philippe Fauvel, Élodie Tamayo, Michel Chion, Pascal Bonitzer, Joël Magny et les deux responsables de la publication complètent l'ensemble avec un beau portfolio de Demy par Varda.


Jacques Demy avait beau être un homme bienveillant, caractère pas si courant chez les réalisateurs/trices, il savait ce qu'il voulait et l'imposait autant que possible. Comme tous et toutes il eut de longues phases d'abattement lorsqu'il n'arrivait pas à faire produire ses films. Ses préoccupations politiques ou sexuelles ne sont pas escamotées, alors qu'on a longtemps voulu voir ses films comme des bluettes. Si la guerre d'Algérie, sujet tabou de l'époque, est le nerf des Parapluies de Cherbourg (évoquée également dans Adieu Philippine de Rozier et Muriel de Resnais), Une chambre en ville est un film fondamentalement marxiste en plus d'être un drame musical sublime bien qu'il n'ait jamais rencontré le succès public mérité. Demy aborda par exemple l'homosexualité ou l'inceste à une époque où cela ne se faisait guère. Contrairement à ce qui se répète inlassablement sur les cinéastes de la nouvelle vague (Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Rivette essentiellement) on comprend bien que Jacques Demy, comme Agnès Varda, Jacques Rozier, Alain Resnais, Luc Moullet, Jean-Daniel Pollet, Chris Marker et bien d'autres ont marqué leur époque et y ont toute leur place, une place unique. Révélant chaque fois des trésors cachés, des sous-textes astucieux, les films de Demy sont à voir et revoir et cet hors-série se dévore... J'y pensais en traversant la Loire avec le bac près de Nantes !

→ Cahiers du Cinéma Jacques Demy, Hors-série n°3, avril 2024, 12,90€

jeudi 2 mai 2024

Eustache définitif


J'ai beaucoup de mal à évoquer les coffrets édités par Carlotta, car je me vois mal le faire avant d'avoir tout regardé. Or cela prend évidemment un temps considérable tant ils sont remplis à craquer. Craquer, il y a de quoi, lorsqu'il s'agit de l'intégrale de Jean Eustache dont le chef d'œuvre, La maman et la putain, était resté longtemps inaccessible. Alors plutôt que les fictions et documentaires que j'aurai tout le temps de revoir dans leurs versions somptueusement restaurées, j'ai dévoré les innombrables bonus que recèle le coffret, en 6 Blu-Ray ou 7 DVD, plus un livre de 160 pages bourré d'entretiens, d'articles, d'analyses et de projets. On rentrera dans l'intimité de ce cinéaste dont la sincérité fut jusqu'au boutiste, jusqu'à ce coup de pistolet dans le cœur qu'il se tira le 5 novembre 1981. J'étais trop jeune lorsque Jean-André Fieschi me le présenta. J'avais du mal à capter son regard, plus attiré par les bouteilles qui passaient à proximité. JAF apparaît dans La soirée, son premier film, muet et inachevé, tandis qu'Eustache avait monté L'accompagnement, son premier film à lui écrit en collaboration avec Claude Ollier et Maurice Roche. Les films d'Eustache sont des exemples exceptionnels d'une autobiographie projetée sur l'écran comme au travers du prisme de la poésie du réel. Plus tard je croisai Jean-Pierre Léaud ou Françoise Lebrun, toujours par le biais de Jean-André. J'ignorais que le texte de La maman et la putain était dicté à la virgule près. Ce va-et-vient entre l'écrit et l'instantané m'a toujours fasciné, comme chez Cassavetes, et probablement influencé dans mes improvisations préparées. J'ai du mal aussi à revoir tous ces chers disparus côtoyés dans une autre vie, Labarthe, Douchet, Lonsdale... La mémoire reconstruit le passé, le fige, comme le cinéma nous aide à envisager le présent...
Il faudra que j'aborde d'autres coffrets récents publiés encore par Carlotta, comme ceux consacrés à Satyajit Ray (La trilogie d'Apu), Wim Wenders (La trilogie de la route), Béla Tarr, Shinya Tsukamoto ou Lino Brocka...

→ Jean Eustache, coffret Carlotta en Blu-Ray ou DVD, 80€

jeudi 4 avril 2024

Un cercueil rose


L'excellente comédie Et si on vivait tous ensemble ? est victime d'un titre réducteur et d'une bande-annonce attendue alors que le film de Stéphane Robelin est original, drôle, critique, bien filmé, d'une très grande finesse, superbement dialogué et interprété par une bande de joyeux seniors qui nous donnent une belle leçon de vie, dans le film comme dans leur profession. Jane Fonda, Geraldine Chaplin, Claude Rich, Guy Bedos, Pierre Richard s'en donnent à cœur joie même dans les moments les plus graves (dvd Studio 37).


J'évite donc la bande-annonce et vous renvoie à un petit sujet sur le tournage. En France, si elles ne sont pas signées par une célébrité, les comédies sont peu acclamées par la critique, remportent rarement la palme, alors qu'elles sont aussi nécessaires que le reste, si ce n'est plus en ces temps de crise et de morosité, et les vacances ne changeront rien à l'affaire. Le cinquième film de Robelin a reçu un accueil enthousiaste du public en province, probablement des vieux qui ont forcément identifié leur préoccupation majeure, comment bien vieillir et passer au mieux nos dernières années, alors qu'à Paris il est passé quasiment inaperçu. Je n'avais pas autant entendu rire mes amis depuis la projection des Beaux gosses de Ryad Sattouf qui, loin d'être une grosse daube, a la même qualité d'étude de mœurs, là sur des adolescents pubères, ici sur des seniors en fin de vie. J'ignore quel regard les jeunes peuvent avoir sur ce film, mais je suis certain que, passé 50 ans, il est absolument salutaire, et comme l'âge n'a rien à voir avec la date de naissance, je le recommanderai donc à tous et à toutes !

Article du 23 juillet 2012

lundi 1 avril 2024

Portée


Les petits sont arrivés sur le fil comme une bande de hooligans. Françoise Romand a dégainé sa caméra. Mes commentaires l'agaçaient. Ne pouvais-je me taire ? La voix humaine, hors-champ, souligne pourtant la perspective. Comment échapper au cliché animalier YouTube ? Françoise a monté le morceau que Bernard Vitet et moi avions enregistré à l'été 1976, au tout début de notre collaboration qui allait durer trente-deux ans [plus quelques années de simple amitié]. Celle avec Françoise date de bientôt dix [quinze au bout du conte]. Le violon, la contrebasse à tension variable et l'orgue à bouche se mélangeant aux piaillements et aux bruits d'ailes, l'évocation commune de la portée est devenue une réalité langagière bien que ce Poison soit paradoxalement une musique non écrite. Tout le monde fait semblant, les oiseaux, nous, Françoise, les spectateurs. Envie d'y croire. L'anthropomorphisme fait le succès des plans-séquences qui inondent la Toile. Retour à l'envoyeur. Les oiseaux ont donné corps à notre dialogue ornithologique. Clip.



Article du 28 mai 2012