70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 16 mai 2024

Cahiers du Cinéma : hors-série Jacques Demy


Lorsqu'au début des années 70 j'étais étudiant à l'Idhec de quoi avais-je l'air auprès de mes condisciples à défendre les films de Jacques Demy ? D'un ringard ? D'un midinet ? D'un planeur ? Il m'aura fallu attendre vingt ans pour m'en repaître jusqu'à plus soif grâce à ma fille qui évidemment adorait Les parapluies de Cherbourg, Peau d'âne et surtout Les demoiselles de Rochefort dont elle avait appris tous les dialogues par cœur et qu'elles faisaient réciter à ses poupées ! J'attendrai le magnifique coffret de l'intégrale DVD paru en 2008 (Arte/Cine-Tamaris) pour découvrir les rares films que je n'avais pas encore réussi à voir. En ce qui concerne les comédies musicales écrites avec Michel Legrand j'ai toujours pensé que les deux amis avaient noté leurs paroles dites en agrandissant les intervalles. C'est une technique qui permet de conserver une crédibilité tout en devenant lyrique.
J'ai beau posséder les livres de Jean-Pierre Berthomé (ed. L'atalante) ou Camille Taboulay (ed. Cahiers du Cinéma) de 1996 et les magnifiques pavés illustrés de Olivier Père & Marie Colmant (ed. La Martinière) de 2010 et le catalogue de l'exposition Le monde enchanté de Jacques Demy (ed. Skira Flammarion) de 2016, le numéro hors-série publié le mois dernier par Les Cahiers du Cinéma dirigé par Thierry Jousse et Marcos Uzal m'a passionné, déjà parce qu'il se démarque de toute hagiographie en analysant sérieusement les chefs d'œuvre et les ratages. Si j'ai toujours préféré les témoignages des protagonistes plutôt que les écrits "sur", l'ensemble se tient parfaitement. Commençons donc par la reproduction des entretiens formidables de 1964 et 1982 avec Demy ! Ceux qui suivent avec Catherine Deneuve, Bernard Evein, Rosalie Varda, Patricia Mazuy, Nathalie Dessay et Philippe Cassard, Donovan, Paul Vecchiali, Pascale Ferran, Christophe Honoré, Damien Chazelle m'enchantent. Ils présentent le cinéaste sous des angles différents, différents aussi de l'image un peu aseptisée qu'avait entretenue Agnès Varda. Les analyses spécifiques de Jean-Marc Lalanne, Théo Esparon, Thierry Méranger, Rémi Carémel, Hervé Aubron, Pierre Eugène, plus les articles film par film de Charlotte Garson, Éric Rohmer & Jean-Luc Godard, Fernando Ganzo, François Weyergans, Jean Collet, Gaël Lépingle, Jean Douchet, Philippe Fauvel, Élodie Tamayo, Michel Chion, Pascal Bonitzer, Joël Magny et les deux responsables de la publication complètent l'ensemble avec un beau portfolio de Demy par Varda.


Jacques Demy avait beau être un homme bienveillant, caractère pas si courant chez les réalisateurs/trices, il savait ce qu'il voulait et l'imposait autant que possible. Comme tous et toutes il eut de longues phases d'abattement lorsqu'il n'arrivait pas à faire produire ses films. Ses préoccupations politiques ou sexuelles ne sont pas escamotées, alors qu'on a longtemps voulu voir ses films comme des bluettes. Si la guerre d'Algérie, sujet tabou de l'époque, est le nerf des Parapluies de Cherbourg (évoquée également dans Adieu Philippine de Rozier et Muriel de Resnais), Une chambre en ville est un film fondamentalement marxiste en plus d'être un drame musical sublime bien qu'il n'ait jamais rencontré le succès public mérité. Demy aborda par exemple l'homosexualité ou l'inceste à une époque où cela ne se faisait guère. Contrairement à ce qui se répète inlassablement sur les cinéastes de la nouvelle vague (Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Rivette essentiellement) on comprend bien que Jacques Demy, comme Agnès Varda, Jacques Rozier, Alain Resnais, Luc Moullet, Jean-Daniel Pollet, Chris Marker et bien d'autres ont marqué leur époque et y ont toute leur place, une place unique. Révélant chaque fois des trésors cachés, des sous-textes astucieux, les films de Demy sont à voir et revoir et cet hors-série se dévore... J'y pensais en traversant la Loire avec le bac près de Nantes !

→ Cahiers du Cinéma Jacques Demy, Hors-série n°3, avril 2024, 12,90€

lundi 18 septembre 2023

Revision


Jouant aux dix films à emporter sur une île déserte avec Jonathan, je fais une recherche dans mon Blog, et vlan, L'ile déserte sort du chapeau à la date du 18 mai 2007. Je ne m'étais alors autorisé que des films publiés en DVD. La donne a changé. Ma cinémathèque a considérablement augmenté. Aujourd'hui, 31 mai 2011, comme nos listes sont trop longues, nous choisissons seulement des films que nous pourrions revoir quel que soit le moment, là, à l'instant.
Dans le désordre, comme ils me viennent, je sélectionne :
Muriel (Alain Resnais) qui était déjà le premier de ma liste précédente et dont j'ai affublé ma fille en second prénom à son grand dam
La nuit du chasseur (Charles Laughton), film orphelin que Carlotta vient de ressortir au cinéma
Adieu Philippine (Jacques Rozier) dont je connais tous les dialogues par cœur
Johnny Guitare (Nicholas Ray), idem
L'âge d'or (Luis Buñuel) puisqu'il faut bien n'en choisir qu'un
Faust (F.W.Murnau) d'autant que le Drame en avait composé une partition complète et que nous ne l'avons jamais joué
Le testament du Dr Mabuse (Fritz Lang) comme M qui forme dyptique avec lui
Le testament d'Orphée (Jean Cocteau), son dernier film résume toute son œuvre
Anathan (Josef von Sternberg), un autre dernier film, en japonais, commenté par l'auteur
La grande illusion (Jean Renoir) pour ne pas prendre La règle du jeu que Jonathan emporte déjà !
Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy), mais c'eut pu être Les parapluies ou Une chambre en ville
Uccellacci e uccellini (Pier Paolo Pasolini) aussi bien que La ricotta
Histoire(s) du cinéma (Jean-Luc Godard), pirouette élargissant fabuleusement le champ
Cela fait déjà 14 et tous ceux ou celles qui se prêtent à l'exercice trichent en ajoutant qu'ils ont laissé de côté tel ou tel, comme moi Les petites marguerites (Vera Chytilova), Un chant d'amour (Jean Genet), La rue de la honte (Mizoguchi Kenji), Vertigo (Alfred Hitchcock), Mon oncle (Jacques Tati), Le guépard (Lucchino Visconti), Gertrude (Carl T.Dreyer), Persona (Ingmar Bergman), La glace à trois faces (Jean Epstein), A Movie (Bruce Conner), The Peeping Tom (Michael Powell), Hellzapoppin (H.C. Potter), La route parallèle (Ferdinand Khittl), L'homme à la caméra (Dziga Vertov), La face cachée de la lune, que je ne pourrais pas forcément regarder là, tout de suite, sans réfléchir. J'ai carrément oublié Welles, Pasolini, Dreyer, Moullet, Vigo, Bresson, Ophüls, Fuller, Chaplin, Keaton, Fassbinder, Oshima, Varda, Marker, Jacques Tourneur, Lynch, Pelechian, faute de n'avoir pas su choisir... Ni documentaires ni animations, ni ceux de Françoise Romand ou les miens, ni courts-métrages... Le pari est stupide.
Aussi subjectif que moi, Jonathan Buchsbaum sélectionne Muriel et L'âge d'or comme moi, mais ajoute La règle du jeu, Dead Man, Citizen Kane, Satantango, La terre tremble, M le maudit, Les mémoires du sous-développement, Point Blank, Le samouraï, L'éclipse et bien d'autres, parce que nous trichons définitivement tous ! Jonathan, qui m'a suggéré Hell in the Pacific de John Boorman pour illustrer notre île déserte, propose que la prochaine fois nous nommions dix films des vingt dernières années en espérant qu'on arrivera à dix...
L'exercice est un peu vain, mais il peut fournir des pistes. Les choix, forcément subjectifs, renvoient à l'histoire de chacun. Le cinéma a tout à voir avec le souvenir et le fantasme, l'identification à des histoires vécues et les perspectives que l'on se donne encore. Dans ma liste je note tout de même que la mémoire et le testament se complètent, que l'on peut toujours tourner la page et renaître, que tous mes chouchous sont des vecteurs tirant leurs sources dans le passé pour mieux affronter l'avenir et qu'ils incarnent tous une lutte contre la mort. Ce qui me ramène à mon interrogation initiale sur les raisons de ma veille. Le cinéma m'empêcherait de m'endormir, donc de mourir, mais c'est la musique qui me réveille, un merle en particulier, me rassurant chaque matin que je suis toujours en vie.

P.S.: probablement qu'aujourd'hui j'ajouterais quelques films plus récents, mais la cinéphilie demande parfois du temps pour que les raretés fassent surface...

mardi 22 novembre 2022

Christian Marclay au Centre Pompidou


J'ai évidemment foncé voir l'exposition Christian Marclay au Centre Pompidou. Avec Les Choses au Louvre et Black Indians au Quai Branly c'est la troisième qui m'enthousiasme cet automne. Les Choses est la plus stimulante, créant des synapses inattendus. Black Indians est la plus troublante par son évocation de l'esclavage et la responsabilité de la France. Si elle ne réserve pas beaucoup de surprises à celles et ceux qui connaissent bien le travail de Christian Marclay, elle plaira aux amateurs de musique et de cinéma, de cassettes et de vinyles, d'absurde et d'infini. J'ai rencontré Marclay au tout début des années 80. Nous avions le même producteur de disques, Jürgen Königer, du label Recommended Records/No Man's Land. C'était la première fois que je voyais quelqu'un scratcher des disques, avec des pédales d'effets sur les platines et des bricolages inattendus comme les disques qu'il avait découpés et réassemblés, et ce bien avant la plupart des DJ. J'adore le 25 centimètres More Encores et l'on pourra admirer là les disques vinyles avec annotations, utilisés lors de performances. Il fut, comme moi, très influencé par Revolution 9 des Beatles sur le double blanc, et par John Cage que nous avons tous les deux eu le plaisir de rencontrer à six ans d'intervalle !


Plus tard j'ai acquis un des coffrets Footsteps ou son jeu de cartes Shuffle, tous deux montrés à Pompidou. Ce ne sont évidemment pas les clous de l'expo. Le montage audiovisuel Doors est une première. Des personnages entrent et sortent dans le mouvement. L'effet répétitif est fascinant parce qu'aucun plan ne ressemble à un autre et que les raccords sont parfaitement fluides, créant des effets comiques ou dramatiques qui sont propres au cinématographe. Il y a évidemment des liens avec la succession vidéographique des Telephones présentée ici, ou l'horloge The Clock, composée de milliers d'extraits de films sur 24 heures, cette fois hélas absente. À côté de ces installations telle aussi Surround Sounds, où les onomatopées vous entourent, sont exposés de nombreux collages, des instruments impossibles (accordéon Virtuoso de sept mètres, guitare molle Prosthesis, guitare tordue Vertebrate, batterie Drumkit trop haute, trompette tuba Lip Lock aux embouchures collées comme un baiser, tabouret cor Stool - sur lequel le corniste Nicolas Chedmail eut jadis l'occasion de s'asseoir !), des disques découpés, des pochettes imaginaires, des sculptures constituées de bandes magnétiques, etc. Zoom Zoom, partition longue de 20 mètres constituée d'onomatopées et mangas, conçue pour Shelley Hirsch, chanteuse new-yorkaise que j'aime beaucoup, rappelle évidemment Stripsody de Cathy Berberian. Les visiteurs pourront même expérimenter Playing Pompidou, une expérience en réalité augmentée interactive audio et visuelle depuis le parvis du Centre ainsi que depuis n'importe où dans le monde en scannant un code grâce à la technologie Landmarker de Snapchat ; Christian Marclay et le AR Studio de Snapchat basé à Paris ont transformé la façade du bâtiment en un instrument de musique !


On sera enchanté de revoir les quatre écrans de Video Quartet, probablement mon installation préférée, ou Guitar Drag, qui avaient été projetés à la Cité de la Musique dans une rétrospective de 2007 que j'avais chroniquée ici-même, extraits vidéo à l'appui. Adepte du montage en temps réel ou différé, des collages hétéroclites, des œuvres qui grincent et interrogent à la fois leur temps et leur medium, je suis aux anges avec Marclay.
Tout cela a été rendu possible grâce au groupe Mirabaud qui investit des sommes considérables dans l'art. Que Christian Marclay soit suisse, même s'il réside à New York, est une opportunité pour ce groupe bancaire et financier international basé à Genève. À une époque où l'économie capitaliste est de plus en plus fragile, la spéculation sur les œuvres d'art bat son plein. En France les fondations Vuitton, Pinault, Emerige, Cartier et quelques autres font la loi en contrôlant le marché. Quelques rares artistes vivants en profitent, les plus lucratifs sont souvent morts il y a longtemps et parfois dans un dénuement absolu.

→ Exposition Christian Marclay, Centre Pompidou, jusqu'au 27 février 2023
→ Catalogue, ed. du Centre Pompidou, 45€ comme la plupart des catalogues d'exposition

mardi 8 novembre 2022

19 courts métrages de la Nouvelle Vague


Dans 24 heures de la vie d'un clown la voix off de Jean-Pierre Melville rappelle les effets de Sacha Guitry doublant ses comédiens, enregistrés muets dans leur quotidien, alors que le son est présent sur la piste, probablement resynchronisé. Mais ici le sujet du film que le cinéaste réalise et produit lui-même en 1946, un an avant Le silence de la mer, est le clown Béby revenant sur ses souvenirs. Ce n'est pas encore la Nouvelle Vague, pas plus que Van Gogh ou Guernica d'Alain Resnais offerts en bonus, mais il la préfigure. Il faut bien des pères à ces jeunes cinéastes que Françoise Giroud rassemblera malgré eux en 1958 sous le terme de Nouvelle Vague. La fiction s'invite explicitement dans ce documentaire. On comprend que le cinéma vérité usurpe évidemment son nom. Dès qu'on pose une caméra et qu'on pratique le montage, il y a mise en scène. Ici le style est déjà melvillien.
Le générique du court métrage de Jacques Rivette, Le coup du berger, tourné en 1956, fait apparaître Jean-Claude Brialy, acteur fétiche de la bande, coscénaristes Claude Chabrol producteur délégué et Charles Bitsch qui signe les images, Jean-Marie Straub assistant-réalisateur ! Mais c'est surtout la renaissance du producteur Pierre Braunberger qui lancera tous ces "Jeunes Turcs" des Cahiers du Cinéma. Dès 1927 il produit Alberto Cavalcanti et les premiers films de Jean Renoir, fait tourner son cousin François Reichenbach, présent dans ce double DVD avec l'étonnant À la mémoire du rock, témoignage d'une époque (1962, foules de jeunes en délire avec Eddy Mitchell, Vince Taylor et Johnny Hallyday, mais aussi d'intéressants décalages musicaux avec Boccherini !) et Le petit café (1963), mais aussi Truffaut, Godard, Rouch, etc. Je me souviens de lui à la fin de sa vie, c'était très émouvant de voir ce tout petit monsieur dont le visage était entièrement recouvert de poil blanc comme un oisillon tombé du nid et de penser qu'on lui doit La chienne, Partie de campagne, Tirez sur le pianiste, Cuba si, Vivre sa vie, Petit à petit, etc.
On retrouve Brialy dans deux autres vaudevilles, Tous les garçons s'appellent Patrick de Jean-Luc Godard, scénario Eric Rohmer et Une histoire d'eau que Godard cosigne avec Truffaut. La drague, très mal vue aujourd'hui, et les histoires d'alcôve travaillent ces jeunes cinéastes, pour la plupart des petits bourgeois qui rêvent de coucher avec des actrices. Ils ont condamné les vieux réalisateurs qui traitaient de sujets sociaux et certains, tel François Truffaut, reviendront même au classicisme qu'ils fustigeaient. La différence tient au style, tournage en extérieurs, dialogues enlevés voire improvisés, lumière naturelle, montage rock 'n roll, économie de moyens, complicité d'une jeunesse dorée de l'après-guerre qui veut s'amuser... Ces courts métrages leur permettent de faire leurs armes avant leurs premiers longs. Pour Charlotte et son Jules Godard double Jean-Paul Belmondo, monologue critiquement machiste inspiré par Le bel indifférent de Jean Cocteau.
En 1956 Alain Resnais possède déjà une maîtrise incroyable (c'est son vingt-et-unième court métrage) lorsqu'il filme la Bibliothèque nationale pour Toute la mémoire du monde sur un scénario de Rémo Forlani... Un chef d'œuvre. Lumière, angles et mouvements de la caméra, montage, choix du texte comme dans l'autre film présenté, une commande, Le chant du styrène, deux ans plus tard... Cette fois le commentaire, un hymne à la matière plastique tout en alexandrins, est de Raymond Queneau et la musique de Pierre Barbaud, inventeur de la musique algorithmique !
Musique jazz composée par André Hodeir pour le documentaire plus classique Ô saisons, ô châteaux d'Agnès Varda qui, contrairement aux autres a déjà réalisé un long métrage, La pointe courte, probablement le premier film de la Nouvelle vague.
Plus original, commencé comme un documentaire, Les surmenés de Jacques Doniol-Valcroze, glisse d'abord vers la critique sociale par le texte, puis vire à la comédie avec Brialy et Jean-Pierre Cassel. À noter la musique de Georges Delerue, un habitué du groupe, entre électronique et jazz.
Bien qu'il ne se reconnaisse pas dans la Nouvelle Vague, mais produit par Braunberger, Maurice Pialat est représenté ici par deux courts métrages, L'amour existe, un très beau documentaire mélancolique sur la banlieue parisienne tourné en 1961, et l'année suivante Janine, sur un scénario de Claude Berri qui rappelle un peu Tous les garçons s'appellent Patrick, deux types évoquant la même fille sans savoir qu'ils parlent de la même. Musique de René Urtreger.
Dans Chanson de gestes de Guy Gilles on retrouve la poésie du quotidien propre à la Nouvelle Vague. Jeanne Barbillion fait partie des rares femmes qu'on a laissées réaliser ! Pour L'avatar botanique de mademoiselle Flora elle choisit Bernadette Lafont (dont je ne reconnais pas la voix), Raoul Coutard à la lumière, Michel Legrand et Jacques Loussier pour la musique, mais qui est le trompettiste ? Miles ?). Les tambours accompagnent les chants et danses de La goumbé des jeunes noceursJean Rouch tient la caméra à l'épaule. Pour la fiction Les veuves de quinze ans il a choisi les jazzmen Gérad Gustin et Luis Fuentes pour suivre deux petites bourgeoises yéyé. L’une est sérieuse, l’autre pas. Encore un film sur la jeunesse des années 60, avec la question du bonheur, sujet de Chronique d'un été quatre ans auparavant...
Deux versions de La sixième face du Pentagone, extraordinaire document réalisé en couleurs par Chris Marker et François Reichenbach, sont proposées. Française ou anglaise. Le film relate la marche sur le Pentagone organisée en octobre 1967 par la jeunesse américaine en opposition à la guerre du Viêt-Nam. Passionnant évidemment.
On termine avec La direction d'acteur par Jean Renoir où "le patron" donne une leçon magistrale à Gisèle Braunberger. Confronté à des comédiens, j'ai toujours suivi à la lettre les conseils de Renoir ! Indispensable.

19 courts métrages de la Nouvelle Vague, Double DVD Doriane, 6½ heures, avec un livret illustré de 16 pages rendant hommage au travail du producteur Pierre Braunberger, 25€, sortie le 14 novembre 2022

vendredi 14 janvier 2022

Neuf articles avec Agnès Varda

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UNE LEÇON DE JEUNESSE
20 juin 2006


Agnès Varda s'expose à la Fondation Cartier à Paris [...]. La cinéaste qui inaugura la Nouvelle Vague avec La pointe courte (1954) et Cléo de 5 à 7 (1961), avant la bande de garçons des Cahiers du Cinéma, est célèbre pour ses films L'une chante l'autre pas, Sans toit ni loi, Jacquot de Nantes (sur son mari Jacques Demy), Les glaneurs et la glaneuse et nombreux courts-métrages.
L'année dernière, nous avions déjà admiré le travail de cette jeune femme de 78 ans à la Galerie Martine Aboucaya où elle présentait Le triptique de Noirmoutier jouant sur le hors champ par un amusant coulissement de persiennes, et surtout Les veuves de Noirmoutier, où 14 écrans entourent un quinzième central. En face, sont installées 14 chaises avec 14 casques audio. À chaque chaise et casque correspond le son de l'une des séquences, les chaises dessinant en miroir le même damier que l'ensemble des séquences projetées. L'image composite reste la même, mais le son change. À soi de retrouver la veuve à qui il appartient... L'une d'entre elles est évidemment l'auteur. Ces deux installations sont présentées au sous-sol avec trois autres, celles-ci conçues, comme celles du rez-de-chaussée, à l'occasion de cette exposition dont le thème est l'île de Noirmoutier où la cinéaste possède une propriété. En 2005, Agnès Varda recevait ses amis déguisée en patate (sic), clin d'œil à ses premiers pas d'artiste plasticienne à la Biennale de Venise en 2003 où elle avait présenté Patatutopia et à sa taille, haute comme trois pommes (de terre) !
Au rez-de-chaussée de l'immeuble dessiné par Jean Nouvel, sont installées trois œuvres. Ping Pong Tong et Camping est un petit film de plage en boucle, projeté sur un matelas gonflable, avec en alternance le percussionniste Bernard Lubat qui tapote bombardé de balles de ping pong ou le BACHotron de Roland Moreno, le génial inventeur de la carte à puces (aussi allumé que le fut Einstein dans sa vie quotidienne, voyez son site si vous pouvez en croire vos oreilles !). Seaux, raquettes, pelles en plastique aux couleurs vives, encadrent l'écran, et sur le côté, une autre boucle vidéo montre des tongs encore plus fantaisistes que celles accrochées tout en haut. C'est gai, ludique et charmant. Dans La cabane aux portraits sont accrochés d'un côté 30 hommes et de l'autre 30 femmes ; c'est plus sévère, sauf si les cartes se mélangent quand la nuit tombe et que la Fondation ferme ses portes ? N'oublions pas qu'Agnès Varda commença au théâtre comme photographe de plateau, en particulier en Avignon avec Jean Vilar ! Dans le catalogue de l'exposition ressemblant à un très beau livre pour enfants et particulièrement réussi, elle fait appel au décorateur de l'expo, Christophe Vallaux, pour ses dessins (voir ci-dessus). Ma cabane de l'échec est une serre dont les murs sont constitués des chutes de pellicule du film Les créatures, déjà tourné dans l'île, flop de l'année 1966 avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, dont on ne peut voir que les images anamorphosées pendant le long des murs ou un extrait, plus loin, sur une vieille table de montage...

Au sous-sol, Le passage du Gois simule la route submersible qui relie l'île au continent, une barrière automatique scande les marées, empêchant ou laissant passer les visiteurs. Le Tombeau de Zgougou est représenté par un tumulus sur lequel est projeté un petit film d'animation avec des coquillages. On connaissait déjà l'Hommage à Zgougou, bonus du film Les glaneurs et la glaneuse, mais ce dernier épisode est si tendre qu'on pense encore à un rituel pour atténuer la douleur des enfants. Ceux d'Agnès, Mathieu et Rosalie, sont grands, mais elle tient très bien sa place de grand-mère gâteau. Enfin, près d'un tas de sel, les fenêtres de La grande carte postale ou Souvenir de Noirmoutier s'ouvrent sur cinq petites scénettes cinématographiques : la main de Demy malade sur le sable, des enfants farceurs montrent leurs fesses, des oiseaux mazoutés agonisent, est-ce un noyé qui flotte entre deux eaux ?
Le site de la Fondation Cartier est très bien fait, beaucoup d'informations et d'images sur L'île et Elle, si ce n'est une insupportable (par sa répétitivité) boucle de percussion du camarade Lubat. La conception sonore du site n'est vraiment pas à la hauteur du reste, mais on a hélas si souvent l'habitude de couper le son sur Internet, n'est-ce pas ?
On peut être étonnés que ce soit deux cinéastes dont la carte vermeille commence à s'effacer qui réalisent parmi ce qui se fait de plus intéressant et de plus émouvant dans le domaine des nouvelles technologies, et ce de manière totalement artisannale. Je pense aux films de Chris Marker et à son CD-Rom "Immemory'', comme à Agnès Varda dont les boni sont amoureusement composés pour accompagner la réédition de ses films ou ceux de son mari, le très regretté Jacques Demy, et ici l'amorce d'une nouvelle carrière d'artiste plasticienne à bientôt 80 ans ! Car ce n'est pas la prouesse technique qui fait sens, mais le regard que ces deux amoureux des chats portent sur le monde, et sur ces formes d'expression modernes leur offrant de nouveaux champs d'expérimentation, terrain de jeu où se mêlent ici une véritable tendresse et la plus grande fantaisie.

LES JUSTES
22 janvier 2007


Si vous habitez Paris, allez au Panthéon voir la formidable installation artistique de la juvénile Agnès Varda sur les Justes ! L'entrée est gratuite. C'est aussi une occasion de visiter le monument qui d'habitude est d'une froideur absolue et d'un kitsch achevé.
La réalisatrice Agnès Varda accomplit là un miracle. Comment rendre hommage aux Français et Françaises qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont pris le risque de cacher des Juifs, désobéissant aux Nazis et au régime de Vichy ? Des citadins ont été sauvés par des paysans. Des enfants eurent la vie sauve grâce au courage de ces hommes et de ces femmes dont les photographies occupent le centre de la nef. Certains ont été arrêtés et déportés à leur tour. À la fin de la projection, des spectateurs ne peuvent s'empêcher de laisser couler une larme. Agnès Varda réussit l'exploit de réaliser une œuvre contemporaine qui s'adresse au plus grand nombre.
Quatre écrans encerclent les cadres photographiques. Deux films sont projetés deux par deux sur des murs de pierre reconstitués et dressés pour masquer les quatre habituelles statues ringardes. Le premier est tourné en noir et blanc comme un document d'époque ; le second, en couleurs, est une évocation dramatique. Les deux films, aux plans très semblables, sont synchrones, le temps de neuf minutes d'un montage magiquement rythmé, sonorisé par les bruits du drame, par une berceuse yiddish et un violon alto l'imitant en tournant autour du sol. La fiction et le documentaire se rejoignent dans notre imaginaire. Paradoxalement, Agnès Varda a cherché des visages de Justes qui ressemblent à ses acteurs. Elle joue de toutes les dialectiques pour atteindre l'émotion juste. On peut marcher autour de l'installation, rester figé devant le spectacle de la résistance, laisser ses yeux errer d'un écran à l'autre, il est impossible de perdre le fil de la narration.
Au fond, sur un cinquième écran, est projetée l'image d'un arbre. La nature entre au Panthéon. Grâce soit rendue également à la cinéaste qui réussit à inverser la proportion de femmes dans ce mausolée des grands hommes. Sous la coupole, on peut voir sur leurs beaux visages combien elles furent aussi à résister à l'occupant et à la collaboration... Agnès Varda nous avait ravis avec ses installations ludiques à la galerie Martine Aboucaya ou à la Fondation Cartier, elle nous pousse ici à réfléchir au-delà de ce qui est montré.


L'installation a été inaugurée sous la coupole par le Président de la République, le 18 janvier, date anniversaire de la libération d'Auschwitz par l'Armée Rouge. Dans ce camp, mon grand-père est mort asphyxié sous une douche de gaz Zyklon B. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que cette cérémonie est une manœuvre de la droite au pouvoir pour récolter les votes de la communauté juive aux prochaines élections. Tandis que l'on célèbre justement ces "Justes parmi les Nations", où se cachent celles et ceux de notre actualité ? N'y-t-il pas quelque cynisme à célébrer ces Justes d'hier tandis que des enfants sont extirpés aujourd'hui de leurs classes pour être expulsés vers leur pays où parfois les attend le pire ? Ceux et celles qui les cachent en cet instant ne risquent certainement pas la mort. Les camps n'existent plus, pensez-vous. Rappelez-vous les derniers mots de Jean Cayrol à la fin du film d'Alain Resnais, Nuit et brouillard
''Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ?
Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin.''
Heureusement il y a des Justes... Mais ce ne sont pas toujours les mêmes.

Agnès Varda, à la lecture du billet, nous donne la primeur de la bonne nouvelle :
Vu les 27 OOO visiteurs , “ils” ont décidé la prolongation. Donc installation en place juska dimanche 28 - 17 heures, et fermeture à 18h. Je l’ ai appris en allant organiser le repliage des photos ce soir... Salut et amitié.

LA PETITE DAME EST UNE GRANDE
23 décembre 2007


[...] je souhaite vous parler d'Agnès Varda et de son double-dvd Tous Courts. J'ai beau connaître et apprécier ses longs métrages, j'ai réalisé la dimension de son travail à la projection de l'ensemble de ses courts publiés intégralement par sa maison de production, Ciné-Tamaris. Je voulais les avoir tous vus avant de les chroniquer, mais le coffret est si copieux (6 heures) qu'il n'est pas prudent d'attendre plus longtemps pour vous les conseiller.
L'invention et la fantaisie d'Agnès Varda, sans cesse renouvelées, en font l'égal de Jean-Luc Godard ou de Chris Marker. D'ailleurs, les critiques oublient trop souvent qu'elle réalisa en 1954 le premier film de la Nouvelle Vague, intitulé La pointe courte, bien avant tous les autres. Seulement Agnès Varda est une femme, ce qui fait tâche dans le monde de machos du cinématographe. La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague ont simplement poussé leurs aînés vers la sortie pour prendre, vite assagis, leur place encore chaude en s'engouffrant dans un nouveau clacissisme qui n'avait pas même l'élégance des anciens. Varda, elle, n'a jamais cessé d'inventer et de bouleverser les usages. Son compagnonnage avec son mari, le sublime et lyrique Jacques Demy, permit aux imbéciles de la reléguer au second plan. Demy lui-même n'a pas encore la renommée qu'il mérite, auteur aussi politique que sensible.
Varda commence donc par garder les enfants de Jean Vilar et deviendra la photographe officielle du Festival d'Avignon. Elle passe ensuite au cinéma et ces dernières années elle se lance dans l'art contemporain avec des installations multimédia parmi les rares à produire du sens et à porter la marque d'un auteur. Seuls Godard et Marker ont garder cette ferveur, remettant leur titre en jeu, travaillant sans relâche, explorant les nouveaux supports (télévision, expositions, CD-Roms...). Sachant manier le verbe comme Perec, Agnès Varda est une artiste complète et une productrice hors pair. Les petites variations qui introduisent chaque court métrage sont d'une grande intelligence critique et d'une simplicité qui parlera à chacun. Ses "boni" et l'interface sont soignés comme seuls les indépendants prennent le temps de le faire. Un luxe d'artisan pour une œuvre d'art !
Éternelle jeunesse... La cinéaste octogénaire a conservé la vivacité de ses débuts. Inventif, précis, copieux, drôle, fascinant, Tous Courts est chapitré en Courts touristiques, Cinevardaphoto, Courts « contestataires » et « parisiens », sans compter l’essai 7 P., cuis., s. de b. plus quatorze mini-films de la série Une minute pour une image dont elle a écrit et dit le commentaire. Chacun des 16 films est une surprise, un rayon de soleil, un éclat de lumière. Je découvre l'euphorique Oncle Yanco et le poétique Ulysse, mais je n'ai pas encore tout vu ni tout entendu. Sa Réponse de femmes réfléchit une époque fameuse où les filles affirmaient leur pouvoir. Celui d'Agnès Varda est celui de l'imagination. Que rêver de mieux ?

CE TEMPS DE LATENCE
4 mars 2008


J'ai souvent envie de changer d'appareil-photo. Mon vieux CoolPix a l'avantage d'avoir un viseur rotatif me permettant de faire des photos sans me faire repérer. Je peux viser sans mettre l'œil en tenant l'appareil sur mon ventre ou prendre des images en plongée en le tendant au-dessus de ma tête. Mais le délai d'une seconde entre le moment où j'appuie et le déclenchement m'interdit de faire des instantanés. C'est très frustrant pour les portraits que j'aime prendre dans le feu de l'action. Je me fiche de la définition, puisqu'il s'agit la plupart du temps d'illustrer les billets de mon blog. Les cinq millions de pixels suffisent généralement à tous les documents imprimés. [...]
J'ai une idée derrière la tête depuis un moment déjà. Je voudrais tirer le portrait des personnes que je rencontre, jour après jour. Cela me plairait. Nous en avons discuté avec Agnès Varda lorsqu'elle est passée à la maison, un dimanche où je travaillais avec Franck. Il n'y avait pas beaucoup de lumière, mais cela ne l'a pas empêchée de l'encadrer sur le canapé. Agnès a commencé comme photographe, elle a couvert le Festival d'Avignon à l'époque de Jean Vilar. J'aime beaucoup l'écouter lorsqu'elle parle de ses projets ou qu'elle évoque Jacques Demy. Je ne sais pas si je réussirai à faire cette série de portraits, parce que chaque fois que je décide de m'y mettre, j'oublie de le faire, et je m'en aperçois seulement quand la personne est partie. Je me rends compte que dans les arcanes de ma mémoire, c'est ce qui me manque. J'ai plus souvent conservé les voix, les écrits, mais rarement les figures. Ce dimanche-là, j'ai commencé avec Franck en copiant Agnès. Mais j'avais déjà oublié le lendemain. [...] Il faut que je trouve un moyen de me discipliner ou peut-être ne m'y résoudrai-je jamais ? Est-ce de la timidité, le besoin d'être bien là, une fausse bonne idée ? Temps différé ou temps de latence ? Celui de voir ou celui de revoir ?

SES 80 BALAIS
31 mai 2008


Elle les a même eu hier soir, et c'est le fils de 16 ans du scénographe Christophe Vallaux qui a eu l'idée de demander aux amis d'Agnès de venir chacun chacune avec un balai pour en faire un bouquet d'anniversaire. La photo prise devant sa porte, sur le trottoir de la rue Daguerre, montre l'octogénaire du jour, toujours aussi pimpante, étreignant celui que Françoise a customisé en le bombant de rose fluo, d'orange sanguine et d'or. J'y ai noué un petit cadeau et Yolande Moreau a réussi à raccrocher le pompon fuschia qui s'était décollé du manche. Les deux nôtres détonent au milieu de la rutilance de l'ensemble. Les seuls à avoir servi, ils possèdent une histoire, atterrissant chez Agnès après de très nombreuses heures de vol. Au milieu de la foule des amis, j'en retrouve deux qui me touchent particulièrement.
La première est Luce Vigo qui me rappelle que je fus le premier à mettre en musique À propos de Nice, le film muet de son père, le cinéaste Jean Vigo. C'est aussi le premier ciné-concert que le Drame créa, c'était en 1976. Vingt-cinq autres chefs d'œuvre cinématographiques suivront, qui nous firent faire le tour du monde. Nous abandonnâmes lorsque le genre devint une mode, lassés peut-être aussi de rester trop longtemps dans la fosse d'orchestre ou derrière l'écran. La dernière fois que j'avais été en contact avec Luce, c'était pour l'annuaire des anciens élèves de l'Idhec qu'elle aura mis trois ans au lieu de trois mois à rassembler.
Le second est un autre vieux monsieur dont j'ai toujours aimé le travail. Un des tableaux de Jacques Monory illustrait la pochette de Carnage, le dernier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané. Plus tard, l'Ekta "Technicolor" d'une toile détruite nous servit de carte postale. Enfin, nous composâmes la musique du film que la vidéaste Dominique Belloir réalisa sur ses toiles pour la Cité des Sciences et de l'Industrie et qui accompagne, je crois, encore le public qui fait la queue devant le Planétarium. Monory, un sourire toujours aussi charmeur, me parle de la vanité du monde qui ne cesse de croître, un monde stupide et terrible auquel il continue paradoxalement de s'accrocher. N'est-ce que de la curiosité ? Un jour où nous parlions de ses monochromes bleus, il me confia : "la nature m'écœure !". Je pensai bizarrement à Varèse dont le titre Déserts est souvent compris de travers.
Si, au détour d'un couloir, une pancarte clame "J'ai mal partout", en voilà trois qui n'ont pas de quoi se plaindre. La vie est belle, à condition de s'exprimer dans la résistance et le partage. Hier soir, Agnès rayonnait.

LES PLAGES D'AGNÈS
17 décembre 2008


Ce jour-là sortait Les plages d'Agnès, autoportrait d'Agnès Varda qui feint de se peindre à reculons alors que la "grand-mère de la nouvelle vague" volète parmi ses souvenirs avec toujours autant d'humour, d'intelligence et d'émotion comme elle le fit le long de 33 longs et courts-métrages, après avoir été photographe, avant de se plonger dans le bain de ses installations contemporaines... Mais là ce sont des plages, comme celles d'un disque, ou bien les pages d'un livre qu'on tourne, jeux de mots survolés à tire d'ailes, jeux de plage qu'on partage avec ses enfants et petits enfants, pas seulement la famille, mais aussi celles qu'elles a influencées, ceux qu'elles a croisés. Jacques Demy est évidemment présent partout, mais lors de la projection au Cinéma des Cinéastes je fus particulièrement ému par son évocation de Jean Vilar et de tous les comédiens disparus, comme plus tard Delphine Seyrig... Les deux bandes-annonces résument bien la boule à facettes qui fait tourner sa tête couronnée : à la fois coquète et drôle, elle a laissé pousser ses cheveux teints en conservant une calotte grise sur le dessus de son crâne !


À la fin du film, la cinéaste interrompt le générique pour ajouter quelques plans "volés aux copains". C'est la séquence de ses 80 balais et là, sur l'écran, je me vois au milieu de la fête. À la sortie, Agnès me dit "Tu as vu, on ne voit que toi !". Trop mignonne ! Moi, je m'étais laissé porter par les vagues, par les jeux de miroirs sur la plage du Nord, par la beauté de Sète, par le sable sous les pavés de la rue Daguerre, par les retrouvailles à Venice et Santa Monica, par les embruns de Noirmoutier, avec une irrésistible envie de découvrir les quelques films que je ne connais pas encore...

IMAGO
5 juin 2009

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Voilà déjà un an que 80 balais ont salué la naissance de l'artiste. Si Agnès Varda est un bourreau de travail, elle a appris à prendre son temps, profitant des fleurs de son jardin en forme de couloir rue Daguerre. À l'heure du thé elle s'endort régulièrement pour récupérer de ses longues journées de labeur. Sa vivacité, son intérêt pour les nouvelles technologies et son enthousiasme sont rafraîchissants. Tandis qu'elle prépare l'édition DVD des Plages d'Agnès, elle œuvre déjà à une nouvelle installation pour la Biennale de Lyon. Elle nous raconte le tournage sur la Seine à bord du voilier qu'il a fallu transporter depuis Sète, la douzaine d'autorisations nécessaires, le vent, la lumière, les bateaux-mouches, les horaires impossibles imposés par les autorités, le propriétaire inquiet caché dans la cale qui redresse la tête au mauvais moment, l'absence de toilettes sur les quais... Le cinéma est affaire de patience, de calculs savants et d'improvisation de dernière minute. Cela me manque parfois. J'en retrouve quelque chose quand j'improvise sur scène ou lorsque je dois défendre mes choix devant un client, mais rien n'est plus excitant que de capter ces moments fugaces que l'on figera sur ce qui tient lieu de pellicule comme on épingle un papillon. Cruel et magnifique.

FURTIVEMENT
9 novembre 2009


Après son succès en salles, Les Plages d'Agnès sort en DVD, agrémenté de petits boni comme elle dit : Trapézistes et voltigeurs (8'), Daguerre-Plage (6'), une planche de quatre magnets d'après l'affiche de Christophe Vallaux (en chemise bleue sur la seconde photo) et un livret de seize pages. Si l'on m'aperçoit à la toute fin du film d'Agnès Varda, lors de ses 80 balais, nous pensions que Françoise avait disparu du montage. Que nenni ! Un arrêt sur image m'a permis de saisir le photogramme. Quatre images, c'est un sixième de seconde, juste le temps d'apercevoir son ensemble rose et vert, mais pas assez pour reconnaître sa frimousse.


Quant à moi, je suis bêtement fier d'apparaître tout sourire au milieu du générique. Le mois qui a suivi la sortie du film il n'y eut pas un jour sans que l'on m'accoste dans la rue. Pour deux secondes à l'écran ! On peut imaginer le calvaire des acteurs et actrices à sortir dans le monde. Lunettes noires et vitres fumées, déguisement et postiches, négation de son identité et réclusion, tous les moyens sont bons pour gagner l'anonymat.
Michael Lonsdale me raconta qu'un soir où il dînait à Strasbourg avec Roger Moore et Mireille Mathieu, appréciez l'improbable trio, quelle ne fut pas l'angoisse de découvrir 2000 personnes à la sortie du restaurant ! Un autre jour, un chauffeur de taxi étale son admiration pour le comédien, pour terminer pas lui demander d'avoir la gentillesse de lui signer un autographe, "Monsieur Galabru...", et Michael de signer Michel Galabru pour ne pas décevoir "son" admirateur ! Je me souviens des fans se couchant sous les pneus de la voiture de George Harrison avec qui je venais de jouer, des crises d'hystérie des admirateurs de Richard Bohringer pendant les répétitions du K ou simplement du malaise des autres artistes à la table de Robert De Niro.
Lorsque j'étais adolescent je rêvais de célébrité. À fréquenter et travailler avec des stars, j'appris plus tard la rançon de la gloire et appréciai, en tant que compositeur, d'en percevoir les bénéfices sans en subir les préjudices...

IL N'Y A PLUS D'ABONNÉE AU NUMÉRO QUE VOUS AVEZ DEMANDÉ
29 mars 2019


Agnès, j'apprends ton départ par cette application nécrologique qu'est FaceBook. Décidément c'est l'hécatombe des mamans cette année. Tu n'appelleras plus. Tu ne t'endormiras plus en prévenant que c'est bon signe si ma musique te berce. C'est une idée très pénible de penser à tous ces balais qui ne serviront plus à personne probablement. Mais beaucoup de monde vont penser à toi aujourd'hui. Il en aura fallu du temps pour une aventurière comme toi. Tu y es allée souvent à la machette. Cette fois la communication est définitivement coupée. Ça fait mal.

lundi 5 avril 2021

Le souvenir d'un avenir


Article (mis à jour) du 29 mai 2008

Dans le même colis du Wexner Center, pour lequel la douane me réclama six euros, il y avait le livre que Chris Marker a tiré de son film La jetée et le dvd du film qu'il a cosigné avec Yannick Bellon, Le souvenir d'un avenir (Remembrance of Things To Come), sur l'œuvre photographique de Denise Bellon, mère de la réalisatrice et de la comédienne Loleh Bellon. Le titre de ce nouveau film, tourné en 2001 pour Arte, rappelle le paradoxe temporel du célèbre court-métrage de Marker dont Terry Gilliam tira le remake holywoodien Twelve Monkeys (L'armée des douze singes). Le "ciné-roman" adapté de La jetée, originalement en vues fixes et voix off (Jean Négroni en était la voix française, James Kirk dans la version anglaise que Marker dit préférer), est un enchantement qui donne une nouvelle dimension au chef d'œuvre de Chris Marker, tandis que l'on tourne doucement les pages avec le texte en légende. L'ouvrage, 270 pages, est sorti en France, mais l'édition américaine comporte déjà les "sous-titres" anglais et français.

[En 2013, Arte a publié un coffret rassemblant La jetée, Sans soleil, Le joli mai, Loin du Vietnam, Le fond de l'air est rouge, Mémoires pour Simone (Signoret) dans des versions restaurées, ainsi que Sixties, A.K (sur Kurosawa), La solitude du chanteur de fond (sur Yves Montand), Le tombeau d'Alexandre (sur Medvedkine) et Chats perchés, plus deux autres avec la Trilogie des Balkans (Le 20 heures dans les camps, Casque bleu, Un maire au Kosovo) et L'héritage de la chouette. On peut aussi trouver Si j'avais quatre dromadaires, Lettre de Sibérie, Dimanche à Pékin, Level Five, Regard neuf sur Olympia, Description d'un combat]... Un site lui est consacré.


Dans Le souvenir d'un avenir, le travail photographique de Denise Bellon est une vraie merveille et la réalisation évidemment fine et sensible, aussi magique que critique. De 1935 à 1955, c'est l'Histoire qui défile en images et en sons, partition sonore intelligente de Michel Krasna. À l'exposition surréaliste de 1937 succèdent la naissance de la Cinémathèque Française (célèbre photo de la baignoire de Langlois remplie de bobines), le Front Populaire, les colonies, la guerre civile espagnole, l'Occupation, etc. La version présente est uniquement en anglais avec la voix d'Alexandra Stewart, mais l'intégrale de Yannick Bellon parue chez Doriane comprend le film original en français avec la voix de Pierre Arditi. Je ne l'ai pas entendu et Alexandra est parfaite. J'ai adoré le complément de programme du dvd américain, le film de Yannick Bellon sur et avec l'écrivaine Colette qui en a écrit le texte, court-métrage de 1950 figurant d'ailleurs également dans son intégrale.

Ce sont donc deux magnifiques portraits de femmes qui ont dû se battre pour imposer leurs vues et leurs noms.

jeudi 28 janvier 2021

El otro Cristóbal d'Armand Gatti


Si, du temps où il existait des salles de cinéma, vous avez eu la chance et la surprise de découvrir l'étrange film d'Armand Gatti, El otro Cristóbal, il vous aura forcément manqué les bonus présents sur le DVD publié par ED Distribution. Comment décrire ce film étonnant tourné en 1962, sorte d'opéra libertaire azimuthé, hommage à la révolution cubaine, emporté par la salsa de Gilberto Valdés, baroque et loufoque ? Les adjectifs me manquent, tant il en faudrait pour se rapprocher de ce spectacle incroyable, aux contrastes filmés dans un superbe noir et blanc par Henri Alekan, dans des décors obliques de Hubert Monloup. Cet autre Christophe Colomb est joué par Jean Bouise, mais celui-là fomente une révolte contre le dictateur Anastasio et les compagnies nord-américaines. Le scénario, totalement allumé, rappelle certains films de cette époque où s'inventait le nouveau cinéma. Je pense à Closed Vision de Marc'O, à La route parallèle de Ferdinand Khittl, aux Funérailles des roses de Toshio Matsumoto, à The Savage Eye, aux films de Fernando Arrabal...
Sauf qu'Armand Gatti est lui-même un personnage picaresque extrêmement attachant. Un poème et cinq films, son portrait réalisé par son fils Stéphane en 1980, montre cet être exalté à la vie peu commune. Très jeune résistant, condamné à mort, évadé d'un camp de travail en Allemagne, parachutiste, journaliste censuré par le Gaullisme, dresseur de fauves, grand voyageur, féru de musique contemporaine, il rencontre Che Guevara, Miguel Ángel Asturias, Mao Tsé Toung, Fidel Castro, se lie avec Chris Marker, écrit une quarantaine de pièces de "théâtre révolutionnaire" et réalise cinq films dont El otro Cristobal qui représente Cuba au Festival de Cannes, y obtient le Prix des Écrivains de cinéma et de télévision, mais ne sera projeté que 50 ans plus tard, en 2019, pour cause de mésentente avec le producteur français ; et Le Lion, sa cage et ses ailes sur lequel j'ai écrit un article en 2011.


À Montreuil il crée le centre international de création La Parole errante qui rassemble tous les arts. Sa biographie est si imposante que je ne fais que picorer. On sent parfaitement son enthousiasme et sa fougue dans le documentaire de 68 minutes présent sur le DVD. Y figure aussi Le Journal intime de Dieu de Sylvain Dreyer (2011) à la recherche du comédien qui tenait le rôle en 1962. Armand Gatti, disparu en 2017 à l'âge de 93 ans, n'a cessé d'user de son imagination pour lutter aux côtés des ouvriers et des paysans. Sa liberté de création semble d'un autre temps, tant l'anesthésie paralyse la plupart des artistes d'aujourd'hui, plus enclins au revival qu'au bouleversement que l'analyse procure. Armand Gatti était un de ces rares artistes libres qui n'avait que faire des modes et des étiquettes marchandes, privilégiant les recherches formelles pour aller vers un art populaire, théorie et pratique allant toujours de paire, misant toujours sur l'intelligence et la vie.

mardi 20 octobre 2020

Perspectives du XXIIe siècle, ÉLU Citizen Jazz


C'est toujours un plaisir de lire les articles de Franpi Barriaux, d'abord parce que c'est une vigie qui pointe des œuvres rares, ensuite parce que son écoute révèle des angles inédits, une vision personnelle. Ainsi aujourd'hui, grâce à lui, je découvre le mythe grec d’Erysichton et le philosophe Anselm Jappe, de même qu'il note la proximité de ma démarche avec celle de Chris Marker, la référence au film La Jetée ayant été en particulier fondatrice de cet album.

JEAN-JACQUES BIRGÉ
PERSPECTIVES DU XXIIE SIÈCLE

Jean-Jacques Birgé (idiophones, objets, tp, cla, elec, fx) + invités

Label / Distribution : Musée Ethnographique de Genève

S’il est une chose que l’on ne peut reprocher à Jean-Jacques Birgé (JJB), c’est d’avoir de la suite dans les idées. En septembre 2018, il nous parlait de ses cent ans, en 2052. Deux ans après, on a pris un soudain coup de vieux : nous voici balancés en 2152, alors qu’une poignée d’humains se relèvent, ou plutôt ressortent de sous la terre, lavés des oripeaux malsains qui les avaient plongés dans les abysses : le capitalisme autophage et sa cohorte de désordres écologiques et sanitaires… Un tunnel dans lequel nous entrons de plain-pied et dont JJB pense la sortie avec un utopisme rien moins que béat ; il suffit pour s’en assurer d’écouter attentivement tous les méandres de « L’Indésir », que Nicolas Chedmail éclaire de sa trompette. Entre enregistrements de danses d’épées basques et luttes haoussas, on devine que le monde décrit dans ces Perspectives du XXIIe Siècle est un fruit mûr tombé à terre et que des mains affamées n’ont plus qu’à glaner.

Repartir de zéro, refaire société, embrasser le Monde. C’est l’hypothèse de JJB. Dans la petite cohorte de rescapés, il y a sa fille, Elsa Birgé, qui gambade en chantant sur les reliefs d’une géographie calcinée par la chaleur. Avec « MEG 2152 », il scelle un monde libéré de l’autophagie, celle du mythe grec d’Erysichton, que la faim insatiable et le besoin de posséder avait fini par tuer [1]. Le chant du cor, comme une aube, est rejoint par celui de la chanteuse ; ce sont les décors apaisants de l’Appenzell, pas les carcasses fumantes d’une ville éventrée, de celles qu’on voit dans la littérature post-apocalyptique. Plus loin, dans un « Gwerz de l’âme juste » très onirique, des chants populaires d’Europe (Bretagne, Roumanie, etc.) nous interpellent à travers le violon de Jean-François Vrod (La Soustraction des fleurs) et nous demandent où notre monde est tombé dans l’ornière, et s’il peut se relever. Il reste de l’espoir dans l’imaginaire fertile de JJB, et c’est peut-être pour cela que le Musée Ethnographique de Genève (MEG) lui a ouvert ses collections : tous les extraits, tous les idiophones que JJB utilise sont au musée. Dans cette période troublée ou les pires scénarios s’incarnent, il est galvanisant de se nourrir de fol espoir…

Jean-Jacques Birgé a fait une école de cinéma, l’image - et surtout l’image documentaire - a une importance cruciale dans son processus de narration. Dans ce disque très scénarisé qui raconte une histoire du futur pour mieux sonder notre réel contemporain, on pense à certains films de Jean Rouch, ou peut-être davantage Chris Marker pour son usage de la fiction. On suit les découvertes de ce groupe de refondateurs comme un puzzle très précis qui s’affranchit cependant de la linéarité. « Aksak Tripalium » par exemple est une pièce de transition où avec Antonin-Tri Hoang et Sylvain Lemêtre, JJB évoque, entre chants de travail des îles Hébrides et danses ouvrières macédoniennes, la joyeuse reconstruction. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » rappelle-t-il dans les notes de pochette. Une règle à ne jamais oublier : Perspectives du XXIIe siècle est une œuvre addictive et riche qui ne se lasse jamais de nous surprendre. C’est rare de prendre plaisir à se faire renvoyer dans ses XXII…

par Franpi Barriaux // Publié le 18 octobre 2020 sur Citizen Jazz

[1] A ce titre, Birgé rejoint le philosophe Anselm Jappe dans sa vision de l’avenir du capitalisme.

P.S.:


Renaissance (Perspectives du XXIIe siècle)
 from Jean-Jacques Birgé on Vimeo.

Perspectives du XXIIe siècle (Perspectives For The 22nd Century)
Distribution (monde) : Word and Sound
Commande : https://www.meg.ch/fr/boutique/disque-0
Les 12 vidéos en ligne sur Vimeo en attendant le moyen métrage de 52 minutes !
Tous les articles du blog concernant le CD Perspectives du XXIIe siècle
Dossier du MEG en français et anglais
La presse : RTS Vertigo ("Le MEG fait de l'anticipation sonore"), RTS L'écho des pavanes ("Jean-Jacques Birgé, ethnographie au futur antérieur"), Le Monde, L'Autre Quotidien, Vital Weekly, Glob nato, Le Monde Diplomatique...
L'album en écoute sur SoundCloud !

jeudi 1 octobre 2020

You don't know Jack ?


Article du 9 août 2007

En faisant le ménage dans mes archives, je retrouve le CD-Rom You Don't Know Jack que j'installe sur un Mac pouvant encore ouvrir des documents OS9 avec Classic (j'ai conservé un iBook blanc qui fait l'affaire !). Les nouvelles machines équipées d'une puce Intel (nous sommes en 2007 !) envoient toute ma collection aux oubliettes et je ne possède aucun PC qui puisse faire tourner mon jeu ou ses déclinaisons récentes sous Windows. Peut-être devrais-je installer Windows sur mon MacBook Pro ? Sinon je risque de ne plus jamais pouvoir regarder Puppet Motel de Laurie Anderson, Les machines à écrire d'Antoine Denize, Immemory One de Chris Marker et notre Alphabet qui ont tous marqué une époque où l'interactivité laissait entrevoir de nouvelles pratiques artistiques très prometteuses. Hélas, en 2000, l'explosion de la bulle Internet a entraîné dans sa chute l'édition de cd-Roms sans que la création sur le Web ne remplace jamais ce que l'off-line offrait. Aujourd'hui, les utilisateurs ont perdu l'habitude de se servir d'une souris autrement que pour ses fonctions basiques et seuls les jeux dits "vidéo" ont trouvé grâce aux yeux des joueurs (13 ans plus tard cela ne s'est pas arrangé !). L'interactivité est passée de mode, les utilisateurs préférant la prise en charge façon télé (YouTube, etc.), les forums et les déclinaisons communautaires du Web 2. et les jeux dédiés au joystick frénétique. La création artistique exploitant le médium se raréfie, Internet devenant progressivement un lieu de commerce et de services.
Bien que You Don't Know Jack prétende faire rencontrer la culture avec un grand C à la culture avec un petit cul, le CD-Rom ne fait pas partie des Zœuvres évoquées plus haut, mais c'est un des jeux les plus drôles et les plus déjantés qui soient, croisement de jeu de plateau et de quizz dans l'esprit loufoque des débuts de Nulle part ailleurs sur Canal +, "irrévérencieux et décalé" (fortement corrosif, il est déconseillé aux coincés et aux cardiaques), cocaïnomaniaque et si dingue que l'on se moque de perdre ou de gagner. Le secret de sa réussite provient du nombre étonnant de fichiers son qui vous accompagnent, vous guident et vous taquinent, et de la manière qu'a le programme de réagir à vos gestes et vos hésitations. Pierre prétendait que YDKJ était hanté : le 25 décembre, une voix s'exclama "alors, on joue le jour de Noël ?". Une autre fois, la meneuse de jeu se moque des joueurs B et C qui se bécotent, sic ! Chaque fois qu'on le lance, les dialogues sont différents, les questions sont sans cesse renouvelées. La version française n'a jamais été sérieusement commercialisée, bien qu'elle ait été pressée et packagée. Hyptique le vend(ait) sur son site, mais, attention, mieux vaut une machine pas trop récente pour le faire fonctionner correctement (spécifiée sur la boîte pour Windows 95 ou Mac Power PC système 7, ça marche très bien jusqu'au système 9). Vous m'en direz des nouvelles ! La démo d'une version récente anglaise (Episode 23) est en ligne sur le site de YDKJ.

P.S. du 20 octobre 2016 : Yann Le Brech a, depuis cet article, mis une version française en ligne. Elle n'est pas complète, mais c'est en cours. Il a même ajouté un entretien passionnant ponctué d'effets sonores avec Luc Mitéran, dit Walther Pépéka, le comédien qui a fait la voix de Jack !
Sur son site, Frédéric de Foucaud dit Fred de Fooko, l'un des auteurs avec Steve Austin et Jean-Christophe Parquier, livre quelques pistes. « The Quizz » contient 737 questions, 30.000 fichiers sons (20 000 phrases) représentant 900 mn (15 heures) de sketchs ! Chaque question englobe une douzaine de réparties. Alicia Alonso est la voix féminine, Roddy Julienne a fait les effets sonores. Jacqueline Ehlinger, Julien Loron, Christophe Leroy, Aline Bonnefoy et David Coiffier forment le reste de l'équipe.

vendredi 19 juin 2020

Le bonus absolu [archive]


Article du 28 novembre 2006

J'aurais préféré rédiger ce billet après avoir tout regardé, mais 18 films d'à peu près une heure, et de cette qualité, ne peuvent pas s'avaler comme une saison de 24 heures chrono. Chaque film de la série Cinéma, de notre temps a pour sujet un réalisateur et pour auteur un autre réalisateur. Pour vous mettre en haleine, une liste, simple, efficace, dans l'ordre d'apparition :
- Chantal Akerman de Chantal Akerman
- John Cassavetes de André S.Labarthe et Hubert Knapp
- Alain Cavalier, 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces-cuisine de Jean-Pierre Limosin
- Oliveira l'architecte de Paulo Rocha
- Abel Ferrara : Not Guilty de Rafi Pitts
- Philippe Garrel, portrait d'un artiste de Françoise Etchegaray
- HHH, Portrait de Hou Hsiao-Hsien de Olivier Assayas
- Shohei Imamura, le libre penseur de Paulo Rocha
- Aki Kaurismäki de Guy Girard
- Abbas Kiarostami, vérités et songes de Jean-Pierre Limosin
- Takeshi Kitano, l'imprévisible de Jean-Pierre Limosin
- Citizen Ken Loach de Karim Dridi
- Norman McLaren de André S.Labarthe
- Eric Rohmer, preuves à l'appui de André S.Labarthe
- Mosso Mosso (Jean Rouch comme si...) de Jean-André Fieschi
- Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, cinéastes de Pedro Costa
- Andrei Tarkovski, une journée d'Andreï Arsenevitch de Chris Marker









Après le jeu du qui est qui ?, rappel des faits. En 1964, Janine Bazin, petit brin de femme montée sur ressorts, et André S. Labarthe, feutre et clope pendante, produisent la meilleure émission sur le cinéma qu'a jamais connue la télévision, Cinéastes de notre temps. Dans les années 70 je découvre ainsi la Première Vague (Delluc, Dulac, L’Herbier, Gance et mon préféré, Jean Epstein, par Noel Burch et Jean-André Fieschi), je vois le Cassavetes en même temps que Shadows, ce qui me donnera des clefs pour improviser. Je me souviens du Fuller monté comme un de ses films chocs (jamais pu voir Verboten depuis), Josef von Sternberg, d'un silence l'autre d'André Labarthe avec la participation de Claude Ollier (Sternberg avait refait la lumière pour s'éclairer lui-même), John Ford, entre chien et loup, l'amiral sourd comme un pot face à Labarthe hurlant et à Hubert Knapp, ou Pasolini l'enragé de Fieschi, fabuleux entretien en français. Je comprends la dimension du poète. Ces "making of" sont des leçons de cinéma incomparables. Pour une fois, on pourrait écrire sans se tromper "making off". "Faire, hors champ". Ils transmettent le savoir et la passion. Après une interruption de 17 ans, la série repart en 1989 sous le nom actuel de Cinéma, de notre temps. Plus de 80 films en tout ; la liste du livret est étonnamment incomplète. Seulement cinq femmes, Akerman, Huillet qui partage l'affiche avec Straub, Shirley Clarke, Agnès Varda et un petit bout de Germaine Dulac. Certains de ces joyaux sont déjà parus en bonus sur divers DVD : Jean Vigo de Jacques Rozier dans l'intégrale Vigo, Jean Renoir le patron : la règle et l'exception de Jacques Rivette en trois morceaux chez Criterion (ce morcellement avait mis Labarthe hors de lui), Le dinosaure et le bébé, dialogue de Fritz Lang et Jean-Luc Godard accompagnant Le secret derrière la porte, le Pasolini...
C'est vrai, cette série représente le bonus idéal, son absolu, parce qu'elle donne d'abord la parole aux auteurs. Remonter à la source est toujours le meilleur et le plus court chemin vers l'énigme ; libre à soi de se faire ensuite sa propre opinion. Documents inestimables. Second intérêt, la réalisation d'un "jeune" auteur, confronté à d'autres magiciens, produit des étincelles. Chaque film devient une œuvre à part entière dans la filmographie de celui qui la tourne. Oh, et puis je ne sais pas quoi ajouter pour inciter tous les cinéphiles à se ruer sur ce coffret de 6 DVD (mk2, 55€). Quel que soit le réalisateur, l'exercice est exemplaire. On aimerait donner mille exemples extraordinaires qui nous ont marqués à jamais. C'est trop long, mieux vaut voir les films. C'est ce que je retourne faire. Si vous êtes capables d'attendre jusqu'à Noël, c'est un cadeau de rêve !

dimanche 17 mai 2020

Pourquoi faire ? [archive]


En me réveillant, je me demandais "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". Régulièrement je remets ma vie en question. Pas trop souvent tout de même. Quatorze ans plus tard, je m'interroge sur le bien-fondé de mes choix. Tout s'articule, comme des paragraphes... Il faut savoir saisir l'opportunité des "à la ligne"...

Article du 4 juin 2006

Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'œuvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: douze ans plus tard, en 2018, je publierai en effet mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

jeudi 28 février 2019

Le son sur l'image (31) - Alphabet, la poésie interactive 4.4


Alphabet, la poésie interactive

Trois ans après sa sortie en 1999, Alphabet était déjà passé dans l’histoire du multimédia. L’histoire s’emballe. En ce temps reculé et pourtant si proche où le CD-Rom pensait acquérir ses lettres de noblesse, au Milia à Cannes, je découvris le plus beau CD-Rom que je n’avais jamais vu, Le Théâtre de Minuit, réalisé par Murielle Lefèvre d’après un livre pour enfants de l’illustratrice tchèque Květa Pacovská. Sa perfection m’exaspérait car je pensais que l’insatisfaction était le moteur fondamental de toute démarche créatrice. Je cherchai ce que j’aurais bien pu y trouver et, quelques mois plus tard, j’eus l’occasion de faire part de mes critiques à Murielle lorsque nous fumes enfin présentés l’un à l’autre par Daniel Kapélian. Ces remarques portaient essentiellement sur la répétition pénible des leitmotiv musicaux et sur une certaine claustrophobie de l’ensemble. C’était suffisant pour que Murielle souhaite me montrer le tout nouveau projet de dadamedia, un nouveau livre de Květa, Alphabet, sur lequel elle avait commencé à plancher avec le développeur Frédéric Durieu, et qui les faisait un peu caler. Toujours au Milia, j’avais admiré le monde en 2D et demi de Durieu intitulé Magic World qu’il avait réalisé en 1997.
Alphabet étant un abécédaire (c’est sec !) et n’ayant donc pas le potentiel poétique du Théâtre de Minuit, je suggérai de remplacer la poésie narrative du premier par une poésie de l’interactivité. L’indépendance de chaque lettre nous autorisait une invention sans limites pour chaque tableau du CD-Rom. Murielle et Fred n’avaient terminé que le B et n’esquissé qu’une demi-douzaine de scènes, lorsque je les rejoignis. Alphabet prit une nouvelle direction. De ce moment, le développement de nouvelles séquences en 3D, totalement linéaires, et celles en animation traditionnelle furent laissées de côté au profit de la recherche d’une interactivité toujours plus ludique.

Ceci marquait la différence avec le précédent CD-Rom réalisé par dadamedia, la société de production dirigée par Murielle qui multipliait les postes en cumulant ceux de productrice exécutive et de co-auteur, ajoutant celui d’éditrice pour la nouvelle version intégrant l’OS X du Mac.


J’ai rarement eu autant de plaisir à travailler sur un projet si ce n’est avec le Drame des premières années. Nous rivalisions d’ingéniosité pour épater les deux autres, et attendions avec impatience la fin de journée où nous nous retrouvions dans les locaux de dadamedia pour découvrir ce que chacun avait concocté. Jusqu’au dernier jour, aucun conflit ne montra le bout de son nez. C’est seulement ce soir-là, lorsque nous insistâmes pour aborder le sujet des droits d’auteurs, que la question demeura sans réponse, et que Frédéric et moi reçûmes une fin de non-recevoir. Nous avions été engagés respectivement comme développeur (programmeur) et compositeur, mais, dès le début du travail, nous avions assumé la rédaction de l’essentiel du scénario interactif. Murielle, qui découvrait l’animation, était moins préoccupée d’inventer de nouvelles voies interactives que nous l’étions. Son adaptation graphique de l’univers coloré de Květa Pacovská est exceptionnelle. Nous étions tous si impliqués dans cette création que nous empiétions souvent sur le rôle des deux autres. Murielle, qui supervisait les animations linéaires en 3D réalisées par Denis Eliard et réalisait toutes les séquences de transition en Quicktime, se mettait à assembler les éléments musicaux que je lui livrais quotidiennement, tandis que j’imaginais les scénarios interactifs de différentes lettres ou que je rédigeais l’intégralité du mode d’emploi du livret original en tentant de lui conserver sa couleur poétique suggestive. Fred et moi acquîmes instantanément une complicité que nous prolongeâmes ensuite avec le site LeCielEstBleu. Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de travail collectif, mais je tiens à souligner qu’Alphabet fut un modèle du genre. Le producteur, la télévision japonaise NHK Educational, nous laissa artistiquement libres. Un artiste n’est jamais aussi inventif et efficace que mis en confiance par son commanditaire. Nous travaillions dans une euphorie qui n’était pas seulement due à notre enthousiasme. Comme je me battais pour que mes deux camarades restent sobres jusqu’à 22 heures, ils m’appelaient Papa Jean-Jacques pour se moquer de la discipline que je leur imposais ! Loin de craindre la critique interne, bien au contraire, nous la recherchions pour améliorer sans cesse la cinquantaine de scènes que nous inventions pour un alphabet qui, jusqu’à nouvel ordre, ne comporte que 26 lettres ! Nous ne pouvions nous empêcher d’imaginer sans cesse de nouveaux tableaux, nous retrouvant avec trois A, trois B, trois N, deux I, deux P… Pendant ces mois de création intense, jamais Fred n’opposa de résistance à quelque idée que j’émisse. Il m’arrivait de lui demander de programmer un comportement interactif en m’excusant de la probable difficulté de la chose, et Fred me répondait de revenir voir le résultat dix minutes après. A contrario, je pouvais lui demander un truc que j’imaginais simple à programmer et Fred me répondait qu’il fallait discuter avec Murielle pour savoir si on pouvait rallonger le développement de trois semaines ! Ce n’était toujours qu’une question de temps, jamais une impossibilité technique.


Le propos initial était d’enseigner l’alphabet occidental aux enfants japonais. La direction que nous fîmes prendre au projet l’entraîna vers un objet inouï qui reste un modèle d’interactivité ludique. Fred dit que ce n’est pas un jeu mais un jouet ! Tout au long de la découverte du CD-Rom, il n’y a rien à gagner ni à perdre, l’abécédaire n’impose aucun récit et laisse chaque enfant libre de l’interpréter à sa manière. Il n’y a ni interface de navigation ni bouton d’aide, tout y est intuitif. Tous les trois avons imaginé, conçu et réalisé un jouet qui préserve notre part d’enfance. En Allemagne, la publicité annonçait Alphabet pour un public de 3 à 103 ans ! La localisation de chaque version (française, anglaise, allemande, japonaise…) ne nécessitait d’enregistrer que la voix des enfants récitant l’alphabet avec leur accent propre et leur intonation. Il n’y a pas d’autre texte dans le CD-Rom. Nous avons eu une chance exceptionnelle d’adapter ce livre de Květa Pacovská. Son récit étant simplissime (A B C D…), nous étions libres d’inventer les scénarios interactifs les plus fous. La qualité de son graphisme, ses couleurs éclatantes dessinaient déjà un sourire sur la figure de tous et toutes. Murielle était la garante du respect de l’œuvre initiale, Květa ayant fixé avec elle un cadre que nous ne pouvions dépasser. Tous les trois formions un trio infernal, une équipe de rêve, par notre enthousiasme et notre complémentarité. Murielle préparait tous ces médias en redessinant les motifs originaux pour qu’ils puissent convenir aux vibrations de texture et aux animations programmées. Au travers de l’œuvre de Kveta, elle découvrait Paul Klee, Kandinsky ou Norman McLaren. De son côté, Fred adaptait les lois de la gravitation ou les théories sur les nombres complexes ou imaginaires, pour en faire des algorithmes permettant une interactivité où la poésie prenne le pas sur la technique.

Quant à moi, je commençai par définir le cadre musical de mon intervention et la charte sonore. Peut-être pour rendre plus international le projet, la seule demande qui m’avait été exprimée consistait à donner une couleur world à la musique. Je considérai que le jazz, le tango ou la valse musette correspondaient tout autant que les trompes africaines, le gamelan balinais et la flûte shakuhachi au concept de musique du monde.


Le premier tableau que je sonorise est le C. J’enregistre une foule de grincements insupportables, de chocs métalliques et de petits bruits amusants, assuré que, si cela plaît à mes nouveaux camarades et à NHK, tout le reste passera ! C’est un module incisif qui offre aux vilains enfants la possibilité d’exprimer leur brutalité en faisant s’entrechoquer les lettres les unes contre les autres. Les petits rhinocéros qui gambadent et sautent comme des puces atténuent cette sauvagerie en préservant un côté kawaï, mignon en japonais.

Il y a trois A. Le premier est une sorte de sampler (échantillonneur) qui permet de faire chanter une mélodie en caressant l’écran avec la souris. À chacune des douze lettres correspond une note de la gamme. En passant rapidement sur plusieurs à la fois, on peut également déclencher des accords vocaux. J’enregistre la voix de ma fille, comme j’ai auparavant demandé à plusieurs enfants de dire les lettres de l’alphabet à haute voix pour le sommaire.


Dans la version originale, chaque fois que nous revenons au sommaire, les voix changent, françaises ou anglaises, parlées ou murmurées. À chacune des vingt-six lettres correspondent trois façons de la dire, programmées aléatoirement. La boucle musicale simultanée change aussi chaque fois que l’on revient au sommaire. Il y a même une deuxième présentation graphique du menu, où les voix sont remplacées par des instruments de percussion, un coup sous chaque touche du clavier. Il y a deux claviers complets de percussion sélectionnés alternativement. La profusion de médias s’explique par le désir de ne pas lasser le joueur, qui découvre sans cesse de nouveaux environnements tant sonores que graphiques chaque fois qu’on y retourne. Il y a deux manières d’y revenir, soit par la flèche gauche du clavier, soit en cliquant sur le coin haut gauche de l’écran. La flèche droite, qui correspond au clic sur le haut droit de l’écran, fait passer d’une lettre à une autre, de façon aléatoire, nous l’appelons navigation surprise. Les flèches haut et bas permettent de régler le niveau sonore. Pour lancer une lettre depuis le menu, il suffit de cliquer sur l’une d’entre elles ou de taper une lettre sur le clavier et de valider. Alphabet bénéficie d’une triple interface : clavier, souris, et microphone pour certaines des lettres uniquement. Mais rien d’apparent sur l’écran ! De mon côté, depuis Carton, j’évite le tableau de commande même escamotable. Pour utiliser le micro, il suffit de chanter, de hurler ou simplement de souffler pour faire bouger les lettres !

Le deuxième A joue des effets d’attraction et répulsion chers à Frédéric Durieu. Une percussion en bambou, un anklung, résonne chaque fois que deux lettres se heurtent. Le troisième A est un accordéon de papier qui rappelle le mouvement en 3D du livre original. Selon la longueur des mouvements de la souris, le programme va chercher les sons courts, longs ou vibrants d’un bandonéon. Lorsqu’on joue du synchronisme audiovisuel, il est souvent intéressant de choisir des sonorités inattendues. On jouit ainsi tout de même de l’effet de complémentarité, bien que les sons soient synchrones à l’action. Ce synchronisme est parfois nécessaire pour signaler au joueur que le mouvement qu’il exerce sur la souris de l’ordinateur agit bien sur le module qu’il voit à l’écran. C’est en général la fonction des sons d’interface, le son souligne la validation de l’action tout en la caractérisant.


Le G est un hommage à Pacman, un des premiers jeux vidéo. L’un des G dévore les autres et grossit jusqu’à envahir l’écran, en émettant un rot de contentement. Comme pour chaque lettre contrôlable au micro, je suis obligé de choisir une ambiance sonore légère qui ne perturbe pas l’interactivité, le son des haut-parleurs de l’ordinateur risquant d’être perçu par le microphone alors que nous souhaitons que le joueur prenne la main. Il en va ainsi du J où l’on entend à peine quelques bruits de ciseaux à papier, du F sonorisé avec du feu, d’un M maritime, d’un N gremlinesque, du S dans le silence absolu ! On n’entend que les petites pattes du I timide qui s’enfuit lorsqu’on lui hurle dessus. Des séquences vocales entrecoupées de silence servent de modèles pour un des P.


Les pantins du O dansent au son de la musique linéaire préenregistrée dans une sorte de juke-box. On peut choisir alternativement trois musiques complètes, jazz, tango ou balinais, composées avec Bernard Vitet, on peut aussi les éteindre pour diriger les pantins en chantant soi-même ou en diffusant n’importe quelle source sonore extérieure.
Techniquement, le volume sonore perçu par le microphone correspond à la situation de la souris sur l’écran.


Le paysage infini du H abrite des séquences rythmiques qui se succèdent tandis que sonnent des signaux à l’approche de la locomotive imaginaire… Le I moustique nous taquine comme un véritable insecte que l’on peut tojours tenter d’écrabouiller, sans aucune chance de succès… Le berger du U siffle pour rassembler les animaux qui s’échappent sans cesse… Le Y sort de l’iconographie de Kveta Pacovska pour dessiner un train fantôme qui roule dans l’obscurité en générant des sons inquiétants : miaulements de chat, coups de vent, rires sardoniques…


Nous étions bloqués sur le T lorsque je me souvins que Fred avait été champion d’Europe de lancé de boomerang et qu’il avait construit des centaines de cerfs-volants avec son père en Belgique. Le voilà donc programmant un simulateur de cerfs-volants sur lequel je m’exerce si bien que je peux faire voler sa réplique de trois mètres d’envergure dans le ciel de Cannes, l’année suivante au Milia ! Je sonorise le vol avec des bruits de vent et de papier que Fred découpe en petits fichiers pour pouvoir impeccablement suivre chaque mouvement du cerf-volant acrobatique. Il y a mille cinq cents fichiers son dans Alphabet. Pour terminer, je citerai quelques exemples particulièrement interactifs musicalement.


La lettre L est le premier module interactif musical que je conçois. En abscisse, trois instruments (violon-alto-violoncelle). En ordonnée, cinq notes par instrument, du plus grave au plus aigu. Soit une grille de quinze zones. En allant cogner les quatre bords du cadre de l’écran avec le curseur de la souris, on génère des parallélépipèdes qui, lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, produisent une note de musique. En se promenant ainsi sur l’écran, chaque joueur compose sa propre interprétation de ce trio à cordes. De même, le N, inspiré par la scène des Amants Crucifiés de Mizoguchi, est basé sur quatre boucles de percussion simultanées qui se désynchronisent les unes par rapport aux autres lorqu’on glisse la souris d’une rangée de bâtons à l’autre.


Le Q préfigure la future Pâte à Son. Je remarquai que cette lettre pouvait ressembler au tambour d’une boîte à musique avec sa petite queue jouant le rôle du peigne. J’en fis une boîte à musique programmable où les notes sont figurées par des tâches de couleur que l’on peut placer où l’on souhaite pour créer sa propre mélodie, de plus, mémorisable. On peut jouer cette musique à l’envers, l’accélérer, la faire évoluer dans le temps en improvisant (pour cela il faut utiliser les touches du clavier), lui faire suivre au choix six modes musicaux…

Le concept de la lettre V est basé sur les fractales. Le V est découpé en quatre autres V qui chacun est découpé en quatre autres V et ainsi de suite… En positionnant la souris sur un point de l’écran, on va créer son propre mixage en jouant sur les pistes superposées, chaque piste correspondant à un niveau, une taille, et s’additionnant…

Le volume sonore du X permet de réussir un puzzle comme si on jouait à la main chaude. Plus on approche la pièce de la bonne place, plus le son est fort. Le plus grand compliment que je reçus pour Alphabet est venu du compositeur aveugle Jean-Philippe Rykiel. M’ayant entendu en faire la démonstration à France Musique, il l’acheta et put en jouer des heures durant, en ne suivant que les sons pour naviguer. À l’ombre des éclatantes couleurs de Květa, on comprendra à quel point je fus touché par son témoignage.

Par son succès international, cette troisième œuvre a marqué la courte histoire du CD-Rom, et aucun objet interactif, à mon humble connaissance, ne l’a encore égalée depuis 1999, j’en suis fier et je m’en plains. Il eut mieux fallu que Carton, Machiavel, Alphabet, qui trônaient à la Fnac à côté d’Immemory de Chris Marker, des Machines à Écrire d’Antoine Denize, de The Ambitious Bitch de Marita Liulia, de Puppet Motel et des CD-Roms de Peter Gabriel, soient entourés de beaucoup d’autres titres du même ordre. Il faut toujours se réjouir du succès de ses collègues, voire de ses concurrents, car ce succès exprime l’intérêt du public pour une forme approchante, nous permettant d’espérer en profiter à notre tour. Les éditeurs n’ont pas cru en ce support, les auteurs n’ont pas osé produire eux-mêmes les œuvres interactives qu’ils inventaient, l’imperfection des ordinateurs et le fantasme engendré par la bulle Internet suivi de son explosion finirent d’achever ce support naissant et pourtant riche de promesses . Les œuvres interactives réclament une participation de l’utilisateur que la télévision leur évite. Seuls les jeux ont trouvé grâce à leurs yeux. Les objets que nous fabriquions ne trouvèrent jamais leur public, du moins insuffisamment. Avec la disparition de ce support et la régression que représente l’avènement de Flash par rapport au langage lingo de Director, cela ne risque pas de se produire, mais on peut toujours rêver que de jeunes artistes découvrent de nouveaux espaces de création et nous épatent. L’interactivité débridée d’Alphabet suscita le terme de poésie algorithmique.

lundi 24 décembre 2018

Poptronics, du Web au papier


Fondé en 2007 par Annick Rivoire, longtemps journaliste multimédia à Libération du temps où cette rubrique existait dans de nombreux journaux et magazines, le site web Poptronics relatait tout ce qui se passait de chouette en ligne et hors ligne dans le domaine des nouvelles technologies. Le cinéaste Chris Marker s'en était d'ailleurs entiché et y envoyait régulièrement en éclaireur son chat Guillaume-en-Égypte. Nombreux artistes contribuèrent à cette revue du Net par leurs écrits, leurs créations graphiques ou sonores. Poptronics jouait les têtes chercheuses en parcourant le jeu vidéo, l'hacktivisme, l'interactivité poétique, les mondes virtuels, la musique électronique et quoi que ce soit composé de 1 et de 0. Comme tout ce qui fut créatif sur Internet, le modèle économique s'essouffla à force de bénévolat solidaire. Rappelons qu'il y a vingt ans la Toile était à 80% un monde de recherche, d'invention et de création et que, récupérée par les marchands, elle est devenue essentiellement celui du commerce et des services. Le formatage façon Amazon ou Trésor Public eut raison des velléités imaginatives des artistes qui y avaient reconnu un nouvel outil pour leurs aventures exploratrices. L'obsolescence programmée n'arrangea rien à l'affaire, faisant tomber dans l'oubli l'extraordinaire activité bouillonnante à l'œuvre depuis 1995, date des premiers CD-Roms de création. Ceux-ci cédèrent la place d'abord à Internet, puis aux installations muséographiques avant qu'un dernier bastion n'investisse les tablettes et les smartphones. Je possède ainsi quantité d'œuvres devenues invisibles sur les nouvelles machines, mais qu'il m'arrive d'exhumer grâce à un vieil iBook blanc qui fonctionne encore, mais pour combien de temps ?


L'équipe de Poptronics a donc décidé de laisser une trace de son remarquable travail en faisant passer une partie de ses archives numériques au papier. Difficile de réfléchir 272 pages aussi denses que hyper graphiques après un excellent édito dressant un portrait kaléidoscopique de dix ans d'activité. C'est pourtant ce que tenta David Guez avec son disque dur papier, une centaine de pages en corps 1,15 qu'aucune de mes loupes ne me permet de déchiffrer. Sous une couverture en simili cuir noir, les principaux artistes qui ont fait Poptronics se succèdent, du monochrome noir jusqu'à 9 passes de couleurs, argentées sur tranche : Albertine Meunier, Agnès de Cayeux, Systaime (ici en haut d'article), Roberte la Rousse (Cécile Babiole et Anne Laforet), Nicolas Frespech, Trafik (Pierre et Joël Rodière), Pierre Giner, Optical Sound (Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux), Vincent Elka (Ana Vocera, Lokiss) et Christophe Jacquet dit Toffe qui a, de plus, réalisé la maquette de ce magnifique objet. Hélas pas moyen d'y inclure les archives sonores de Jean-Philippe Renoult, dites Popsonics, qui a mis en son la bande-annonce (ci-dessus) de Damien Bourniquel pour la campagne Ulule... À la vernissage de la kilo quadri Cécile Babiole nous gratifia d'une savoureuse féminisation de la langue française, exercice de style lourde de sens et Renoult diffusa quelques clips sonores en hors d'œuvres. Aux côtés des grandes pages généreuses plein cadre j'ai même trouvé mon propre PopLab si minuscule que j'eus du mal à le reconnaître, mais il est là, L'étincelle de janvier 2008, n°6 d'une série de 12 PDF commandés par AR. Le livre Poptronics est résolument pop, à la fois cheap à force de réduction de pixels et superbement sophistiqué par la qualité artistique de sa mise en pages. C'est un reflet de ce qui se passait dans les marges, à l'endroit de la pliure, avant que le Capital ne s'approprie le Web et renvoie les créateurs à des matières plus prosaïques, squats, cafés, caves ou anciennes gares désaffectées, les canalisant parallèlement vers des ressources alimentaires pour pallier les fins de mois difficiles comme ce que vit aujourd'hui la plupart de la population, spoliée corps et âme par une bande de bandits en cols blancs dont on peut espérer que les jours sont comptés. Alors la poésie retrouvera ses lettres de noblesse avec des 0 et des 1 livrés à la danse des électrons, ou faisant rimer les arbres qui se refusent à la pâte à papier, pour que nous puissions réentendre la pousse des feuilles au prochain printemps. Y a du boulot, et Poptronics, toujours alerte, continue à s'y employer !

Poptronics, tiré à 800 exemplaires, ed. Poptronics/Tombolo Presses avec le soutien du Dicréam, dist. Les Presses du Réel et Idea Books, 35€

lundi 26 novembre 2018

Le son sur l'image (8) - La partition sonore 1.5



La partition sonore

« Rigoureusement parlant, le cinéma sonore, en tant que domaine particulier d'expression artistique, commence au moment ou le craquement d'une botte est détaché de la représentation de la botte qui craque pour être rattaché à l'image d'un homme prêtant anxieusement l'oreille", écrit Eisenstein.

Pour un designer sonore, l’important n’est pas ce qui est montré, mais ce qui est suggéré. Jean-Luc Godard dit du montage : « l’important n’est pas ce qui est conservé, mais ce qui est supprimé ». Comme les bords du cadre pour le son, il pointe ici la collure, l’ellipse, no man’s land qui n’appartient plus ni à un plan ni à l’autre. L’intérêt découle de ce que l’on devine. Nous sommes loin de la télévision actuelle, ou du cinéma le plus courant, qui mâche tout de façon à être certain que le spectateur a bien compris. Les documentaires en prennent plein la gueule : on rajoute un commentaire et de l’exhaustivité. C’est la nouvelle tarte à la crème depuis que l’objectivité a été démystifiée. Plus de parti pris. Quelle place reste-t-il à l’imagination ? Quelle liberté d’interprétation est laissée au spectateur ? On nous dit quoi penser. Comme le sujet, nous sommes cernés. La leçon prend le pas sur l’intelligence et l’émotion.

Alors que l’illustrateur sonore appuie techniquement ce qui est montré à l’écran, le designer sonore travaille sur la couleur du son, de manière à le rendre triste ou drôle, inquiétant ou rassurant, il joue des consonances et dissonances pour créer des effets dramatiques. Il peut produire des émotions, du désir, de la colère, de la légèreté ou du drame, donner des clefs sur ce qui est en train de se passer ou sur ce qui pourrait arriver… En amont ou en aval, explicitement ou secrètement, le designer sonore participe à l’écriture du scénario.

Raging Bull : Martin Scorcese sonorise le match de boxe avec des cris d’animaux, renforçant l’aspect bestial de la scène. Dans ses derniers films, Jean Epstein invente le gros plan sonore en ralentissant certains sons. En URSS, Poudovkine fait la même découverte qu’il appelle le « verre grossissant du temps ». Lancelot du Lac : Robert Bresson semble ne jouer qu’une seule piste à la fois, en mixant tous les sons au même niveau, effet saisissant des armures et des pas qui agissent comme les rimes d’un poème, le sang qui s’échappe d’un corps décapité coule comme une rivière. Les oiseaux d’Hitchcock sont entièrement travaillés électroniquement, le compositeur Bernard Herrmann supervise la partition sonore du film, il n’y a d’ailleurs pas de musique, Herrmann a demandé aux musiciens de l’orchestre de produire des sons parasites avec leurs instruments. Dans ses films, Mizoguchi mixe les effets sonores et la musique comme s’ils appartenaient à la même partition. Pour les films d’Alain Robbe-Grillet, Michel Fano avance le concept de partition sonore, qui englobe tous les sons, voix, bruits, ambiances, musique. Écoutez les films de David Lynch ou la bande-son d’Amélie Poulain !


Dans le chapitre consacré à l’usage structural du son de Praxis du cinéma, Noël Burch cite Les amants crucifiés comme un modèle. Les deux amants vont être surpris par la police : des percussions rythmiques en gros plan contrastent avec l’éloignement des amants derrière un grillage de bois. C’est la puissance de la musique qui laisse deviner la présence des policiers qu’on ne voit pas. Dans une autre scène, les bruits des bols en bois du repas du fugitif puis celui d’une échelle sont les premières notes de la musique qui suit. Ailleurs, une porte claquée est la dernière note d’un autre passage musical. Chez Mizoguchi, les bruits synchrones, les effets hors-champ et la musique dessinent une partition complexe. Ne pas comprendre le japonais joue en faveur de son intégration musicale et les percussions se mélangent parfaitement avec les bruits.

Dans Anatahan, le dernier film de Josef von Sternberg, peut-être le plus beau, tous les dialogues sont en japonais non sous-titrés. Un narrateur, von Sternberg lui-même, nous raconte, en anglais, l’histoire de ces soldats abandonnés sur une île du Pacifique, ignorant que la guerre est finie. Et puis il y a une femme, une seule, et beaucoup d’hommes, trop. Dans ce film, le réalisateur a tout reconstruit en studio, retournant des racines pour en faire des arbres tortueux, fabriquant les maquettes d’avion, confectionnant même sa propre caméra ! La partition, voix, bruits et musique, ressemble à celle d’un opéra moderne.

Le roman d’un tricheur de Sacha Guitry, autre exemple de l’usage du narrateur. Guitry raconte toute l’histoire allant jusqu’à mettre sa propre voix dans la bouche de ses comédiens et de ses comédiennes. Personne n’y voit que du feu tant sa faconde est naturelle. Il y a de nombreux autres exemples de narration, tel La jetée de Chris Marker, où, de plus, toutes les images sont fixes, film entièrement tourné au banc-titre. Pour Son nom de Venise dans Calcutta désert, Marguerite Duras reprend intégralement la bande-son de son précédent film India Song ! Lucchino Visconti dirige Les damnés en anglais mais la scène de la Nuit des longs-couteaux y est jouée en allemand…


Il est des films qui se confondent presque totalement avec leurs partitions sonores, ainsi Le trou de Jacques Becker, Les petites marguerites de Vera Chytilova, certains films de Otar Iosseliani, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot de Jacques Rivette avec la partition de Jean-Claude Eloy, les premiers films d’Alain Resnais… Jacques Tati mélange les borborygmes et les bribes de dialogue avec des bruits outrés. Les personnages existent par les sons qu’ils produisent plus que par leurs voix. Tati avait des difficultés à s’exprimer oralement, trop timide, un peu bègue… Jan Svankmajer tourne Alice en faisant grincer les dents des spectateurs, pas un mot n’est prononcé. Luis Buñuel signe ses effets sonores alors qu’on le dit sourd, histoire de bien montrer que c’est à l’écriture que la question se pose, et se règle. Les cloches de la fin de Tristana répondent aux grelots du début de Belle de Jour, effets surréalistes loin d’un symbolisme honni. Dans L’homme qui en savait trop, Hitchcock, qui se sert toujours de ce qu’il a sous la main pour bâtir son scénario, utilise l’unique coup de cymbales d’une partition pour camoufler le coup de revolver que le tueur s’apprête à tirer pendant un concert à l’Albert Hall : la caméra se promène sur la partition pleine de mesures vides tandis que s’approche la note fatidique. Hitchcock regrette que les spectateurs ne sachent pas lire la musique pour renforcer encore le suspense. Pour Les oiseaux, il stylise tous les sons, faisant crier le moteur d’une camionnette, colorant le silence, jouant des effets de proximité et d’éloignement. Lorsque Hitchcock termine le montage d’un film, il « dicte à une secrétaire un véritable scénario de sons… bobine par bobine… » Pour décrire un bruit, il imagine son équivalent en dialogue.

Ce sont seulement quelques exemples d’utilisation astucieuse et sensible du son dans des films qui ont marqué l’histoire de l’audiovisuel. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Comblez les vides avec votre propre expérience. Je termine ce chapitre en conseillant deux films qui devraient être obligatoires dans les écoles. Deux films dont les héros, malgré leur indéniable présence, ne font que donner la réplique au sujet principal, la musique. Le premier, Straight, No Chaser (DVD Warner), est un portrait du pianiste de jazz américain Thelonious Monk filmé par Charlotte Zwerin, le second, Step Across the Border (DVD Winter & Winter), est un road movie qui suit la tournée du guitariste anglais Fred Frith, film expérimental de Nicolas Humbert et Werner Penzel qui mêle les bruits quotidiens et la musique que Frith croise sur sa route autour du monde.

Précédents articles :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore

lundi 19 novembre 2018

Le son sur l'image (7) - Régression du parlant 1.4



Régression du parlant

À la fin des années 20 , les films deviennent parlants, plutôt que sonores. Une catastrophe ! Souvent le progrès s’accompagne paradoxalement d’une régression, on a vu cela récemment avec le format audio MP3 ou la téléphonie sur Internet… Il faudrait définir ce qu’est réellement le progrès, s’il est synonyme d’avancée sociale ou de rentabilité accrue, d’amélioration technique ou de paresse créative… Pendant les décennies qui suivent l’avènement du parlant, peu de metteurs en scène comprennent l’importance du son, oubliant même l’extraordinaire potentiel des images, au profit d’un bavardage explicatif devant une caméra filmant au mieux de beaux plans soulignés par des musiques convenues. Cette dérive n’a rien d’original. Pensez à ce que la télévision aurait pu devenir ! On parlait d’éducation populaire, nous avons accouché d’un abrutisseur de masses. Cette nouvelle religion a supplanté toutes les autres, elle génère la foi dans ses images, le Journal est son bras armé. À comparer avec l’histoire des radios libres d’abord inventives, puis passées privées, devenues un support de publicité passant sensiblement toutes le même style de programmes, le cinéma résiste plutôt bien.

Heureusement, de Fritz Lang à Jean-Luc Godard, de Jacques Tourneur à Luis Buñuel, de Vera Chytilova à Jan Svankmajer, de Jacques Tati à David Lynch, ils sont quelques-uns à utiliser le son de manière complémentaire aux images, et non comme une redondance illustrative de ce qui se passe sur l’écran. Au début du Testament du Dr Mabuse, la musique du générique se fond dans le vacarme assourdissant de la presse à billets qui envahit tout l’espace sonore pour créer une atmosphère angoissante. Le spectateur ne peut deviner ce que disent les acteurs de Fritz Lang qu’en regardant l’action, suspense lent et étouffant soutenu par le rythme lourd et répétitif de la machine. Silence. Deux explosions tonitruantes. Le commissaire Lohmann fredonne la Chevauchée des Walkyries dans son bureau comme la coda dramatique de la scène précédente. Dans M le Maudit, le thème de Grieg, issu de Peer Gynt, sifflé par l’assassin, est le moteur de l’intrigue.


La femme mariée : Jean-Luc Godard montre Macha Méril lisant un magazine de la presse féminine au café tandis qu'on entend deux jeunes filles avoir une discussion sur la sexualité à une autre table. Sous-titres, décalage. Godard pose souvent la question du mixage habituellement censé privilégier le dialogue. Vivre sa vie : Anna Karina vend ses charmes sans paroles, avec en fond sonore le texte du code civil sur la prostitution. Bande à part : les acteurs font une minute de silence. On n’entend pas une mouche voler, même pas le souffle de la bande. Ce ne sont que de minuscules exemples du travail que Godard réalise avec l’ensemble de ses films. Il mélange souvent plusieurs sources sonores pour forcer l’écoute. Deux ou trois choses que je sais d’elle : Jean-Pierre Léaud n’arrive pas à « se battre sur deux fronts à la fois », lorsque Marina Vlady lui annonce qu’elle le quitte tandis que la radio hurle à tue-tête. Histoire(s) du cinéma : JLG pousse la logique de l’accumulation des signes, en mixant sans cesse la voix du narrateur, lui-même comme d’habitude, la bande-son d’un film et une des musiques du catalogue ECM. Il fait subir à l’image le même sort, surimprimant les extraits de films, les photographies et son actualité. Le résultat laisse le spectateur faire son choix, son petit marché. Reconnaissant une citation, un extrait, une mélodie, qui rentrent en écho avec sa mémoire forcément éclatée, chaque spectateur récite, à son tour, sa propre histoire du cinéma. La bascule est encore plus vertigineuse, car c’est sa propre intimité qui lui est brusquement dévoilée.
Depuis le muet, Godard est un des rares réalisateurs à interroger le cinéma, en n’acceptant les lois que pour pouvoir les enfreindre, à faire des films en créant son propre langage. Il avait appelé une de ses sociétés de production Sonimage. Un son, une image. On pourrait n’aller voir que ses films pour comprendre le cinématographe tant il joue des références, en les tordant dans tous les sens. Godard se donne le droit à l’erreur. C’est si rare, si précieux, la liberté de penser et d’agir, d’y repenser et de corriger le tir…


Jean Renoir pensait que « la plupart des films parlants ne sont que des films muets dans lesquels on a remplacé les sous-titres par un peu de son qui sort d’une bouche. » Dans La règle du jeu, il laisse percevoir des bribes de dialogue lorsque les acteurs jouent à l’arrière-plan. Ne saisir que quelques mots suffit à Renoir pour créer une perspective sonore, rendre plus juste la complexité de la scène. Orson Welles, dans Othello, joue des effets de proximité du micro, opposant brusquement gros plans et plans d’ensemble, intimité et réverbération. Dans Lola Montes, Max Ophüls signale un flash-back par une phrase répétée en écho qui s’évanouit dans le lointain : « la Comtesse se souvient-elle du passé, s’en souvient-elle ? S’en souvient-elle ?… », on retrouve Lola en landau avec Frantz Liszt. Rupture. Dans Sur mes lèvres, Jacques Audiard fait entendre un autre monde lorsque Carla ne branche pas son sonotone, le scénario exploitera son handicap…

À un journaliste demandant à Orson Welles, qui avait réalisé de fameuses émissions de radio comme La guerre des mondes et venait de terminer Citizen Kane, quel médium il préférait, le metteur en scène répondit qu’à la radio, l’écran était plus grand ! Le son peut élargir le cadre en faisant entendre ce qui n’est pas montré. Faites écouter le paysage pendant un gros plan, vous suggérerez un autre espace, un autre temps, que celui de l’écran. Filmés à Paris avec les vagues en fond sonore, nous voilà à la mer. Économie du voyage, élargissement de l’espace. Filmés aujourd’hui à Paris avec le bruit des obus, nous voici à Sarajevo pendant le siège. On semblait être là, on était perdu dans nos pensées, dix ans en arrière. Hors champ spatial, hors champ temporel. Les bords du cadre deviennent la frontière qui sépare l’image du son. L’acteur en gros plan peut aussi bien imaginer qu’il est ailleurs, situation subjective : au début de Psychose, Hitchcock montre Janet Leigh imaginant ce qui est supposé se passer à l’endroit qu’elle vient de quitter après y avoir commis un vol. Elle conduit, on entend la voix des policiers comme elle suppose que la scène est en train de se passer. Rien de certain.

Un des rares grands réalisateurs de télévision, l’as du direct et génial concepteur du Journal d’en France, Raoul Sangla, me faisait récemment remarquer « pourquoi montrer celui qui parle plutôt que celui qui écoute, pendant le journal télévisé ? » Trop de conventions. Quel intérêt à ce que le son soit illustratif s’il peut être complémentaire ? Robert Bresson écrit qu’un son évoque toujours une image tandis qu’une image n’évoque jamais un son. Il prétend que chaque fois qu’il le peut, il remplace toujours une image par un son. Question d’économie de moyens ? Même si tous les réalisateurs ne vont pas suivre cette remarque à la lettre, c’est une excellente hypothèse de travail qui peut faire réfléchir. Réfléchir. Dans 9/11, Michael Moore donne une version originale de l’attaque du World Trade Center, il le montre sans image, totalement noir, en berne, on entend le son lorsque le Boeing vient s’écraser, on l’entend comme si c’était la première fois, alors que la séquence a été rabâchée jusqu’à l’écœurement. L’émotion est intacte, l’obscurité fait écho au black-out, rétention des informations qu’impose le gouvernement américain de Bush. João Cesar Monteiro offre un film pratiquement sans images avec Blanche-Neige, son film en noir et noir.


Puisque nous évoquons un film sans image comme un son à voir, il est intéressant de rappeler que certains réalisateurs ont dessiné des images que l’on entend. Dès 1929, simultanément aux expériences faites en Angleterre par Humphries et en Russie par Voïnov, Ivanov, Cholpo, l’allemand Rudolf Pfenninger s’inspire des formes visuelles qu’il analyse sur un oscilloscope pour dessiner à la main sur la piste sonore optique couchée le long des images. La tête optique identifie les traces vibratoires qui ressemblent à des tests de Rorschach comme n’importe quelle autre représentation du son. Du son de synthèse sans autre recours que celui d’un pinceau ! Treize ans après le premier instrument de Leon Theremin, Pfenninger rejoint la liste des inventeurs des premiers sons de synthèse. En 1930, Oskar Fischinger donne au son animé la place qu’il mérite dans l’histoire de l’audiovisuel avec ses Tönende Ornamente. Tandis que Pfenninger se concentre sur l’analyse des ondes sonores, Fischinger, plus pragmatique, commence par dessiner pour ensuite écouter les sons produits. Dès 1937, l’animateur écossais Norman McLaren développera cette technique en grattant la pellicule pour Book Bargain. Il continuera avec Allegro, Dots, Loops, Neighbours, Blinkity Blank, etcetera, jusqu’à son Synchrony de 1971, à l’Office National du Film du Canada. Des cinéastes utiliseront le son dessiné à la main dans des films de fiction, tels Rouben Mamoulian mélangeant ces fréquences lumineuses à des gongs joués à l’envers et à des cloches réverbérées pour Dr Jekyll and Mr Hyde ou Boris Barnet dessinant des explosions pour Okraïna.

Lors de mes conférences, j’ai rarement le temps de passer un long-métrage entier, à moins que ce ne soit un workshop qui s’étale sur plusieurs jours. Je projette plutôt des courts-métrages ou des extraits emblématiques. Parmi les petits bijoux que j’aime montrer à mes spectateurs, il y en a deux particulièrement étonnants, perles rares découvertes grâce à mon maître, Jean-André Fieschi. Il s’agit de A Movie de Bruce Conner et Slon Tango de Chris Marker.

Le premier est un film américain expérimental de 1950, montage de stock shots (images d’archives). Accompagnée par un monument musical kitschissime que sont Les Pins de Rome d’Ottorino Respighi, une sorte d’héritier néo-classique du Boléro de Ravel, A Movie (Un film) montre des accidents dont la succession rappelle l’émission de télévision Vidéo Gag. Mais la montée dramatique des événements qui s’enchaînent fait progressivement évoluer les émotions du spectateur, qui passe du rire à l’angoisse, de la superficialité à la plus grande émotion lyrique. Le film joue d’effets analytiques révélant à chacun et chacune les méandres de son inconscient. L’aspect rituel de la musique fait passer la pochade du côté du sacré.

Le second, si l’on veut bien oublier un instant le synchronisme accidentel, est une énigme comme Chris Marker aime les inventer. Pendant la guerre en ex-Yougoslavie, Marker filme le plan-séquence d’un éléphant qui danse. Or, jamais de ma vie je n’ai vu aucun danseur, aucune danseuse, même la sublime Sylvie Guillem, mêler autant de grâce et de naturel. L’éléphant bouge ses quatre lourdes pattes, sa trompe, ses oreilles, sa queue, dans un seul mouvement, celui du Tango d’Igor Stravinsky. Difficile d’en parler, il faut le voir pour le croire. Croire ? En qui, en quoi ? Abîme de perplexité pour un athée. Au cirque, les éléphants dansent parfois sur Circus Polka de l’ami Igor… Nous sommes dans un zoo, loin de la piste… Les seules étoiles viennent de la poussière de l’enclos qui monte dans les rayons du soleil. Marker solarise son plan. Poussière d’étoiles… La musique vient d’un disque, couchée au montage. Tout est trop parfait pour être vrai. Commettant une indiscrétion, je tombe sur une lettre où Marker raconte à mon ami qu’il était au zoo de Ljubjana en Slovénie, qu’il n’a tourné qu’une seule prise qui commence où commence Slon Tango et s’arrête à la fin. Ce faisant, il perçoit un message subliminal de l’animal qui, profitant de l’extrême fatigue du cinéaste, lui transmet le message « je danse sur le Tango d’Igor Strawinky ». Rentré à Paris, Marker place la musique au début du plan, elle se termine sur les quelques secondes du générique de fin. Et Marker d’ajouter en italiques : « That’s all, folks ! » J’ai un peu honte de préciser que le cinéaste commençait sa lettre en demandant à mon ami de garder pour lui cette confession intime… Le plus jeune des cinéastes français raconte si bien les histoires (Slon, qui signifie éléphant en russe, fut la maison de production de Marker ! Slon Tango figure en bonus de l’indispensable DVD Chats perchés, ed. MK2).


Comme j’évoque Chris Marker, je ne peux résister à une nouvelle tentation, celle de reproduire la réponse qu’il me fit à l’une des enquêtes parues dans le cadre de ma rubrique « La question » du Journal des Allumés du Jazz (The Jazz Singer d’Alan Crosland avec Al Johnson date de 1927), périodique aléatoire et gratuit, publié par une association d’une quarantaine de labels de disques indépendants. À la question « Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? », Marker répond :

"Celle qui vous a le plus marqué ? " Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?", "les dix livres dans une île déserte ?" etc) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question…
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins. »

vendredi 24 août 2018

La Jetée ce soir sans les images ni le son !


Le compositeur Antonin-Tri Hoang projette des spectacles cinématographiques sans images. Les sous-titres des films qu'il retranscrit défilent sur l'écran comme à l'opéra, constituant la partition du concert. Le texte qu'interprètent les musiciens selon des indications essentiellement dramatiques leur confère ainsi le statut de sur-titres. Libre à celles et ceux qui connaissent les images de jouer des frictions que la mémoire leur octroie, les autres découvrant une œuvre inédite par les mots, mais tous et toutes d'assister à une recréation en se faisant son propre cinéma. À Montreuil ce vendredi soir à 20h30 nous interpréterons ainsi La jetée de Chris Marker. Ce chef d'œuvre de 1962 joue justement des bribes de ce dont nous nous souvenons, comment des photographies ravivent cette mémoire enfouie dans les plis de l'enfance. La science-fiction permet au héros de voyager dans le passé et le futur pour former une boucle, mise en abîme fatale qu'a générée la troisième guerre mondiale. Comme lui les spectateurs tenteront de comprendre cette fabuleuse intrigue...
Chris Marker se serait inspiré de sa visionneuse d'enfant, un Pathéorama, et du film Vertigo (Sueurs froides) d'Alfred Hitchcock, explicitement cité dans le remake de Terry Gilliam, L'armée des douze singes. La partition sonore de Trevor Duncan mixée par Antoine Bonfanti sera évidemment absente, comme les images, mais cette transposition musicale rend hommage à la puissance du son dans les films, dont la complémentarité avait été suggérée à Marker par la projection du Traité de bave et d'éternité de Isidore Isou. Toute l'œuvre de Marker repose sur des faux-semblants, ambiguïté de la réalité que le cinéma permet de travestir. Pour lui c'est un jeu, fut-il révélateur d'une prise de conscience politique. Ailleurs et massivement, les manipulations de l'opinion développées par Edward Bernays sont devenues le moteur du corps d'armée audiovisuel. Les images fixes en noir et blanc de La jetée réussissent à nous entraîner dans les méandres d'un souvenir à venir. Qui sait ce que produira notre interprétation de ce conte critique où le monde court à sa perte ?


Il y a quelques jours j'évoquais les circonstances dans lesquelles se déroule ce concert improvisé. "Tout le mois d'août le compositeur, clarinettiste-saxophoniste, Antonin-Tri Hoang est en résidence à L'Office, Croix de Chavaux à Montreuil. Il en profite pour organiser des évènements impromptus comme un concert pour synthétiseurs auquel il m'a convié pour un duo improvisé le vendredi 24 à 18h. Il sera aux commandes d'un système modulaire qu'il a assemblé. Je viendrai avec un Lyra-8 russe, un Tenori-on japonais et l'unique exemplaire du JJB64 qu'Éric Vernhes avait inventé pour moi à l'occasion de mon anniversaire et qui fonctionne sur une machine dont les pièces et le montage viennent probablement de Chine. (...) La résidence Tout/Rien est enveloppée par une très belle et malicieuse installation de mc gayffier." Depuis, Antonin a invité la pianiste Ève Risser et le saxophoniste (alto et sopranino) Sol Lena-Schroll à intervenir lors des plongées dans le passé pour lesquelles il a composé des petites séquences inspirées par la musique de Bernard Herrmann pour Vertigo !

→ concert La jetée, vendredi 24 août à 20h30, avec Antonin-Tri Hoang, Jean-Jacques Birgé, Ève Risser, Sol Lena-Schroll - 1ère partie solo de la harpiste Laura Perrudin qui ne jouera, elle aussi, que d'instruments électroniques !... Tout cela dans le cadre de Tout/Rien à L'Office (ancien Office du Tourisme), 1 rue Kléber, Croix de Chavaux, Montreuil (ligne 9 - sortie 4)
→ Le texte de Chris Marker vient dans un très beau livre où sont reproduites les images et le récit dit à l'origine par Jean Negroni, et par James Kirk dans la version anglaise, ou du DVD publié en France par Arte

mardi 20 février 2018

Mes 24 documentaires résonnants


Il y a peu j'avais listé les "24 films que j'ai encore envie de projeter à des amis qui ne les connaissent pas ou qui auraient comme moi envie de les revoir." J'avais volontairement omis les documentaires, citant néanmoins Ceux de chez nous de Sacha Guitry, A Movie de Bruce Conner et Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard qui sont essentiellement des montages d'archives, ainsi que l'autofiction Thème Je de Françoise Romand et le court métrage L'île aux fleurs de Jorge Furtado. C'est bien la frontière ténue entre fiction et documentaire qui m'intéresse, que l'on en apprenne autant dans les fictions et que les documentaires soient mis en scène avec les ressources qu'offre le cinématographe. J'ai donc cette fois sélectionné 24 nouveaux films qui me touchent particulièrement. Il ne s'agit pas de pointer les meilleurs, mais ceux qui subjectivement font vibrer quelque chose en moi comme une corde sympathique.

Chelovek s kino-apparatom (L'homme à la caméra), Dziga Vertov, 1929 - ce n'est pas un hasard si avec Un Drame Musical Instantané nous l'avons accompagné en grand orchestre, l'idée étant de reconstituer le Laboratoire de l'ouïe de Vertov, voir le lien !
Tabu (Tabou), F.W. Murnau, 1931 - malédiction !
Les maîtres fous, Jean Rouch, 1955 - après une scène de transe, les plus beaux sourires jamais filmés. Voir le film !
Lourdes et ses miracles, Georges Rouquier, 1955 - cette commande du Diocèse n'a pas effacé l'humour de Rouquier, un miracle !
Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956 - pour les derniers mots de Jean Cayrol...
Come Back, Africa, Lionel Rogosin, 1959 - docu-fiction tourné clandestinement pendant l'apartheid, avec la jeune et sublime Myriam Makeba, voir le lien !
The Savage Eye, Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, 1959 - d'une invention à couper le souffle, aussi pour la voix off et la musique, voir le lien !
Pasolini l'enragé, Jean-André Fieschi, 1966 - un témoignage inestimable de Jean-André qui fut mon maître et de P.P.P. en français à ses débuts, voir le film !
Tarva Yeghanaknere ou Vremena goda (Les saisons), Artavazd Pelechian, 1972 - voir l'article, poème symphonique en hommage à la nature, voir le film !
Fellini Roma, Frederico Fellini, 1972 - j'ai toujours préféré ses faux documentaires à ses vraies fictions, comme Les clowns et Prova d'orchestra...
Télévision ou Jacques Lacan : La psychanalyse, Benoit Jacquot, 1973 - fascinant, on a l'impression qu'on pourrait devenir intelligent, voir le film !
Genèse d'un repas, Luc Moullet, 1978 - j'aurais pu choisir Anatomie d'un rapport ou Essai d'ouverture, mais celui-ci est une critique fantastique et si drôle de notre civilisation marchande.
Filming Othello, Orson Welles, 1978 - un making of passionnant avant la lettre, voir le film ! J'aurais pu choisir tout aussi bien F For Fake (Vérités et mensonges) dont le titre justifie le tour de passe-passe sur l'illustration de cet article. Il me manque d'ailleurs pas mal de boîtiers à prendre en photo...
Mix-Up ou Méli-Mélo, Françoise Romand, 1985 - j'ai choisi son premier plutôt que Appelez-moi Madame parce que sa complicité avec ses acteurs est encore plus évidente dans sa mise en scène du réel. Voir le lien !
L'abécédaire de Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, 1988 - un souvenir d'Arte des débuts...
Step Across The Border, Nicolas Humbert & Werner Penzel, 1990 - un des plus beaux films sur la musique, il faudra d'ailleurs que je fasse une liste de ce genre qui n'existe pas vraiment, voir le lien !
La Commune, Peter Watkins, 2000 - six heures de reportage sur le vif dans une Commune reconstituée, déjà avec The War Game (La bombe) Watkins avait inventé un modèle infalsifiable, voir le lien !
Eux et moi, Stéphane Breton, 2001 - la caméra devient l'enjeu de cette excursion burlesque chez les Papous...
Decasia, Bill Morrison, 2002 - j'aurais pu choisir n'importe quel autre film de Morrison, celui-ci est un des plus évidents, avec la musique Michael Gordon, voir le lien !
Capturing The Friedmans, Anrdew Jarecki, 2004 - la sérenpidité est un des meilleurs atouts du documentaire ; il est absurde de réclamer un synopsis aux réalisateurs...
La mécanique de l'orange, Eyal Sivan, 2009 - le film le plus explicite sur le story-telling qui sévit en Israël à propos de la Palestine; le tout en chansons.
It Felt Like a Kiss, Adam Curtis, 2009 - Les nombreux films radicalement politiques de ce réalisateur britannique de la BBC multiprimé, mais inconnu du public français, sont à découvrir séance tenante. Contrairement aux autres comme The Century of the Self, The Power of Nightmares, Biitter Lake ou HyperNormalisation, celui-ci ne possède aucun commentaire off, mais si je vous dis qu'à la distribution participent Eldridge Cleaver, Doris Day, Philip K Dick, Rock Hudson, Saddam Hussein, Richard Nixon, Lee Harvey Oswald, Lou Reed, Mobutu Sese Seko, Phil Spector, Tina Turner et le chimpanzé Enos, peut-être aurez-vous envie de voir le film ! J'ai découvert ce documentariste grâce à une erreur. Je cherchais des films de Bill Morrison et je suis tombé sur celui-ci par hasard. Heureux hasard !
The Queen of Versailles, Lauren Greenfield, 2012 - délirant, j'adore, voir le lien !
Le temps de quelques jours, Nicolas Gayraud, 2014 - inattendu, beaucoup de tendresse, voir le lien !

J'en oublie probablement certains qui furent pour moi déterminants. Un autre jour la liste aurait été probablement différente, mais je n'ai pas su quel film choisir de José Berzosa (sa disparition récente poussera peut-être l'INA à exhumer ses films), William Klein (pour le cinéma et la télévision), Chris Marker ( je ne suis pas certain de préférer La jetée), Jean Painlevé (pas seulement pour ses choix musicaux, mais pour ses univers où l'humain n'a de place qu'en observateur), Roberto Rossellini (je me souviens bien de La Prise de pouvoir par Louis XIV, mais il y a toutes ses fictions presque documentaires et ses reconstitutions historiques), Barbet Schroeder (par exemple, comment choisir entre Général Idi Amin Dada : Autoportrait et L'avocat de la terreur ?), Agnès Varda (il y en a tant ; j'aime évidemment bien le plan de fin des Plages d'Agnès où je figure), et puis toute la série des Cinéastes de notre temps initiée par Janine Bazin et André S. Labarthe. J'aurais pu choisir Nanook de Flaherty ou Le sang des bêtes de Franju, Le tempestaire d'Epstein ou un film plus récent comme l'amusant Meet The Patels de Geeta V. Patel & Ravi V. Patel, mais non, c'est une liste qui s'est imposée d'elle-même ce soir-là... Ou bien je triche à rallonger la liste en faisant semblant de n'en livrer que 24 ?

lundi 29 janvier 2018

Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?


Nouveau chapitre de La Question publiée à l'origine dans le n°5 (janvier 2001) du Journal des Allumés du Jazz. Je demandais à CharlÉlie, Violeta Ferrer, Daniel Humair, Michael Mantler, Chris Marker, Gérard Miller, Jacques Oger, Werner Penzel, Jean-Philippe Rykiel, Lara Saba "Autour de la musique gravitent des images, quelle est celle qui vous a le plus marqué(e) ?". Témoignages surprenants pour beaucoup !

Les musiques sont parfois légères. On y danse et on y pense. Les images qu’elles suggèrent sont toujours graves. Emotions résistantes à la guerre ou à la misère, images volées qui n’ont jamais pris corps. Cette fois le souvenir est forcé. Les voyants ont allumés. Tout est en place, mieux, à sa place : un concert de jazz, une danseuse espagnole, un film, la photo d’une femme, la mise en scène de la mémoire, deux amours, le cinéma, une contrebasse, la radio, et une sensation, dans le noir.

CharlÉlie, artiste audio-visuel
Sans réfléchir, je dirai que le free jazz fut la première musique rebelle que j'ai jouée. J'avais commencé le piano de manière assez classique à l'âge de sept ans. Je m'ennuyais à déchiffrer ce qu'il fallait savoir, les règles de l'harmonie me paraissaient trop complexes, et mis à part Satie, Debussy, Ravel, disons les nouveaux harmonistes français du début du siècle, je ne trouvais pas grand chose en connexion avec ma vie. Il y avait le rock bien sûr, mais le rock était plutôt social, et je le trouvais très sommaire à cette époque (je parle des années 70), et puis j'ai découvert Archie Shepp, Coltrane, Bobby Few, l'Art Ensemble et toute cette musique débridée qui s'est mise à faire exploser ma cervelle en me donnant le sentiment que tout devenait possible et que la musique c'était plus que du DEVOIR, mais aussi beaucoup de VOULOIR. À cette époque, j'avais 14, 15 ans, je faisais beaucoup de photos et notamment pour le Festival NJP, de la ville de Nancy où j'habitais à l'époque. Images et musique étaient alors liées par le fait. Je faisais des photos au début des concerts, je fonçais sur ma mobylette pour développer les films et faire quelques tirages et je revenais en toute urgence pour les proposer sur le trottoir aux gens qui sortaient ou à ceux qui revenaient pour la deuxième séance, ce qui arrivait parfois. Je me souviens de quelques uns de ces concerts prodigieux (Steve Lacy, Sun Ra, ...), mais un de ceux qui m'a le plus marqué, justement parce que je n'ai pas pu le quitter pour aller développer mes films, fut un concert extraordinaire de Dollar Brand, (qui a choisi de se faire appeler aujourd'hui Abdullah Ibrahim), pianiste sud-africain qui rendait un hommage merveilleux en piano solo, à Duke Ellington sorti en disque sous le titre Ode to Duke, je crois. Ce n'était pas à proprement parler du free jazz, non, mais il y avait dans cette musique toutes les aspirations que la world music développa des années plus tard.
J'allais dire donc que la première image qui me reste, est justement une image abstraite dans ma tête, une vision intense faite de concentration ultime, de joie exaltée et de fascination. Je regardais sa tête rentrée dans ses épaules, le dos rond et pourtant son attitude pleine de noblesse, sa main gauche qui routinait et sa puissante main droite qui inventait des accords qui me restent encore quand je travaille mes arrangements ou quand je compose.
Aujourd'hui la frontière entre le jazz,le rock et le hip hop est beaucoup moins marquée qu'elle ne l'était à l'époque. Les genres se confondent. Moi qui utilise en plus les mots pour exprimer les émotions qui m'étreignent, je laisse se mêler toutes ces influences sans filtre ni censure, pour défendre ma liberté, une liberté que les jazzmen du free m'avaient apprise, comme ce petit mot, petite dédicace que m'avait faite Bobby Few au dos d'une de mes photos : "Music was, Music is and..."

Violeta Ferrer, comédienne
Le passage de la frontière espagnole avait été un choc. Nous rencontrions l'hostilité, l'abandon ou l'indifférence. Après la guerre qui suivit la "nôtre", je vins à Paris. Un soir j'allais au Théâtre des Champs-Élysées voir danser Carmen Amaya. Cette image m'a secouée et me secoue encore. Je me sentais à nouveau espagnole. Ses pieds marquaient les cœurs de rythmes impensables en ces temps de grisaille stricte, comme pour nous souvenir que la couleur n'était pas morte. Ensuite nous nous sommes liées. J'allais la voir partout où elle passait. Elle était dans l'intensité totale. Elle brûlait en permanence. Elle donnait tout et tout le temps.
Le cinéma le plus tocard peut parfois comporter de bouleversants moments, des instants de vérité pure. Ainsi Taranto où dans un épouvantable mélo, la danse de Carmen transforme l'imitation de la vie en passion intacte.

Daniel Humair, peintre, musicien
Pour moi, l'image de musique la plus importante c'est Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle, qui est un film qui avec le temps se révèle quasiment nul, et qui a toujours été sauvé par la musique. Je crois que, dès le départ, la musique y a joué un rôle prépondérant.

Michael Mantler, compositeur, musicien
Je ne suis pas certain de bien comprendre la question, MAIS s'il s'agit d'images ayant trait à la musique - je ne pense PAS qu'aucune ne s'y rapporte, et personnellement je ne pense pas qu'elles le devraient en regard de la musique pure. Bien entendu de nos jours les images sont utilisées de façon obsédantes dans ce monde de musique PLUS images, ce qui s'exprime aujourd'hui le plus évidemment à travers le développement et l'INSISTANCE des vidéos musicales (qui EMPÈCHENT d'écouter de la musique sans qu'une image y soit associée...). Néanmoins, ayant moi-même intégré de nombreuses images dans une production quasi-multi-media (une sorte d'opéra, intitulé THE SCHOOL OF UNDERSTANDING), je dois plaider coupable en reconnaissant en avoir utilisé bon nombre du photographe Sebastião Salgado. L'une des plus émouvantes (PARMI D'AUTRES), et cela répondra probablement à votre question, est reproduite dans le livret de l'enregistrement CD de cette œuvre (sur ECM).

Chris Marker, réalisateur
"Celle qui vous a le plus marqué ?". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme "les dix films qui ?“, "les dix livres dans une île déserte ?", etc.) - et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.
L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) -deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les Saintes Icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan-les-Pins.

Gérard Miller, psychanalyste
Un air de musique et une image (Paris vu du ciel) se promènent dans ma mémoire, associés tous deux à une certaine perplexité. En effet, quand j'étais enfant, et à la différence de ma mère, mon père ne chantait jamais. Il semblait même ne connaître aucune chanson. Seule exception à la règle, il fredonnait parfois ces quelques mots d'une rengaine antédiluvienne : " J'ai deux amours, mon pays et Paris. "
Intrigué, comme on l'imagine aisément, par l'unique phrase de son répertoire, je me la répétais souvent, me demandant ce qui avait bien pu hameçonner ainsi mon géniteur dans cette mélopée. Et Paris, dont j'avais découpé dans je ne sais quel journal une photo aérienne, m'apparaissait comme la plus énigmatique des capitales du monde, car j'entendais non pas "mon pays et Paris", mais "mon pays est Paris".
Si Paris était le premier des deux amours avoués par la chanson, quel était donc le second ? Je ne l'ai jamais su.

Jacques Oger, producteur phonographique
(qui répond à cette question au moment même où sort le film La mécanique des femmes dont la musique est de Jean-François Pauvros). Chacun a ses associations d'images, plus ou moins scabreuses.
À quoi bon s'étendre sur sa propre subjectivité. En revanche, je trouve que les images gravitent de manière trop conventionnelle autour des musiques. Ainsi le cinéma, surtout ces trente dernières années, n'a que très rarement utilisé des musiques qui lui étaient contemporaines. Il se contente de la banale illustration sonore (dans ces cas-là, on cite toujours les poncifs du genre, tels que les couples Hitchcock/Hermann, Fellini/Rota, mais on pourrait parler aussi d'Ellington, utilisé dans certains films, y compris quelques polars français, ainsi Moonlight Fiesta chez Alain Corneau). On reste toujours dans la perspective du divertissement. Il me semble qu'il y a très peu de cinéastes qui ont pensé à des ambiances sonores extrêmes, comme celle d'Alan Splet que l'on entend par exemple dans le film Eraserhead de David Lynch, ou même Howard Shore qui a fait appel à Ornette Coleman pour la musique du film Naked Lunch. Je trouve symptomatique que Godard n'ait jamais employé des musiques un peu plus créatives de son époque. Pourquoi n'a-t-on jamais utilisé la musique de Derek Bailey ? Je ne suis pas trop attiré non plus par l'illustration a posteriori (par exemple Bill Frisell qui s'ingénie à commenter Buster Keaton). En fait, je suis intéressé par autre chose : une globalité images/musique et dans ce cas-là, j'adore la Cellule d'Intervention Metamkine qui fait des choses inédites, uniques et vraiment secouantes.

Werner Penzel, réalisateur
Ce n'est pas si facile de répondre à cette question tant la multitude d'images en musique et de musique en images est écrasante, comme un viol des images par la musique et de la musique par les images - mais c'est aussi difficile de se concentrer sur l'un des nombreux et superbes mariages entre ces deux médias qui existent à un moment et disparaissent l'instant d'après en nous laissant pourtant une très vive émotion au fond du cœur, même si nous en oublions les circonstances, simplement parce que nous avons "entendu" l'image et "vu" la musique comme si elles ne faisaient qu'une...
Il y a une image issue d'un documentaire en noir et blanc sur Charles Mingus, et après que nous l'ayons vu faire ci et ça comme jouer du piano avec sa petite-fille de quatre ou cinq ans il y a l'image d'une rue de New- York avec un camion et une voiture de police, et des gens chargent le piano de Mingus sur le camion avec ses cartons et les affaires de son loft, et je ne me souviens pas pourquoi il a été viré de chez lui mais je le vois debout dans la rue derrière la porte ouverte du camion avec les policiers qui tentent de le convaincre de s'asseoir sur le siège arrière de leur voiture garée derrière le camion, et Mingus se moque de tout cela mais toujours très gentiment, et là un des types sort de l'immeuble avec la basse de Mingus dans les bras et la jette dans le camion comme si c'était une vieux machin, et ce jour d'hiver, l'instrument a l'air d'être désemparé, dépouillé et hurlant sans aucun bruit - il n'y a que l'ambiance de la rue mais je peux jurer que j'entends Mingus jouer de sa basse tandis que je vois le camion quitter la scène...

Jean-Philippe Rykiel, compositeur-arrangeur
Notre rapport à la musique a changé. Elle ne provoque plus en nous d'effet physique. Il y a trop d'informations sonores, de bruit ambiant, il n'y a plus de silence, notre oreille est devenue blasée. Toute la panoplie d'émotions qu'on pouvait lire dans les chroniques musicales d'antan a disparu. Enfant, on est dans un état plus réceptif qui disparaît ensuite progressivement. Lorsque j'étais petit, il y avait une musique qui me faisait peur. C'était la Rhapsodie Hongroise de Liszt. Mes parents m'ont raconté que je l'appelais la vilaine musique, cela faisait certainement plus référence à la peur qu'elle engendrait qu'à la musique elle-même. Je peux l'écouter aujourd'hui avec grand plaisir. Ce n'est pas directement une image, plutôt une sensation.

Lara Saba, réalisatrice
Une petite radio, une seule fréquence, juste le temps que les geôliers la découvrent. Un chant angélique, les mots d'un poète qu'ils aiment. La voix de Majida El-Roumi les transporte. Ce sont des prisonniers politiques, ils rêvent, ils pleurent. Une prison en plein désert, du sable et du sel. Interdictions, privations, humiliations. C'est un poète communiste. Deux, cinq, quatorze ans. A peine quelques visites. Pas de quoi écrire. Entre deux séances de torture, dans les élucubrations de la douleur, la cellule, utérus de la mère, ultime désir. La poésie naît d'elle- même, comme une jouissance qu'on a retenue depuis des années, pour en souiller une feuille blanche, amante brûlée par le feu du désir, enfin. De plus loin encore, une atroce symphonie de la douleur, j'avais onze ans, mon cousin kidnappé depuis cinq ans, torturé, rendu mourant, on l'a installé dans ma chambre, je dormais dans une autre, toujours dormi dans une autre depuis. Pendant deux semaines, dans ses cris d'agonisant, tous les maux de la torture resurgis. La chaise allemande, les jets d'eau froide, la chaise électrique... On devinait au timbre et au tempo. Musique de la souffrance, mais aussi de la résistance. De l'amour aussi. Les larmes silencieuses de l'amante chaste, par la force des choses, avaient, elles aussi, une musicalité transcendant la souffrance et la déchéance de ce monde qui en était indigne. Beaucoup plus tard, j'avais presque vingt ans, cet amour m'a submergé. Chez moi, les canons venaient juste de se taire. Un garçon de mon âge, il disait être né depuis longtemps. Around Midnight. Encore et encore. Around Midnight. Et puis à l'aube, les oiseaux.

vendredi 24 février 2017

Il était une fois la banlieue


Dans le livret de 24 pages accompagnant le DVD Il était une fois la banlieue où Chris Marker, Jean-Louis Comolli, Alice Diop, Suzanne Rosenberg, Viviane Aquilli, Christiane Lack font les louanges de la réalisatrice Dominique Cabrera, sa monteuse Dominique Greussay évoque "la très belle musique" que j'avais composée en 1992 pour Chronique d'une banlieue ordinaire. J'avais surtout essayé de rester simple, de jouer naturellement, sans artifice, pour que la musique ne semble pas arriver des cieux comme souvent au cinéma. Après son passage sur Canal+ je me souviens avoir été touché que notre facteur m'ait reconnu chantant le thème en même temps que l'orgue. La voix est fausse, mal assurée, fragile. J'avais demandé au guitariste Philippe Deschepper et à l'accordéoniste Michèle Buirette d'interpréter de subtiles variations de cette valse et je serais très curieux d'entendre aujourd'hui les prises qui n'ont pas été retenues au montage.
C'est ce même écart temporel qui donne aujourd'hui tout leur suc aux six films de Dominique Cabrera. Vingt cinq ans ont passé, autant qu'entre la construction des tours du Val Fourré et leur démolition qu'elle filma alors.


En regardant la destruction technique des tours du Val Fourré à Mantes-la-Jolie on ne peut s'empêcher de s'interroger sur celles du World Trade Center. Mais ce sont d'abord les gens qui y ont vécu qu'a filmés la réalisatrice. Quatre mois plus tôt, les anciens habitants arpentent les chambres vides et racontent leur vie passée là. Dans l'intimité de chacune et chacun s'écrit l'histoire de la banlieue à la fin du XXe siècle, une histoire en marge de l'actualité, mais qui depuis n'a pas changé pour les pauvres vivant près de la capitale sans ne rien en connaître. On peut hélas le constater à la projection du film récent d'Olivier Babinet, Swagger. Les deux mondes s'ignorent mutuellement. Il est impossible de ne pas assimiler la déception de ces laissés-pour-compte à la dérive absurde qui en pousse aujourd'hui certains vers l'extrême-droite. En 1981, dans J'ai droit à la parole Dominique Cabrera filmait l'autogestion à Colombes. Comment la banlieue est-elle ensuite devenue « ordinaire » ? L'humanité des personnes qu'elle filme fait écho à leur misère matérielle.
En 1989, Thierry Cabrera, le frère de Dominique, fait la lumière d'un spectacle d'Ahmed Madani, La tour, qui met en scène les habitants avant démolition de leurs appartements et que sa sœur capte un soir sous le titre Un balcon au Val Fourré, présent comme les cinq autres films dans le DVD. À cette occasion je rencontrerai mon ami le scénographe Raymond Sarti qui repeindra en bleu la façade, les balcons, le parking pour le spectacle d'Un Drame Musical Instantané, J'accuse d'Émile Zola, avec un orchestre de 80 musiciens, Richard Bohringer, la chanteuse Dominique Fonfrède, le trio du Drame et Madani à la mise en scène.


Dans ces mêmes lieux Dominique Cabrera y tournera Chronique d'une banlieue ordinaire, avec, en compléments, Réjane dans la tour et Rêves de ville en 1993. La femme de ménage raconte son quotidien de couloir en ascenseur. Un dernier film mêle les discours officiels, le spectacle de la démolition, l'émotion des habitants et les commentaires d'un jeune le jour de la démolition. C'est terminé. Mais que sont-ils devenus aujourd'hui ? La banlieue ne ressemble-t-elle pas toujours à ce no man's land entre la ville et la campagne où rien n'est fait pour les jeunes qui ne peuvent que zoner en bas des cités ? Les urbanistes à la solde des politiques semblent bien les auteurs de cette mise en scène criminelle de la misère.


Après cet ouest délaissé par les pouvoirs publics, Dominique Cabrera migre en banlieue nord pour filmer en 1994 Une poste à La Courneuve, son autre film phare marquant ses débuts avant ses films autobiographiques et ses longs métrages de fiction. Avec toujours autant d'humanité elle enregistre le quotidien d'un bureau de poste de la Cité des 4000 dont les habitants viennent d'abord toucher leurs allocations, rendant responsables les guichetiers qui font pourtant tout leur possible. La misère des sans emplois s'oppose aux petits salariés, fonctionnaires débordés à peine mieux lotis. Tous ces témoignages exceptionnels sont réunis dans le DVD, augmenté d'un entretien filmé par Victor Sicard avec la réalisatrice, le chef op et l'ingénieur du son d'Une poste à La Courneuve, et de l'émission Sur les docks d'Inès Léraud sur France Culture diffusée en 2009.

Il était une fois la banlieue, 6 films de Dominique Cabrera, Documentaire sur grand écran, collections particulières, 25€
→ soirée de lancement du DVD, mardi 7 mars au Forum des images, Paris. Séance suivie d'un débat en présence de Dominique Cabrera et Alice Diop.

lundi 13 février 2017

Le choc de Walerian Borowczyk


Le coffret collector DVD/Blu-Ray consacré à Walerian Borowczyk est choquant à plus d'un titre, d'autant qu'il rassemble 7 longs métrages, 14 courts métrages, quantité de bonus documentaires et 2 livres ! Le choc vient d'abord de la qualité et la variété des films d'animation réalisés à partir de 1959 par celui qui commença par dessiner des affiches en Pologne. Son influence fut considérable, notamment sur les animateurs Jan Svankmajer et les frères Quay, voire Chris Marker qui cosigna Les astronautes. Le second choc vient de l'originalité des premiers films de fiction, sortes de théâtres de marionnettes surréalistes où l'on reconnaît des affinités avec Buster Keaton et Luis Buñuel, mais aussi l'héritage des pionniers Charles-Émile Reynaud, Émile Cohl, Georges Méliès. Enfin, le cinéaste est surtout connu pour ses films aux provocations érotiques qui suscitèrent la censure dans différents pays, et "Boro" n'y va pas de main morte. Ajoutez à cela des partitions musicales signées Bernard Parmegiani, l'invention de machines à musique en bois inouïes, un souci esthétique du moindre détail et vous découvrirez une œuvre unique et audacieuse qui continuera longtemps à faire scandale. Certains y voient une œuvre misogyne, d'autres la libération des femmes, mais il est certain que Borowczyk appuie là où cela fait mal, délicieusement mal ou cruellement du bien ?

Ses films d'animation sont de petits chefs d'œuvre y compris l'extraordinaire long métrage Le théâtre de Monsieur et Madame Kabal (1967) rappelant Topor et Beckett. Ses autres courts métrages, toujours aussi personnels, tiennent plus du cinéma expérimental. La poésie cruelle de Goto, l'île d'amour (1968) ne cache pas sa charge contre le totalitarisme, ce qui n'échappera ni à la censure polonaise stalinienne ni à celle de l'Espagne franquiste. Pierre Brasseur y est un Goto III ubuesque... Blanche (1971) est un drame romantique qui se déroule dans un Moyen Âge des plus scabreux. Michel Simon, Georges Wilson, Jacques Perrin sont nettement plus monstrueux que les bêtes qui rodent d'un film à un autre, et Ligia Branice, femme et muse du réalisateur, joue de manière quasi bressonienne... L'érotisme déjà présent dans ses films précédents explose avec les Contes immoraux (1974) où Fabrice Lucchini est l'un des personnages d'André Pieyre de Mandiargues et Paloma Picasso dans le rôle de la Comtesse Bathory, et le plus provoquant, La bête (1975). Rien à voir avec la pornographie des gonzos du X. Le désir y est extrêmement dérangeant : fellation cosmique, masturbation transcendentale, lesbianisme sanglant, inceste papal, fantasme zoophile. Boro marche sur les traces du Marquis de Sade ou d'Apollinaire. Les mâles en prennent pour leur grade, les femmes se déchaînent, mais les critiques de l'époque semblent avoir raté les intentions subversives... Les films suivants seront plus classiques dans leur narration, films "roses" (absents du coffret) assez fades. Histoire d'un péché (1975) est une descente aux enfers d'une pauvre fille entraînée par sa passion romantique et Dr Jekyll et les femmes (1981) un film d'horreur dont les failles sont évidentes. En effet, Boro soigne le moindre détail, lumière et décors, costumes et maquillage, trucages et montage, au détriment de la direction d'acteurs. Plus les dialogues prennent de la place, moins les films sont convaincants.


Le coffret s'enrichit d'un nombre incroyable de suppléments. Terry Gilliam, Craigie Horsfield, Leslie Megahey, Daniel Bird, Peter Bradshaw, Andrzej Kilmowski introduisent chacun un film. Les documentaires Un film n'est pas une saucisse : Borowczyk et le court métrage et Plaisirs obscurs : Portrait de Walerian Borowczyk, les récits de de chaque tournage par Patrice Leconte, Noël Véry, André Heinrich, Dominique Duvergé-Ségrétin, Udo Kier, les œuvres sur papier de Borowczyk, ses sculptures sonores, une collection d'objets érotiques, des publicités réalisées par Borowczyk, les œuvres peintes de Bona Tibertelli de Pisis, des sujets sur le compositeur Bernard Parmegiani ou sur l'utilisation de la musique classique, la version de 120 minutes des Contes immoraux présentée à Cannes quand La bête en faisait partie, etc. Au bout des fusils est un court-métrage de Peter Graham montrant une chasse de Francis Bouygues avec des faisans prétendument sauvages, mais qui sont en réalité élevés pour être tués ! Deux livres complètent cette somme, Camera Obscura, 212 pages regroupant des articles sur les films et deux entretiens exclusifs avec Borowczyk et Le dico de Boro, abécédaire de 92 pages...

Walerian Borowczyk, coffret collector 8 DVD+3 Blu-Ray+2 livres, version restaurée 2K, ed. Carlotta, 70€, sortie le 22 février 2017
Rétrospective au Centre Pompidou du 24 février au 19 mars, en 11 longs métrages et 26 courts métrages !

mercredi 30 avril 2014

Field recording, l'usage sonore du monde


Pour la prose je savais. Or je faisais du field recording depuis tout ce temps sans le savoir. Le passionnant ouvrage d'Alexandre Galand paru sur la non moins excellente collection Formes de l'éditeur Le Mot et le Reste m'ouvre les yeux sur une pratique naturelle consistant à enregistrer sur le terrain aussi bien les ambiances que la musique. L'usage sonore du monde en 100 albums se réfère évidemment au récit de voyage de Nicolas Bouvier paru en 1963, qui inspira entre autres le cinéaste Stéphane Breton pour sa collection de films ethnographiques. Si les découvertes sont nombreuses parmi trois grandes sections, la captation des sons de la nature, celle des musiques des hommes et les compositions qui s'en emparent, on se perd un peu dans le classement à l'intérieur de chacune.

On peut aussi regretter l'absence d'analyse sur les motivations de tel ou tel compositeur à intégrer des séquences documentaires dans ses fictions, d'autant que c'est la partie la plus faible de l'introduction alors que ces mélanges occupent la majeure partie de l'ouvrage. Quelle raison a chacun de se confronter au monde sonore en dehors d'un contexte musical ? Quelle différence s'exprime entre nature et culture ? La sélection très orientée "musiques du monde" dans la seconde partie et "musique électro-acoustique" dans la troisième (analogie avec le travail solitaire du preneur de son ?) en oublie les rockers et les jazzmen aux motivations fort différentes, tels René Lussier (Le trésor de la langue dressant un pont entre le l'Histoire du Québec et la musique), Frank Zappa (producteur de Wild Man Fisher, artiste de rue schizophrénique), Barney Wilen (Moshi, influence d'un voyage en Afrique, et Auto Jazz - Tragic Destiny Of Lorenzo Bandini, énergie de la course automobile), Colette Magny (Mai 68 avec les reportages de Chris Marker), parmi tant d'autres. Ce n'est pas seulement une question de choix, car l'absence d'articulations historiques qui ont pourtant fait le succès de plusieurs ouvrages de la collection ne nous permet que de picorer ici et là des informations, certes précieuses. Après avoir interrogé le spécialiste des chants d'oiseaux Jean C. Roché, l'ethnomusicologue Bernard Lortat-Jacob et le musicien improvisateur Peter Cusack, Alexandre Galand nous offre néanmoins 100 pistes, autant d'albums pour la plupart méconnus, pour alimenter notre curiosité dans ce domaine ouvert de l'écoute sans frontières.

Chaque parcours est une invitation au voyage. Je me revois en 1966 arpentant le Maroc avec le petit magnétophone portable italien de ma sœur, enregistrant les Gnaouas, les singes magots de la forêt, les médinas de Fès et Marrakech, afin de sonoriser le montage diapo de nos vacances. Trois ans plus tard je capturais le son du Festival d'Amougies, seul témoignage musical aujourd'hui accessible du premier festival de musique pop et jazz européen. J'en profitai pour immortaliser l'ambiance du public, les annonces de Pierre Lattès et les coups de gueule de Mouna. Il me faudra ensuite attendre de rentrer à l'Idhec en 1971 pour développer mes expériences sonores, encouragé par l'enseignement de Michel Fano et Aimé Agnel. L'écoute radiophonique de Luc Ferrari et Barney Wilen au Pop Club de José Artur m'avaient déjà titillé, mais la découverte d'Edgard Varèse grâce à Frank Zappa fut déterminante. Pour simplifier, merci John Cage, toute organisation de sons n'est-elle pas musique dès lors que l'on signifie son début et sa fin ? En 1975, Défense de, mon premier album, intègre des bruitages et l'année suivante Un drame musical instantané branchera le téléphone du studio sur la table de mixage de manière à incorporer les coups de fil reçus pendant nos improvisations ! J'avais pris l'habitude de diffuser des reportages sonores parmi les instruments comme les chiffres du loto dans Rideau ! (1980), On tourne (1981) entièrement enregistré dans une usine de métaux, une partie de chasse dans Ne pas être admiré. Être cru. (1982) et le métro dans L'homme à la caméra (1983) avec le grand orchestre, le haras de Blois pour Les blancs jouent et gagnent (1987) ou le casino de Deauville pour le film L'argent de Marcel L'Herbier (1988), etc. Les saynètes que compose la litanie de mes répondeurs téléphoniques (1977-89), les radiophonies revendiquant leurs social soundscapes (1974-81) ou la Mascarade Machine (2010) transformant le flux hertzien en mélodies n'appartiennent-ils pas tout autant au genre du field recording ? En 1994 j'organisai les bandes rapportées du Haut-Karabagh par Richard Hayon comme un carnet de notes, récit de voyage où ces Musiques du Front se jouaient dans les cimetières, les tranchées et les ruines. J'ai longtemps marché, un micro fiché sur chaque oreille, mais aujourd'hui j'utilise un petit Nagra discret et compact. Sur scène il m'arrive aujourd'hui d'utiliser les samples que Chris Watson a commercialisé pour SonicCouture...

Le field recording devient un décor de théâtre (pré-établi) où se déroule l'action (par exemple, improvisée), sa véracité documentaire permettant aux auditeurs de s'immiscer dans des fictions imaginaires. Plus généralement composer des partitions sonores mêlant bruits, voix et musiques m'a poussé à considérer le field recording comme une composante essentielle de mon travail, et ce dans les trois cas cités par Galand, en enregistrant les bruits de la nature et des activités humaines, en privilégiant parfois des prises de son in situ, en intégrant ces éléments à des compositions hybrides. Même le studio est chez moi un terrain particulier où la vie quotidienne a sa place. L'improvisation y est pour beaucoup. Comme toute organisation sonore est musique, tout enregistrement devient ainsi field recording, pulvérisant les frontières qui séparent le vivant du vécu.

mercredi 23 avril 2014

Les bestioles d'Atacama


Françoise m'a demandé de sonoriser trois petites séquences animalières qu'elle a tournées au début du mois à San Pedro dans le désert d'Atacama au Chili. Pas question d'illustrer platement les flamants roses. Quitte à rajouter une musique, autant qu'elle apporte du sens ! Toute référence à l'éléphant de Slon Tango était vouée à l'échec, le fabuleux court métrage de Chris Marker reposant sur le long plan séquence d'un animal dressé dont la mémoire chorégraphique exprime probablement le stress. J'ai bien essayé. Aucune danse ne collait au jeu de jambes des échassiers. Les illusionnistes savent que l'on ne recommence jamais deux fois le même tour. Il fallait mieux chercher quelque chose d'exogène, rencontre du troisième type, comme si les animaux venaient de la planète Mars. C'est d'ailleurs ici que la NASA teste ses véhicules extraterrestres.


Gloria des Them tournait sur la platine à l'étage du dessous. Nous aurions pu être tentés par du rock, mais j'ai collé un duo improvisé avec Hélène Sage en 1981. L'archet de sa contrebasse se fond à mon dispositif électro-acoustique comme une partie de ping-pong. Les évènements disparates participent au synchronisme accidentel en faisant ressortir quantité de détails discrets comme ces étranges petits reptiles qui se faufilent sur le salar, l'un des plus grands gisements de lithium du monde. La bluette des flamants devient une scène inquiétante où le danger est suggéré par le traitement dramatique de la partition sonore. Sur la fin, en observant la courte phrase mélodique d'un grand ensemble j'ai pensé au projet inabouti de Buñuel de placer un orchestre symphonique aux fenêtres d'un immeuble en construction dans Los Olvidados.


La séquence des becs, est plus mignonne. Je me suis contenté de traiter le son synchrone avec le H3000. Les percussions, étirées, deviennent une sorte de chœur à la seconde entrée de champ des moineaux, mais surtout, à la fin, les piaillements et les coups de becs des pique-assiettes de plus en plus synthétiques rappellent avec humour un caquetage humain. Picos et Atacama font écho à Portée, un autre film de Françoise avec des petits oiseaux sur des fils téléphoniques. Pour la troisième séquence intitulée Salar, qui tient plus des souvenirs de vacances, j'ai ajouté au son direct une version instrumentale de la chanson La peste et le choléra écrite avec Bernard Vitet en 1992 pour l'album Carton, rien de très original, juste une couleur sud-américaine... Trois manières de traiter le réel pour se rapprocher de la fiction : en prenant un contrepied radical, en soulignant une allusion, en collant du papier peint...

mardi 31 juillet 2012

Évocation de Chris Marker


La disparition de Chris Marker, le jour-même de son anniversaire de 91 ans, est le dernier tour de cet artiste immense qui sut se jouer de la mémoire et du futur dans un univers quantique où l'impossible faisait partie de son quotidien. On ne sera donc pas surpris de le voir réapparaître au détour d'un plan, du moins en ombre fugitive tant il détestait se montrer en public, énième réincarnation de Guillaume-en-Égypte.
Au printemps 2001, alors corédacteur du Journal des Allumés du Jazz, je posai La Question, entre autres, à Chris Marker :
" Autour de la musique gravitent des images. Quelle est celle qui vous a le plus marqué ? "
Ce n'est pas vraiment un inédit puisque sa réponse parut dans le n°5, mais elle figure à elle seule une petite nouvelle, un court-métrage, une histoire comme seul il savait les raconter. Il a semé tant de graines que nombreuses plantes ne manqueront pas de refleurir après lui.

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" Celle qui vous a le plus marqué ? ". Comme vous y allez, heureux enfants insouciants qui ne savez pas encore combien d'images marquantes peut accumuler une mémoire ? C'est vrai que généralement je ne réponds pas à ce genre de questions (comme " les dix films qui ? " " les dix livres dans une île déserte ? " etc) -et j'en aurais fait autant si justement une image n'avait pas surgi toute seule à la fin de ma lecture. Je ne suis pas sûr qu'elle entre exactement dans ce que vous aviez en tête, mais comme elle était là, je vous la livre, vous en ferez ce que vous voudrez, inutile de dire que je ne me sentirai nullement offensé si vous concluez que, comme il m'arrive souvent, je suis à côté de la question.

Amitiés, Chris Marker

L'année serait facile à retrouver : c'était celle où les Exodus, rejetés par les Anglais des ports palestiniens, refusés par la France, erraient de côte en côte : certains se retrouvaient à leur point de départ, à Hambourg (pour un peu on leur aurait fait faire le reste du chemin en train, jusqu'à Treblinka, ça leur aurait rappelé des choses) - deux en particulier demeuraient en suspens au large de Juan les Pins, où nous voyions leurs feux s'allumer au crépuscule pendant que nous dansions en écoutant la musique de jazz. La guerre était encore assez proche pour que ce genre de collage incongru nous paraisse relever de la folie ordinaire, nous en avions vu d'autres. Dans cette boîte-là jouait Bernard Peiffer, le grand pianiste français qui devait peu de temps après nous quitter pour une carrière aux USA. Sa femme, Monique Dominique, chantait des spirituals, elle était une des rares blanches à pouvoir les interpréter avec le vibrato des grandes chanteuses noires. Et Danny Kane, remarquable joueur d'harmonica, complétait la formation avec un bassiste et un batteur que j'ai oubliés. C'est pendant une pause que j'ai vu Danny Kane aller s'adosser à une colonne, au fond de la petite scène où ils jouaient, là où la vue sur la mer était la plus directe, et doucement, presque inaudiblement dans le bruit des conversations qui venaient de succéder à la musique, tirer de son harmonica qui venait de dialoguer avec Bernard sur You go to my head les quelques notes d'une mélodie, celle de l'Hatikvah. Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes que j'ai été le seul à faire le lien. Danny Kane était juif. De ce lieu de jeux insouciants, il envoyait un message aux autres, à ceux qui traînaient de côte en côte dans des conditions à peine meilleures que celles qu'ils avaient connues dans les camps. Il jouait pour lui, pour eux, tourné vers la mer, et personne ne l'écoutait, et personne sans doute n'aurait reconnu la mélodie. Aujourd'hui, cinquante et quelques ans plus tard, quand j'éprouve le vertige de ce temps-là et de tout ce qui a suivi, ce temps où l'Hatikvah n'était pas encore l'hymne d'un état qui n'existait pas encore, ce temps où les Six-Jours n'étaient pas le nom d'une guerre mais d'une course cycliste en un temps plus ancien encore, où le nom de Vel d'Hiv n'était pas encore celui d'une rafle, et où le mot rafle n'évoquait encore qu'une opération de police contre des truands, que d'ailleurs on n'appelait pas encore truands, ceux-là étaient des bandits du moyen-âge, c'est après-guerre que le mot reprendrait bizarrement sa place, quand j'éprouve le vertige de ce long enchaînement de chances et de gâchis, de promesses non tenues et de haines décidément insurmontables, je pense qu'il faudrait des livres et des livres pour en faire le compte, sans d'ailleurs convaincre personne, ou bien simplement réentendre au fond de la mémoire, imperceptibles et indestructibles, ces quelques notes fragiles qu'un joueur d'harmonica égrenait un soir d'après-guerre dans le crépuscule de Juan les Pins.

Note aucazoù : Exodus, You go to my head et Hatikvah doivent être en italiques.

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Chris Marker sur drame.org :
Chris Marker, moires et mémoires
Le 1er mai 2009 vu par Chris Marker
Immemory de Chris Marker (version anglaise pour OSX)
Le souvenir d'un avenir
Regarder Chris Marker dans les yeux
Chris Marker et les syndicats
Etc.

vendredi 8 juillet 2011

Chris Marker, moires et mémoires


Grande exposition Chris Marker en Arles pour les Rencontres de la Photographie. L'ensemble est à la fois disparate et homogène. À l'entrée, offert à la manipulation des visiteurs sur deux ordinateurs, le monde du cinéaste sur Second Life est aussi profond que le CD-Rom Immemory, mais il souffre des mêmes travers, une interface minimale et rébarbative. À la place de cet espace virtuel, à l'esthétique informatique vieillotte et malhabile, on rêverait d'une scénographie foraine en dur qui nous entraînerait dans les méandres de la pensée, en décors bien réels, avec des chausse-trappes et des miroirs déformants, de fausses perspectives et des passages secrets.
Si le malin faussaire froisse et déplie les visages des femmes, est-ce un ménage de printemps ou un échappatoire à l'inexorable oubli ? Ses clins d'œil aux vieux maîtres sont ceux d'un merveilleux conteur. Les affiches de cinéma jouent des heurts de la mémoire, les photographies des passagères du métro, son travail le plus récent, sont retouchées comme dans un journal de mode ou comparées à des tableaux historiques. Les fantômes prennent la pose à l'insu des modèles. Sommes-nous les enfants du passé ou du futur ? La conjugaison de Chris Marker confond l'un et l'autre. Les visiteurs peuvent se demander s'ils sont bien là ou ailleurs. Quelle heure est-elle ? interroge-t-il. La Jetée avait dressé les ponts. Le totem de postes de télévision est une incantation aux mythes cinématographiques, ces femmes qui hantent les souvenirs d'un homme qui s'est toujours voulu sans visage, du moins pour les autres. Invisible passe-muraille, le cinéaste traverse le temps sans même plus se déplacer, car Chris Marker ne viendra pas. Tout cela est derrière lui. Fatigué par les années des vrais calendriers, l'arpenteur rebelle avance toujours et encore, appâts contés.

mardi 31 mai 2011

Revision


Voilà plusieurs jours que j'ai décidé d'écrire un billet sur le fait que je dors très peu. M'endormant facilement à bout de fatigue et étant trop heureux de me réveiller, j'émets des doutes sérieux sur ce qui se trame dans mon inconscient. Alors que je viens de trouver le titre de mon billet, Sans sommeil, je découvre que j'ai abordé le sujet le 31 janvier 2007 et que je lui ai même attribué ce titre-là !
Jouant aux dix films à emporter sur une île déserte avec Jonathan, je fais une recherche dans mon Blog, et vlan, L'ile déserte sort du chapeau à la date du 18 mai 2007. Je ne m'étais alors autorisé que des films publiés en DVD. La donne a changé. Ma cinémathèque a considérablement augmenté. Aujourd'hui, comme nos listes sont trop longues, nous choisissons seulement des films que nous pourrions revoir quel que soit le moment, là, à l'instant.
Dans le désordre, comme ils me viennent, je sélectionne :
Muriel (Alain Resnais) qui était déjà le premier de ma liste précédente et dont j'ai affublé ma fille en second prénom à son grand dam
La nuit du chasseur (Charles Laughton), film orphelin que Carlotta vient de ressortir au cinéma
Adieu Philippine (Jacques Rozier) dont je connais tous les dialogues par cœur
Johnny Guitare (Nicholas Ray), idem
L'âge d'or (Luis Buñuel) puisqu'il faut bien n'en choisir qu'un
Faust (F.W.Murnau) d'autant que le Drame en avait composé une partition complète et que nous ne l'avons jamais joué
Le testament du Dr Mabuse (Fritz Lang) comme M qui forme dyptique avec lui
Le testament d'Orphée (Jean Cocteau), son dernier film résume toute son œuvre
Anathan (Josef von Sternberg), un autre dernier film, en japonais, commenté par l'auteur
La grande illusion (Jean Renoir) pour ne pas prendre La règle du jeu que Jonathan emporte déjà !
Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy), mais c'eut pu être Les parapluies ou Une chambre en ville
Uccellacci e uccellini (Pier Paolo Pasolini) aussi bien que La ricotta
Histoire(s) du cinéma (Jean-Luc Godard), pirouette élargissant fabuleusement le champ
Cela fait déjà 14 et tous ceux ou celles qui se prêtent à l'exercice trichent en ajoutant qu'ils ont laissé de côté tel ou tel, comme moi Les petites marguerites (Vera Chytilova), Un chant d'amour (Jean Genet), La rue de la honte (Mizoguchi Kenji), Vertigo (Alfred Hitchcock), Mon oncle (Jacques Tati), Le guépard (Lucchino Visconti), Gertrude (Carl T.Dreyer), Persona (Ingmar Bergman), La glace à trois faces (Jean Epstein), A Movie (Bruce Conner), The Peeping Tom (Michael Powell), Hellzapoppin (H.C. Potter), La route parallèle (Ferdinand Khittl), L'homme à la caméra (Dziga Vertov), La face cachée de la lune, que je ne pourrais pas forcément regarder là, tout de suite, sans réfléchir. J'ai carrément oublié Welles, Pasolini, Dreyer, Moullet, Vigo, Bresson, Ophüls, Fuller, Chaplin, Keaton, Fassbinder, Oshima, Varda, Marker, Jacques Tourneur, Lynch, Pelechian, faute de n'avoir pas su choisir... Ni documentaires ni animations, ni ceux de Françoise ou les miens, ni courts-métrages... Le pari est stupide.
Aussi subjectif que moi, Jonathan Buchsbaum sélectionne Muriel et L'âge d'or comme moi, mais ajoute La règle du jeu, Dead Man, Citizen Kane, Satantango, La terre tremble, M le maudit, Les mémoires du sous-développement, Point Blank, Le samouraï, L'éclipse et bien d'autres, parce que nous trichons définitivement tous ! Jonathan, qui m'a suggéré Hell in the Pacific de John Boorman pour illustrer notre île déserte, propose que la prochaine fois nous nommions dix films des vingt dernières années en espérant qu'on arrivera à dix...
L'exercice est un peu vain, mais il peut fournir des pistes. Les choix, forcément subjectifs, renvoient à l'histoire de chacun. Le cinéma a tout à voir avec le souvenir et le fantasme, l'identification à des histoires vécues et les perspectives que l'on se donne encore. Dans ma liste je note tout de même que la mémoire et le testament se complètent, que l'on peut toujours tourner la page et renaître, que tous mes chouchous sont des vecteurs tirant leurs sources dans le passé pour mieux affronter l'avenir et qu'ils incarnent tous une lutte contre la mort. Ce qui me ramène à mon interrogation initiale sur les raisons de ma veille. Le cinéma m'empêcherait de m'endormir, donc de mourir, mais c'est la musique qui me réveille, un merle en particulier, me rassurant chaque matin que je suis toujours en vie.

jeudi 5 mai 2011

Musique d'accompagnement pour une scène photographique


Le titre de mon article se réfère évidemment à la Musique d'accompagnement pour une une scène de film (Begleitungsmusik zu einer Lichtspielszene) d'Arnold Schönberg (sur l'INA ou Deezer) pour laquelle Danièle Huillet et Jean-Marie Straub tournèrent jadis une remarquable Introduction cinématographique. Si le schéma opératique le plus courant est "exposition, action, catastrophe", Schönberg crée le drame sur la trame "danger menaçant, angoisse, catastrophe". L'économie de moyens déployée ici pour un résultat optimal est évidemment un modèle qu'il est aussi agréable qu'utile de suivre !
Comme je ne veux rien dévoiler qui ne soit officiel, je commence par regarder la conférence de presse des Rencontres d'Arles de la Photographie et je parcours la programmation. Me voici donc embarqué avec l'équipe de réalisation, Olivier Koechlin, Valéry Faidherbe et François Girard, pour une nouvelle aventure arlésienne. J'avais déjà occupé le poste de directeur musical des Soirées de 2002 à 2005, mais n'y étais pas retourné depuis. Si mon rôle tient du conseil, comme pour le "mano a mano" entre les agences Tendance Floue et Seven ou l'hommage à Roger Thérond, je mets la main à la pâte en sonorisant les dix ans du Prix Découverte et les autres, ou des expositions qui dureront tout l'été, comme celle de la photographe mexicaine Dulce Pinzon (La véritable histoire des super-héros, photo ci-dessus). Le reste est projeté sur écran géant au Théâtre Antique, avec musiciens en direct ou montage préenregistré. L'artiste JR clôturera la dernière soirée et je suis impatient de voir l'exposition consacrée à Chris Marker, de La jetée à son travail sur Second Life, dans le cadre de From Her On.
Sonoriser les montages photos est indispensable pour que le spectacle naisse, mais c'est un exercice difficile, voire dangereux. La rencontre de la musique et des images engendre de nouveaux sens qui ne doivent pas trahir les intentions des photographes. Lorsque je ne compose pas moi-même des originaux, j'essaie en général d'utiliser des œuvres peu connues dont les références ne handicapent pas le mariage arrangé tout en évitant l'illustration redondante. Je recherche donc les complémentaires en ayant à l'esprit l'effet produit sur les quelques 2500 spectateurs ! Il s'agit de créer le rêve ou la réflexion dans un temps très court, en surprenant, mais confortablement pour ne pas écraser les images. L'ensemble sonore doit faire œuvre, se tenir d'un bout à l'autre, tout en entretenant l'attention. Ce n'est pas toujours simple lorsque les sujets sont variés dans un même programme, ou les séquences extrêmement courtes, mais les enjeux sont stimulants. Pour l'instant nous en sommes à découvrir nous-mêmes les alliages magiques où l'intuition rivalise avec le synchronisme accidentel. Je plonge dans ma discothèque en grimpant le long des étagères, je bloque les dates des musicien(ne)s pressenti(e)s et savoure le travail de mes camarades réalisateurs qui mettent en forme la semaine de spectacles du 5 au 9 juillet prochains.

samedi 2 janvier 2010

Vœux pieux


Exprimée par mes lèvres gourmandes, la bonne année résonne comme une bonne blague. Trois mois avant le 1er avril je vous souhaite donc une meilleure année, avant de frire ou de se noyer. À lire vos vœux envoyés, la précédente semble en avoir déprimé plus d'une et plus d'un. Apprenez à nager, de fond plutôt que rapidement. La vitesse est un fléau moderne. Plus conforme à une fosse abyssale, le sommet de Copenhague a harponné les plus coriaces. Ainsi, renversé, Chris Marker déclare forfait sur Poptronics où son chat Guillaume-en-Egypte annonce la fin de sa collaboration. Nombreux messages cherchent en vain une raison de se réjouir de ce que l'avenir nous réserve. C'est à se foutre à l'eau, sans bulles. Histoire de se couler dans un monde de silence où les colons sont encore minoritaires, même si les pollueurs s'en donnent à cœur joie. Je choisis des mots avec des œufs dans l'eau pour me donner l'illusion d'un bain revigorant où pourront éclore nos rêves les plus fous. On en a besoin. Donc, je reviens à un message plus souriant en vous souhaitant de ne pas baisser les bras, mais de vous battre, coûte que coûte, ce qui ne peut être plus cher que l'addition tendue par l'ultra-libéralisme, cynique et meurtrier. Je vous souhaite une année de résistance, une année debout, une année solidaire, utopique, imaginative. Je vous souhaite une année. C'est déjà ça. On fera le bilan dans 365 jours en espérant qu'il sera plus brillant. À condition que l'on s'y mette tous et toutes, ensemble... Parce qu'ici, ce ne sont encore que des mots !

mercredi 6 mai 2009

Le 1er mai 2009 vu par Chris Marker


Annick Rivoire a de la chance d'avoir de tels correspondants pour le site Poptronics.
Lorsque Chris Marker ne lui envoie pas les collages de son chat Guillaume-en-Egypte, il met gracieusement en ligne (sous Creative Commons) 25 photographies prises pendant la manifestation de vendredi dernier. Comme j'en reproduis la mozaïque, un détail me saute aux yeux : la plupart des hommes portent l'uniforme, les femmes défilent. D'un côté comme de l'autre les mines ne sont pas particulièrement réjouies. La crise touche tout le monde. On s'interroge sur les incertitudes de l'avenir. Aragon disait qu'elles étaient celui de l'homme... Alors ?
La crise a bon dos. Quelle crise ? L'alerte aux abus d'une caste arrogante qui s'en met plein les poches sur le dos de la population, au risque de bousiller la planète, le fossé entre les riches et les pauvres qui se creuse un peu plus chaque année, le mécontentement qui gronde, un barril de poudre qui attend sa mèche... Il suffirait peut-être d'une étincelle pour que tout cela explose ? Quand je pense que de tels propos pourraient faire débarquer une meute de types en cagoules au petit matin... Ceux-là y auront toujours droit au cache-nez. Mais les allumettes sont entre les mains du pouvoir. Une chance qu'il joue avec le feu, le fada de l'Elysée ! Il fait semblant d'éteindre les incendies avec un arrosoir, il dresse des rideaux de fumée, mais ça continue, de pire en pire. Et nous, nous manifestons dans le calme, bien plan plan, le regard perdu sur la ligne bleue des roses. À force de broyer du noir, il finira bien par se redresser vers les étoiles. Chaque nuit est une promesse. Comme le regard de ces femmes, décidées, elles savent que cela ne se joue pas en un jour, elles sont patientes, opiniâtres, elles marchent, elles avancent. Ne manquons pas leurs rendez-vous.

mercredi 25 mars 2009

Flash back et remix


Votre solidarité m'encourage à me détendre. Je peux m'allonger lire, à en oublier d'écrire. Je me rejoue la scène de la plage de galets en bas de l'échelle. C'est plus haut que ça en a l'air. C'est surtout très grand avec une colonie de goélands seuls face à l'horizon. C'est loin. C'est déjà loin. Mais à seulement deux heures de Paris.
En réalité, Françoise me demande de regarder l'état du montage de Ciné-Romand. Igor et elle ont tout bouleversé. La version projetée au Centre Pompidou n'en montrait que les prémices. Elle a choisi d'autres plans, incorporé les spectateurs à la fiction, utilisé la distance critique des webcams en cherchant les correspondances entre les différents films.
Je profite aussi de ce jour chômé pour "lire" un copieux et passionnant billet sur Poptronics accompagné de séquences exclusives filmées par Chris Marker et intitulé C’est les luttes virales, groupons-nous et demain.... Annick Rivoire y recense les actions inventives des grévistes et résistants au sarkozisme destructeur. C'est bourré d'images et de liens précieux.

jeudi 18 décembre 2008

Dans la nuit des images, le son est un trou noir


Dans la nuit, des images "est une manifestation artistique consacrée aux arts visuels et numériques présentée en clôture de la Présidence française du Conseil de l'Union Européenne et de la saison culturelle européenne, par le Ministère de la Culture et de la Communication (Délégation aux arts plastiques) et par Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains dirigé par Alain Fleischer, directeur artistique de l'exposition." Tous les jours jusqu'au 31 décembre, de 17h à 1h du matin, la nef du Grand Palais abrite, dans une atmosphère glaciale et majestueuse, 140 œuvres d'artistes célèbres et jeunes gens issus du Fresnoy (entrée libre !). Sur les écrans plantés comme un champ de fleurs sauvages dans une grotte miraculeuse, vous y reconnaîtrez peut-être William Klein, Bob Wilson, Michael Snow, Chris Marker, Manoel de Oliveira, Samuel Becket, Christian Marclay, William Kentridge, Fischli et Weiss, Nam June Païk ou Bill Viola, mais l'impression générale domine et écrase l'ensemble des individualités. L'installation de Fleischer phagocyte les expressions de chacun comme un immense sampling chorégraphique, le grand mix n'étant que visuel tant le son n'a pas été pensé pour l'occasion. La France expose sa surdité. Que les œuvres projetées soient muettes ou sonores ne fait aucune différence, le brouhaha est à l'image de la mégalomanie nationale. Il aurait pourtant été intéressant de réfléchir la partition sonore de cette colossale chorégraphie, d'y consacrer ne serait-ce qu'une petite part du budget pour faire de ce tape-à-l'œil une symphonie, mais ici comme ailleurs le son reste le parent pauvre, le dispensable accessoire, la question escamotée.


Que cela ne vous empêche pas d'y faire un tour ! La façade du Grand Palais où Charles Sandison projette des mots issus de la Charte des Droits Fondamentaux de l'Union européenne sous le titre Manifesto : Proclamaćion Solemne est impressionnante, même si les mots perdent de leur sens. Le gigantisme du Data.tron (prototype) de Ryoji Ikeda échappe heureusement à l'écrasement. Le colloque "Vitesses Limites" cet après-midi et demain matin est certainement passionnant, puisqu'y participent Alain Badiou, Bernard Stiegler, Nicole Brenez, etc. Sont programmés des concerts, des projections, toute une panoplie d'évènements apte à camoufler une fin d'année qui annonce le début d'une crise grave que personne ne semble souhaiter évoquer. Vous en aurez plein les mirettes. Habillez-vous chaudement, oubliez vos oreilles, cherchez la découverte (son palais est de l'autre côté, sur la face obscure de l'édifice), c'est la fête !

lundi 8 décembre 2008

Immemory de Chris Marker (version anglaise pour OS X)


Souvent évoqué dans cette colonne, le CD-Rom de Chris Marker édité en 1997 par le Centre Pompidou paraît en anglais dans une version révisée, augmentée des X-Plugs, et surtout compatible avec le système Mac OS X version 10.4.11 et ultérieures. Rassemblant des quantités d'images, de textes, de bouts de film, de sons, de citations, Immemory est un jalon incontournable de l'œuvre de Chris Marker. J'ai dit et répété qu'il avait beau avoir une interactivité extrêmement sommaire, c'est l'un des rares objets multimédia de cette époque qui ne donne pas l'impression d'avoir perdu son temps lorsqu'on le quitte. Il est à Marker ce que sont les Histoire(s) du cinéma à Godard. Une somme, non, dirait Eisenstein, un produit ! Entendre une œuvre dont la transversalité, concept moderne s'il en est, est le maître-mot.
Il y a quelques mois j'avais abordé Le trou noir de la création numérique, billet commenté par Éric Viennot et Pierre Lavoie, parmi d'autres. Il est absolument nécessaire de rééditer en français Immemory, histoire de mémoire, avec les autres œuvres essentielles qui marquèrent ces années fastes et inventives. La rapidité de renouvellement des supports informatiques a rendu inaccessible ce patrimoine culturel inestimable. Il y a quelques jours, Antoine Schmitt et moi-même avons ainsi décidé de trouver les moyens financiers de porter notre CD-Rom Machiavel sur Internet et, pourquoi pas, sur l'iPhone ; le portable d'Apple se prêterait superbement au scratch interactif des 111 boucles vidéo et à ses facéties comportementales (Machiavel réagit au plaisir et à l'ennui !). Il est indispensable de faire revivre les CD-Roms qui ont marqué leur temps, par leur invention, la qualité de leur contenu et les modes de jeu que les nouvelles technologies ont suscités : Puppet Motel de Laurie Anderson, Reactive Squares de John Maeda, Machines à écrire d’Antoine Denize, œuvres de Peter Gabriel, l'Oncle Ernest, etc., et bien évidemment le modèle d'interactivité que représente notre Alphabet, multiprimé et internationalement acclamé ! On s'en souvient, mais les nouvelles générations les ignorent cruellement. Aucun organisme institutionnel ne s'en préoccupe, aucune ligne budgétaire n'y est affectée. Quel gâchis ! Avant l’éclatement de la bulle Internet, la création artistique profitait de l’enthousiasme pour l’interactivité qui confond l’interprète et le spectateur. Les budgets, tant pour la création que pour l’institutionnel, étaient conséquents si on les compare avec ce qui se pratique aujourd’hui, donnant les moyens à ses acteurs de prendre le temps de la recherche et du développement. On parlait alors de contenu, estimant qu'il était indémodable puisque portable sur de nouvelles plate-formes. Tout est là. Internet ou le smartphone pourraient leur donner une nouvelle jeunesse à l'instar du DVD pour le cinéma. De nouvelles vocations ne manqueraient pas de se déclarer au vu et su du trésor que représentent ces œuvres aussi historiques qu'inégalées.

samedi 7 juin 2008

Les garçons sauvages



Le clip réalisé par Romain Gavras pour le groupe Justice fait polémique. Le MRAP a porté plainte contre la diffusion de "Stress". Le réalisateur Chris Marker défend le film. Regardez-le pour vous faire votre propre idée avant de lire la position des uns et des autres en cliquant sur "lire la suite".

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jeudi 29 mai 2008

Le souvenir d'un avenir


Dans le même colis du Wexner Center, pour lequel la douane me réclama six euros, il y avait le livre que Chris Marker a récemment tiré de son film La jetée et le dvd du film qu'il a cosigné avec Yannick Bellon, Le souvenir d'un avenir (Remembrance of Things To Come), sur l'œuvre photographique de Denise Bellon, mère de la réalisatrice et de la comédienne Loleh Bellon. Le titre de ce nouveau film, tourné en 2001 pour Arte, rappelle le paradoxe temporel du célèbre court-métrage de Marker dont Terry Gilliam tira le remake holywoodien Twelve Monkeys (L'armée des douze singes). Le "ciné-roman" adapté de La jetée, originalement en vues fixes et voix off (Jean Négroni en était la voix française, mais qui donc est le narrateur de la version anglaise que Marker dit préférer, est-ce le réalisateur lui-même ?... Comparez !), est un enchantement qui donne une nouvelle dimension au chef d'œuvre de Chris Marker, tandis que l'on tourne doucement les pages avec le texte en légende. L'ouvrage, 270 pages, doit bientôt sortir en France, mais l'édition américaine comporte déjà les "sous-titres" anglais et français.
Qu'attend-on pour éditer en dvd l'intégrale des films de Marker ? Arte vient de publier Le fond de l'air et rouge accompagné d'un second dvd de bonus exceptionnels, on trouve ici et là Chats perchés, La jetée couplé avec Sans soleil, AK (sur Kurosawa), Une journée d'Andreï Arsenevitch (sur Tarkovsky), Le tombeau d'Alexandre (sur Medvedkine), mais quid de tout le reste ? Un site lui est consacré depuis peu.
Dans Le souvenir d'un avenir, le travail photographique de Denise Bellon est une vraie merveille et la réalisation évidemment fine et sensible, aussi magique que critique. C'est l'Histoire qui défile en images et en sons, partition sonore intelligente de Michel Krasna, de 1935 à 1955. À l'exposition surréaliste de 1937 succèdent la naissance de la Cinémathèque Française (célébre photo de la baignoire de Langlois remplie de bobines), le Front Populaire, les colonies, la guerre civile espagnole, l'Occupation, etc. La version présente est uniquement en anglais avec la voix d'Alexandra Stewart, mais l'intégrale de Yannick Bellon parue chez Doriane comprend le film original en français avec la voix de Pierre Arditi. Je ne l'ai pas entendu. Alexandra est parfaite. Et j'ai adoré le complément de programme du dvd américain, le film de Yannick Bellon sur et avec l'écrivaine Colette qui en a écrit le texte, court-métrage de 1950 figurant d'ailleurs également dans son intégrale.


Voici donc deux magnifiques portraits de femmes qui ont dû se battre pour imposer leurs vues et leurs noms.

vendredi 2 mai 2008

Regarder Chris Marker dans les yeux


J'avais aperçu le livre, bien en vue, sur une table basse chez Agnès Varda. Publié aux U.S.A., je l'ai trouvé sur Amazon.fr pour moitié du prix Fnac. Staring Back rassemble des photographies noir et blanc prises par Chris Marker à partir de 1952. Pendant tout ce temps, l'arbre des grands boulevards n'a eu le temps de grandir que de quelques centimètres. Aux côtés de nombreux portraits regard caméra qui forment la colonne vertébrale du recueil, on trouve Charonne en 1962, la Marche sur le Pentagone de 1967, les événements du mois de mai 1968, les manifestations anti-CPE de 2006 et des photogrammes de ses films La jetée, Sans soleil, Cuba si et Chats perchés. Filmographie et bibliographie concluent l'ensemble. Le cinéaste comprend vite que sa caméra est une arme contre la police. Il cite Abbie Hoffman : " Nous étions jeunes, nous étions désespérés, arrogants, idiots, têtus, mais nous avions raison." Les légendes sont absentes. Marker donne beaucoup plus d'existence aux anonymes de partout qu'aux célébrités qui ont jalonné sa course, Maurice Thorez, Daniel Cohn-Bendit, Akira Kurosawa, Alexandra Stewart, Simone Signoret, Salvador Dali, Emil Zatopek, Alexander Medvedkine, Andrei Tarkovsky, Joris Ivens, Michel Legrand, Fidel Castro, Delphine Seyrig, William Klein, Catherine Belkhodja, Olivier Besancenot... Des visages tout autour de la Terre, des visages qui le dévisagent, des visages qui nous regardent droit dans les yeux, des visages qui sont les nôtres. Et puis des bêtes qui elles aussi nous renvoient à ce que nous sommes.
Pour que la scène soit complète, il faudrait entendre la bande-son de ses installations Silent Movie (vingt solos de pianos de Satie à Monpou) ou Staring Back (Bill Evans, Kurt Weill, John Cage, Bach, Moondog, William Walton en mode aléatoire), rééditer son inépuisable CD-Rom Immemory One et inviter sa dernière installation commandée par le Moma en 2005 et intitulée Owls at Noon Prelude : The Hollow Men. En attendant je feuillette les pages de Staring Back, je surveille les coups de griffes de son chat Guillaume-en-Egypte sur Poptronics et j'attends patiemment le facteur censé m'apporter le DVD du Fond de l'air est rouge aujourd'hui.

N.B. : liens vers le résumé wikipédiesque de Chris Marker et un blog qui lui est entièrement consacré. À près de 87 ans, il forme avec Agnès Varda et Jean-Luc Godard le trio le plus inventif et le plus vif du cinéma français, capables d'envisager tous les possibles et d'interroger l'époque comme personne, en intégrant les nouvelles technologies de manière aussi sensible que critique.
Jeunes gens, secouez-vous et prenez-en de la graine !
Installations et DVD pour Varda, installations et CD-Rom pour Marker, exposition et films pour Godard...

P.S. : sur le site du Wexner Center, j'ai trouvé le DVD Remembrance of Things To Come réalisé avec Yannick Bellon (Le souvenir d'un avenir) ainsi que les livres de La Jetée (ciné-roman) et Silent Movie...

P.P.S. : le facteur a sonné une seule fois. Le coffret Le fond de l'air est rouge contient également À bientôt j'espère réalisé avec Mari Marret en 1967, Puisqu'on vous dit que c'est possible sur les Lip en 1973 tandis que le précédent présentait la grève à Rhodiacéta, 2084 sur deux siècles de syndicalisme filmé en 1984, La sixième face du Pentagone réalisé avec François Reichenbach sur la marche sur Washington le 21 octobre 1967 et L'ambassade dont le titre original était film anonyme en super-8mm trouvé dans une ambassade. Dans le livret du DVD, Marker signe le texte Sixties en le postdatant facétieusement de mai 2008 !

lundi 28 avril 2008

Le trou noir de la création numérique


Dimanche, jour de repos pour les uns, de rangement pour ma pomme ! Celle de Steve Jobs a rendu incompatible ma collection de CD-Roms, une vraie misère de ne plus pouvoir regarder toutes ces œuvres admirables que les systèmes actuels ont éjecté avec l'arrivée du XXIe siècle. Certains PC les lisent peut-être encore, enfin, certains PC, certains CD-Roms, rien ne marchant plus comme lors de leur création.
En montant tout dans les archives, j'ai vu passer Les machines à écrire d'Antoine Denize d'après Perec et Queneau (j'adorais son générateur aléatoire de langue de bois et sa version informatique de 100 000 milliards de poèmes nettement plus manipulable que l'original en papier découpé), Immemory de Chris Marker (un des rares CD-Roms qui rendaient intelligent), les petits Reactive Books de John Maeda (qu'on a tous copiés, puis achetés, pour finir par en faire cadeau à tous les amis) et toute la collection Digitalogue qui s'arrêta le jour où Monsieur Enami entra dans le comas, celle de Voyager stoppée faute du succès qu'auraient mérité Puppet Motel de Laurie Anderson (le modèle qui m'a donné envie de créer Carton) ou Maus d'Art Spiegelman (il suffisait de cliquer sur une image de la célèbre BD pour qu'apparaissent par couche les ébauches progressives, plus les entretiens audio avec son père et les reportages vidéo en Pologne), les provoquants Ambitious Bitch et Son of a Bitch de Marita Liulia, les délires colorés initiés par Peter Gabriel, l'Encyclopédie de l'Art Moderne et Contemporain, le travail graphique d'Etienne Mineur pour Freud, les innombrables CD-Roms sur la musique tels La musique électroacoustique d'Olivier Koechlin pour le G.R.M. (dont les applications me sauvèrent plus d'une fois ; Olivier m'apprend qu'il existe une version OS X), Les musicographies de Dominique Besson, Audiorom, PoPoRon, Small Fish, et puis les jeux pour les enfants (tous les Oncle Ernest d'Eric Viennot, Le Maître des Éléments, etc.).
J'en ai au moins deux cents qui sont partis dormir à la poussière, sans compter les miens (Carton et Machiavel que j'ai produits, Alphabet porté de justesse en OS X comme Domicile d'Ange Heureux avant que dadamedia ne disparaisse cavalièrement) et tous ceux dont j'ai composé la musique (mon premier, Au cirque avec Seurat, Sethi et la couronne d'Égypte, la collection des Bonhommes et les dames, Le grand jeu...) ou réalisé le design sonore (le DVD-Rom du Louvre, tous les Cahiers Passeport, la collection Fenêtre sur l'Art, etc., etc.).
Jamais la création interactive ne fut si inventive que sur le support du CD-Rom. Qu'adviendra-t-il de tous ces trésors ? Un petit malin fabriquera-t-il un émulateur d'OS9 avec réglages adaptés aux versions antérieures ? Un éditeur saura-t-il récupérer toutes ces œuvres en sommeil en les portant sur de nouvelles plate-formes ? Ou bien tout cela finira-t-il avec le reste de ce que nous fabriquons aujourd'hui, dans les poubelles de l'Histoire, faute d'être capable de préserver notre patrimoine ? Nous jouons la carte de la vitesse au détriment de la qualité. Dès qu'un marché est saturé, nous fabriquons de nouveaux appareils qui rendent caducs les précédents. Le parc doit se renouveler rapidement pour engrosser le Capital. Comme toute notre époque, nous disparaissons dans le trou noir que génère le profit, moteur stérilisant (de) nos vies.

jeudi 17 avril 2008

Une fleur et un pavé


Je m'étais promis de ne rien écrire avant le 10 mai, date anniversaire en ce qui me concerne et j'y reviendrai le jour dit. Mais après avoir regardé la soirée "Mai 68" sur Arte mardi soir, j'ai eu envie d'apporter un petit commentaire. En première partie de soirée, deux films intéressants y étaient astucieusement programmés, on peut encore les regarder sur Arte.tv en V.O.D. Il s'agissait d'un documentaire sur l'expérience scolaire de Vitruve (En mai fais ce qu'il te plaît de Stéphanie Kaim) et le second sur le festival de films pornos Wet Dreams en 1971 à Amsterdam (Jouissez sans entraves d'Yvonne Debeaumarche). La confrontation des images tournées par Geneviève Bastide lorsque les élèves avaient huit ans et celles des protagonistes quarante ans plus tard est passionnante, l'expérience de responsabilité / créativité des enfants et les difficultés de réinsertion qui s'en suivirent soulèvent une question qui a fortement marqué les parents issus des rêves de 68. La libération sexuelle est abordée avec les mêmes pincettes en ce qui concerne les paradoxes que cette autre expérience a générés. Le choix des deux invités de Daniel Leconte n'était par contre pas à la hauteur, en l'occurrence Bettina Röhl, fille d'Ulrike Meinhof et Klaus Rainer Röhl, devenue réactionnaire jusqu'au bout des ongles et révisionniste pathologique, d'une part, et de l'autre le consensuel Philippe Val, patron contesté de Charlie Hebdo. La fin de soirée s'achevait par le chef d'œuvre de Chris Marker, Le fond de l'air est rouge, une version raccourcie de 4 à 3 heures par le cinéaste lui-même, qui sortira en DVD le 24 avril, à ne manquer sous aucun prétexte.
Tous s'accordaient pour conclure qu'il n'y avait pas eu un seul Mai 68, mais plusieurs. En effet, l'époque fut un mélange de sources dont l'incompatibilité apparente fomenta des idées variées qui donnèrent à chacun et chacune la possibilité d'en hériter comme bon lui semblait. Si Mai 68 commença pour certains à Nanterre le 22 mars avec une histoire de non-mixité des dortoirs des filles et des garçons (le sexe !), pour d'autres la Guerre du Vietnam fut déterminante (révolte anti-impérialiste et éveil politique)... Pour les hippies d'alors, le Flower Power réconciliait les deux dans son "Make Love Not War" ! Mai 68 fut une révolution de mœurs (libération sexuelle, féminisme, explosion du carcan hérité de l'après-guerre, remise en question des conventions, etc.) et un mouvement politique (prise de conscience étudiante, luttes ouvrières, revendications salariales, etc.). Cette histoire explosa sur toute la planète en même temps de Paris à Tokyo, de Berlin à San Francisco... Le rock et le free jazz accompagnaient la mutation ! Le théâtre descendait dans la salle. Le cinéma resplendissait (on dit d'ailleurs que l'affaire Langlois annonça les événements). Ce qu'on a coutume d'appeler la drogue dans les émissions de télé était alors très peu répandue en regard de ce que c'est devenu. Du jour au lendemain, la jeunesse prit conscience de sa force, ou plus exactement de son potentiel, jusqu'aux lycées où l'on n'avait jamais connu le moindre "incident". Tout semblait calme, anesthésié. Il y eut un avant et un après, du moins pour celles et ceux qui vivaient dans les grandes villes et évidemment particulièrement dans la capitale, puisqu'en France tout est centralisé, même la révolution. Si tant de groupuscules naquirent et s'épanouirent, s'opposant à la droite comme à ce qu'ils appelaient alors le "révisionnisme" stalinien du Parti Communiste Français, cette révolution fut d'abord intérieure à chacun, avec le retour du questionnement, un pavé dans une main et une fleur dans l'autre, la balance de l'une à l'autre relevant du choix de chacun, ou de ses origines de classe ! Le gris cédait la place au rouge et noir ou au psychédélisme haut en couleurs. L'impossible devenait le réel.
Les critiques injustement imputées aux évènements de mai sont en fait les conséquences de la puissante réaction qui suivit, retour de bâton de la droite et de tous les conformismes.

mercredi 9 avril 2008

L'habit ne fait pas le moine


Quelle interprétation de cette photo préférez-vous ?

A. Militaires défroqués : la force de conviction de l'opposition tibétaine fait passer des soldats chinois dans le camp adverse.
B. Après la répression sanglante, les militaires chinois rapportent chacun un trophée de chasse.
C. La version officielle communiquée par l'Agence de Communication de Grande Bretagne (20 mars) : au Tibet, les militaires chinois viennent de "toucher leur paquetage" pour se déguiser en moines bouddhistes et créer des incidents.
D. Les moines ayant refusé de jouer le rôle de figurants dans un film, des soldats ont reçu instruction de porter les robes pour les remplacer.

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dimanche 23 décembre 2007

Agnès Varda, la petite dame est une grande


Avant de faire une longue pause d'un mois (vacances sans blog jusqu'au 28 janvier), je souhaite vous parler d'Agnès Varda et de son double-dvd Tous Courts. J'ai beau connaître et apprécier ses longs métrages, j'ai réalisé la dimension de son travail à la projection de l'ensemble de ses courts publiés intégralement par sa maison de production, Ciné-Tamaris. Je voulais les avoir tous vus avant de les chroniquer, mais le coffret est si copieux (6 heures) qu'il n'est pas prudent d'attendre plus longtemps pour vous les conseiller. Merci Hélène, c'est un magnifique cadeau !
L'invention et la fantaisie d'Agnès Varda, sans cesse renouvelées, en font l'égal de Jean-Luc Godard ou de Chris Marker. D'ailleurs, les critiques oublient trop souvent qu'elle réalisa en 1954 le premier film de la Nouvelle Vague, intitulé La pointe courte, bien avant tous les autres. Seulement Agnès Varda est une femme, ce qui fait tâche dans le monde de machos du cinématographe. La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague ont simplement poussé leurs aînés vers la sortie pour prendre, vite assagis, leur place encore chaude en s'engouffrant dans un nouveau clacissisme qui n'avait pas même l'élégance des anciens. Varda, elle, n'a jamais cessé d'inventer et de bouleverser les usages. Son compagnonnage avec son mari, le sublime et lyrique Jacques Demy, permit aux imbéciles de la reléguer au second plan. Demy lui-même n'a pas encore la renommée qu'il mérite, auteur aussi politique que sensible.
Varda commence donc par garder les enfants de Jean Vilar et deviendra la photographe officielle du Festival d'Avignon. Elle passe ensuite au cinéma et ces dernières années elle se lance dans l'art contemporain avec des installations multimédia parmi les rares à produire du sens et à porter la marque d'un auteur. Seuls Godard et Marker ont garder cette ferveur, remettant leur titre en jeu, travaillant sans relâche, explorant les nouveaux supports (télévision, expositions, CD-Roms...). Sachant manier le verbe comme Perec, Agnès Varda est une artiste complète et une productrice hors pair. Les petites variations qui introduisent chaque court métrage sont d'une grande intelligence critique et d'une simplicité qui parlera à chacun. Ses "boni" et l'interface sont soignés comme seuls les indépendants prennent le temps de le faire. Un luxe d'artisan pour une œuvre d'art !
Éternelle jeunesse... La cinéaste octogénaire a conservé la vivacité de ses débuts. Inventif, précis, copieux, drôle, fascinant, Tous Courts est chapitré en Courts touristiques, Cinevardaphoto, Courts « contestataires » et « parisiens », sans compter l’essai 7 P., cuis., s. de b. plus quatorze mini-films de la série Une minute pour une image dont elle a écrit et dit le commentaire. Chacun des 16 films est une surprise, un rayon de soleil, un éclat de lumière. Je découvre l'euphorique Oncle Yanco et le poétique Ulysse, mais je n'ai pas encore tout vu ni tout entendu. Sa Réponse de femmes réfléchit une époque fameuse où les filles affirmaient leur pouvoir. Celui d'Agnès Varda est celui de l'imagination. Que rêver de mieux ?

lundi 26 novembre 2007

Le carnaval des animaux


Tandis que j'évoquais un film emblématique de LA question des rapports entre musique et image, à savoir Slon Tango de Chris Marker, sublime court-métrage faisant partie des six bonus du dvd Chats perchés (Arte), Sacha Gattino me parle d'un disque de gamelan thaï interprété par des éléphants. Ça trompe énormément : si Marker a tourné un plan séquence d'un éléphant au zoo de Ljubjana qui danse magiquement sur le Tango d'Igor Stravinsky, David Soldier a produit les deux disques d'un orchestre d'éléphants tout à fait surprenants. Soldier est le fondateur du Soldier String Quartet dont faisaient partie Laura Seaton et Mary Wooten avec qui le Drame enregistra en 1992 Urgent Meeting 531 !
Le site Psyche Van Het Folk présente également des musiques réalisées avec des pierres, de la glace, des plantes, des insectes, toutes sortes d'animaux, mais aussi des harpes éoliennes, un Theremin, de l'ADN, des feuilles d'arbres et une floppée d'instruments extraordinaires inventés par des luthiers souvent plus sculpteurs que compositeurs. C'est rempli d'informations ras la trompe, de liens et de lianes, et l'on peut écouter quelques extraits. On pourra encore acquérir les deux albums de l'orchestre des éléphants sur l'excellent site de Mulatta Records, ainsi que pas mal d'autres dingueries inimaginables. Comme avec le film de Marker, la première réaction est le rire, vite suivi par de fondamentales interrogations aussi métaphysiques qu'artistiques.
Ainsi, de ce soir lundi à mercredi à 19h sur Arte, le réalisateur Stéphane Quinson et le journaliste scientifique Antonio Fischetti proposent la mini-série La Symphonie animale (3x43 minutes) abordant la communication sonore chez les animaux, humanité exclue s'entend (aucun pianiste cher à M. Saint-Saëns en vue, je l'espère) ! Le premier volet est centré autour du son comme moyen d'attaque et de défense, le second traite de leurs bruyantes relations sexuelles et le troisième tourne autour de la transmission dans la famille et de l'apprentissage... Je n'ai rien vu, mais je compte bien les enregistrer sur le disque dur de mon graveur, bien entendu.
Tout à l'heure, à 20h30, je dois filer à l'Ermitage dans le XXème au concert du trio formé par Tony Hymas (tiens, un pianiste quand même !), Bruno Chevillon et JT Bates, de drôles d'oiseaux...

lundi 10 septembre 2007

Une œuvre est une morale


En critiquant l'adulé Kusturica, je savais que je risquais d'en froisser plus d'un. Ne désirant pas particulièrement m'étendre sur les qualités usurpées de ce faiseur brutal à l'onirisme saint-sulpicien, je citerai ce matin un de mes commentaires publiés en réponse à quelques réactions d'internautes.
Les œuvres obéissent toutes aux mêmes lois de l'identification, ce qui explique en partie nos goûts et nos dégoûts pour les unes ou les autres. Lorsque je cite Cocteau en disant qu'une œuvre est une morale, j'entends que certains s'amusent hélas sans arrières pensées et que la valeur d'une œuvre dépend des questions qu'elle soulève. Une manière de penser par soi-même, sans référence à la mode, au bon sens, au bon goût ou aux conventions sociales en vigueur. Je ne confonds pas non plus ce que j'aime et ce que j'estime.
J'apprécie donc plus les provocateurs que les démagogues. On peut flatter ses thuriféraires, mais il est plus courageux d'interroger nos certitudes. Je porte ainsi dans la plus haute estime Salo de Pasolini, A Movie de Bruce Conner, L'île aux fleurs de Furtado, La nuit du chasseur de Laughton, La route parallèle de Ferdinand Khittl, les films de Pelechian, Renoir, Visconti, Vigo, Bresson, Powell, Tati, Etaix, Dreyer, Welles, Murnau, Stroheim, Lang, Ray, Rosselini, Cassavetes, Lepage, Snow, Straub et Huillet, Franju, Grémillon, Becker, Rouquier, Brisseau, Kaurismaki, Lynch, Vecchiali, Iosseliani, Moullet, Takahata, Svankmajer, LaBute, Chytilova, Rappaport, Waters, Cronenberg, Cavalier, Buñuel, Marker et évidemment Jean-Luc Godard, qui ne font pas des films pour qu'on les aime, mais parce qu'ils feignent de croire encore pouvoir changer le monde ou qu'ils en expriment sans relâche leur incapacité déceptive. Ces quelques exemples sont loin de refléter mes goûts, mais ils dessinent le vecteur qui m'entraîne vers l'idée d'un homme meilleur.

jeudi 9 août 2007

You don't know Jack ?


En faisant le ménage dans mes archives, je retrouve le CD-Rom You Don't Know Jack que j'installe sur un Mac pouvant encore ouvrir des documents OS9 avec Classic. Les nouvelles machines équipées d'une puce Intel envoient toute ma collection aux oubliettes et je ne possède aucun PC qui puisse faire tourner mon jeu ou ses déclinaisons récentes sous Windows. Peut-être devrais-je installer Windows sur mon MacBook Pro ? Sinon je risque de ne plus jamais pouvoir regarder Puppet Motel de Laurie Anderson, Les machines à écrire d'Antoine Denize, Immemory One de Chris Marker et notre Alphabet qui ont tous marqué une époque où l'interactivité laissait entrevoir de nouvelles pratiques artistiques très prometteuses. Hélas, en 2000, l'explosion de la bulle Internet a entraîné dans sa chute l'édition de cd-Roms sans que la création sur le Web ne remplace jamais ce que l'off-line offrait. Aujourd'hui, les utilisateurs ont perdu l'habitude de se servir d'une souris autrement que pour ses fonctions basiques et seuls les jeux dits "vidéo" ont trouvé grâce aux yeux des joueurs. L'interactivité est passée de mode, les utilisateurs préférant la prise en charge façon télé (YouTube, etc.), les forums et les déclinaisons communautaires du Web 2.0 (MySpace, etc.) et les jeux dédiés au joystick frénétique. La création artistique exploitant le médium se raréfie, Internet devenant progressivement un lieu de commerce et de services.
Bien que You Don't Know Jack prétende faire rencontrer la culture avec un grand C à la culture avec un petit cul, le CD-Rom ne fait pas partie des Zœuvres évoquées plus haut, mais c'est un des jeux les plus drôles et les plus déjantés qui soient, croisement de jeu de plateau et de quizz dans l'esprit loufoque des débuts de Nulle part ailleurs sur Canal +, "irrévérencieux et décalé" (fortement corrosif, il est déconseillé aux coincés et aux cardiaques), cocaïnomaniaque et si dingue que l'on se moque de perdre ou de gagner. Le secret de sa réussite provient du nombre étonnant de fichiers son qui vous accompagnent, vous guident et vous taquinent, et de la manière qu'a le programme de réagir à vos gestes et vos hésitations. Pierre prétendait que YDKJ était hanté : le 25 décembre, une voix s'exclama "alors, on joue le jour de Noël ?". Une autre fois, la meneuse de jeu se moque des joueurs B et C qui se bécotent, sic ! Chaque fois qu'on le lance, les dialogues sont différents, les questions sont sans cesse renouvelées. La version française n'a jamais été sérieusement commercialisée, bien qu'elle ait été pressée et packagée. Hyptique le vend(ait) sur son site, mais, attention, mieux vaut une machine pas trop récente pour le faire fonctionner correctement (spécifiée sur la boîte pour Windows 95 ou Mac Power PC système 7, ça marche très bien jusqu'au système 9). Vous m'en direz des nouvelles ! La démo d'une version récente anglaise (Episode 23) est en ligne sur le site de YDKJ.

P.S. du 20 octobre 2016 : Yann Le Brech a, depuis cet article, mis une version française en ligne. Elle n'est pas complète, mais c'est en cours. Il a même ajouté un entretien passionnant ponctué d'effets sonores avec Luc Mitéran, dit Walther Pépéka, le comédien qui a fait la voix de Jack !
Sur son site, Frédéric de Foucaud dit Fred de Fooko, l'un des auteurs avec Steve Austin et Jean-Christophe Parquier, livre quelques pistes. « The Quizz » contient 737 questions, 30.000 fichiers sons (20 000 phrases) représentant 900 mn (15 heures) de sketchs ! Chaque question englobe une douzaine de réparties. Alicia Alonso est la voix féminine, Roddy Julienne a fait les effets sonores. Jacqueline Ehlinger, Julien Loron, Christophe Leroy, Aline Bonnefoy et David Coiffier forment le reste de l'équipe.

samedi 7 avril 2007

Chris Marker et les syndicats


Comment se fait-il que l'on trouve si peu de films de Chris Marker en dvd ? Son remarquable cd-rom, Immemory, est-il encore accessible aujourd'hui ? À l'époque où la création interactive semblait avoir de beaux jours devant elle, ce fut l'un des rares objets l'on pouvait consulter sans avoir l'impression de perdre son temps. En dvd, il y a les doublés Sans Soleil et La jetée, Le tombeau d'Alexandre consacré à Medvedkine couplé avec Le bonheur, il y a Chats perchés inédit au cinéma avec Le Bestiaire (Arte Vidéo), Une journée d'Andreï Arsenevitch dans le Cinéma de notre temps consacré à Tarkovsky (mk2), AK sur le tournage de Ran de Kurosawa avec Le Château de l'Araignée (Arte), sa participation aux Groupes Medvedkine (ed. Montparnasse), c'est à peu près tout. Rien que des couples, des face à face, des regards sur, la dialectique. Mais des films Le joli mai, Le fond de l'air est rouge, Level Five et tant d'autres, aucune trace, pour l'instant. Tous sont d'une intelligence et d'une sensibilité prodigieuses. Marker, à l'égal d'un Godard, nous exhorte à réfléchir, à repenser le monde, relire le passé, imaginer l'avenir.

Je découvre ce matin un film de dix minutes commandé par la CFDT (en 1984, le syndicat n'avait pas encore vendu son âme au patronat) pour la télévision à l'occasion du 100ème anniversaire de la législation des syndicats. C'est encore plus intéressant de regarder 2084 aujourd'hui, avec le recul du temps. Le temps, c'est ce qui passionne les grands penseurs et les réalisateurs que je préfère. Le temps plus que les hommes. J'ai hésité à écrire sur Muriel ou le temps d'un retour d'Alain Resnais, Resnais avec qui Marker a tourné Les statues meurent aussi et dont il fut l'assistant pour Nuit et brouillard, mais ce sera pour un autre jour, même si Muriel est l'un de mes films préférés, indémodable, la référence cinématographique par excellence, l'art du montage, le son... Au moment où les Français se posent des questions sans réponse sur les prochaines élections, un retour sur le rôle des syndicats m'a semblé indice pensable. Retour vers le futur.

Il y a un problème sur ma base de données, je n'arrive plus à mettre un film venant de dailymotion en ligne sans que ça fasse tout planter, alors pour voir le film, je ne vois aujourd'hui qu'une solution : cliquer ici.

mercredi 24 janvier 2007

Ramuntcho Matta, le meccano de la minimale


Dans la chanson Mes plus grands succès, Ramuntcho Matta conduit un train à vapeur numérique sur des images rassemblées par Chris Marker et montées par Valéry Faidherbe. On croit reconnaître Vertov ou La glace à trois faces de Jean Epstein. Rien d'étonnant à cela lorsqu'on connaît le scénario de ce film admirable de 1927 : c'est le portrait d’un homme à travers trois femmes ; les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui ; l’avenir éclate parmi les souvenirs.
Tout l'album éponyme est une suite de paradoxes minimalistes en avance sur leur temps qui revisitent les souvenirs du musicien. Les morceaux originaux, enregistrés il y a souvent vingt-cinq ans, font renaître à la vie les copains d'antan. Ses fantômes peuvent se nommer Brion Gysin, Don Cherry ou John Cage. Ramuntcho a connu le succès populaire lorsqu'il vivait avec Elli Medeiros et cosignait l'album Toi mon toit avec, entre autres, A Bailar Calypso ; la chanteuse est présente ici et là dans les chœurs. Ramuntcho Matta est l'un des rares compositeurs à s'être intéressé au multimédia ; le site de son album en garde les traces, disques qui tournent sur eux-mêmes lorsqu'on glisse la souris dessus, animations vidéo d'Alice Truche, Frédérique Sansnom... Son site perso est bourré de petits joyaux, images de lui-même et de la généalogie (Ramuntcho est un des fils du peintre Matta) comme extraits sonores des musiques qu'il a écrites depuis ses plus jeunes années. L'album avec Don Cherry étonnera les amateurs de jazz. Les dessins de Ramuntcho font écho à ses chansonnettes. L'histoire de ce disque est moins tendre. Le compositeur s'est fait voler ses ordinateurs avec son travail de trois années. Incapable de tout recommencer, il a plongé dans ses archives avec curiosité et a réussi à se surprendre lui-même. C'est aussi l'histoire d'une convalescence après une grave maladie qui l'a paralysé pendant de très longs mois. Cet album marque sa double résurrection.

mardi 5 décembre 2006

Mix-Up ou Méli-Mélo


Il est rare qu'une critique me fasse autant plaisir. Je me suis fixé une conduite de tout lire, tout écouter, mais ne jamais suivre aucun avis, car, pour peu qu'on vive assez longemps, l'on rencontre toujours quelqu'un pour aimer le vilain petit canard ou détester l'objet adulé. On sait aussi que peu importe la teneur, l'important est qu'on en parle. Notre "existence" en dépend.
Cette fois, je ne suis pas directement concerné, puisqu'il s'agit d'un article paru aujourd'hui dans les Cahiers du Cinéma sur le premier film de Françoise, sorti en 1985. Mix-Up ou Méli-Mélo, tourné en anglais, a rencontré un considérable succès aux États-Unis, mais n'a eu que très peu d'écho en France. Il avait été programmé sur Antenne 2 en semaine à 14h et les canards de télé étaient passés complètement à côté. Sa sortie en salles était également restée très confidentielle. Deux célèbres journalistes américains s'étaient entichés du film, Vincent Canby dans le New York Times, et Jonathan Rosenbaum, du Chicago Reader, qui n'hésita pas à classer Mix-Up comme "son film favori parmi son choix des dix meilleurs films en 1988" ! Dans 1000 Essential Films - Notes on the Top 100, Rosenbaum le classera encore parmi les 15 meilleurs films des années 80 aux côtés de Chris Marker, Ridley Scott, Jean-Luc Godard, Martin Scorcese, John Cassavetes, Alain Resnais... Comme cela arrive souvent, suivirent le Village Voice, le Los Angeles Times, etc. Récemment, Adam Hart réalisa un long entretien avec Françoise dans Senses of Cinema.
J'avoue avoir trouvé injuste et incompréhensible le black out hexagonal qui dure depuis vingt ans. J'ai rencontré Françoise Romand sans n'avoir vu aucun de ses films et je l'ai aimée. J'étais donc plutôt inquiet lorsqu'un soir, seul, je me suis risqué à projeter deux de ses films, malgré son interdiction formelle de les regarder à la suite ! Après avoir été estomaqué par l'invention, la sensibilité et l'originalité de Mix-Up, je ne pus résister à l'envie de découvrir Appelez-moi Madame, tourné l'année suivante. Aucun superlatif ne convaincra mes lecteurs sous la plume d'un rédacteur amoureux. Allez donc vous faire votre opinion vous-même, le dvd est distribué par Lowave. Sur son site, Françoise offre un extrait du synopsis en bonus inédit montrant que Mix-Up a été construit comme un film de fiction. Aucun de ses films n'obéit à la classification habituelle, tous jouent de l'ambiguité entre fiction et documentaire. Tous ont trait à la recherche de l'identité, jusqu'au plus récent, le dérangeant Thème Je qui cherche encore son circuit de distribution.
Depuis un an, je feuillette les Cahiers du Cinéma dans l'espoir qu'un journaliste signalera l'édition dvd de Mix-Up. C'est donc avec la joie du midinet que je reproduis ici l'article de Jean-Philippe Tessé.


Je pourrais encore ajouter que Mix-Up sortit trois ans avant La vie est un long fleuve tranquille d'Étienne Chatillez, que Tom Luddy proposa à Françoise de produire son prochain film pour Coppola, mais que les filles sont ainsi faites qu'elles laissent souvent passer les opportunités sans s'en soucier, que Françoise sait si bien mettre en confiance ses personnages qu'ils deviennent des camarades de jeu, les familles de Mix Up comme Ovida Delect dans Appelez-moi Madame, militant communiste, marié et père d'un adolescent, qui devient transsexuel à 55 ans, aidé par sa femme, ou les jumeaux des Miettes du purgatoire (court métrage pour l'instant interdit par la nièce de l'un d'entre eux) ou encore les élus de Dérapage contrôlé. On attend enfin avec impatience la programmation sur France 3 de Si toi aussi tu m'abandonnes, film sur l'adoption enfin débloqué après un conflit douloureux avec son producteur indélicat, un certain Serge Moati dont les propos furent hélas fortement contredits par sa pratique. Nous y reviendrons, mais il serait extraordinaire d'en projeter les deux versions, celle de la réalisatrice qui a fini par avoir gain de cause grâce au soutien de la profession et celle de la production, formatage télé exemplaire. Le premier est un film d'auteur tendre et critique, le second était un portrait à charge, engraissé d'un commentaire soporifique prenant les spectateurs pour des demeurés. Mix-up ou méli-mélo ?

mardi 28 novembre 2006

Le bonus absolu


J'aurais préféré rédiger ce billet après avoir tout regardé, mais 18 films d'à peu près une heure, et de cette qualité, ne peuvent pas s'avaler comme une saison de 24 heures chrono. Chaque film de la série Cinéma, de notre temps a pour sujet un réalisateur et pour auteur un autre réalisateur. Pour vous mettre en haleine, une liste, simple, efficace, dans l'ordre d'apparition :
- Chantal Akerman de Chantal Akerman
- John Cassavetes de André S.Labarthe et Hubert Knapp
- Alain Cavalier, 7 chapitres, 5 jours, 2 pièces-cuisine de Jean-Pierre Limosin
- Oliveira l'architecte de Paulo Rocha
- Abel Ferrara : Not Guilty de Rafi Pitts
- Philippe Garrel, portrait d'un artiste de Françoise Etchegaray
- HHH, Portrait de Hou Hsiao-Hsien de Olivier Assayas
- Shohei Imamura, le libre penseur de Paulo Rocha
- Aki Kaurismäki de Guy Girard
- Abbas Kiarostami, vérités et songes de Jean-Pierre Limosin
- Takeshi Kitano, l'imprévisible de Jean-Pierre Limosin
- Citizen Ken Loach de Karim Dridi
- Norman McLaren de André S.Labarthe
- Eric Rohmer, preuves à l'appui de André S.Labarthe
- Mosso Mosso (Jean Rouch comme si...) de Jean-André Fieschi
- Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, cinéastes de Pedro Costa
- Andrei Tarkovski, une journée d'Andreï Arsenevitch de Chris Marker









Après le jeu du qui est qui ?, rappel des faits. En 1964, Janine Bazin, petit brin de femme montée sur ressorts, et André S. Labarthe, feutre et clope pendante, produisent la meilleure émission sur le cinéma qu'a jamais connue la télévision, Cinéastes de notre temps. Dans les années 70 je découvre ainsi la Première Vague (Delluc, Dulac, L’Herbier, Gance et mon préféré, Jean Epstein, par Noel Burch et Jean-André Fieschi), je vois le Cassavetes en même temps que Shadows, ce qui me donnera des clefs pour improviser. Je me souviens du Fuller monté comme un de ses films chocs (jamais pu voir Verboten depuis), Josef von Sternberg, d'un silence l'autre d'André Labarthe avec la participation de Claude Ollier (Sternberg avait refait la lumière pour s'éclairer lui-même), John Ford, entre chien et loup, l'amiral sourd comme un pot face à Labarthe hurlant et à Hubert Knapp, ou Pasolini l'enragé de Fieschi, fabuleux entretien en français. Je comprends la dimension du poète. Ces "making of" sont des leçons de cinéma incomparables. Pour une fois, on pourrait écrire sans se tromper "making off". "Faire, hors champ". Ils transmettent le savoir et la passion. Après une interruption de 17 ans, la série repart en 1989 sous le nom actuel de Cinéma, de notre temps. Plus de 80 films en tout ; la liste du livret est étonnamment incomplète. Seulement cinq femmes, Akerman, Huillet qui partage l'affiche avec Straub, Shirley Clarke, Agnès Varda et un petit bout de Germaine Dulac. Certains de ces joyaux sont déjà parus en bonus sur divers DVD : Jean Vigo de Jacques Rozier dans l'intégrale Vigo, Jean Renoir le patron : la règle et l'exception de Jacques Rivette en trois morceaux chez Criterion (ce morcellement avait mis Labarthe hors de lui), Le dinosaure et le bébé, dialogue de Fritz Lang et Jean-Luc Godard accompagnant Le secret derrière la porte, le Pasolini...
C'est vrai, cette série représente le bonus idéal, son absolu, parce qu'elle donne d'abord la parole aux auteurs. Remonter à la source est toujours le meilleur et le plus court chemin vers l'énigme ; libre à soi de se faire ensuite sa propre opinion. Documents inestimables. Second intérêt, la réalisation d'un "jeune" auteur, confronté à d'autres magiciens, produit des étincelles. Chaque film devient une œuvre à part entière dans la filmographie de celui qui la tourne. Oh, et puis je ne sais pas quoi ajouter pour inciter tous les cinéphiles à se ruer sur ce coffret de 6 DVD (mk2, 55 euros). Quel que soit le réalisateur, l'exercice est exemplaire. On aimerait donner mille exemples extraordinaires qui nous ont marqués à jamais. C'est trop long, mieux vaut voir les films. C'est ce que je retourne faire. Si vous êtes capables d'attendre jusqu'à Noël, c'est un cadeau de rêve !

mardi 20 juin 2006

Agnès Varda, une leçon de jeunesse


Agnès Varda s'expose à la Fondation Cartier à Paris jusqu'au 8 octobre. La cinéaste qui inaugura la Nouvelle Vague avec La pointe courte (1954) et Cléo de 5 à 7 (1961), avant la bande de garçons des Cahiers du Cinéma, est célèbre pour ses films L'une chante l'autre pas, Sans toit ni loi, Jacquot de Nantes (sur son mari Jacques Demy), Les glaneurs et la glaneuse et nombreux courts-métrages.
L'année dernière, nous avions déjà admiré le travail de cette jeune femme de 78 ans à la Galerie Martine Aboucaya où elle présentait Le triptique de Noirmoutier jouant sur le hors champ par un amusant coulissement de persiennes, et surtout Les veuves de Noirmoutier, où 14 écrans entourent un quinzième central. En face, sont installées 14 chaises avec 14 casques audio. À chaque chaise et casque correspond le son de l'une des séquences, les chaises dessinant en miroir le même damier que l'ensemble des séquences projetées. L'image composite reste la même, mais le son change. À soi de retrouver la veuve à qui il appartient... L'une d'entre elles est évidemment l'auteur. Ces deux installations sont présentées au sous-sol avec trois autres, celles-ci conçues, comme celles du rez-de-chaussée, à l'occasion de cette exposition dont le thème est l'île de Noirmoutier où la cinéaste possède une propriété. En 2005, Agnès Varda recevait ses amis déguisée en patate (sic), clin d'œil à ses premiers pas d'artiste plasticienne à la Biennale de Venise en 2003 où elle avait présenté Patatutopia et à sa taille, haute comme trois pommes (de terre) !
Au rez-de-chaussée de l'immeuble dessiné par Jean Nouvel, sont installées trois œuvres. Ping Pong Tong et Camping est un petit film de plage en boucle, projeté sur un matelas gonflable, avec en alternance le percussionniste Bernard Lubat qui tapote bombardé de balles de ping pong ou le BACHotron de Roland Moreno, le génial inventeur de la carte à puces (aussi allumé que le fut Einstein dans sa vie quotidienne, voyez son site si vous pouvez en croire vos oreilles !). Seaux, raquettes, pelles en plastique aux couleurs vives, encadrent l'écran, et sur le côté, une autre boucle vidéo montre des tongs encore plus fantaisistes que celles accrochées tout en haut. C'est gai, ludique et charmant. Dans La cabane aux portraits sont accrochés d'un côté 30 hommes et de l'autre 30 femmes ; c'est plus sévère, sauf si les cartes se mélangent quand la nuit tombe et que la Fondation ferme ses portes ? N'oublions pas qu'Agnès Varda commença au théâtre comme photographe de plateau, en particulier en Avignon avec Jean Vilar ! Dans le catalogue de l'exposition ressemblant à un très beau livre pour enfants et particulièrement réussi, elle fait appel au décorateur de l'expo, Christophe Vallaux, pour ses dessins (voir ci-dessus). Ma cabane de l'échec est une serre dont les murs sont constitués des chutes de pellicule du film Les créatures, déjà tourné dans l'île, flop de l'année 1966 avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, dont on ne peut voir que les images anamorphosées pendant le long des murs ou un extrait, plus loin, sur une vieille table de montage...

Au sous-sol, Le passage du Gois simule la route submersible qui relie l'île au continent, une barrière automatique scande les marées, empêchant ou laissant passer les visiteurs. Le Tombeau de Zgougou est représenté par un tumulus sur lequel est projeté un petit film d'animation avec des coquillages. On connaissait déjà l'Hommage à Zgougou, bonus du film Les glaneurs et la glaneuse, mais ce dernier épisode est si tendre qu'on pense encore à un rituel pour atténuer la douleur des enfants. Ceux d'Agnès, Mathieu et Rosalie, sont grands, mais elle tient très bien sa place de grand-mère gâteau. Enfin, près d'un tas de sel, les fenêtres de La grande carte postale ou Souvenir de Noirmoutier s'ouvrent sur cinq petites scénettes cinématographiques : la main de Demy malade sur le sable, des enfants farceurs montrent leurs fesses, des oiseaux mazoutés agonisent, est-ce un noyé qui flotte entre deux eaux ?
Le site de la Fondation Cartier est très bien fait, beaucoup d'informations et d'images sur L'île et Elle, si ce n'est une insupportable (par sa répétitivité) boucle de percussion du camarade Lubat. La conception sonore du site n'est vraiment pas à la hauteur du reste, mais on a hélas si souvent l'habitude de couper le son sur Internet, n'est-ce pas ?
On peut être étonnés que ce soit deux cinéastes dont la carte vermeille commence à s'effacer qui réalisent parmi ce qui se fait de plus intéressant et de plus émouvant dans le domaine des nouvelles technologies, et ce de manière totalement artisannale. Je pense aux films de Chris Marker et à son CD-Rom "Immemory'', comme à Agnès Varda dont les boni sont amoureusement composés pour accompagner la réédition de ses films ou ceux de son mari, le très regretté Jacques Demy, et ici l'amorce d'une nouvelle carrière d'artiste plasticienne à bientôt 80 ans ! Car ce n'est pas la prouesse technique qui fait sens, mais le regard que ces deux amoureux des chats portent sur le monde, et sur ces formes d'expression modernes leur offrant de nouveaux champs d'expérimentation, terrain de jeu où se mêlent ici une véritable tendresse et la plus grande fantaisie.

dimanche 4 juin 2006

Pourquoi faire ?


Un rouge-queue nargue le chat depuis plusieurs jours dans le jardin. Il vole bas. Que cherche-t-il ? Il s'approche de plus en plus près. Je suis fasciné et un peu inquiet.
En février 1902, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, publie le pamphlet Que faire ?, ouvrage fondateur reprenant les idées développées dans le journal Iskra (l'étincelle, en russe). En 1971, Chris Marker et ses camarades reprendront le nom d'Iskra (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) pour leur coopérative de production de films. Rien n'a vraiment changé de ce qui a motivé l'écriture de l'un et la fondation de l'autre. La question "Par où commencer ?" reste entière. Les sources de la production et les canaux de diffusion sont-ils maintenant plus ouverts à la différence, à la contestation salutaire, à la projection de vérités soigneusement enfouies ? (Bernard Benoliel, Entre Vue). Des questions, toujours. Les réponses calment le jeu et tuent l'imagination. L'enfant enfile les pourquoi ? à s'en faire un collier. Dès le CP, l'école casse son élan créatif en imposant les réponses avant qu'il ait le temps de s'interroger. Les perles se répandent par terre. Révolutionnaires en herbe, artistes, déviants, délinquants, souffrants, seuls quelques récalcitrants n'acceptent pas les nouvelles règles. L'agnostique laisse la question sans réponse (elle donnera son titre à l'?uvre la plus célèbre du compositeur Charles Ives).
En me réveillant, je me demande "pourquoi faire ?" que j'écris parfois "pour quoi faire ?". J'ai souvent dit que je fais ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Bon gars malgré tout et probablement en référence au chien de Léo Ferré, j'ajoutais je fais là où on me dit de faire.
Pourquoi faire ? Pourquoi faire une œuvre de plus, sur un marché saturé ? L'art est devenu à la portée de tous, du moins la société souhaite en donner l'illusion. Les outils se démocratisent, chacun pense savoir photographier, filmer, composer, écrire, mais trop souvent c'est le stylo qui écrit, la caméra qui filme, le filtre Photoshop qui commande. Bon de commande. C'est ce qu'on vend : objets de consommation, nouveaux marchés, cibler les jeunes... Pour faire l'artiste, il faut une vision. Cette vision ne découle pas de l'usage des machines, elle est le fruit d'une souffrance, d'une colère, d'un espoir, d'un rêve, elle n'est qu'une question qui répond à la précédente. Qu'est-ce qu'un auteur ? Une personne qui pense par elle-même et met en forme cette réflexion ? La production est-elle le contraire de la reproduction ?
Pourquoi faire une œuvre de plus lorsque l'on a des dizaines de disques et des centaines d'œuvres à son actif, et que le monde continue de glisser ? Échec. Le succès est relatif. Miles Davis, par exemple, a échoué, lui qui briguait la reconnaissance du Great Black People n'a jamais été adulé que par la bourgeoisie blanche. Pourquoi composerais-je un nouveau disque alors que la majorité sont toujours disponibles, il est vrai de manière de plus en plus clandestine (aux Allumés, chez GRRR ou Orkhêstra) ? On me fait remarquer que mon impressionnante biographie donne l'illusion que j'ai au moins cent ans ! (P.S.: en 2018 je publierai mon Centenaire !). Ai-je tout dit, tout exprimé ? Heureusement j'évolue, petit à petit, le mouvement me porte, vecteur social qui me pousse sans cesse vers de nouveaux horizons. Mais je ne voudrais pas faire une œuvre de plus, jamais ! J'enchaîne les succès d'estime, mais rencontre rarement le succès populaire. Un enjeu pas si nouveau depuis qu'avec Bernard Vitet nous avons décidé d'enregistrer des chansons (Kind Lieder, Crasse-Tignasse, et surtout Carton), depuis le cd-rom Alphabet, le film Le sniper ou les modules interactifs des sites réalisés avec Frédéric Durieu ou Nicolas Clauss. Aujourd'hui les lapins-robots font le tour du monde en se tenant par les oreilles.
Faire ce qui ne se fait pas, c'est jouer les trouble-fête et les provocateurs, c'est oser dire (écrire) ce que d'autres taisent de peur de représailles, c'est être avant tout fidèle à sa morale et la mettre en pratique, sacro-sainte dualité "théorie-pratique" héritée d'une époque où la jeunesse décidait de porter l'imagination au pouvoir. Faire ce qui ne se fait pas, c'est faire fi des conventions, des impossibilités, c'est sauter les obstacles, l'un après l'autre, pour prouver que si, c'est réalisable, avec du travail et de la persévérance, sans négliger l'amour ni l'humour. C'est ne pas craindre le ridicule.
J'ai toujours ressenti du soulagement lorsqu'un camarade, un collègue (jamais un concurrent), réalisait une idée que j'avais eue, ou pas. Ce qui est fait n'est plus à faire. Rien de perso dans l'avancée des idées. Bonne chose de faite, me dis-je en admirant le chef d'œuvre mis en forme par un autre créateur. Une tâche de moins sur la longue liste des utopies ! Passons à autre chose...
Alors, quoi faire ? Lorsque la suite ne vient pas, c'est que le problème est mal posé. La question du quoi n'est que la conclusion du pourquoi. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pour changer le monde, pardi ! Mais comment s'y prendre, tout petit bonhomme ou petite bonne femme perdus dans son coin ? Une trilogie puisque le qui n'a jamais été de notre ressort : pourquoi, quoi, comment ? Mais d'abord pourquoi, la question fondatrice, celle qu'on a le tort d'oublier en devenant des professionnels. La motivation première, celle qui donne le goût, le goût de faire. Et peu importe la réponse, elle coule de source, elle ne nous appartient pas, elle est entre les mains du public, de nos lecteurs. Ensuite, le quoi et le comment ne sont que questions de méthode, tandis que pourquoi est LA question, celle qui fait toute la différence entre un faiseur et un créateur, entre un accident et une catastrophe.
Une catastrophe, à entendre dans son sens premier : un bouleversement, dernier et principal événement d'un poème ou d'une tragédie, le dénouement.

Image : manifestation à Johannesburg après l'assassinat de Chris Hani, photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (1993).

jeudi 13 avril 2006

Le mouvement des images arrêté



Sommes-nous déçus ou furieux de la nouvelle expo beaubour(g)ienne ?

Les tentatives muséographiques de récupérer le cinématographe deviennent une constante inquiétante. Nous avons pris l’habitude de voir, et parfois d’entendre, une majorité d’œuvres vidéographiques indigentes, programmées par des curateurs (sympa comme francisation pour les commissaires d’exposition, on passe du commissariat à la cure ; à quand la récure ? Elle s’impose…) d’une inculture cinématographique qui n’a d’égal que l’arrogance des artistes qu’ils défendent. Il suffit de diffuser en boucle quelques minutes mal cadrées d’un plan séquence où, de préférence, rien ne se passe, à savoir rien d’autre que le temps qui s’écoule, pour que cela fasse œuvre. Agrémentez la projection sur écran géant ou sur un petit moniteur de quelque mobilier ou scénographie mettant en valeur le lieu d’exposition ou se rapportant vaguement à ce qui se trouve sur l'image, et vous obtenez une « installation » ! Un siècle de découvertes cinématographiques est relégué aux oubliettes, ou pire, cité en extraits retravaillés par le génie de l’artiste nouveau (comme on dit du Beaujolais).

On avait l’habitude de voir les films dans des églises laïques où le public communiait dans le noir, confortablement assis, laissant le temps aux œuvres de s’installer, encadrées par leurs génériques de début et de fin. On nous propose aujourd’hui de les consommer dans la bousculade des galeries, de les prendre en cours et en extraits, en les intégrant au dispositif de la visite plus ou moins guidée. Le Centre Pompidou revendique aujourd’hui cette approche en mettant en avant l’alibi de la révolution numérique et en réintégrant le 7ième Art dans l’Histoire de l’Art ! C'est dire hélas ce qu'est devenu le cinéma contemporain, une rémanence, un jeu vidéo, un produit. Ou bien, son succès populaire aurait-il fait des envieux ? Notons que la plupart des artistes vidéo sortent d’écoles de beaux-arts pour s’afficher dans les musées. La caméra est somme toute un outil comme un autre, chacun peut s'en saisir. Voilà bien des années que les commissaires d’exposition ont du mal à trouver des peintres ou des sculpteurs qui révolutionnent le milieu de l’art. Dans une actualité où les idées se font rares, où la morale fait le plus souvent défaut (entendre le « une œuvre est une morale » de Jean Cocteau), l’enveloppe est un bon cache-misère. Dommage qu’il n’ y ait pas plus de jeunes cinéastes comme Agnès Varda ou Chris Marker à s’intéresser à ces nouvelles formes d’expression ! Leur travail muséographique possède une réelle profondeur. Je sais aussi qu’il existe des Isaac Julien qui font honneur au medium, mais la grande majorité de ce qui est exposé est déprimante d’inanité.

À vouloir resituer ma colère dans son contexte, j’en perds de vue la visite d’hier après-midi. Le commissaire Philippe-Alain Michaud, dans une pagaille revendiquée, propose comme thématique, avec en sous-titre « Art, cinéma », des films expérimentaux qui ont fait l’objet de nombreuses rétrospectives, anthologies et éditions dvd. Le tout est saupoudré d’œuvres picturales et sculptures appartenant au Centre, histoire de rentabiliser les acquisitions patrimoniales. Ce qui est impardonnable, c’est le peu d’effort réalisé pour permettre au public de s’y retrouver. Plutôt que de diviser arbitrairement la visite en « défilement », « projection », « récit » et « montage », prétendues « données fondamentales de l’expérience filmique » illustrées là de manière totalement absconse, n’aurait-il pas été plus juste d’essayer d’analyser comment on en est arrivé là ? Comment des cinéastes, des photographes, des peintres ou des poètes ont-ils eu l’idée de s’évader du récit traditionnel, de la représentation du réel, du temps imposé par le formatage des séances ? Et ce depuis un siècle ! Le cinéma expérimental a sa propre histoire, sa chronologie, fut-elle éclatée… Comment s’inspire-t-il des autres arts plus qu’il ne les suscite ? Quel fut son propos et quel est-il aujourd’hui ? Les enjeux économiques sous-tendus ne sont même pas sous-entendus, ils sont ici escamotés.

L’exposition « Le mouvement des images » est un fourre-tout sans rigueur. Elle n’est qu’un des multiples exemples mettant en scène la panique des curateurs perdus au milieu d’une époque où seul l’argent règne, où son absence est occultée (l’expo « Los Angeles 1955-1985 » à l’étage du dessus ne vaut guère mieux, bout à bout de pièces de troisième catégorie, sans parler de la misère des expos qui se succèdent au Palais de Tokyo). Incapables de comprendre les nouvelles technologies et ce qu’elles pourraient apporter (soit pas grand chose si la révolte ne gronde pas dans le corps de l’artiste), les responsables ne peuvent qu’accrocher la technologie elle-même aux cimaises, gober les reconstitutions rituelles kitchissimes qui sont légion, mélanger le tout dans un shaker jusqu’à vous donner mal au cœur et à vous abrutir devant l’accumulation emphatique où n'est laissée aucune place à la respiration et aux interrogations. Car tout est mâché, recraché, servi pour 10 euros l’entrée à la foule sommée de se laisser aller et de s’en délecter. Junk Food. La dialectique a cédé sa place au grand remix. Beuark ! Excusez-moi, je n’ai pas pu me retenir…

Les six photogrammes, extraits du film A Movie, n'ont aucun lien avec les expos du 4ième et du 6ième étage. Dommage, on aurait dû commencer par là. Un film. Le chef d'œuvre de Bruce Conner défile comme le plus bouleversant patchwork de l'âme humaine, montage rythmé par la musique répétitive des Pins de Rome d'Ottorino Respighi, pellicule identifiée et projetée, la matière celluloïd, le récit d'une expérience filmique unique pour chaque spectateur, la mise en scène de l'inconscient.

À Beaubourg on nous sert, à la place, la scène des tartes à la crème, ce n'est hélas que métaphorique, et très mal joué. On n'y croit pas.

vendredi 18 novembre 2005

Mix-Up et le pâté

Sortie dvd du premier film de Françoise Romand, Mix-Up (1985), édité par Lowave, et recette du succès !

Hier soir, Françoise fêtait la sortie dvd de son premier film, Mix-Up ou Méli-Mélo, salué par le célèbre critique américain du Chicago Reader, Jonathan Rosenbaum, comme un des 15 meilleurs films des années 80, aux côtés de Sans Soleil de Chris Marker, Passion de Jean-Luc Godard, The King of Comedy de Martin Scorcese, Shoah de Claude Lanzmann, Blade Runner de Ridley Scott, Mélo d'Alain Resnais, Yeelen de Souleymane Cissé, Love Streams de John Cassavetes... Le film, petit chef d'œuvre documentaire, raconte, avec nombre d'effets qui tirent vers la fiction et la complicité de tous les protagonistes, l'échange de 2 bébés à leur naissance en 1936. L'humour (''Mix-Up'' a été tourné en anglais en Grande -Bretagne !) et la tendresse de la réalisatrice donnent à ce drame un ton de comédie qui a emballé la salle, ce qui n'avait, paraît-il, pas été si évident à sa sortie en France il y a 20 ans. Le film avait par contre rencontré aux USA un succès phénoménal qui lui permit de faire le tour des télévisions du monde entier. Nul n'est prophète en son pays, ça nous le savons (de toilette), surtout dans notre vieux pays, très snob et somme toute très conventionnel, ce que Françoise n'est pas pour un sou. Ici, Mix-Up est passé une fois à la télé à 14h dans le cadre d'Aujourd'hui Madame en 1986 ! Lorsque j'ai découvert son premier film, quelques mois après que nous soyons ensemble, j'ai été très fier de ma compagne, et un peu rassuré ;-)
Je suggère une petite visite à son site, romand.org, où l'on peut voir quelques extraits d'autres de ses films, en particulier le dernier, qui risque de rencontrer les mêmes difficultés à être reconnu à sa juste valeur, Thème Je, sorte de fiction autobiographique qui n'a rien de politiquement correct, ce qui risque de coincer, cette fois même au pays de l'Oncle Tom ! Et puis courez acheter le dvd édité par Lowave (Librairie de Beaubourg, et très bientôt Fnac et Virgin...)...
Enfin, j'écris tout ceci en préambule de ce qui m'amène sérieusement à bloguer ici ce matin. Françoise a insisté hier soir pour que je réponde à la demande générale en donnant la recette de mon célèbre pâté, recette que je tiens à l'origine de ma copine monteuse Brigitte Dornès qui vit maintenant dans un pays où on mange délicieusement bien, la Catalogne, près de Figueras. Alors voilà :
1. Faire cuire 500g de foies de volaille dans du vin blanc (hier soir c'était du foie de lapin pour la première fois de ma vie de pâtétomane, et c'était drôlement bon, j'avais ajouté aussi une cuillérée à soupe de miel, miel que j'avais moi-même mis en pot à La Ciotat où le papa de Françoise possède quelques ruches).
2. Dans un mixeur, broyer les foies égouttés avec 400g de beurre salé, un peu de poivre, un petit verre de cognac, et le tour est joué ! A partir de là, on peut imaginer toutes les variations, en remplaçant le cognac, en ajoutant des herbes (hier soir j'avais incorporé du persil frisé et du piment d'Espelette), etc.
3. Mettre le résultat au frigidaire, attendre 24 heures, ce méli-mélo peut se conserver facilement une ou deux semaines, mais il est très rare qu'un de ces pâtés vive aussi longtemps... Attention, c'est riche ! Mais tellement bon, vous n'en reviendrez pas, mais vous ne pourrez faire autrement que d'y revenir. Succès assuré. Cela fait 20 ans que je récolte les compliments de mes invités et qu'on me demande la recette. C'est si facile que c'en est pas croyable. Voilà, c'est fait. Je peux commencer mon régime, l'avenir est assuré.
Bon appétit !

mardi 8 novembre 2005

Soft Target : Le Sniper à Utrecht

Du 6 novembre au 18 décembre à Utrecht (Pays-Bas), à l'exposition Soft Target. War as a Daily, First-Hand Reality, le petit film intitulé Le Sniper, que j'ai tourné à Sarajevo pendant le siège en novembre 1993, est présenté aux côtés de Sans Soleil de Chris Marker, Notre Musique de Jean-Luc Godard, Nuit et Brouillard d'Alain Resnais, The War Game de Peter Watkins, Natural Mystic de Anri Sala, 9/11 des frères Naudet et James Hanlon !
L'installation est présentée à 2 endroits de la ville, d'abord dans la rue (dans une vitrine sonorisée)...

et également à la galerie BAK (moniteur au bout d'une passerelle en verre)...






P.S.: le film est visible ici.
Lire aussi billets du 1er mars et du 2 mars 2006.

samedi 13 août 2005

Voir et revoir

Quelques merveilles sorties en DVD et qui auraient pu passer inaperçues.


Pour commencer, des films à voir quel que soit son âge.
Les 5000 doigts du Docteur T (Zone 1, langues et sous-titres anglais et français) que le chorégraphe Philippe Découflé a allègrement pillé pendant des années... Comédie musicale kitchissime aux couleurs éclatantes et complètement hallucinée...
Le coffret des Mickey en noir et blanc (Zone 2, je rappelle que ça veut dire lisible sur tout lecteur acheté en France), pas toujours "politiquement correct" et tellement meilleur que tout ce que fit ensuite Walt Disney ! La Magie Calder (Zone 2) où le sculpteur tient le rôle de Monsieur Loyal dans un cirque miniature de 200 figurines animées.

Dans la série documentaires de création :
Chats perchés de Chris Marker (Zone 2) est un reflet remarquablement intelligent d'une France résistante et pleine d'espoir filmée au début du XXIème siècle. Ce film, à la fois vif et tendre, est accompagné de petits courts-métrages, exquis Bestiare dont l'époustouflant Slon Tango (avez-vous jamais vu un danseur étoile ayant la grâce de cet éléphant ?)...
Les 3 numéros de Retour de Flamme (Zone2), compilations de petits objets rares dont mes préférés sont le coccaïnomane Mystère du poisson-volant (vol.2) et le seul document synchrone existant avec Django Reinhardt, auxquels s'ajoute le double DVD du comique Charley Bowers également édité par Lobster...
Step across the border (toutes zones, anglais avec sous-titres), œuvre à projeter dans toutes les écoles pour effleurer ce qu'est la musique. Le film, héritier d'A propos de Nice, suit le guitariste Fred Frith autour du monde.
Puisqu'il s'agit de musique, et que vous connaissez probablement déjà le Glenn Gould de Monsaingeon, le Straight No Chaser sur Monk, les clips de Gondry, et Les adieux de Brel à l'Olympia : Monterey Pop Festival (coffret Criterion de 3 DVD Zone 1) avec l'intégrale d'Hendrix, d'Otis Redding, et les prestations de Janis Joplin, Ravi Shankar, The Who, etc. filmés par Pennebaker en 1967. Le festival fondateur !

Pour les amateurs d'animation,
ruez-vous sur les court-métrages de Jan Svankmajer (2 DVD Zone 1), Mes voisins les Yamada de Takahata (Zone 2), les Creature Comforts des Studios Aardman (Zone 2 mais anglais hélas sans sous-titres), la quasi intégrale d'Alexeïeff (un docu le montre à l'œuvre avec son écran d'épingles !), et les 2 compilations publiées par le magazine Repérages.

C'est tout pour aujourd'hui, on abordera les films de fiction une prochaine fois.