Article du 10 janvier 2007

Ce n'est pas parce que l'on fait de la musique brintzingue que l'on n'apprécie pas les tubes qui marchent ou font danser. Ce n'est pas parce que l'on fait du cinéma expérimental que l'on n'aime pas se vautrer devant un gros film d'action hollywoodien ou une bluette à l'eau de rose. À la fin du sublime film de Jean Renoir, La chienne, à Michel Simon avouant "J'ai été marchand d'habits, trimardeur, ivrogne, voleur, et pour commencer... assassin !", Gaillard répond : "... faut de tout pour faire un monde !". C'est vrai dans les deux sens , car pour qu'une société perdure, elle a besoin de ses marges et de ses empêcheurs de tourner en rond. Pourquoi la plupart des spectateurs craignent-ils ce qui dérange et vous oblige à réfléchir ? Et si nous rêvons de changer le monde, ne faut-il pas avant tout nous donner les moyens de transmettre et, au-delà, d'être compréhensibles ?
En discutant avec des amis, je me rends compte à quel point notre univers culturel est un tout petit monde. Ce qui me paraît classique leur semble terriblement moderne. La moindre dissonance musicale stresse tant d'auditeurs qui risquent aussi de prendre la plus élémentaire réflexion cinématographique pour une "prise de tête". Le dogme est là, ancré en nous : la mélodie tient le haut du pavé et un film doit raconter une histoire. À l'aube du XXIème siècle, le XXème n'est toujours pas assimilé. Mes amis sont des personnes cultivées qui sortent au cinéma, vont au spectacle, lisent et regardent peu la télévision. On est donc loin de l'univers de la Star Academy. Pourtant l'art moderne et contemporain représente souvent une agression. Craindrait-on les images critiques du monde dans lequel nous évoluons ? Rechercherait-on, avant tout, à nous distraire pour oublier les tracas de la journée ? Confusion du "nous" et du "on" : nous sommes l'un et l'autre. Combattants fatigués et rêveurs vigilants, au choix, selon les instants. Partout sur le territoire existent pourtant des poches de résistance. La publicité faite à ces marges, dans certains quotidiens comme Le Monde ou Libération, est paradoxalement disproportionnée en regard de notre champ d'action réel. Nos succès sont négligeables si on compare les ventes de nos disques, le nombre d'entrées en salles de cinéma ou la fréquentation de nos spectacles avec ce que consomme régulièrement le grand public. La vitesse de communication s'accroît exponentiellement, mais la distance entre la création et sa réception fait de même. Plus d'un siècle nous sépare. Une énigme.
L'éducation artistique est défaillante. La télévision est de plus en plus rétrograde. Nous vivons dans un monde de plus en plus uniforme malgré les possibilités qu'il offre. Il n'existe aucun accompagnement qui permette de fournir des clefs pour accéder à ce qui interroge. Tout le monde trouve Au clair de la lune exemplaire parce qu'on nous l'a seriné depuis notre tendre enfance. Cocteau disait que le public préfère reconnaître que connaître.
Confusion. Quelle est la place de l'art dans un vieux monde qui joue les jeunots, mais ne convainc plus personne ? Ce n'est pas une question de communication, c'est la nature-même des œuvres qui est en question.