70 Humeurs & opinions - décembre 2014 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 29 décembre 2014

Identification émotionnelle et solidarité transversale


Pourquoi ai-je refoulé mes larmes à la projection du film Pride réalisé par le Britannique Matthew Warchus ? J'ai reniflé et me suis essuyé la figure en espérant que mes voisins ne m'avaient pas vu céder à l'émotion. La plupart des pleureurs et des pleureuses se cachent ou s'excusent alors que leurs sanglots expriment une franchise épidermique plus saine que la crainte d'être assimilés à des midinet(te)s. Le phénomène d'identification au cinéma renvoie toujours à des aventures vécues. La reconnaissance de situations qui nous ont marqués est la clef de cette subjectivité qui parfois oppose les spectateurs sans comprendre les raisons des uns et des autres. Tout le cinéma narratif repose à la fois sur le vécu et les fantasmes de chacun. L'effet d'étrangeté brechtien de certains films ou l'analyse critique a posteriori peuvent permettre de prendre quelques distances, mais l'émotion ne se dissipera heureusement pas pour autant. Je pleure donc au cinéma lorsque je reconnais des situations enfouies dans ma mémoire et qui sont probablement fondatrices de ma personnalité. J'ai déjà évoqué ici les retrouvailles de deux personnes après une très longue période qui me renvoient à la séparation après des vacances pénibles loin de mes parents lorsque j'étais enfant. Quelle que soit la qualité du film ce genre de scène me fait toujours le même effet...
Dans Pride la solidarité d'un groupe d'activistes gays et lesbiens anglais avec les mineurs gallois lors de la grève de 1984-1985 me renvoie à mon adolescence où les clivages interprofessionnels s'effaçaient devant la nécessité d'être ensemble. Seule la grève générale provoqua de véritables bouleversements, pas seulement face au gouvernement, mais dans les consciences de tous. Les replis communautaires et professionnels isolent les revendications avec peu de chance de les faire aboutir. À tour de rôle les uns et les autres se critiquent sous prétexte des enquiquinements que produit telle ou telle grève. Les citoyens ont du mal à se sentir concernés par d'autres problématiques que les leurs, au nom de la liberté ! Cette liberté a perdu tout son sens sous le poids de l'individualisme forcené.


L'alliance improbable entre les jeunes activistes LGBT et les ouvriers du nord ne fit hélas pas fléchir Margaret Thatcher, mais elle fit avancer la reconnaissance des droits des gays et lesbiennes. La comédie de Matthew Warchus est un bonbon anglais avec des acteurs formidables comme seuls les Anglo-Saxons savent soigner la véracité de leurs personnages. Leur secret est de travailler leurs rôles ! Comme d'habitude les films grand public, spécialement les comédies, sont souvent boudés par la critique qui supporte mal de céder à ses émotions. On en pleurerait.

P.S. : et puis j'ai repensé à l'excellent livre de Didier Eribon, Retour à Reims...

lundi 22 décembre 2014

La Revue du Cube #7 = Agir !


Comme pour chaque numéro de la Revue du Cube le sujet de son septième est défini par l'édito de Nils Aziosmanoff, un texte plein d'espoir en l'humanité, mais qui occulte le fait qu'en approchant de l'omniscience et de l'immortalité nous jouons avec le feu. Suivant les lois de l'entropie le retour de flamme pourrait nous être fatal ! Qui sait en effet comment les machines de plus en plus intelligentes et autonomes réagiront face à notre absurdité et comment la mort se laissera apprivoiser sans se jouer de notre ambition démesurée ? Jusqu'ici l'humanité a prouvé qu'elle était capable du meilleur comme du pire. Les progrès techniques n'entraînent que peu de changement dans l'exploitation de l'homme par l'homme et son individualisme forcené ; les replis communautaires et le gâchis rappellent les pires moments de notre Histoire...
Raison de plus pour agir affirment les éditions Les liens qui sauvent. Pour la rubrique Perspectives, "dans l'urgence" renchérit Yacine Aït Kaci (alias YAK) et Natacha Quester-Séméon met en avant la responsabilisation individuelle en digne féministe politique tandis que Gilles Babinet émet des doutes sur nos choix futurs et Thibaud Croisy interroge les réseaux sociaux. Les points de vue regroupés en seconde rubrique divergent évidemment. Là où le duo HP Process promeut son manifeste de Poésie Action Numérique, Joël Valendoff prône généreusement l’émergence d’un nouveau paradigme médical. D'un côté Dominique Sciamma pense qu'agir commence par penser, Éric Legale s'en remet aux élites, Flavien Bazenet s'enthousiasme pour les entreprises, Pierre de La Coste promène ses interrogations mystiques sur la liberté, Carlos Moreno rappelle le partage indispensable, Étienne Krieger l'importance du vivre ensemble, Jean-Christophe Baillie vend son jeu vidéo et Franck Ancel son catalogue. D'un autre, Marie-Anne Mariot revendique le non-agir ou lâcher-prise, Emmanuel Ferrand met en valeur la sérendipité et la liberté indispensable du chercheur, Philippe Cayol renvoie à la nécessité de la critique, Roland Cahen soulève avec humour les dysfonctionnements du numérique, Hervé Azoulay condamne la centralisation et les systèmes pyramidaux, Étienne Armand Amato interroge les interactions des mondes virtuel et réel en quasi žižekien (le philosophe Slavoj Žižek titra l'un de ses livres Bienvenue dans le désert du réel d'après un dialogue du film Matrix)... Yann Minh, Janique Laudouar, Marta Grech, Susana Sulic et Philippe Chollet décalent le sujet grâce à des fictions qu'il aurait peut-être fallu disperser parmi les réflexions plus faciles à lire en feuilleton qu'à la suite les unes des autres.
Je n'y échappe pas : mon texte porte le titre d'un livre de Lénine perché tout en haut de ma bibliothèque et qui me trotte toujours dans la tête depuis qu'en 1970 j'ai vu Que hacer ?, film collectif de Saul Landau, James Becket, Raoul Ruiz et Niva Serrano sur l'impérialisme américain autour de l'élection de Salvador Allende au Chili, tressage de fiction et de documentaire...

QUE FAIRE ?

« Je vous apporte la peste,
moi je ne crains rien,
je l’ai déjà… »
Paracelse

Le thème de ce septième numéro me paralyse. Est-ce agir qu’écrire ? Nous ne pouvons pas grand-chose dans nos splendides isolements et je suis seul devant mon écran. Je communique, tu communiques, il communique, nous communiquons… Dans ces vases la quantité de matière grise ne varie pas. Leur transparence est illusoire. Comment sortir de ce bourbier ? Les éditos de Nils Aziosmanoff me donnent chaque fois envie de rêver, mais dès que je creuse je me cogne à la lumière comme un papillon qui s’y brûle les ailes et tout s’éteint au fur à et à mesure que j’avance.

Lorsque les mots se transforment en actes ils sont le plus souvent dévoyés par la réalité. Retournés comme des gants, les concepts sont utilisés contre ceux qui les avaient imaginés ou à qui ils étaient destinés. À la botte du pouvoir financier, l’armée est le principal commanditaire de la Recherche. Nous profitons des retombées commerciales de leurs avancées technologiques. Serions-nous capables de les renverser à notre tour pour que les armes soient transformées en outils ? Ce recyclage systématique est présenté sous les atours du progrès, mais quelles avancées sociales inaugure-t-il ? Les gaz asphyxiants de la première guerre mondiale sont devenus des pesticides, les tanks ont été adaptés en tracteurs, la bombe atomique a laissé la place aux centrales nucléaires… À qui serviront les nanotechnologies, les expériences sur le climat du géo-engineering ? De plus, les ressources que les anciennes et nouvelles technologies nécessitent attisent les conflits. Le gaz, le pétrole, les minerais, les métaux rares sont à la source des pires crimes de masse. La Troisième Guerre Mondiale bat son plein. Le pouvoir politique et financier fait son beurre d’une démocratie qui n’en a que le nom. La manipulation est totale, universelle. Big Brother is Watching You. Une tarte à la crème ? On aimerait bien. La gourmandise est plus sympathique à partager le sucre que la surveillance dont nous sommes les proies. Ensemble ? Les grandes messes rassemblent le monde sous l’accumulation d’images choisies, de flux sonore logorrhéique, d’informations mensongères. Le storytelling n’est pas nouveau. Les religions en ont fait leurs choux gras. Celle du Big Data ne vaut guère mieux. La foi ne sauve que les grands prêtres qui la professent. L’appât du profit dévoie les meilleures intentions. Les révolutions sont toujours brèves. La réaction qui s’en suit est d’autant plus meurtrière. Nous n’avons pourtant pas le choix. Si nous refusons d’aller nous noyer tels les lemmings, nous devons inventer de nouvelles utopies. La question du temps qu’il nous reste reste cruciale. Avons-nous encore le moyen d’enrayer la sixième extinction ? Notre civilisation est condamnée par le gâchis et le cynisme des quelques nantis qui détiennent les moyens de communication, mais certainement pas ceux de la production. Il faut toujours des bras et des jambes pour agir. Les replis communautaires et l’absence de solidarité interprofessionnelle sont les symptômes de notre maladie, et l’exclusion des pays du sud ne peut aboutir qu’à une catastrophe.

Le numérique n’est pas une baguette magique. Ce n’est qu’un outil de notre temps. Pour que ses ressources participent au sauvetage il va falloir commencer par revoir toutes nos institutions. La démocratie représentative a montré ses limites. En France une sixième République se profile, mais la révolution ne peut être que globale. Autour de la planète les riches, si peu nombreux, ont bien su s’accorder. Comment la masse des pauvres qui la font marcher vont-ils le prendre s’ils comprennent qu’ils ne sont qu’une source d’énergie parmi les autres ? Ici on parle d’élire nos représentants au tirage au sort, sans mandat reconductible. Là on évoque le revenu de base pour que le travail ne soit plus l’étalon de notre économie. Où est-elle cette société des loisirs que l’on nous vendait dans les années 70 ?

La Revue du Cube a le mérite de soulever les questions essentielles, celles du rêve. Le réel n’est qu’une illusion. Si nous ne sombrons pas dans le renoncement, si nous acceptons l’altérité comme la solution de nos impasses, si nous ne nous contentons pas d’écrire, mais que nous inventons de nouveaux moyens d’agir, et si nous sommes capables de faire coïncider notre pratique avec nos théories, dans un partage qui nécessitera forcément des sacrifices, alors peut-être nos enfants auront un futur. C’est pour eux, entendre ceux de tous, sans exception, que nous devons nous unir et nous battre. Comme tous les outils à notre disposition, le numérique est une arme à double tranchant. Dans la destruction comme dans la construction notre imagination est sans limite. Alors qu’est-ce qui nous retient d’agir ?

jeudi 11 décembre 2014

Sur quels bûchers flamberont-ils ?


La polémique actuelle sur les cheminées qui enflamme la presse et les usagers me pousse à sortir du bois. La maire de Paris promeut un arrêté préfectoral interdisant au 1er janvier 2015 les cheminées à foyer ouvert en Île-de-France et la ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie s'y oppose. La querelle de clochers fera certainement long feu, mais elle a le mérite de soulever des questions brûlantes sur la pollution de l'air et les intérêts en jeu. Que Choisir, s'alignant sur les chiffres de AirParif, doute sérieusement des chiffres avancés par le rapport du programme européen Carbosol chargé d'étudier la pollution particulaire en composés carbonés en Europe, et coordonné par le Laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement (LGGE, CNRS / Université Grenoble 1). On connaît la puissance des lobbys à Bruxelles et les catastrophes qui en découlent. L'association de consommateurs, d'usagers, de contribuables et de défense de l'environnement joue-t-elle avec le feu ou soulève-t-elle un lièvre sans le nommer ? J'en mettrais ma main au feu, il y a anguille sous roche dans toute cette histoire.
Car si les cheminées peuvent être construites soi-même et si les bûches sont vendues par les sylviculteurs, il s'agit d'artisanat là où l'industrie a tout intérêt à cette interdiction brutale. En effet à qui profite l'obligation de transformer son âtre en insert et à utiliser des granulés ? À TOTAL, tiens donc, gigantesque pollueur planétaire !
Notons que si le bilan environnemental du granulé est meilleur que celui des charbon, pétrole et gaz, il est légèrement moins bon que celui de la bûche, car la production (et le conditionnement en sacs plastique) du granulé consomme plus d'énergie que celle d'une bûche, ceci étant à pondérer par le fait que les granulés peuvent « valoriser » des déchets de bois qui seraient de toute façon produits. En plus il nécessite d'être alimenté en électricité pour fonctionner.
Cela me rappelle les promoteurs de l'énergie solaire qui omettent de raconter comment sont produites les cellules photo-voltaïques et que cet équipement onéreux fonctionne avec des batteries à l'acide ! Ou encore la campagne écologique imposant les ampoules électriques économiques qui se sont avérées plus nocives que n'importe quoi, plus fragiles et quatre fois plus chères. On m'a même vendu il y a quatre ans une automobile "verte" qui roule au diesel ! Les profiteurs font feu de tout bois.
Jean-Yves rappelle qu'il existe une loi, votée juste après-guerre, qui interdit à un bailleur de louer un logement non muni d'un boisseau de cheminée en état de fonctionner, afin que chacun puisse se chauffer en cas de pénurie, guerre, ou catastrophe naturelle. J'ai moi-même été sauvé ainsi lors de coupures de courant qui ont duré plusieurs jours par moins 15. Peu appliquée, cette loi est pourtant toujours en vigueur. Question Préalable de Constitutionnalité ou du moins conflit législatif ?
Combien y a-t-il réellement de cheminées en activité à Paris ? Nous consommons trois ou quatre stères par an. Où les stocker lorsque l'on vit en appartement ? Combien de vos amis profitent de cette convivialité ancestrale ? Il y a certes plus de barbecues en banlieue qu'intra-muros. Cuire des sardines au feu de bois évite que les mauvaises odeurs se répandent dans la maison et c'est tellement meilleur. On nous pousse à regarder les flammes derrière une vitre à l'instar de la télévision ?! Lorsque l'on voit comment l'industrie a zigouillé la planète on essaie de nous faire croire que nous sommes des monstres avec nos particules fines. De qui se moque-t-on ? On avait déjà essayé d'interdire le purin d'ortie. Kokopelli est accusé de diffuser des espèces rares de légumes et de fruits sans les autorisations obligatoires. Les grands groupes industriels font tout ce qu'ils peuvent pour faire passer des lois qui empêchent toute initiative individuelle en nous bourrant le mou de chiffres et d'études réalisées par des laboratoires dont l'indépendance s'avère plus que douteuse. À qui ces lois profitent-elles ? Qui sont ces donneurs de leçon ? Cette polémique ne serait qu'un effet de fumée pour camoufler les hors-la-loi professionnels à grande échelle que je n'en serais pas étonné...

lundi 8 décembre 2014

Vol à contresens


Parti déposer un colis à la Poste des Lilas j'enfourche mon vélo, évitant deux piétons qui zigzaguent autour de la bouche de métro. De la poche du plus éloigné tombe une épaisse enveloppe entourée d'un élastique. Je crois reconnaître une liasse de billets verts. J'accélère pour rejoindre l'étourdi tout en demandant à l'autre passant de bien vouloir ramasser le paquet. Dix mètres plus loin et quelques secondes plus tard, devant la Mairie, j'explique au premier type qu'il a perdu quelque chose. Un peu ahuri il met du temps à comprendre. Je me retourne en lui expliquant que l'autre... Mais l'autre type a disparu. Depuis l'autre côté de la rue un déménageur me fait comprendre que le voleur s'est engouffré dans le métro. Mon vélo m'empêche de continuer ma course-poursuite. Peut-être que le pauvre gars qui m'explique que ce sont essentiellement ses papiers d'identité aura retrouvé le salopard d'après le portrait-robot que je lui en ai fait, mais j'en doute.
Les temps sont durs. Comment moraliser un paumé lorsqu'au plus haut niveau de l'État règne une bande d'escrocs ? Notre quotidien est façonné par les exemples que livre l'actualité. Menteurs cyniques, goinfres sans scrupules, cumulards bornés, trop de politicards calquent leurs ambitions vénales sur les financiers qui les ont soutenus. À un jeune chauffeur de taxi je demande quel est son but dans la vie ? Il me répond "gagner de l'argent". On ne devient pas riche, on le naît. Il prend la question à l'envers. La seule chance de s'en sortir pour un roturier est de développer sa passion. Au mieux cela finira par payer parce qu'il s'approchera de l'excellence, au pire il se sera épanoui en faisant ce qu'il aime.

mardi 2 décembre 2014

L'essence, le sang et le sens


Aux auteurs des paroles des chansons du formidable disque Chroniques de résistance, son producteur Jean Rochard demande "Pour un artiste, que peux signifier le mot résistance aujourd'hui ?". Sur son excellent blog, dit le Glob, sont également publiés les témoignages de Serge Utgé Royo et Sylvain Girault. Le mien s'intitule L'essence, le sang et le sens :

Aucun artiste digne de ce nom ne peut accepter la loi sans l'interroger. Ce devoir n'est jamais un choix, mais une nécessité. De la société qui l'a engendré à la cellule familiale qui s'en est fait le relais, toutes entretiennent des tabous et des conventions qui sont autant de fondations névrotiques façonnant les individus pour qu'ils se conforment aux modèles fantasmatiques que semblent exiger l'ordre et la morale. Au monde inacceptable que le monstre social et politique à la solde d'intérêts économiques de quelques-uns engendre, les rebelles n'ont d'autre issue que d'en créer de nouveaux. Solidaires et organisés, conscients des dérives que le pouvoir impose par ses lois iniques et criminelles, certains choisissent l'insurrection. D'autres, trop sensibles et viscéralement souffrant de ce que l'absurdité leur impose, n'ont d'autre choix que de se réfugier dans des mondes intérieurs que leur imagination fertile fait naître et parfois exploser aux yeux et aux oreilles de leurs contemporains. Les deux ne sont pas incompatibles, même s'ils ne peuvent s'exprimer qu'en alternance : on peut à la fois agir au sein d'un mouvement d'ensemble et révéler son intime potentiel poétique. Il est probable que sans accès à une expression artistique l'homo artifex, incapable de taire ses pulsions rebelles ou de les dissimuler dans la clandestinité, aurait été poussé à des actions qui l'auraient entraîné vers l'internement ou la mort. Or l'art exprime avant tout le combat désespéré de la vie contre tout ce qui nous tue à petit feu depuis notre naissance.

Face aux dérives inacceptables imposées à la grande majorité des populations par quelques nantis cyniques et des fous suicidaires que le pouvoir a su rendre paranoïaques, face à l'exploitation de l'homme par l'homme et à l'appropriation de la totalité de la planète par cette caste manipulatrice, face à l'oppression quelle que soit sa forme, chaque individu a le devoir de se révolter. L'artiste résiste de manière subtile en usant de techniques circonlocutoires. Au lieu de viser le centre, il tourne autour. Appelons cela des révolutions. Cet art poétique est plus précis qu'aucune science prétendue exacte. Il est indémodable. Aucune date de péremption n’oblitère son objet, il est millésimé. Il peut prendre n'importe quelle forme, pourvu qu'on y reconnaisse la nécessité, car certains s'amusent hélas sans arrière-pensée. Il fait fi des modes qui ne sont que l'œuvre des marchands. Brecht affirmait qu'il n'existait ni forme ancienne, ni forme nouvelle, mais seulement la forme appropriée. Cocteau pensait que toute œuvre est une morale. À l'absurdité du monde, l'artiste répond par l'absurde. Plutôt que résister qui définit une réaction d'opposition l'artiste préférera le verbe créer qui se conjugue à tous les temps.

Aujourd'hui comme hier chaque individu a le devoir de s'opposer à ce qui se joue en sous-main, la mise en coupe réglée de la planète au détriment des peuples, de leurs différences et de tout ce qu'ils ont en commun, mais qu'ils combattent le plus souvent, confinés dans l'ignorance, montés les uns contre les autres. Si l'intelligence ne suffit pas à enrayer l'entropie, ils en viendront à retourner les armes contre leurs bourreaux. Les artistes, soutenus par leurs chants et leur enthousiasme, participeront aux barricades. On bricole comme on peut. Beaucoup mourront. Tout le monde meurt un jour. Si l'on peut vivre debout, on peut aussi mourir debout. La peur est mauvaise conseillère. L'artiste ne craint qu'une chose, que la mort survienne avant qu'il ait fini son œuvre. Or celle-ci ne lui appartient plus dès lors qu'il la livre à la communauté. Par là même, l'inachevé reste une constante incontournable, car seule l'interprétation de chacune et chacun confère à l'œuvre son statut définitif.

En conclusion à ce petit texte qui rend hommage aux résistants de toutes les époques et tous les continents, saluons les artistes qui ne désarment jamais, développant sans cesse de nouvelles utopies qui nous permettront peut-être de vivre un jour en harmonie les uns avec les autres et en accord avec le reste des espèces de la planète.