70 Humeurs & opinions - janvier 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 26 janvier 2024

L'arnaque de la date de péremption


Partager un repas avec des médecins peut apporter quelque lumière aux arnaques de consommation dont nous sommes victimes. Après le scandale des fauteuils roulants non recyclés et la destruction systématique des médicaments ayant dépassé une prétendue date qui les rendrait impropre à la consommation, soulevons le couvercle sur la date de péremption des aliments. Ou plutôt laissons-le fermé, car ouvert la durée sera la même que l'aliment ait dépassé ou non la date limite de consommation (DLC). S'il s'agit d'un fromage, la date est illimitée ; il durcira et tombera en poussière si l'on attend trop longtemps, c'est tout. Un yaourt peut être mangé des mois après la date de péremption. Si au goût il n'est plus bon, on le recrachera, mais le risque est nul. Idem avec les fruits et légumes.
Par contre, s'il y a des protéines, comme le poisson, la viande ou les œufs, il peut y avoir danger. Les œufs ont une coquille poreuse qui les fragilise, mais conservés dans un réfrigérateur le risque est moindre. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue, ce qui peut arriver à n'importe quel aliment manipulé plusieurs fois dans un supermarché, en dehors de toute question de date. Seul ce taux de manipulation risque de laisser développer des bactéries qui auraient été incluses au moment de la fabrication.
Un lait UHT, stérilisé à haute température, pourrait être consommé des mois après la date de péremption. Il n'y a aucune raison de jeter un fromage dont la surface est devenue verte ; lorsque l'on voit le taux de moisissure d'un Roquefort cela faire rire. Quelle folie d'inscrire une date sur du riz, des lentilles ou n'importe légume sec ! Il suffirait de faire cuire le riz et l'on jettera simplement les charançons qui seront remontés à la surface. Un fruit ou un légume pourri n'est pas toxique, il n'est simplement pas bon. Un légume cuit dont on enlève la partie abîmée a un risque nul. Une confiture fermée peut se consommer des années. Si le pot a été mal fermé, elle fermente ou moisit, et son goût est désagréable. On reniflera une viande un peu daubée, dépassée de trois ou quatre jours ; si elle sent mauvais, on la passe sous l'eau avec un peu de vinaigre et le tour est joué. Tant que cela a été conservé au froid, tout va bien. Les gourmands feront tout de même attention avec les pâtisseries à la crème qui doivent être dégustées le jour-même, les coquillages qui doivent être vivants, etcétéra, mais cela n'a rien à voir avec les DLC !
La date de péremption n'est donc la plupart du temps qu'une protection légale et une manœuvre commerciale. En ces temps de crise, il va falloir changer nos habitudes au lieu de se laisser flouer par les services marketing de l'industrie alimentaire.

Article du 23 février 2012

mardi 23 janvier 2024

De l'utopie


[Pour] le second numéro de La Revue du Cube, [ayant pour sujet] Territoires numériques, nouvelles cités de l’utopie ?, [...] j'écrivis ce texte intitulé ¡Vivan las utopías!, nom d'une des chansons d'Un Drame Musical Instantané...

J’ai la chance d’appartenir à une génération élevée au biberon des utopies. Nous avons cru faire la révolution, nous avons seulement réformé les mœurs. D’une seule voix nous avons crié notre révolte contre l’exploitation de l’homme par l’homme, comprenant que le changement ne se ferait jamais par les urnes. Et chacun dans notre coin nous avons imaginé de nouveaux mondes qui furent rapidement convertis en art. Que l’on choisisse alors les barricades ou les fleurs, les pavés découvraient la plage. La réaction fut brutale, insidieuse, mensongère, diffamatoire. D’un côté, on impute régulièrement à mai 68 ce qui ne fut que la réponse du Capital, de l’autre, les marchands s’emparèrent de la poule aux œufs d’or et trahirent la passion qui animait une jeunesse montrant les dents ou s’époumonant. De là naquirent aussi les rêves de jeunes informaticiens qui allaient révolutionner les usages, croquant la pomme et dispensant leurs utopies au monde entier.
Comme à la première question de la Revue du Cube, je réponds d’abord que les nouvelles technologies ne sont que des outils, et qu’à la liberté qu’elles nous offrent répondent aussitôt le commerce dévoyant des voyous, les services civiques de l’institution et les tentatives de mainmise du pouvoir. Lorsque la résistance s’est installée, on légifère, on flique, on confisque, on punit, parfois l’on tue. On tue plus souvent que nous ne le percevons, mais les rebelles s’organisent chaque fois pour réinventer de nouveaux espaces de création et de liberté, avant qu’elles ne deviennent surveillées.
Chaque nouvel outil est un jouet entre les mains des créateurs. À nous d’en faire une arme contre le crime organisé, la manipulation de masse, le cynisme et le défaitisme. Tant qu’il restera ne serait-ce qu’une seule brindille de braise l’espoir de voir le feu reprendre sera légitime. Plus que jamais toutes les forces sont nécessaires pour faire naître de nouvelles utopies.

Je terminais [cet article du 3 avril 2012] par la chanson ¡ Vivan las utopias !, que j’ai écrite avec Bernard Vitet en 1996 pour le magnifique double album Buenaventua Durruti (nato 3164-3244), et chantée par ma fille Elsa qui avait alors onze ans, puisque l’on dit qu’en France tout commence et finit en chansons :



¡Vivan las utopías!

La belle au bois en vain
Attendra le réveil
Car nul ne revient
Du pays du sommeil
Ni son roi ni ses frères
Partis pour la croisade
Ne reverront leur terre
C’est tout pour la balade

On récolte ce qu’on sème
Les hommes ont l’art divin
D’inventer des systèmes
Qui sont tous inhumains
Théoriciens du nombre
Ils réduisent les têtes
Camouflant dans leurs ombres
Ce qu’ils tiennent des bêtes

Qu’avez-vous à m’offrir
De tous les animaux
L’homme est bien le plus sot
Qu’avez-vous à m’offrir
L’ordre est le pire désordre
J’ai la vie pour la mordre

Nomenclature sénile
D’arrogants parvenus
Ou banquiers nécrophiles
C’est le pouvoir qui tue
Jusqu’à ses propres fils
Don de l’irrationnel
Sévices des services
Secrets de polichinelle

Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux pas de métier
Si ce n’est celui d’aimer
Qu’avez-vous à m’offrir
Quelle bible est votre livre
J’ai la rage de vivre
Éteins vite la lumière
Écoute les oiseaux
Étouffe les prières
Et les systèmes sociaux
Soigne bien tes voisins
La théorie s’écroule
En face d’un être humain
Car l’horreur c’est la foule

Qu’avez-vous à m’offrir
Si la terre ma possède
Son fantôme m’obsède
Qu’avez-vous à m’offrir
Je ne veux rien posséder
Même ma liberté

Un Drame Musical Instantané « ¡ Vivan las utopias ! » (Jean-Jacques Birgé – Bernard Vitet)

mardi 9 janvier 2024

Le déficit des années antérieures


Je devrais aborder la question avec d'autant plus de sérénité qu'un rayon de soleil a réchauffé mon cœur depuis quelque temps, or quelles que soient les bonnes nouvelles nous restons fragilisés par les expériences passées. Grandir nous permet de considérer la vie avec plus de distance, une certaine relativité qui manquait souvent à nos jeunes années. Pourtant les déceptions, les coups du sort, les revers subis empêchent de jouir du présent avec la naïveté qui caractérisait nos premiers émois. Même si l'amour et la sexualité vont piocher leurs sources dans une régression salvatrice, le moindre contretemps peut faire remonter nos handicaps que seule la pérennité pourra dissiper, instaurant une confiance en l'autre qui n'est autre que la sienne propre. Ce déficit des années antérieures est à l'origine de tout ce qui nous encombre, ce qui nous échappe et ravive les blessures qu'on imaginait cicatrisées. C'est évidemment aussi ce qu'on risque de faire payer à nos conjoint/e/s sans qu'ils ou elles n'y soient pour rien.
Ayant profité avec succès de la pratique de l'EMDR sur des traumatismes physiques, j'ai imaginé que cette forme d'auto-hypnose pouvait atténuer de même les douleurs morales. Le protocole implique de se souvenir de la première fois où le problème est survenu. En remontant à l'origine des traumatismes on peut ainsi espérer se débarrasser de leurs effets pernicieux. La psychanalyse classique procède-t-elle autrement ? Ce n'est pas seulement la crainte de la reproduction de ce que nous avons subi qui nous afflige, car nous avons tendance à répéter cette situation douloureuse en nous y (in)confortant nous-même, comme si la fatalité nous y condamnait. Est-ce la nécessité inconsciente de revivre le trauma pour en comprendre les tenants et aboutissants ? Ce serait rassurant s'il en était ainsi. Ou bien nos défenses immunitaires seraient-elles défaillantes dans la structure du sujet au point de recommencer stérilement les mêmes absurdités ? La névrose m'apparaît évidemment toujours familiale, sans compter les traumatismes accidentels. Les mécanismes psychiques sont bien complexes pour en comprendre les rouages pervers. Néanmoins il me semble que remonter la chaîne causale offre une issue salvatrice.
Devant mes peurs je n'ai donc de solution que de rechercher dans mes premières années ce qui les "justifie". Techniquement il s'agira de mettre des alarmes sur le parcours qui y mène tandis que l'on remonte le temps. J'espère, par exemple, qu'ainsi le sentiment d'abandon qui m'assaille parfois finira par disparaître, comme je me suis débarrassé totalement, depuis dix ans, des crises colériques qui m'attristaient tant et que je ne savais pas enrailler. Bernard Vitet aimait rappeler à quel point nous sommes tous et toutes fragiles, et ces derniers temps je pense très souvent à la phrase de Jean Renoir dans le film La règle du jeu : "Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons." Ce n'en est pour autant pas une de nous complaire dans les nôtres lorsqu'elles nous font souffrir, et par extension celles et ceux qui nous entourent.