70 Humeurs & opinions - mars 2024 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 28 mars 2024

Louise Jallu joue


Tous les trois ans la bandonéoniste Louise Jallu fait un pas de géant. En 2018 elle avait vingt-quatre ans et j'avais salué son premier disque, Francesita comme j'avais été impressionné par son passage sur scène. Son interprétation de Piazzolla 2021 entérinait le fait que la virtuosité peut être au service de l'émotion avec une voix résolument personnelle. Même si toujours tango, le troisième album révèle une compositrice s'affranchissant du genre sans le renier pour autant. Les arrangements cosignés avec le compositeur Bernard Cavanna y sont évidemment pour beaucoup. Les musiciens qui l'accompagnent participent à cette orchestration inventive. On retrouve ainsi le violoniste Mathias Lévy, le pianiste et claviériste Grégoire Letouvet, le contrebassiste Alexandre Perrot, auxquels se joignent Karsten Hochapfel à la guitare électrique et Ariel Tessier à la batterie. Les références à la musique classique offrent une liberté incroyable à Louise Jallu qui embrasse Robert Schumann, Alban Berg, Arnold Schönberg, Maurice Ravel, Claude Debussy, comme les violonistes Fritz Kreisler et Gaetano Pugnani. Sur Toi qui as besoin d'eau, d'après Les sabots d'Hélène, chanté par Cali avec sa fille Coco-Grace Caliciuri au violoncelle, je suis particulièrement sensible à la voix de Georges Brassens qui raconte comment "le monde dans lequel on est ne [lui] convenant pas tout à fait, [il se] crée un monde parallèle dans lequel [il fait] à peu près ce qu'[il veut]..." Je crois m'entendre, comme j'apprécie toujours les ambiances naturalistes de Gino Favotti qui resituent la musique dans un univers à la fois quotidien et fictionnel. On retrouve d'ailleurs les sirènes du premier disque sans savoir si c'est une métaphore, un souvenir ou une annonce. Mais c'est fondamentalement dans la composition que se révèle la beauté de ce troisième opus discographique, un arc-en-ciel flamboyant qui donne envie de le remettre sur la platine aussitôt terminé.

→ Louise Jallu, Jeu, CD Klarthe, 15€
Podcast du Studio 104 de la Maison de la Radio & de la Musique, dans le cadre des concerts Jazz sur le vif d'Arnaud Merlin, le 9 mars dernier
→ Concert de sortie du disque le 6 juin au Bal Blomet

jeudi 21 mars 2024

Dialectique et rhétorique en azulejos


Homme du collectif, tant professionnellement que domestiquement, j'ai toujours été un fervent adepte de la dialectique. Le solo m'ennuie. De mon point de vue la composition instantanée à plusieurs, appelée souvent improvisation, se rapproche d'une discussion où tout le monde parle en même temps en tentant de s'écouter les uns les autres sans perdre de vue le résultat d'ensemble. Le deuxième quatuor de Charles Ives, écrit entre 1907 et 1913, en est aussi un bon exemple : les quatre musiciens discutent, argumentent (politiquement !), se chamaillent, se serrent la main, se taisent, enfin ils grimpent ensemble en haut de la montagne pour admirer le firmament ! La contradiction oblige à préciser ses idées, à les remettre en question. Ce doit être mon héritage talmudique ! La dialectique peut même casser des briques si j'en juge par le film de René Vienet de 1972 et s'exprimer en azulejos comme dans le jardin du Palais Fronteira à Lisbonne.


Ce n'est pas une raison pour éviter la rhétorique. Il faut bien convaincre, et aller au bout de sa démonstration peut être nécessaire. J'adore faire des conférences, par exemple sur la rapport du son et des images. Ayant admiré des Américains vivre leur passage en chaire comme un spectacle, j'avais adopté cette attitude passionnelle pour réveiller mon auditoire et faire passer les idées qui m'étaient chères. Écrire mes articles tient évidemment souvent de la rhétorique alors que jouer de la musique avec d'autres fait prendre des chemins sérendipitaires auxquels on ne pouvait s'attendre.


La rhétorique accepte la mauvaise foi. La dialectique exige que la raison prévale. Lorsque je travaillais quotidiennement avec Francis Gorgé et Bernard Vitet au sein d'Un Drame Musical Instantané (respectivement pendant 18 et 35 ans !) nous avions parfois des points de vue extrêmement différents, voire antagonistes. Cela pouvait même devenir très houleux, des portes claquèrent, mais nous tombions toujours d'accord à la fin de la journée. Nos egos importaient peu. Le projet nous guidait. Le "id" (ça en latin). Les trois sujets s'effaçaient devant l'objet. La meilleure idée emportait le morceau. C'est ce qui me plaît lorsque je travaille en équipe ou lorsque je mixe, pourtant seul, les séances d'enregistrement collectives. Je privilégie alors le meilleur de chacun/e d'entre nous. Cette complémentarité me plaît aussi lorsque je réalise des films. J'ai toujours considéré la musique et le cinéma comme des sports d'équipe, contrairement à l'écriture ou la peinture. Le même sentiment m'habite dans les ébats amoureux. Je fais l'analogie avec le couple parce que j'ai parlé de sport d'équipe alors que les matchs n'ont jamais été ma tasse de thé ! Lorsque je joue avec d'autres je suis autant préoccupé de mettre à l'aise mes partenaires que d'être juste dans mon propos. Cette considération se rapporte aux adverbes de la première phrase de ce petit article, car je compare toujours notre manière de nous comporter en société comme au sein du cercle familial.

N.B: Les trois photographies montrent des faïences peintes de la terrasse du Palais Fronteira, successivement Didactique, Rhétorique et Musique.

lundi 11 mars 2024

Coupez !


Voilà des lustres que je suis à couteaux tirés avec les lames de la cuisine. Lorsque Sacha m'a parlé de son aiguiseur de couteaux professionnel je me suis dit que je n'y couperais pas. Le fusil en métal d'Ikéa a fini par ressembler au crâne de Yul Brynner et je me débrouille comme un manche avec la pierre en oxyde d'aluminium achetée à ChinaTown. Sans vouloir remuer le couteau dans la plaie leur usage demande un réel apprentissage car il s'agit de repousser l'acier. La pierre, indispensable pour les lames japonaises trop dures pour le fusil, s'humidifie grandement et ne doit jamais être lavée.
Dépendre du rémouleur qui passe et repasse dans la rue tous les deux ou trois ans ne me convient pas non plus, d'autant que si je compte le nombre d'émoussés cela coûterait drôlement cher.
Mon camarade fin cuisinier, comme on dit fine lame, m'assure donc qu'avec l'affûteur universel l'affaire est tranchée et que l'objet n'est pas prêt de s'user. Pas non plus de machin électrique inutile. L'expérience se réalise sous le robinet pour que les meules en céramique ne s'échauffent pas, mais il suffirait de mettre de l'eau dans l'affûteur. Je suis donc allé acheter ce merveilleux outil japonais chez Mora, rue Montmartre, et je suis rentré à la maison pour retrouver le fil du rasoir. C'est tout simplement épatant, car faire la cuisine avec des couteaux mal aiguisés est un jeu de massacre qui ne coupera que l'appétit. Lorsque les lames auront retrouvé leur tranchant on évitera évidemment d'y mettre les doigts. Je retrouve le plaisir de l'émincé. C'est bon pour aujourd'hui, coupez !

Article du 10 mai 2012