70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 6 septembre 2024

Retour à Lima, onzième étape


Ces trois jours à Lima figurent un sas de décompression entre la jungle et le retour en France. Métropole polluée, elle n'en est pas moins exotique si l'on sort des lieux touristiques comme lorsque nous sommes allés à Gamarra, immense marché textile occupant tout un quartier, pour trouver celui des sorcières, ou que nous avons longé les bidonvilles en roulant vers Callao. J'ai forcément accumulé les clichés depuis ces derniers jours où je publie ce journal de voyage, extime comme tout ce blog depuis vingt ans déjà. Ce sont donc les derniers, capturés avec mon smartphone qui dictent ces ultimes souvenirs d'un voyage merveilleux qui dura cinq semaines.


Nous avions commencé par une vue du Pacifique, nous terminerons ainsi en nous rendant à l'Aéroport Jorge Chávez. Les falaises noires forment rempart contre un éventuel tsunami. Le Pérou a souvent été secoué par de terribles tremblements de terre. Au Monastère de San Francisco, qui n'y échappa pas (en 1655, 1966 et 1970), je photographie un Christ saignant. Le sang a beaucoup coulé dans ce pays. Avant les conquistadors détruisant la civilisation inca sous prétexte d'évangélisation, il y en eu d'autres, victimes chaque fois d'une nouvelle guerre tribale. Disparurent les Nazca, les Mochicas (ou Moches), les Huari (ou Waris), les Chimú, les Chachapoyas et bien d'autres qui très probablement mêlèrent leurs gènes avec ceux des vainqueurs. Il n'y a pas d'histoire écrite, seulement des traces iconographiques difficiles à décrypter. Le magnifique Musée Larco retrace cette épopée toujours un peu mystérieuse au travers de l'art précolombien.


Pour quelles raisons les maisons qui nous plaisent le plus à Lima sont-elles en ruine ? Affaire de corruption, de taxes ? Elles ont souvent un petit côté mauresque. La présence arabe en Espagne n'était pas si loin. D'autres pavillons ressemblent à Deauville, avec des colombages. À Callao, la rue vide a des airs de western...


La vue du port depuis Monumental Callao, superbe immeuble de la Casa Ronald réhabilité par des célébrités du street art, montre le mélange d'industrie, de rénovation proprette et de pauvreté insalubre.


De temps en temps je prends les murs peints comme à Barranco. Les couleurs égaient la ville. Lorsque j'ai fait repeindre ma maison en bleu, j'avais pris modèle sur ces pays chamarrés. Les voisins ont suivi le mouvement. Cela change du blanc sale et du gris déprimant.


Il n'empêche que l'on croise de temps en temps des épaves posées là depuis des lustres. Pneus crevés, vitres brisées, carrosserie rouillée. Il y a aussi beaucoup de magnifiques automobiles vintage qui roulent toujours.


Les points forts de notre voyage sont évidemment Machu Picchu, l'Amazonie et bientôt les îles Palomino. Dans la forêt il est extrêmement rare de croiser un jaguar, emblème terrestre du Pérou à côté du serpent pour l'eau et du condor pour l'air. Celui-ci a été capturé à l'ancienne gare de Lima, la Desamparados transformée en musée de la littérature péruvienne.


Mais l'image que je préfère est le tableau de Pecon Quena que m'a offert Christiane. Pour elle il représente La métamorphose de Kafka. Ma référence est plus prosaïque, c'est le Beetlejuice de Tim Burton ! Décroché pour l'emballer, il n'est pas sur la photo, mais on peut admirer d'autres œuvres de cette artiste shipibo-conibo qui vit sur les hauts-plateaux à 4000 mètres d'altitude au centre de l'Amazonie. Chaque personnage protège une plante particulière. Autodidacte en musique, j'ai toujours eu un goût très prononcé pour l'art brut. Si j'en avais les moyens je les aurais tous achetés.


Comme c'eut été un peu dur, après tout ce que nous avions vécu dans la nature, de retourner brutalement à la civilisation urbaine, j'ai trouvé sur Internet une excursion qui bizarrement ne figure sur aucun guide. Il s'agit d'une promenade en mer pour rejoindre les îles au large de Lima à partir du port de Callao, près de La Punta où nous dégusterons un dernier ceviche absolument délicieux. Après être passés au large de l'île San Lorenzo, base d'entraînement de l'armée péruvienne, et de l'île El Frontón (La Isla del Muerto porte bien son surnom : dans sa prison, aujourd'hui détruite, l'intégralité des militants maoïstes du Sentier lumineux y furent massacrés après leur mutinerie), nous serons sidérés par les 8000 otaries qui vivent tranquillement sur celle de Palomino.


Le point fort de cette matinée est la baignade au milieu des otaries qui, aussi curieuses que nous, plongent en faisant des bonds de dauphins et en criant. Mon blog ne me permet pas de mettre en ligne les vidéos incroyables que j'ai postées sur FaceBook et Instagram, ni de diffuser l'odeur de poisson de l'eau qui est entre 15° et 17°.


Aux esprits chagrins qui critiquent notre incursion, je répondrais que les énormes mâles alpha protecteurs restent sur les rochers, que les petits glissent sur leurs toboggans pour profiter de la fête, qu'une otarie contrariée possède une mâchoire pouvant vous sectionner un membre, et que dix glaçons par jour flottant parmi des centaines de lions de mer dans un site protégé ne risquent pas de chambouler le bel équilibre de l'immense communauté otariidée.


Souvenir inoubliable que ces pélicans qui nous regardent rentrer (petit jeu style "Où est Charlie ?" : compter combien il en a sur la photo ?), belle manière de conclure notre voyage avant de regagner nos pénates. Avant le départ, je fais quelques emplettes culinaires : éclats de cacao, piment charapita, maïs cancha serrana et cancha chulpi grillés, tisane de muña, pisco...


Alors un dernier pisco sour, pour l'envol (même si Air France préfère servir du Champagne sur les longs courriers) : 3 mesures de pisco, 1 de citron, 1 de sirop de sucre, ½ blanc d'œuf, 6 cubes de glace - passer tout cela au mixeur et ajouter un trait d'angostura... À votre santé !

mardi 20 août 2024

Lima, première étape (1)


La première image forte fut celle du Pacifique. Je ne l'avais vu que deux fois, depuis la côte ouest des États Unis en 1968 et en 2000. À Lima il fait souvent gris. La capitale péruvienne n'a pas la réputation d'une ville particulièrement excitante, peut-être à cause de ses embouteillages et de la pollution qu'ils provoquent. C'est une idée idiote, car il n'est pas d'endroit où notre curiosité ne peut s'exercer. En choisissant le quartier de Barranco, nous y avons vécu d'agréables promenades loin du tumulte limanien...


Même si le jour de notre arrivée nous sommes tombés sur la commémoration de l'anniversaire des 150 ans du quartier... Devant la tribune officielle, où les discours hagiographiques étaient diffusés par des haut-parleurs surpuissants, défilaient les écoles, les associations culturelles et sportives, les pompiers, les employés de la ville, tous et toutes dans leurs uniformes de travail. C'était la fête, et nous en prîmes notre part !


Ce sont pourtant les ceviche de la Canta Rana, il y en a dix-sept au menu, qui nous mirent le pied "à les trier". J'ai, par exemple adoré celui aux coquilles saint-jacques noires. Car, entre les guides et les conseils d'amis, il faut toujours faire son chemin à la machette. On pourra d'ailleurs s'en resservir d'ici quelques semaines, dans la selva, la forêt amazonienne, pour avancer au milieu des lianes et des arbres aux écorces piquantes ou empoisonnées.


Le riz aux calamars à l'encre de seiche était tout aussi renversant, mais j'aurais pu m'abstenir de le commander en plus ce jour-là tant les portions sont gigantesques. À Lima les plats pour une personne pourraient en nourrir quatre affamées ! Un autre jour, les tripes servies avec du boudin noir haché menu, m'ont fait élire Isolina comme un autre de nos restaurants préférés, parmi ceux abordables du quartier. J'aurais bien essayé certaines grandes tables, le Pérou étant un pays où la gastronomie est luxuriante, mais ils ne sont pas dans nos moyens. De toute manière nous repasserons par Lima à la fin de notre périple, sachant également que chaque région a sa cuisine propre. À notre halte prochaine je pourrais goûter le steak d'alpaga (c'est du lama, l'équivalent pour nous du mouton en terme d'élevage) ou le cuy entier aplati (cochon-dinde, prononcé couille).


L'alpaga fournit aussi une des laines les plus douces au monde, surtout le baby alpaga, la vigogne (petit lama sauvage) atteignant des sommes astronomiques. Nous craquons pour des vêtements aussi chauds que soyeux qui nous seront bien utiles prochainement sur les hauts plateaux. C'est un des beaux souvenirs à rapporter du Pérou. Mais il n'y a pas que la bouffe et le shopping !


S'il n'y avait qu'un lieu à visiter à Lima ce serait indubitablement le musée Larco. Mais ça, c'est une autre histoire que je vous conterai demain.

jeudi 23 mai 2024

Meeting Philip (K. Dick), chef d'œuvre d'Eric Vernhes


Devant la nouvelle installation d'Eric Vernhes je suis resté scotché sur le fauteuil où je m'étais assis pour assister aux seize minutes de spectacle total. Créé à Vidéoformes (Clermont-Ferrand), le totem Meeting Philip est parti pour Montréal où est organisée la Biennale Elektra. On le retrouvera certainement à Paris à l'automne. En attendant, j'essaie de me remémorer l'impression que cette installation me fit, probablement le chef d'œuvre d'Eric Vernhes, qui a pourtant à son compte un nombre incroyable de pièces aussi différentes qu'époustouflantes. Devant nous, un magnétophone à bandes 4 pistes ressemble à une tête qui montre les dents, affublé de deux écrans comme d'immenses oreilles dont le son puissant sort en stéréo, d'un ventilateur qui nous décoiffe, d'une machine à fumée, de projecteurs qui nous font tourner la tête et de lumières qui sortent dont on ne sait où. Il est logique que son exposition du discours de Metz de l'auteur de science-fiction complètement allumé Philip K. Dick soit hallucinante. En 1977 la réception de sa prestation en avait désarçonné plus d'un...


Dans ce petit Portrait de 3'50, Eric Vernhes explique très bien les tenants et aboutissants de sa sculpture vivante audiovisuelle. Il a œuvré sans ambages et sans aucun mysticisme en s'appuyant sur la voix de Dick qu'il a mis en son et lumière de manière puissante. Cela pourrait défriser certains Dickiens, mais cette absence totale de jugement produit un effet saisissant quand les meilleures adaptations de ses romans sont souvent reléguées à des aspects anecdotiques rendant difficilement les méandres de la pensée de l'auteur.


Eric Vernhes a composé la musique électroacoustique, créé les vidéos, construit la sculpture de métal, programmé l'ensemble grâce à des programmes génératifs originaux. On appelle cela un artiste complet ! Il fallait bien cela pour évoquer l’existence d’une pluralité d’univers parallèles, du point de vue de Dick une réalité et non une fiction. "Pour lui, il ne faisait aucun doute que notre monde était issu d’un programme informatique dont le concepteur (Dieu, programmeur-reprogrammeur), changeait épisodiquement des variables dans le passé, ce qui perturbait le déroulement de notre temps présent et donnait naissance à d’autres univers uchroniques et divergents. Les impressions de « déjà-vu » résulteraient directement de cette « reprogrammation ». Il entreprit ensuite de faire le récit de ses propres « glissements » d’un univers à l’autre, affirmant que dans l’un de ces mondes, il avait été assassiné par l’administration de Richard Nixon. Dans un autre encore, il avait rencontré Aphrodite dans un paysage pré-chrétien dont la description ressemblait à une illustration de comic-book. Dans Meeting Philip, installation artistique visuelle et sonore, l’artiste ne répond pas à la question de la crédibilité du récit de K. Dick, mais considère plutôt que cette question est sans objet. Confronté aux nombreuses facettes de la personnalité de K. Dick, à ses errements et ses fulgurances, il prend le parti de l’écrivain face au prophète auto-proclamé. Le second (qui n’a jamais convaincu personne) n’est finalement que l’outil du premier (qui est reconnu comme génial)."


J'avoue qu'assister à Meeting Philip me rappela mes premières expériences lysergiques, mais cette fois sans aucun produit chimique.

mardi 9 avril 2024

Les fables de La Fontaine en rébus


Trois petits fascicules sont tombés dans ma boîte aux lettres. J'aurais aimé vous raconter cela en images, mais il n'y a pas assez d'émojis sur ma palette. À raison d'un livre par fable et d'un vers par page, Pablo Cueco et Denis Bourdaud ont donc choisi La cigale et la fourmi, Le lièvre et la tortue et Le loup et l'agneau pour commencer. En fait ce n'est pas un début, mais c'est certainement un combat. Le musicien et le dessinateur ont déjà œuvré dans Mon Lapin Quotidien, Les Allumés du Jazz et Les enragés du rébus. Chaque fable est intégrale et permet ainsi aux dysrébusiques se rappelant tout de même leurs récitations à l'école primaire de suivre la pensée imagée des auteurs. Il est sinon très amusant de découvrir comment ils s'y sont pris à force de liaisons savantes.
Mes amis connaissent mon appétence pour les rébus lorsque vient leur anniversaire. Or je n'invente rien. Je me sers tout simplement de Rebus-O-Matic, le site de Mathias Franck. C'est Mathias qui développa toutes les applications des Inéditeurs dont je fis la musique et le design sonore : le leporello Boum ! de Mikaël Cixous, l'oracle muet DigDeep de Sonia Cruchon et mon roman augmenté USA 1968 deux enfants. Je crois que seul le premier est actuellement téléchargeable sur tablette, les deux autres sont en attente de mises à jour, mais j'envisage une version papier d'USA 1968 pour bientôt. Quant au Rebus-O-Matic, il permet d'écrire en rébus ou de répondre à des devinettes.
Comme je n'ai rien à souhaiter à personne aujourd'hui, qu'il y a longtemps que Pablo et moi n'avons pas joué ensemble, je me plonge dans ses fables avec délectation...

→ Pablo Cueco et Denis Bourdaud, Les fables de La Fontaine en rébus, ed. Qupé, dist. Amalia, 20€ les trois livraison comprise

lundi 8 avril 2024

De Basse-Terre à Budapest en passant par Redon


Je reçois plus de disques que je ne devrais en écouter sans que cela mange le temps dont j'ai besoin pour écrire et composer. Hélas la peau de chagrin que constituent les endroits où publier n'arrange pas les choses, mettant au chômage journalistes et attachés de presse si la tendance s'accentue. Nous n'en sommes pas loin. Eux du moins. Les blogueurs, agissant par passion et solidarité, sans espérer la moindre rétribution, ne risquent rien. Vraiment rien, si ce n'est décevoir celles et ceux pour lesquel/le/s je n'ai pas trouvé les mots pour évoquer leurs créations. Il faut bien avouer que ces derniers temps je reçois beaucoup de bons disques de bons musiciens, mais la plupart n'apportent rien de nouveau. Qu'ils s'inspirent avec bonheur du funk, du blues, du jazz, du free, du trad ou de la pop ne suffit pas à me donner les mots pour les évoquer avec l'envie positive qui me guide. Il y a des périodes où les productions rivalisent d'invention et d'autres où de nouvelles banalités règnent en maître. Ce sont évidemment des généralités puisque j'en ai tout de même chroniqués pas mal récemment et que ceux d'aujourd'hui rivalisent d'une certaine forme d'excellence.

Alors me voilà retrouver le sourire et remuer du croupion sur le mélange d'électro et de gwo ka des frères Timal, soit le producteur d'électro-funk Cyprien Steck aka Léopard Davinci et l'Ambianceur de Guadeloupe Jean-Marc Ferdinand. Les deux chantent, mais ils sont aussi accompagnés du saxophoniste Christophe Rieger, du trompettiste Paul Barbéri, du tromboniste Guillaume Nuss qui arrange les cuivres, du guitariste-bassiste Jérémie Revel, des tambours de Lyndeul Minatchy et Philomin Jordy, et des chœurs de Dave Martial. C'est simplement dansant, généreux, euphorique, et ça réchauffe tandis que la météo métropolitaine fait du yo-yo.

Puisque j'en suis là, je citerais bien Slydee, l'hommage très funky du bassiste Sylvain Daniel sur lequel le trompettiste Aymeric Avice me surprend, le connaissant essentiellement dans des contrées plus expérimentales. Le pianiste Bruno Ruder, le claviériste Arnaud Roulin et le batteur Vincent Taeger sont aussi formidables. Ça bouge drôlement bien, c'est très réussi, mais je reconnais trop Prince, Miles Davis ou Michael Franti pour passer de l'autre côté du miroir. Je le réécouterais bien comme un disque de compilation...

Troisième disque dansant de cette sélection, Traverse du trio Akagera s'inspire de la musique africaine pour un jazz moderne où l'instrumentation originale, David Georgelet à la batterie, Benoit Lavollée au vibraphone et marimba, Stéphane Montigny au trombone basse, permet d'échapper aux poncifs du genre.

Encore du trombone, celui de Simon Latouche, pour le trio de l'accordéoniste diatonique breton Janick Martin, le troisième larron étant le guitariste électrique Julien Tual. Ajoutez le saxophoniste ténor Robin Fincker en invité et conseiller musical, et vous obtiendrez ce breizh solide (référence à Mandryka, comprenne qui pourra !) qui continue à faire danser au bout de la terre, chorémanie (épidémie de danse, rien que ça, qui eut lieu réellement à Strasbourg au XVIe siècle, c'est un peu loin de Redon, d'accord, mais c'est ce qui les a ici inspirés). Les régions où la langue perdure offre toujours une musique puissante qui résiste à la centralisation. Comme un jour, ma fille qui avait six ans me demanda si la Bretagne était en France. Je n'en suis pas tout à fait certain. Ces chansons sans paroles renvoient à un temps qui n'est pas révolu.

Plus proche de mes affinités musicales (je ne sais pas vraiment danser !), le trio Fur composé de la clarinettiste Hélène Duret (avec qui j'ai enregistré il y a quelques mois Le songe de la raison en compagnie de la harpiste Raffaelle Rinaudo), du guitariste Benjamin Sauzereau et du batteur Maxime Rouayroux propose une musique délicate et rafraîchissante. On se laisse porter. Musique de groupe qui les rapproche de la pop alors que c'est un jazz plutôt impressionniste, intime.

Sur le même incontournable label hongrois BMC, j'ai écouté avec plaisir l'András Dés Quartet (trompette, piano, guitare, percussion), le trio Karja-Renard-Wandinger (piano, contrebasse, batterie) et le trio Shadowlands du saxophoniste-clarinettiste Robin Fincker, de la chanteuse Lauren Kinsella et du pianiste-organiste Kit Downes, mais je n'y trouve pas plus l'épatement que je recherche avidement, l'inouï. D'autres que moi s'emballeront heureusement pour le lyrisme du pianiste honrois András Dés ou de son trompettiste berlinois, Martin Eberle, pour les rebonds à la fois droits et obliques du trio de la pianiste estonienne Kirke Karja, pour les chansons traditionnelles (ou qui s'en inspirent) de Lauren Kinsella sur leur écrin de velours. Ils et elles le méritent.

Les Responses To Ligeti confrontant le Miklós Lukács Cimbiosis Trio (cymbalum, contrebasse, batterie) au Ligeti Ensemble (quintet à vent) me ravissent évidemment, justement parce que le résultat est inattendu. J'avais découvert l'extraordinaire cymbaliste Miklós Lukács sur le fabuleux Bartók Impressions avec mon très cher violoniste Mathias Lévy et le regretté Mátyás Szandai à la contrebasse, un de mes disques récents préférés ; mon enthousiasme affublé de superlatifs s'était confirmé lors du concert en hommage au disparu au Bal Blomet. Avec la même distance créative le Cimbiosis Trio répond aux 10 pièces pour quintet à vent de György Ligeti. L'influence de ce compositeur sur les musiciens d'aujourd'hui ne fera que s'intensifier avec le temps. Je me souviens de son entretien en 1998 avec le pianiste Benoît Delbecq réalisé pour Jazz Magazine. Sa curiosité pour les autres musiques et sa manière de les intégrer tout en restant lui-même est exemplaire. Je me souviens encore d'un concert au Châtelet, un an plus tard, où Ligeti, présent dans la salle, avait choisi de faire entendre les chants des Pygmées Aka, puis les trompes et cors Banda Linda de Centrafrique. Responses to Ligeti est un disque magique, difficilement cernable. Ouf !

→ Les Frères Timal, sé sa menm, CD Aztec Musique, dist. Integral, sortie le 26 avril 2024
→ Sylvain Daniel, SlyDee, CD Kyudo, dist. L'autre distribution, sortie le 26 avril 2024
→ Akagera, Traverse, CD Prado Records 12€ (LP 22€), dist. The Pusher
→ Janick Martin Trio, Sông Song, CD Coop Breizh, 15€
Fur, Bond, CD BMC, dist. Socadisc, sortie le 26 avril 2024
→ András Dés Quartet, Unimportant Things, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Karja-Renard-Wandinger, Caught In My Own Trap, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Shadowlands, Ombres, CD BMC, dist. Socadisc, 11€
→ Miklós Lukács Cimbiosis Trio + Ligeti Ensemble, Responses To Ligeti, CD BMC, dist. Socadisc, 11€

vendredi 9 février 2024

Des Asociaux Associés dans l'air du temps


À relire ma chronique du 21 mai 2020 que je reproduis après mon petit article d'aujourd'hui, j'avais déjà bien apprécié les deux vinyles Ramasse-Miettes Nucléaires (1976) et Nouveaux Modes Industriels (1978) de Philippe Doray et Les Asociaux Associés, réédités par Souffle Continu Records il y a quatre ans.
Or la "période 2" représentée par Le composant compositeur était restée inédite, bien qu'elle ait été enregistrée de 1984 à 1987. Composées avec Laurence Garcette qui, comme lui, joue des claviers et synthétiseurs, les chansons pop de Doray relèvent d'une fascination pour l'électronique que j'avais découverte avec le 45 tours de Miss Téléphone dans les années 50 et les mots onomatopéiques de l'après-guerre, du Feutre Taupé d'Aznavour (1948) au Comic Strip de Gainsbourg (1967). Ces chansons n'ayant pas pris une ride, on ne sera pas étonné de retrouver Nino Ferrer ou Richard Gotainer jusqu'à Albert Marcœur ou Poudingue dans ces élucubrations inventives, évidemment plus expérimentales et particulièrement soignées instrumentalement. Le duo est accompagné par Joël Drouin (claviers), Marc Duconseille (sax, flûte), Jean-Pierre Faivre (batterie, percussion), Christophe Pélissié (guitare, basse), Yannick Capron (guitare) et toute une bande copains pour faire les chœurs.


Quitte à être exhaustif, Souffle Continu Records a glissé dans l'enveloppe du vinyle un CD de bonus inédits des années 80 où figurent également Thierry Müller (guitare, orgue, synthé, percussion électronique), Christian Derbhécourt (synthé, guitare), Michel Vittu (guitare). Les envolées lyriques des guitares et les éructations des sax profitent des rythmes mécaniques affirmés tandis que des timbres inouïs collent aux enveloppes rituelles. À l'écoute de la musique actuelle, la pop française de cette époque-là mérite vraiment d'être redécouverte, parce qu'il y a toujours une origine à tout et qu'il est délicieux de retrouver les chaînons manquants qui expliquent comment on en est arrivés là.

Ramasse-Miettes Nucléaires / Nouveaux Modes Industriels


Les années 1970 furent réellement celles de l'expérimentation tous azimuts, dans tous les arts, mais aussi dans nos vies elles-mêmes. Jimi Hendrix titrait judicieusement Are You Experienced?. Il y en eut pourtant pas mal qui ratèrent le coche. Dommage. On disait aussi que si tu n'es pas anarchiste à 20 ans, tu ne le seras jamais ! Des décennies plus tard, les mêmes qui avaient plongé dans l'utopie, qu'elle fut révolutionnaire, écologique, sexuelle, lysergique ou artistique, ne furent pas si nombreux à se reconnaître. Les classes sociales rattrapent leurs ouailles si bien que nombreux pourraient porter la pancarte de renégat ou social-traître autour du cou ! Ceux-là n'apprécient guère qu'on leur rappelle leur jeunesse flamboyante. Les autres font figure d'anciens combattants, nostalgiques d'une époque à qui la réaction tailla un costard en peau de chagrin...
Alors écouter les deux vinyles de Philippe Doray & Les Asociaux Associés fait bigrement plaisir. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre, mais on y respire un vent de liberté devenu rare. Ça bidouille, ça scande, ça flotte, ça invente, ça se cherche et si ça se trouve ça passe ailleurs, une autre plage, comme celle apparue sous les pavés du Quartier Latin un mois de mai plein d'espérance, pas du genre de celui cadenassé qu'on essaie de nous faire avaler sous le filtre des masques.
Philippe Doray est d'abord auteur des chansons flippées qu'il marmonne en faisant claquer les consonnes. "Chante avec moi et n'aie pas peur de claquer des mains" sonne comme un brouillon de Philippe Katrine. La musique minimaliste puise sa source dans un krautrock à la française, une choucroute rouennaise s'ouvrant en vasistas sur une pop que déjà Brigitte Fontaine avait domptée, un jazz maladroit cousin des provocations rock'n roll de Jacques Berrocal. Si Philippe Doray joue aussi du synthé (j'imagine que le côté plastoc de ses tourneries vient d'un VCS3, il est épaulé par une bande de potes. À cette époque on n'avait pas des colocataires, on vivait en communauté. Autant citer ceux qui figurent sur la pochette, pas forcément parce que leur nom vous dira quelque chose, mais parce qu'ils se reconnaîtront, pour ceux qui sont encore vivants. Entendre "vivants" dans les deux sens : vivre opposé à survivre autant qu'à mourir. Et s'ils se reconnaissent, ils pourraient se mettre debout et crier qu'il est temps d'être jeune, le crier aux petits comme aux grands, et peut-être même à ceux qui sont morts, dans tous les cas ne rien oublier de ce qu'il est indispensable de transmettre.
Ainsi participent au premier album, Ramasse-miettes nucléaire, Pat Bouchard, Claude Derambure, Demos, Michel Vittu et aussi, mais sans leur frimousse au verso du 30 centimètres, Francis Yvelin, Sandrine Fontaine, Anne-Marie Chagnaud, M'Ahmed Loucif, Olivier Pedron, Jacques Staub, Gérad Morel, la Fanfare de la Crique, Jacques Cordeau, Olivier Croguennec. Sur le second, Nouveaux modes industriels, au noyau dur se joignent Olivier Boiteux, Véronique Vigné, Jacques Cordeau, Jean-Lou Hirat, Alain Bocquelet, Marc Duconseille, Marie-Ange Cousin, Patrick Dubot, Pascal Gallelli, Laurence Perquis, Yannick Capron, Jean-François Duboc, Jean-Pierre Nicolle. Beaucoup font les chœurs, mais l'orchestre comprend guitare, basse, batterie, percussion et cuivres.
Enregistrés de 1977 à 1980, les deux disques font la paire. Ils s'écoutent avec beaucoup de plaisir. Une légèreté en émane, aussi naïve que sincère, aussi brute que recherchée, malgré les paroles souvent sombres de Doray, connu pour avoir appartenu aux groupes Rotomagus, Ruth et Crash, et pour figurer comme notre Défense de dans la Nurse With Wound List, bible de l'underground musical depuis presque un demi-siècle.

→ Les Asociaux Associés, Le Composant Compositeur, LP+CD Souffle Continu Records, 25€
→ Philippe Doray & Les Asociaux Associés, LP Ramasse-miettes nucléaire et LP Nouveaux modes industriels, Souffle Continu Records, ces deux-là déjà épuisés !

jeudi 11 janvier 2024

Mehr Licht !


[...] L'album solo de Bernard Vitet, Mehr Licht !, épuisé depuis plus de [40] ans, est publié en ligne dans une version augmentée. Cerise sur le gâteau, les sept morceaux sont en écoute et téléchargeables gratuitement sur drame.org. L'entretien qui suit avait été publié le 6 décembre 2007 sous le titre Un clou ne chasse pas l'autre alors que Bernard Vitet espérait que la réédition de ce nouvel objet verrait bientôt le jour. Il reprend la totalité du vinyle original augmenté de trois inédits. Dans l'attente, nous [avions] choisi d'un commun accord de le mettre en ligne dans une version mp3.

JJB : Pour "réussir" il ne faut plus bouger quand ça marche. Quel ennui ! C'est trop triste. Si tu avais continué à jouer comme lorsque tu avais du succès, tu n'aurais jamais cessé d'en vivre.
Bernard Vitet : Oui, mais cela ne correspond pas à ma façon de vivre.
- Si chaque fois que tu fais un disque, tu te promènes et tu fais quelque chose de différent, le public qui t'a aimé la première fois est dérouté, il se méfie des suivants.
- Tu as des exemples dans la tête ?
- Et bien, toi ! Tu as enregistré ton premier disque solo sans y jouer de trompette.
- Je me plaçais seulement du point de vue de l'intérêt que cela avait pour moi. Il n'y avait plus de mystère à percer à la trompette. Il n'y avait plus qu'à se donner du mal pour progresser voire évoluer. J'avais envie de terrains inconnus. C'est aussi positif de faire l'explorateur que de viser l'excellence.
- Tu cherches un moyen de produire la réédition de Mehr Licht ! avec des inédits d'avant et d'après, mais personne ne sait combien tu en vendras, parce que l'avenir du marché est totalement flou.
- Jamais personne ne l'a su.
- Si, nous, nous savons que nous vendons peu ! Nous avons toujours eu du mal à atteindre notre cible. Sauf qu'aujourd'hui, le marché est devenu flou. Personne ne sait ce qu'il faut faire. Tout le monde est paumé. L'industrialisation de la culture a déséquilibré le système. La dématérialisation des supports ne se fait pas aussi vite que les majors le souhaiteraient tout en la craignant. L'abandon des stocks est une idée plaisante pour un commercial. Mais, après un certain engouement, le public pourrait ne pas suivre et revenir vers des objets, de vrais objets.
- J'ai l'impression que c'est irréversible.
- Pourtant les citadins reviennent à la bicyclette. L'industrie discographique est condamnée dans ses formes actuelle et ancienne. De même que les gens s'éloignent et se rapprochent, je pense que le commerce de proximité va revivre. L'artisanat a de beaux jours devant lui, à condition d'être patient ! C'est la réplique logique à la virtualité, à la mondialisation, à toute cette désincarnation de la relation qui procède selon les mêmes schémas de profit que la dématérialisation. Alors, des artistes comme toi se disent qu'ils pourraient au moins se faire plaisir en réalisant quelque chose, un objet, qu'ils fabriqueraient, composeraient exactement comme ils le souhaitent.
- J'ai proposé à Michel Potage de s'exposer sur le disque. J'étais fou de ses momies. Des bandelettes de terre, de sable, de poussière entouraient des personnages qui n'étaient ni morts ni vivants. Il avait gratté les murs de la maison de sa grand-mère où il vivait, en faisant apparaître toutes les couches, il avait repeint des œuvres par-dessus et étendu une couche de résine.
- D'ajouter trois inédits dont un de ton grand-père a modifié les perspectives de Mehr Licht ! Tu commences avec Le silence éternel des espaces infinis m'effraie où tu joues du bugle.
(P.S.: Bernard Vitet a, depuis cet entretien, réorganisé les pièces dans un autre ordre)
- J'ai toujours préféré le bugle. On ne pouvait pas gagner sa vie sans jouer de la trompette, dans le bal comme dans le classique. Professionnellement, on est trompettiste. J'aurais aimé être un bugleux. Yves Montand me demandait parfois de prendre mon " beuguel' ", j'étais obligé de lui répéter : " ce n'est pas un clairon... En anglais, cela porte un nom allemand, c'est fluegelhorn".
- Dans la seconde pièce, tu lis une lettre en jouant du piano. Le bugle, ta voix et tes harmonies dessinent un portrait de toi. Ce sont les constantes de ton histoire. Ils forment une bonne introduction aux quatre morceaux suivants qui sont les originaux de 1979 de Mehr Licht !. Tu y joues de la trompette à anche, du dragon, du violon, et les titres semblent sortis de chez Edgar Poe.
- Et Goethe !
- Oui comment traduire Mehr Licht ! pour que l'on ne comprenne pas l'inverse ? "Plus de lumière !"
- En prononçant le s de Plus. Ce sont ses dernières paroles sur son lit de mort. On n'a jamais su s'il voulait fuir l'obscurité de sa chambre ou s'il s'agissait d'une remarque philosophique.
- Après la lettre où l'on entend très bien ton pigeon Youdi Youpi, L'ange du bizarre commence dans ton escalier, rue Charles Weiss, et Le diable dans le beffroi noie ton violon dans une réverbération naturelle.
- Cela se passait en 1979 dans les locaux en construction de l'Ircam, béton nu, avant que cela ne devienne une chambre sourde. Un jeune chercheur américain m'avait enregistré sur un ordinateur. J'ai mixé le violon avec un enregistrement de l'ambiance que j'avais réalisé peu de temps avant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le fief des intégristes, à l'occasion de la Fête de Marie, le 15 août, en présence de Monseigneur Léfèvre. Le curé qui m'a donné l'autorisation d'enregistrer dans l'église a inspecté le contenu de la valise du Nagra. Il craignait un attentat. Il m'a invité à boire un verre au café du coin, remplacé aujourd'hui par un Crédit Lyonnais, comme d'habitude. Il était habillé comme un maquereau marseillais des années 30, crâne rasé, costume blanc, chaussures à plateaux blancs, il avait une énorme pierre en pendentif qu'il affirmait lui avoir été donnée par un moine tibétain. Ça a commencé par : "Moi, j'étais aumônier de la Légion..."
- D'où sort La Machine de Marly ?
- Daniel Deshayes a enregistré à Marly le long de la voie ferrée. On entend passer la machine ferroviaire. La Machine de Marly était aussi un immense moulin à aube du XVIIe siècle qui servait à alimenter Versailles en eau. Il était situé sur la Seine entre Marly et Bougival. L'eau remontait la colline jusqu'au château. Je joue avec un merle.
- Tu commences en 1999, passant à 1987 jusqu'en 79 et tout à coup patatras, 1948, tu passes un disque de ton grand-père...
- Mon grand-père avait un copain dénommé Seigneur, rencontré dans les tranchées de la Guerre de 14, qui avait trouvé un emploi de concierge à l'école Pigier, du côté de la Chaussée d'Antin. C'était au début de l'enseignement des langues par enregistrement sur disque de cire. Il l'a laissé squatter un studio. C'est très important pour moi parce qu'il est venu déjeuner chez nous le jour même avec le disque à la main. La fuite du temps m'intéresse. Ce disque est très réussi pour moi, parce qu'il crée des paradoxes temporels. Les choses sont finies, mais on y revient. Le disque se termine sur l'enregistrement le plus ancien. Un clou ne chasse pas l'autre.

Article du 17 janvier 2012
Bernard est décédé le 3 juillet 2013.

vendredi 5 janvier 2024

Éric Vernhes en 5 articles



ÉRIC VERNHES, SCULPTEUR AUDIOVISUEL
Article du 1er décembre 2011

D'origine architecte, Éric Vernhes est connu pour sa collaboration vidéo en temps réel avec de nombreux musiciens improvisateurs tels Serge Adam, Benoît Delbecq, Marc Chalosse, Yves Dormoy, Gilles Coronado, au théâtre avec Irène Jacob ou Jean-Michel Ribes, ou encore avec les rockers Alain Bashung ou Rodolphe Burger. Chaque fois qu'il attaque un nouveau médium, il doit trouver des solutions techniques inédites pour servir son propos. Qu'il aborde [...] la sculpture en cinéaste n'a rien d'étonnant. Ses œuvres sont parlantes, même si l'adjectif "sonores" serait plus approprié, sa narration se jouant autant dans le temps que dans l'espace.


Fukushima - Les témoins est un hommage direct au Japon, par ses lignes épurées, ses composants électroniques apparents et le non-dit qu'évoquent les sons sismographiques de déchirement ou les petites gouttes pendulaires. La calligraphie de Yokari Fujiwara entérine la catastrophe : « le tonnerre se tenait là, à l'intérieur du silence / l'enfant ne sait pas ce qu'a vu le père qui ne voit pas ce que vivra l'enfant. Ils avancent, aveugles / l'avenir nous échappe comme l'eau s'écoule et les larmes de Fukushima deviennent océan ». Vernhes précise : j'ai laissé la colère. Je voulais juste exprimer une empathie. J'ai donc cherché un médium des plus délicats en m'inspirant de l'Ikebana, du Sumi-e, ainsi que d'un souvenir d'enfance qui m'est cher: celui des sculptures cybernétiques de Peter Vogel. Il a fallu apprendre. Cela à donc été assez long. Suffisamment long pour que, de tout ce que je croyais vouloir dire, il ne reste qu'une trentaine de mots articulés par trois témoins.


Fukushima - La chambre nous attire dans un aquarium où les corps ont du mal à se mouvoir, perturbés par les radiations qui traversent le miroir. Nous assistons impuissants au spectacle de la mort, nous réfugiant dans un corps à corps, ultime planche de salut de l'amour face au crime organisé. Le dispositif est un théâtre optique de Raynaud, fondu entre l'aquarium bien réel et une image virtuelle qui flotte dans l'eau.


Plus ludique, GPS#1 joue sur un retournement de situation. Notre géolocalisation ne donne aucune réponse, mais la voix nous interroge. Dans la présence factice de la forêt, elle va jusqu'à s'inquiéter de nos motivations. Quel but poursuivons-nous ?

MACHINES ANTHROPOÏDES
Article du 11 septembre 2013


Le terme anthropoïde évite de sexualiser les machines androïdes ou gynoïdes qu'Éric Vernhes assemble dans son laboratoire, même si le désir anime leur conception, puisant dans les profondeurs de l'inconscient ou les souvenirs les plus intimes. Pour matérialiser ses rêves et ses fantasmes l'artiste aura appris à maîtriser la matière, programmant les ordinateurs, assimilant l'électronique numérique comme l'analogique, filmant, soudant, sciant, collant, accumulant les techniques pour s'approcher de son modèle, au-delà de l'individu, le rapport humain, un entre-deux. La collection d'histoires qu'il a imaginées a pris corps à force de travail. Les machines tiennent leur esthétique seulement de leurs composants. De l'utilité Vernhes accouche d'une forme. Hériter du Villiers de L'Isle-Adam de L'Ève future ou de L'inhumaine de Marcel L'Herbier, Vernhes, qui partage avec Jules les visions critiques d'un futur imminent, fait danser les mains d'Orlac sur les claviers de L'interprète en se prêtant au jeu troublant de la musique. Dans l'accompagnement du film muet les deux interagissent, refusant qu'image ou son jouisse de quelque priorité.


Dans presque toutes ses œuvres, ce va-et-vient entre le spectateur et un miroir mécanique qui lui répond se rendent la politesse. Avec De notre nature, inspiré par Lucrèce, les mouvements des visiteurs projetés sur l'écran font bouger les billes d'acier dans une cymbale dont le son amplifié transforme à son tour les éclaboussures vectorielles de notre image décomposée, recomposée. Pour GPS1 ou GPS3 les voix synthétiques des GPS détournés jouent de la séduction des mots. C'est de l'impossible résolution que naissent le désir et la fascination.


Ayant déjà évoqué le travail d'Éric Vernhes dans cette colonne il ne me reste qu'à y projeter mon double, là, dans la nature des choses, spectre aux côtés du plasticien et de Jean-Jacques Palix, autre visiteur alter ego (arrêt sur image immortalisant la scène !)... Au rez-de-chaussée de la Galerie Charlot où sont exposées toutes ces œuvres [...], l'horloge de Ses nuits blanches donne aux films de famille d'étranges ondulations au rythme du balancier. Au sous-sol, les Témoins de Fukushima renvoient le son du vide qu'un transistor débranché transforme en bruit blanc. Enfants nous regardions les circuits imprimés comme des paysages, adultes nous survolons les villes en nous souvenant de nos enfantillages. Partout des cadres figent des instants d'images sur papier cotonné comme les traces abordables de machines qui prendront un jour la tangente, laissant leur créateur seul face à lui-même, Frankenstein dépassé par des créatures que s'approprie légitimement le public.

SPECTRES ET PRÉDICTIONS
Article du 31 octobre 2016


Faites-moi confiance. Allez-y ! C'est épatant. À deux pas de la rue de Bretagne, entre Arts et Métiers et République, Éric Vernhes a installé ses nouvelles pièces dont Intérieur est le morceau de résistance. Résistance est justement le titre de celle qui nous accueille à l'entrée de la Galerie Charlot. Une horloge rythme le temps du manque. Des sentences viennent se briser contre le cadre avec un bruit de verre brisé. Mais c'est un autre balancier qui attire mon œil. Il fait partie d'Intérieur, une installation sonore et visuelle composée d'un piano mécanique, d'un petit écran, d'une projection vidéo et de ce fichu balancier. Le temps s'écoule, le piano joue tout seul, des images extraites de films anciens défilent, une partition graphique se projette au-dessus du Yamaha midi. Comme dans toutes ses œuvres, l'aléatoire ravive sans cesse l'intérêt du spectateur. Car chez lui on n'est jamais visiteur. On reste, captivé, captif de ces machines infernales dont la complexité nous échappe, cachée sous l'élégance des formes. Le rond du poids rouge permute soudain avec les inscriptions hiéroglyphiques. Mais le piano joue toujours ses partitions contemporaines uniques qu'aurait adoré Conlon Nancarrow. Éric Vernhes a tout programmé lui-même sur le logiciel Max, mais il a aussi soudé le métal, poncé le bois, découpé le verre, converti les films super 8 trouvés aux Puces. Parce qu'en plus de fonctionner impeccablement, c'est beau et ça raconte des histoires, des tas d'histoires, une ouverture sur le rêve et un révélateur de l'inconscient. Qu'attendre de plus de l'art ?


[En 2013] Éric Vernhes exposait ses machines anthropoïdes. Deux ans plus tôt, la Galerie Charlot avait inauguré la première exposition de ce sculpteur audiovisuel dont les œuvres figurent toujours mes préférées parmi ceux qui utilisent les nouvelles technologies pour mettre en scène leur art. Sur le mur d'en face sont posées Figures 1, 2 et 3, Saison 1, des ikebanas (l'art japonais de faire des bouquets de fleurs séchées), un assemblage d'aluminium, maillechort, papier enduit et de l'électronique pour faire marcher tout cela, pour qu'en sortent des images et des sons, miniatures délicates de nus qui s'animent devant nos yeux ébahis. Une dialectique entre la mort et le vivant est partout suggérée. La pluie, le vent, des voix chuchotées accompagnent les scènes bibliques ou mythologiques qui tournent, tournent longtemps après leur mort. Mais nous sommes bien vivants, et nous descendons au sous-sol admirer La Vague, encore un balancier ! Les mouvements de la petite fille sont synchronisés avec le va-et-vient de l'horloge. Lunaire, elle joue à attirer et repousser les vagues. On entend tout. Le sac et le ressac. Comment mieux illustrer l'astuce de Jean Cocteau : "Quand ces mystères nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs." ? Les enfants ont ce terrible pouvoir de nous faire percevoir le temps qui file.


Face à elle, Gerridae permet au spectateur d'interagir en posant la main à plat sur son cadre. Les «insectes» électroniques de cette mare virtuelle se transforment en phrases selon la structure du Yi King déjà utilisée par John Cage, 64 hexagrammes, autant d'ouvertures vers l'interprétation de chacun, chacune. Le générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky produit des propositions poétiques aléatoires dignes de quelque Pythie moderne.


Et vous manqueriez cela ? Ce n'est pas sérieux ! Ne laissez pas traîner ces œuvres pour que vos enfants s'en emparent sans que vous n'y voyez rien... Au premier abord elles sont si ludiques. Mais très vite, en vous y penchant, vous verrez apparaître le spectre de vos ancêtres ou les prédictions de l'avenir ! L'inconscient a tout enregistré. Libre à nous de le libérer ou pas de son cabinet noir !

→ Éric Vernhes, Intérieur, exposition à la Galerie Charlot, 47 rue Charlot 75003 Paris, jusqu'au 3 décembre 2016

PERSPECTIVES DU XXIIe SIÈCLE (13) : VIDÉO "DE VALLÉES EN VALLÉES"
Article du 2 juin 2020


De vallées en vallées est la deuxième vidéo du projet Perspectives du XXIIe siècle que j'ai reçue après Berceuse ionique de Sonia Cruchon. C'est évidemment une formidable surprise de découvrir comment Eric Vernhes l'a réalisée d'après le film muet de Segundo de Chomón, Le scarabée d'or. Cette idée lui est venue en écoutant la musique que j'ai composée, et elle colle magnifiquement à cette course folle sous les étoiles. Celle du Birgé guidait déjà les troupeaux vers les hauteurs ! Est-ce de circonstance virale, mais en regardant le magicien j'ai pensé à la phrase de Freud : "Je vous apporte la peste. Moi je ne crains rien. Je l'ai déjà."...
Replacer les musiciens dans l'espace, en particulier la nature qui aujourd'hui reprend ses droits après la sécheresse et les inondations qui ont suivi la catastrophe, fait apparaître l'exaltation qui s'est emparée d'eux. Emboîtant le pas à mes rythmes hypnotiques, le clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le percussionniste Sylvain Lemêtre et Nicolas Chedmail, qui souffle simplement dans son embouchure, me rappellent la course folle des meules de foin des Saisons d'Artavazd Pelechian. La transposition est osée si l'on se réfère au troupeau perdu des Bulgares, aux appels au bétail des Peuls ou au chant de vacher asturien. Mais la magie autorise bien des choses !
Conseil : regardez le film en plein écran !


Jean-Jacques BIRGÉ
DE VALLÉES EN VALLÉES
Film réalisé par ERIC VERNHES

Jean-Jacques Birgé : clavier, phonographie
Antonin-Tri Hoang : clarinette basse
Nicolas Chedmail : souffle
Sylvain Lemêtre : percussion

Sources musicales :
Bulgares (Région de Sofia). Musique à programme : "Le troupeau perdu". Flûte à bec
Peuls (territoire du Niger). Appels au bétail, 1948-1949
Asturiens. Chant de vacher : vaqueirada. Voix d’homme, tambourin (pandeiro). Région de Luarca, 1952

Source cinématographique :
Le scarabée d’or de Segundo de Chomón
Réalisateurs : Ferdinand Zecca et Segundo de Chomón
Scénario et cinématographie : Segundo de Chomón
Société de production : Pathé Frères, 1907

#14 du CD "Perspectives du XXIIe siècle"
MEG-AIMP 118, Archives Internationales de Musique Populaire - Musée d'Ethnographie de Genève
Direction éditoriale : Madeleine Leclair
Distribution (monde) : Word and Sound
Sortie le 19 juin 2020
Commande : https://www.ville-ge.ch/meg/publications_cd.php

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GERRIDAE
Article du 2 novembre 2022


Hier matin Éric Vernhes est venu installer l'édition d'artiste de sa pièce Gerridae. J'ai mis du temps à me décider. Lorsque je passais à son atelier, je la regardais et l'écoutais en me disant que j'allais craquer, mais le lendemain matin je trouvais plus raisonnable de produire un de mes disques avec ce que cela m'aurait coûté. Cela me démangeait. Mon ami a réalisé des œuvres extrêmement variées, ce qui n'est pas courant. La plupart des plasticiens reproduisent infiniment des variations du truc qui les caractérise et qu'ils ont mis du temps à trouver. Si des constantes évidemment existent, Éric renouvelle chaque fois les supports, les matériaux et la programmation puisqu'il s'agit presque tout le temps d'art cinétique. C'est à ce courant que les œuvres interactives sont assimilées. Cela exige de sa part un savoir faire incroyable, de la menuiserie à la ferronnerie, de l'électronique à l'informatique, de la musique au cinéma, de la conceptualisation à la poésie et j'en passe. Gerridae s'insère parfaitement dans mon environnement. Le cadre noir rappelle celui des deux photos d'Un son qu'Éric m'avait offert pour mes soixante ans, sans parler de mon nouveau réfrigérateur qui est noir mat. Quant aux couleurs des leds, autour, qui suivent celles qui s'animent dans le cadre, elles collent merveilleusement avec le kitch flavinien de l'escalier. Le son reste discret, bien proportionné à l'œuvre de 70x70 centimètres et au salon où Gerridae est accroché. Eric a dû percer le mur de 29 centimètres d'épaisseur pour qu'aucun fil ne soit visible sur la façade. J'adore son travail parce que passé l'esthétique réside une éthique, sorte d'histoire ouverte à laquelle le spectateur participe par son interprétation. Les œuvres purement plastiques m'ont toujours un peu ennuyé. Cinéphile jusqu'à la pointe des oreilles, j'ai besoin qu'on me raconte des histoires. Mais je préfère laisser la parole à l'auteur qui présente ainsi Gerridae, agrémenté de photographies et d'un petit film explicite :
Des fragments graphiques évoluent sur un écran. Leur modèle de comportement et d’interaction est inspiré de celui des araignées d’eau (Gerris, de la famille des Gerridae) à la surface d’un étang. Lorsque le spectateur s’approche et effleure le cadre de l’écran, les fragments se stabilisent et s’assemblent en une proposition poétique, cryptique, aléatoire mais néanmoins (si on le souhaite) divinatoire.
L’homme a toujours cherché à voir dans les manifestations naturelles autonomes (formes des nuages, vols des oiseaux…) des “signes” qui l’éclaireraient sur son devenir. Ne comprenant pas les raisons pour lesquelles un objet ou un organisme s’anime, il cherche obstinément une intentionnalité, une volonté extérieure à lui qui s’exprimerait par ce mouvement, puis fait intervenir un médiateur initié, l’oracle, pour transformer ces signes cryptés en messages intelligibles qui s’adresseraient exclusivement à lui-même. Ce réflexe anthropocentriste n’est pas l’apanage des tribus primitives. Même pour nous, l’idée du hasard et de l’absence de déterminisme divin dans l’origine de ces mouvements, telle qu’exprimée par les Epicuriens à propos des atomes, ne s’impose jamais d’elle-même (c’est pour cela que j’ai fait “De notre nature”) et est constamment à redécouvrir. J’en veux pour preuve cette phrase elliptique et mystérieuse, généralement lancée pour clore une discussion et que tout le monde à déjà entendu: “De toute façon, il n’y a pas de hasard…” Cette phrase sous-tend une proposition connexe qui est que, si on s’en donne la peine, “Tout s’explique.” Dans ces moments là, on parle généralement, non pas du mouvement des choses naturelles, mais du mouvement des choses que l’on ne comprend pas en général. Et si l’intention qui préside à ces mouvements n’est pas celle d’un dieu en bonne et due forme, il y a là l’affirmation d’un principe déterministe universel qui régente le monde. Il n’y a donc pas de hasard et pas d’insignifiant. Tout fait signe, tout fait sens. Il ne reste qu’à trouver le bon oracle. Gerridae est partie de l’idée que si tout fait sens, j’aurais alors plaisir à produire les signes, ou, tout du moins, le contexte dans lequel ces derniers peuvent émerger. (C’est, il me semble, le travail de l’artiste que de produire des signes). Dans Gerridae, je crée donc la mare aux insectes qui doit faire signe et je laisse au spectateur le choix du moment ou ceux-ci doivent s’exprimer. Lorsqu’il effleure le cadre de sa main, les “insectes” électroniques se transforment en phrase. J’ai utilisé la structure du Yi King ainsi que des propositions du générateur de texte mis au point par Jean-Pierre Balpe et Samuel Szoniecky pour obtenir des propositions poétiques aléatoires qui peuvent se rapprocher, si l’utilisateur veut le voir en ce sens, d’une divination cryptée. Je souhaite néanmoins qu’il y voit avant tout une poésie qui, tout autant que la prédiction, révèle des aspects insoupçonnés de ce dont elle parle.
L'inspiration du Yi King n'est pas faite pour me déplaire. Matérialiste fervent, je connais néanmoins le pouvoir magique des mots comme de toutes les œuvres de l'esprit. L'inconscient fait partie de cette poésie que je retrouve chez Cocteau, Lacan ou Godard, mes trois voix préférées, même au sens littéral. Question de rythme probablement, d'adéquation entre le sens et le ton certainement. Dans de rares moments où je perdis mes repères, consulter le Yi King m'a aidé à valider mes choix. En lisant John Cage je m'étais aperçu de son étonnante construction, identique à notre ADN avec ses 64 hexagrammes. La récente version du Yi Jing réalisée par Pierre Faure enterre définitivement la vieille traduction de Richard Wilhelm pour mille raisons. Et Gerridae de me susurrer : " l'entendement ne se distingue pas du rêve / ciel au-dessus d'une eau stagnante / le roi cherche dans tous les coins / et parle de l'amour / pas un puits ".

FAUT QUE ÇA BOUGE
Article du 29 novembre 2022


Éteint, Gerridae ressemble à un four encastré au design élégant. Il est assorti à mon réfrigérateur noir mat et au cadre d'Un son qu'Éric Vernhes m'avait offert il y a exactement dix ans. Allumé, un collectionneur avancerait qu'il se marie bien avec mes Gayffier, mes Yip, mon Séméniako, mon Clauss ou mon Rothko. Sauf que je n'ai pas de Rothko. Alors personne ne dira rien. On écoutera le son des pattes d'araignée qui irrite Elsa, mais qui me rappelle les percussions varésiennes de mes nuits sarajéviennes quand les flammes sortaient des canons. Je m'endormais aussitôt, doucement, comme on compte les moutons. C'est léger, délicat. On ne peut qu'admirer les formes et les couleurs qui bougent sans cesse jusqu'à ce qu'apparaissent des lettres, puis des mots, enfin des phrases.


Effleurer la ligne de métal. Et la machine d'Éric distille son poème. Chaque fois un nouveau : "le destin joue avec les mots et les images / un voile dans ton ciel / le dément chasse en trois saisons / et ose poser la question directement / leur narration n'avance pas." Tout s'efface aussitôt qu'on l'a lu. Et les lignes de texte de s'entrechoquer encore et encore. De temps en temps je baisse le son pour varier la bande son. Une voiture passe dans la rue. Le chat miaule pour sortir. Le téléphone sonne. Des voix. De la musique. Pas celle de l'écran. Une autre, que j'aurais choisie, par exemple. Là un solo de guitare de Tatiana Paris extrait de son album Gibbon. Par hasard ? Cela m'étonnerait. Un coup de dés...


La contemplation des ronds dans l'eau est fascinante. Les caractères s'entrechoquent. Les lignes sont faussement solidaires. Les ricochets cinétiques font exploser les bulles légères. À cette étape les phrases ne tiennent pas. Il faut attendre qu'elles se stabilisent. Je pique du nez. Trois à cinq heures de sommeil ne suffisent pas. Voilà plus d'un mois que ça dure ! Je vais manger un fruit.


Depuis deux jours je recopiais quatre terras de sons sur un minuscule disque SSD externe pour accélérer les temps de chargement lorsque je joue. Ouf, c'est réussi. Regarder la jauge qui se remplit, comme du temps où les ordinateurs étaient beaucoup plus lents, n'est pas palpitant. Je préfère me laisser hypnotiser par le psychédélisme cinétique de l'œuvre d'Éric. Et la musique. Ma musique. Celle dont j'ai une vague idée dans la tête et qui devient réelle dès que mes doigts se posent sur le clavier. En fait je n'y comprends rien. Je n'y ai jamais rien compris, même après l'avoir analysée, quasiment autopsiée puisqu'à ce moment-là elle ne peut qu'avoir été. Or chaque fois que j'y plonge elle me dépasse, comme si mes mains étaient celles d'Orlac, comme si un autre m'animait, que j'étais une marionnette. Même sensation lorsque je compose. Un autre pense à ma place. J'exécute. La création artistique serait-elle une forme de schizophrénie ? En tout cas, c'est une échappatoire, un moyen de supporter le réel, si toutefois il existe. C'est peut-être pour cela que j'aime Gerridae. Comme toutes les œuvres qui bougent, elle entre en résonance avec mon ciboulot. En perpétuel mouvement, elle livre ses oracles. N'est-ce pas ce que j'attends de toute création de l'esprit, qu'elle oriente mes choix ?

jeudi 16 novembre 2023

Harry Partch, la genèse


Dans quoi me suis-je lancé en acquérant le livre de Harry Partch, Genesis of A Music ? Peut-être que si l'ouvrage était en français mes paupières seraient moins lourdes. C'est pourtant passionnant, une plongée incroyable dans un univers qui finira par être découvert comme ce fut le cas pour Moondog qui influence tant de jeunes compositeurs aujourd'hui. J'imagine qu'on pourrait le glisser entre le Viking de la 6e Avenue et Conlon Nancarrow. Si le minimalisme et les rythmes de Moondog sont facilement transposables, comment négocier l'échelle musicale à 43 degrés (ou octave à 43 tons inégaux dérivée de la série des harmoniques naturelles) pour laquelle Harry Partch a construit tout un orchestre d'instruments sur mesures, de fabuleuses sculptures sonores ? Mon dernier synthétiseur, le Terra de Soma, est accordable selon les désirs du compositeur californien décédé en 1974 à l'âge de 73 ans, mais rien ne vaut les timbres des marimbas diamant, basse, Eroica ou Mazda, des chambres de nuages ou des pertes de guerre, du Zymo-Xyl ou de l'Eucal Blossom, de ses Chromélodéons ou du Mbira Bass Dyad.
Il y a deux ans j'avais republié deux articles que j'avais consacrés à Partch, découvert grâce à François qui travaillait au magasin d'importation de disques Givaudan, boulevard Saint-Germain. J'y évoquais, entre autres, l'extraordinaire spectacle présenté en 2016 à la Grande Halle de La Villette par Heiner Goebbels. Il s'agissait de l'opéra Delusion of The Fury dont le coffret m'avait sidéré à sa sortie en 1971. Quant à Nancarrow ces rouleaux pour pianos mécaniques ne sont pas non plus faciles à s'approprier pour en faire autre chose, et ses instruments sont à peine plus simples à faire voyager. Ces trois compositeurs américains sont des iconoclastes, des artistes véritablement indépendants. Et donc en 1949 Partch a publié un bouquin de 500 pages sur la musique microtonale, l'influence qu'eurent les musiques du monde sur cet autodidacte (hymnes chrétiens, berceuses chinoises, rituels des Indiens Yaqui ou du Congo, musique populaire cantonaise ou des vignobles d'Oklahoma...).
C'est la seconde édition de 1974 de Genesis of Music que j'ai entre les mains. Précurseur du théâtre musical, Partch a choisi de fondre l'écart entre les musiciens et les chanteurs, de les faire s'incarner, par la danse, les costumes et la lumière, soit la corporéalité contre l'abstraction. Dans le chapitre De l'Empereur Chun au Terrain vague il analyse en quelques pages les étapes majeures de l'Histoire de la musique, puis dans le suivant il aborde les tendances américaines. Mais il rentre vite dans le vif du sujet, la tonalité, l'accord, le tempérament. C'est précis, techniquement documenté. Une grosse partie du livre concerne la description de ses instruments et l'étude de six de ses pièces pour revenir à l'histoire de l'intonation. Son travail sur la microtonalité marquera John Cage, Steve Reich, mais aussi Tom Waits, The Residents ou Dr. John... Il existe deux disques où des musiciens créent une œuvre à part entière sur des instruments de Partch : Stranger to Stranger de Paul Simon en 2016, et précédemment l'album Weird Nightmare: Meditations on Mingus, produit en 1992 par Hal Willner avec Bill Frisell, Vernon Reid, Henry Rollins, Marc Ribot, Keith Richards, Charlie Watts, Don Byron, Henry Threadgill, Gary Lucas, Bobby Previte, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Chuck D, Elvis Costello, etc.


Plus facile d'approche que le document exceptionnel que représente l'ouvrage théorique est la musique elle-même ! Ainsi ai-je récemment ajouté à ma collection de disques de Harry Partch deux CD sortis respectivement sur Bridge Records en 2014 et 2019, Plectra and Percussion Dances et Sonata Dementia, tous deux interprétés par un ensemble qui porte le nom du compositeur. Le premier fut conçu comme un triptyque avec Castor & Pollux, Ring Around The Moon (où une belle part est faite au récitant, préoccupation récurrente de Partch pour l'intégrer à l'ensemble) et Even Wild Horses. Jusqu'ici aucune n'avait été jouée correctement ou intégralement. Le second CD est encore plus étonnant, offrant des pièces inédites telles la partition d'un film expérimental, Windsong, ou la Sonata Dementia en trois mouvements : Abstraction & Delusion / Scherzo Schizophrenia / Allegro Paranoia. On retrouvera cet humour dans les paroles des chansons. Les 12 intrusions font entendre de magnifiques percussions et Ulysses at the Edge of the World fut écrit pour Chet Baker, mais jamais enregistré ! Le disque se termine sur un chant des Indiens d'Amérique diffusé par un rouleau en cire de 1904 et Barstow: Eight Hitchhikers’ Inscriptions chanté par Partch lui-même à la guitare sur huit graffiti d'autostoppeurs découverts dans la ville désertique de Barstow. Que vous connaissiez déjà sa musique ou que mon article vous y amène, ces disques sont deux petites merveilles.

jeudi 19 octobre 2023

Débrayage ou L'augmentation ?


Ayant remarqué que L'augmentation repartait en tournée, je republie cet article du 10 octobre 2011...

Je me souviens du rire à s'en étrangler de Georges Perec lisant à haute-voix un texte de Bobby Lapointe à la radio. Il aurait certainement été plié en deux à la mise en scène de L'augmentation qu'Anne-Laure Liégeois présente au Théâtre du Rond-Point à Paris. Je me souviens aussi de Sami Frey sur son vélo, mais la pièce de ce soir appartient à la veine plus caustique, moins nostalgique, de son auteur. Deux acteurs fantastiques, Anne Girouard et Olivier Dutilloy récitent mécaniquement « Ayant mûrement réfléchi ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation...». La salle rit jaune. Vont-ils débiter ainsi leurs phrases en boucle ? La fantaisie critique d'Anne-Laure Liégeois est aussi huilée que la mécanique imperturbable du rouleau-compresseur de Perec. J'ai tellement ri que j'en ai oublié la dureté des bancs de la petite salle.


Trois heures plus tôt, nous assistions à Débrayage de Rémi de Vos, une autre mise en scène d'Anne-Laure Liégeois dans cette même salle avec les mêmes acteurs augmentés (façon de parler, quand vous aurez vu la précédente) de François Rabette, tout aussi remarquable. Les temps ont changé. En 1968 le pauvre salarié exploité rêvait d'une augmentation, aujourd'hui il est à la recherche d'un emploi ou risque de se faire virer. Devant le décor déprimant des alpages collés sur le mur du couloir, les trois comédiens affublés de diverses perruques interprètent chacun plusieurs rôles si pitoyables qu'ils en deviennent hilarants. Je me souviens d'Alec Guiness dans Noblesse Oblige, sauf qu'ici c'est Misère Oblige. Le monde du travail inspire Anne-Laure Liégeois, qui prépare d'ailleurs une troisième pièce sur le sujet, qu'elle traite chaque fois incisivement, malgré la tendresse pour ses personnages bafoués par la hiérarchie et l'exploitation dont ils sont victimes.


Supposons que vous hésitiez entre l'adaptation fidèle (dans les limites du texte), mais explosive dans sa mise en scène, de L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation (article de Christine Marcandier avec l'organigramme du texte !) et les quatre extraits et un inédit de Débrayage. Ou bien vous y êtes, ou bien vous n'y êtes pas. Si vous y êtes, enchaînez les deux, De Vos à 18h30, Perec à 21h (2 petites vidéos en ligne), "les deux peuvent être vus le même soir", je dirais même plus, l'ensemble fait sens et la montée en puissance est d'autant plus jouissive.

Illustration de Stéphane Trapier et photos de Christophe Raynaud de Lage.

mercredi 4 octobre 2023

L'IA ? Le diable probablement !


La question n'est pas d'être pour ou contre l'IA, l'intelligence artificielle, mais de ce qu'on en fait, maintenant qu'elle est partout. Et cela ne date pas d'hier : en musique nous l'utilisons depuis plus de quarante ans sous le nom de MAO (Musique Assistée par Ordinateur), mais elle a fait récemment un pas de géant avec des applications comme ChatGPT ou Midjourney, touchant tous les secteurs de la création. L'IA est un outil qui révolutionne les usages comme jadis l'ordinateur, le mien où j'écris et le vôtre qui vous permet de me lire, et qui a mis des millions de travailleurs au chômage, ou Photoshop, rappelez-vous ce que ses détracteurs en disaient, alors que maintenant nous l'utilisons tous ou un équivalent. Mes parents comme beaucoup ont fait faillite de ne pas avoir su s'adapter. D'autres y ont trouvé de nouveaux débouchés. Les découvertes scientifiques ne sont que des outils. C'est leur utilisation qui peut poser problème. Trop de mes interlocuteurs diabolisent l'objet sans comprendre qu'il s'agit seulement d'en définir les usages de façon éthique, et de répartir équitablement les profits générés. Ce combat stérile, obscurantisme soigneusement entretenu par les médias qui ont ordre d'occulter les vrais problèmes, me rappelle celui de la CGT qui exhortait les mineurs du nord à faire grève en sachant pourtant que la fermeture des mines était inévitable, au lieu de se battre pour une réinsertion...
La grève des comédiens et celle des scénaristes d'Hollywood est simplement typique de toute défense salariale. Il s'agit de distribuer équitablement les bénéfices engendrés par les nouveaux moyens de diffusion. Si les musiciens trouvaient un moyen de se battre ils feraient de même contre les plateformes de streaming qui leur octroient des miettes ridicules. Le problème vient des majors qui ne dévoilent pas leurs chiffres et engraissent leurs actionnaires. Ainsi les comédiens comme les scénaristes avancent à l'aveugle, même s'ils savent qu'ils ont raison de faire valoir leurs droits sur les diffusions et rediffusions via les nouveaux réseaux comme Internet. On doit néanmoins souligner que c'est une grève corporatiste tandis qu'en bas de chez eux des millions de pauvres vivent dans la misère. La seule grève qui peut atteindre le capitalisme est la grève générale. Et son appétit le poussera à s'auto-dévorer, après avoir hélas commis de véritables génocides qui en portent rarement le nom.
Quant à l'IA, gageons qu'elle ne touchera gravement que les produits de masse. Les décervelages se conjugueront différemment, le formatage a de beaux jours devant lui. Les œuvres originales n'ont jamais pâti de la robotisation. Nous apprendrons à nous servir de ces nouveaux outils comme nous l'avons fait avec l'électricité, les transports ou les communications, ou pas. Nous pervertirons les machines. Parce que l'artiste se crée son propre monde en réaction à celui qui lui est proposé et qu'il ne peut assumer. Par contre, la décroissance est inévitable si l'espèce humaine espère avoir un avenir sur cette planète. Ça c'est une autre histoire, autrement plus grave, un peu comme la guerre qui ne profite qu'aux marchands de canons et aux entreprises de reconstruction. Alors le diable certainement, et nous le nourrissons.

lundi 25 septembre 2023

Los Angeles Plays Itself lui taille un costard à sa démesure


Le montage d'archives de Thom Andersen dure 2h50, c'est dire si on en ressort rincé par ce maximalisme dont la somme commentée non-stop finit par sonner comme un écho minimaliste, une musique répétitive qui vous emporte dans sa spirale. C'est fatigant, mais c'est épatant. C'est fatigant, parce que Los Angeles n'est pas une ville de tout repos, comme les films qui la mettent en scène, comme le montage de tant d'extraits courts qui lui taillent un costard à sa démesure. D'une part, il est évident que le regard critique est celui d'un communiste américain. On le comprend à la manière de comparer riches et pauvres, donc blancs et les autres, d'analyser l'économie de tous ces crimes. D'autre part, Los Angeles Plays Itself est une mine pour cinéphiles. Parmi les deux cents films cités, il y en a forcément quelques uns qui vous auront échappé, comme les incontournables The Exiles, Bush Mama, Bless Their Little Hearts dans la lignée de Charles Burnett avec Killer of Sheep, néoréalisme alternatif qui clôt cet immense travail de démystification autant que de glorification... C'est un documentaire très fort. En prenant la ville comme personnage ou sujet, Andersen décortique le mythe hollywoodien. Les pauvres y marchent ou prennent le bus. L'architecture visionnaire est transformée en décors sinistres. Andersen déconstruit Blade Runner, "nostalgie de la dystopie". En choisissant des images qui nous renvoient à nos passions ou à ce que nous ignorions, il nous ferre. Il nous attrape comme les films savent le faire, par leur suggestion perverse à l'identification.


Terminé de monté en 2003, ses projections étaient restées longtemps confidentielles. Sorti enfin officiellement en 2013, Los Angeles Plays Itself profite d'une nouvelle version de 2023, et de sa première en Blu-Ray ou DVD. Il est accompagné d'un livret indispensable où Andersen pointe quelques erreurs de sa part, mais surtout refait le film en 24 pages. Son texte, écrit en 2008, est un nouvel accompagnement. Il s'appuie toujours sur Sunset Boulevard, Les anges sauvages, Chinatown, L.A. Confidential, etc., pour produire une analyse fondamentalement politique, rappelant des faits méconnus comme les importantes déportations vers le Mexique pendant les années 1930 ou les mouvements chicanos pour les droits civiques des années 1960 et 1970. Il rend hommage à des documentaires plus récents sur Los Angeles comme Bastards of The Party et Crips and Bloods: Made in America qui démontent les mensonges sur les gangs, ou encore South Main, Chris and Don: A Love Story... Son film est autant un jeu de pistes cinéphilique jubilatoire qu'une analyse marxiste cruelle que ne renierait pas Slavoj Žižek, l'auteur de Bienvenue dans le désert du réel.

→ Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, DVD ou Blu-Ray Carlotta, 20€

samedi 16 septembre 2023

Pique-nique au labo sur nato-musique


Troisième retour sur le CD sorti lundi, le premier sur le territoire, "Disque ami" ça fait du bien...

Avec Jean-Jacques Birgé, un train arrive toujours en gare de La Ciotat. Le deuxième volume des rendez-vous un peu énigmatiques du musicien déjà centenaire vient de paraître sous le titre de "Pique-nique au labo 3". Les deux premiers chapitres se révélaient sous la forme d'un double album (GRRR 2031-32) où, en duo et en trio, l'inépuisable JJ Trouvetou conviait au studio GRRR, au Triton ou à la maison de la Radio, 28 musiciennes et musiciens pour un moment de joyeuse recherche (Pique-nique "et" labo) : Vincent Segal , Ravi Shardja, Antonin-Tri Hoang, Alexandra Grimal, Edward Perraud, Fanny Lasfargues, Jocelyn Mienniel, Ève Risser, Linda Edsjö, Birgitte Lyregaard, Julien Desprez, Médéric Collignon, Sophie Bernado, Pascal Contet, Amandine Casadamont, Samuel Ber, Sylvain Lemêtre, Sylvain Rifflet, Élise Dabrowski, Mathias Lévy, Hasse Poulsen, Wassim Halal, Christelle Séry, Jonathan Pontier, Karsten Hochapfel, Jean-François Vrod, Jean-Brice Godet et Nicholas Christenson. Dans ce deuxième mais troisième opus, même principe, mais en unité de lieu (le Studio GRRR comme une sorte de Moulinsart des Bijoux de la Castafiore ou bien de quelque demeure imaginée par Agatha Christie et filmée par Straub et Huillet), la distribution (une fois encore brillante) est à chaque fois renouvelée pour chacun de ces deux duos et neuf trios. À l'exception de Mathias Lévy, aucun des invités suivants n'avait joué dans la précédente mouture : Naïssam Jalal, Fidel Fourneyron, Élise Caron, Lionel Martin, Gilles Coronado, Basile Naudet , François Corneloup, Philippe Deschepper, Uriel Barthélémi, Hélène Breschand, Gwennaëlle Roulleau, Fabiana Striffler, Csaba Palotaï, David Fenech, Sophie Agnel, Olivier Lété, Fanny Méteier, Tatiana Paris, Violaine Lochu. Les titres, souvent extraits d'œuvres littéraires, servent de partitions à tous ces drôles de drames instantanés, ces détours de passe passe, où les différents protagonistes échappent par le fait accompli à toute logique "partisane"(traduction musicale). Onze huit-clos en un pour sortir du temps dans la fusion des formes, celle des métamorphoses tourbillonnant jusqu'à mûrir un chant. Une sorte d'idée du destin.

• Jean-Jacques Birgé "Pique-nique au labo" (Grrr 2036)

jeudi 27 juillet 2023

Coups de foudre


Des amis, des amies m'ont parfois reproché d'aller trop vite dans mes relations amoureuses, comme si mon enthousiasme faisait peur et empêchait certaines relations de s'établir. J'ai toujours répondu que si c'était la bonne personne pourquoi perdre du temps en simagrées, et en cas de fausse route autant s'en apercevoir le plus tôt possible ! Si je me réfère à mes amours passées, cette promptitude m'a toujours réussi et je reste persuadé que celles que j'ai effarouchées n'étaient pas faites pour moi. Les ruptures ont procédé de la même vitesse, bien que j'en fusse rarement l'initiateur. Cette symétrie se retrouve dans le divorce qui est à la hauteur du mariage, à savoir que plus on y met d'importance, plus le divorce sera douloureux. En voyant les sommes colossales dépensées par les jeunes couples qui se marient je me dis souvent qu'ils n'auront pas fini d'en rembourser les frais avant de se séparer ! Mes deux divorces avec des femmes que j'ai beaucoup aimées se sont passés à l'amiable. Nous avions habité ensemble dès le premier jour et avons profité de notre complicité de très nombreuses années. Mes liaisons plus courtes, bien qu'assez longues, n'ont pas été différentes. Lorsque je repense à ce que nous avons vécu je n'en conserve que de bons souvenirs. À quoi bon ressasser nos erreurs ? J'ai été heureux avec toutes (enfin, sauf une, il était probablement nécessaire de se tromper au moins une fois, mais cela avait duré tout de même deux ans !) et, grâce leur soit rendue, j'ai l'impression d'avoir été chaque fois un homme meilleur. C'est dire qu'à mon âge canonique j'espère m'approcher de la notion de Mensch, rare trace de ma culture ancestrale.
J'avais d'abord titré "I know where I'm going", comme le film de Michael Powell que j'adore, et pour cause, il y a des évidences, trop rares, raison de plus pour ne pas les laisser passer. Si je peux parfaitement identifier mon désir, suis-je pour autant capable de sentir la réciprocité, indispensable pour faire ensemble un bout de chemin, sans ne jamais s'ennuyer, dans une confiance mutuelle absolue, et une acceptation totale de l'autre ? Je me suis parfois leurré, mais fus rembarré suffisamment tôt pour que cela n'ait aucune gravité. Lorsque le regard de l'autre fait miroir, jaillit l'élan le plus fou. La raison s'efface alors, remplacée par une certitude qui me rappelle l'improvisation musicale. Comme on se surprend soi-même, on acceptera les mystères qui meuvent l'être aimé en se fiant à son intuition, surtout si elle a fait ses preuves. Cela n'empêche pas la plus grande fébrilité, car à l'instant de la rencontre on n'est encore rien, portant pourtant l'énorme bagage du déficit des années antérieures. Est-on alors capable de s'en débarrasser pour renaître comme au premier jour ? Peut-on avoir l'innocence de croire que tout est encore possible, à chaque moment de l'existence ? Lorsque la magie opère, il ne faut surtout pas s'endormir et entretenir la flamme, légère, brûlante, merveilleuse.

P.S.: oui, c'est l'été, on peut jouer, je me laisse pousser la barbe ; et dans une seconde il va pleuvoir des hallebardes, c'est bon pour le jardin. Quant à mon petit article, n'y cherchez pas de sous-entendus, j'ai tenu ces propos de tous temps, ce qui ne m'empêche pas de rêver, même s'il faut toujours prendre en compte le temps entre la foudre et le tonnerre, il y a un fichu délai entre l'image et le son...
J'ajouterai que mes amitiés furent toujours aussi évidentes, tant dans la rencontre que dans d'éventuelles ruptures.

mercredi 5 juillet 2023

Sur l'aile


Dans la matinée j'étais allé chercher cinq cartons de vin pour regarnir la cave. Pierre insiste pour commander des primeurs de 2022, une année exceptionnelle pour l'ensemble du pays, comme il n'y en eut pas depuis trente ans. Le soir Étienne Mineur a eu la gentillesse de mettre en forme la pochette du prochain CD, le volume 3 de Pique-nique au labo, imaginée et réalisée par mc gayffier. Au côté champêtre du pique-nique du double précédent, Marie-Christine a préféré mettre l'accent sur le labo en privilégiant la radioactivité. Entre temps j'ai plus ou moins finalisé cinq annonces nudge pour le Transilien, plaçant les voix dans des décors adéquats, course d'avirons, heure de la récré, voyage intersidéral, chute dans les escaliers... Cela explique que, bien qu'ayant sélectionné les photos du voyage au Maroc, je n'ai pas eu le temps d'aller plus loin... En image, le détroit de Gibraltar...

mardi 4 juillet 2023

Come back


Rentré dimanche du Maroc, je n'ai pas encore eu le temps de reprendre le rythme du blog. Il m'a fallu passer deux heures à ramasser les feuilles mortes du jardin. Les bambous avaient poussé de près de deux mètres en hauteur et les tomates avaient besoin d'être tuteurées. Ajoutez cinq machines à laver, le courrier et tutti quanti, puis nous avons passé la journée d'hier à inventer des messages nudge avec l'équipe de choc de la SNCF. J'ai enregistré la voix des quatre filles et la mienne dans une ambiance aussi créative qu'enjouée. Reste à bruiter et mixer tout cela en fin de semaine.
Hier soir j'ai récupéré les légumes de l'Amap, ce qui va faire du bien après quinze jours tristounets côté gastronomique. Le nord du Maroc n'a rien à voir avec le reste du pays. C'est tajine à tous les repas (quelques patates, deux bouts de courgettes et de carottes qui se battent en duel, et un morceau de viande), éventuellement des calamars, une tranche d'espadon, un poulet grillé, peu d'épices, et du pain... Parfois c'est bon tout de même, parfois pas du tout, certains restaurateurs camouflant l'absence de fraîcheur avec du gros sel et du piment. Le couscous du vendredi c'est le tajine avec de la semoule et sans bouillon. En apéro, il y a toujours des olives. Le plus compliqué fut la semaine de l'Aïd où tous les restaurants étaient fermés. Ville morte façon confinement. Nous nous repliions sur les hôtels et fûmes momentanément sauvés par le Riad Blanco à Tetouan. Je reviendrai sur notre équipée sauvage dans quelques jours, le temps de trier mes photos. J'ai également capté quelques belles ambiances sonores à l'aube et au milieu de la nuit. Le plus excitant et le plus agréable fut le séjour à Chefchaouen et Akchour, ce qui équilibra certaines absences surréalistes que nous pouvions assimiler à Pacifiction. J'ai marché, j'ai beaucoup marché, avec le petit qui en fit tout autant, une partie de plaisir. Je garde le reste pour les jours qui suivent... Ce fut un très beau voyage (dans ce pays très pauvre aux mains de quelques très riches) et un grand plaisir de rentrer au bercail.

jeudi 8 juin 2023

Trente ans après, Bad Alchemy


Quelle idée ai-je eue de vouloir traduire le nouvel article de Rigobert Dittman de l'allemand ! C'est d'abord que je ne comprenais pas toujours le sens de ses phrases. J'y ai passé la soirée au lieu de me détendre devant Showing Up, le dernier film de Kelly Reichardt que j'avais prévu de regarder, comme je sortais du vernissage de l'exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier : sculptrice et sculpteur sont dans un bateau, mais c'est Bibi qui tombe à l'eau. Donc Rigobert m'écrivait :

Cher JJB,
c'est Bad Alchemy = rbd = Rigo D. qui vous parle, de Würzburg, où vous avez joué avec Un D.M.I. il y a des années et des années.
J'ai perdu la trace de ta musique après "Operation Blow Up", mais j'ai gardé Un D.M.I. à l'esprit comme l'un des plus grands groupes français de tous les temps.
Votre nom est revenu sur le site Psych.KG de Matthias Horn, un bon contact du magazine Bad Alchemy.
Cela m'a ramené à votre musique, grâce à Bandcamp. Et cette corne d'abondance de musiques magnifiques m'a fait écrire ce petit article de 3 pages que je joins à la présente. Désolé, c'est en allemand.
Dommage que je ne puisse pas lire votre blog. Mais d'Albert Ayler à Tintin... - C'est bien l'esprit. Vous êtes un frère de cœur.
Alors c'est juste pour dire : Merci d'être JEAN-JACQUES BIRGÉ !!!!
Avec mes salutations et mes meilleures vibrations de ce bon vieux Würzburg.

Après cela, comment pouvais-je résister ? Donc voici, tant bien que mal, le texte de Rigobert Dittmann pour la revue Bad Alchemy...

Là je ne peux qu'aller à Canossa et reconnaître que je suis passé à côté de la musique. Que Bad Alchemy n'aurait jamais dû perdre de vue. Mais le temps est heureusement relatif, comme le dit Jean-Jacques Birgé (JJB), le magicien du synthé né en 1952, co-initiateur des ciné-concerts, blogueur →drame.org/blog← et surtout cofondateur en 1976 de →Un Drame Musical Instantané.

Il le démontre lui-même →jjbirge.bandcamp.com← avec "Le centenaire de Jean-Jacques Birgé (1952-2052)" (2018, GRRR 2030) avec une autobiographie musicale en dix 'décennies' : Il a mis dix ans à construire ce qui, du musette au rock psychédélique en passant par la leftfield electronica, est une avant-garde toujours surréaliste et un drame dramatique, avec les voix de sa fille Elsa, de Pascale Labbé et Birgitte Lyregaard, avec Michèle Buirette l’accordéoniste de Pied de Poule, son camarade d’Un D. M. I. Bernard Vitet à la trompette dans l’eau et au bugle, Vincent Segal à la basse, le violoncelliste Didier Petit, Nicolas Chedmail au cor, les guitaristes Hervé Legeay et Philippe Deschepper, les batteurs Cyril Atef et Éric Échampard, le tromboniste Yves Robert, et Amandine Casadamont aux platines dans ce qui est devenu un roaratorio, comme un sillon sans fin, qui répond à une berceuse élégante très Blanche-Neige pour les années 2010 technoboostées. Avec 'Les années 30' nous sommes seuls sous l'orage de fin d'été. Puis un chant du cygne avec des cordes, plouf, une cythare inanga avec Antonin-Tri Hoang pour 'Les années 40'. C'est à Sacha Gattino qu'il revient de conclure en toute zénitude le 'Tombeau de Birgé' en sifflant, pour compléter l’heure commencée par JJB avec une boîte à musique et une valse à trois temps, des sons de synthétiseur, des samples d'orchestre, du Thérémine et de la musique vocale très théâtrale, clôturant un arc-en-ciel extraordinaire qui ne faiblit pas.

"Chifoumi" (2018, numérique), Birgé joue des claviers, ciseaux, flûte, papier, erhu, appeaux, guimbarde, H3000, Lyra-8, trompette à anche, Tenori-on, comme 'Schnick-Schnack-Schnuck' avec Sylvain Lemêtre aux percussions & ciseaux et Sylvain Rifflet au sax ténor & Venova.

"Questions" (2019, numérique) est né de la même manière, multi-instrumentale, avec Élise Dabrowski à la contrebasse & voix et Mathias Lévy au violon, saxo alto & Venova : à partir des cartes conçues par Brian Eno et Peter Schmidt du jeu Oblique Strategies [https://en.wikipedia.org/wiki/Oblique_Strategies] comme fil conducteur, comme auparavant "Game Bling" (2014) avec Ève Risser et Joce Mienniel, le mallarméen "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" (2014) avec Médéric Collignon & Julien Desprez ou "Un coup... 2" (2015) avec Pascal Contet & Antonin-Tri Hoang ou "WD-40" (2019) avec Christelle Séry & Jonathan Pontier.

En trio avec Hasse Poulsen aux guitares et Wassim Halal au daf, bendir, darbouka & tara, il réalise "La révolte des carrés" (05/19, numérique), hommage à des héros révolutionnaires : Hô Chi Minh, Rosa Luxemburg, Malcolm X, Julian Assange, Maximilien Robespierre, Toussaint Louverture, Thomas Sankara (le président du Burkina Faso assassiné en 1987), Louise Michel, Angela Davis, Spartacus, Mahatma Gandhi, Geronimo.

Ou encore, Birgé révèle un trio éraillé en compagnie de Karsten Hochapfel aux violoncelle, guitare, cosmicbow & zheng et Jean-François Vrod au violon, kazoo, appeau, percussion & voix dans "Ball of Fire" (11/19, numérique). Dans le sympathique 'Cross the border, close the gap', il montre d’ailleurs son penchant pour Barbara Stanwyck dans la comédie musicale éponyme, et - à grâce à la belle pochette - pour Friedensreich Hundertwasser.

"Duck Soup" (12/19, numérique), le clash d'improvisation avec Nicholas Christenson à la contrebasse & babycello et Jean-Brice Godet aux clarinettes & cassettes, partage le titre avec un film des Marx Brothers et tire ses morceaux des livres de photos qu’il admire, "Asylum of the Birds" et "Le monde selon Roger Ballen".

Sur "Pique-nique au labo" (2020, GRRR 2031-32, 2xCD), Birgé se présente aux claviers, electronics, plunderphonics, ambiences etc. pour un best-of de 22 duos et trios, théâtraux et extravagants, avec 28 musiciens*, avec lesquels il a travaillé entre 2010 et 2019, le plus souvent au studio GRRR.

À noter que "Établissement d'un ciel d'alternance" (1996 avec M. Houellebecq), "Carton" (1997 avec B. Vitet), "Long Time No Sea" (2017 avec Lyregaard et Sacha Gattino sous le nom du trio El Strøm) et "Le centenaire" font partie des CD préférés de JJB, ses favoris personnels [interview avec "It's Psychedelic Baby Magazine", 21.3.22].

Outre "L'air de rien" et "To Be Or Net To Be" (05/21, numérique), à nouveau sous Oblique Strategies, rencontres avec Élise Caron aux voix, flûte, sifflement, synthé-jouet, piano & percussions et Fidel Fourneyron au trombone ou avec Gilles Coronado à la guitare et Basile Naudet au sax soprano & alto, "Fictions (complete)" (05/21, numérique) a donné naissance à un vinyle sur le label Ouch ! Records (2022) avec Lionel Martin au saxophone ténor en hommage à Jorge Luis Borges, disque dont Birgé est également fier.

Quinze jours plus tard, parfait accord avec François Corneloup au sax baryton et Philippe Deschepper à la guitare, sur "Exotica" (05/21, numérique), et si dans 'Side Story' ce n'est pas Bernstein, dans 'Full Metal Packet' ce n'est pas Kubrick, et si le titre de l’album n'évoque pas Atom Egoyan, j’avale une grenouille !

Dans "Only Once" (06/21, digital), solennellement encadré par 'Réincarnation' et 'R.I.P', il joue sur le grandiose 'Orphelins' (Orphée ou roulette ?), et sur la révolte ('Insurrection') avec Hélène Breschand à la harpe électrique & à la voix et Uriel Barthélémi à la batterie & synthé.

En 2022, on retrouve ce touche-à-tout sur le label... Psych.KG ! Avec 'Intervention d’une prière en miettes' pour guitare, koto & percussion sur "Fluxus +/-" (Psych.KG 571, 17cm) en tandem avec Kommissar Hjuler, ainsi que sur "-- +/-dru_M?flux" (Psych.KG 585, K7), sur "- FLUXUS +/-" aux côtés du percussionniste autrichien Gerhard Laber (Psych.KG 573, K7), le présentant avec le guitariste d'Un D.M.I. Francis Gorgé, avec sur l’autre face Mama Bär.

Sur "Scénographie" (06/22, numérique) il se délecte de l'harmonie de ses claviers, Cosmos, Enner, Lyra-8, ARP 2600, harmonica, guimbarde, percussion, jumelées avec les sons électroniques des Vital & Lyra-8, les effets et la caisse claire de Gwennaëlle Roulleau, sur des souvenirs de classiques du cinéma de Lumière, Méliès, Cocteau, Kurosawa, Bresson, Garrel.

La musique de Birgé, bien que largement improvisée, est hors des sentiers battus plinkplonkiens ou post-freejazz, c'est un jeu à part entière, surréaliste, imaginaire, cinématographique, évocateur et (mélo)dramatique. Dreamscape ou Sonic Fiction, j’avoue ne pas avoir trouvé de mots plus justes.

L'oblique-stratégique "Chou" (10/22, numérique) met en scène Birgé avec Sophie Agnel aux piano, piano-jouet, flûte, percussions & bric-à-brac ainsi que David Fenech aux guitares, bendir & sanza. Et si vous pensez que vous allez vous en sortir en quelque sensiblerie, la guitare électrique et la guitare acoustique s'entrechoquent. Birgé mélange cela avec ses incontournables claviers et synthétiseurs, avec ses shahi baaja, flûte, guimbarde, trompette à anche, voix & radio, pour que s’affirme son penchant pour le surréel, l’absurde, l’art brut et grotesque - qui est en même temps si 'typiquement français' - au sein de GRRR. Le Studio GRRR s'épanouit une fois de plus. Rien d'étonnant avec un esprit qui va de 'La répétition est une forme du changement' à 'Soyez extravagant'.

Quelle était la part de Birgé dans Un D.M.I. et quelle était la part d'Un D.M.I. dans Birgé ? Question futile ! La cellule orignielle de la formation légendaire se trouve dans sa rencontre avec Francis Gorgé en 1969 au Lycée Claude Bernard et dans le quatuor Epimanondas en tant que tête pensante acrobatique, ainsi nommé d'après un personnage de Boris Vian. Birgé avait passé trois mois aux États-Unis en 1968 et en avait ramené une cargaison de disques - Zappa et Mothers of Invention, les Silver Apples, Jefferson Airplane, Iron Butterfly... et la passion de la musique. Il avait vu Grateful Dead, Kaléidoscope et It's a Beautiful Day au Fillmore West, fait pousser des graines sur son balcon et une crinière jusqu'aux épaules.

JJB a tâté des bandes, de l'oscillateur, de l'orgue Farfisa Professional, de tout ce dont il pouvait tirer des sons, mais surtout du synthétiseur ARP 2600, pour un avenir commun. Ils ont ainsi posé la première pierre avec "Défense De" (1975, GRRR - GR 1001) avec Shiroc le batteur de Speed Limit, et sont ainsi apparus sur la liste culte de Nurse With Wound. En s’associant au trompettiste Bernard Vitet (1934-2013), une grande figure du free jazz avec François Tusques, Alan Silva et Sunny Murray, mais qui a aussi joué avec Barbara et Colette Magny, ils ont enregistré des disques, et avec "Trop d'adrénaline nuit" (avec la photo d’une scène marquante de "La vie est à nous" de Jean Renoir), Un D.M.I. était venu au monde. Avec leur mélange presque unique d'ArtRock, d’AvantJazz, de nouvelle musique, de théâtre musical, de pièces radiophoniques, d’opéra grotesque, on peut les comparer au théâtre musical de Heiner Goebbels. À partir de "Opération Blow Up" (1992) et le départ de Gorgé - c'est Gérard Siracusa qui joue des percussions sur "Crasse-Tignasse" (1993) ; il avait déjà joué un rôle important dans "Kind Lieder" (1991). Gorgé est cependant présent sur "Machiavel" (1998, GRRR 2023), l'adieu d'Un D.M.I. Pour "Machiavel Live" (2000) - Birgé et Vitet jouent avec Philippe Deschepper & Nem en tant que Machiavel Quartet et avec des invités.

Avec le décès de Vitet en 2013, une pierre tombale semblait être posée sur Un D.M.I., mais le 12.12.2014, JJB & Gorgé ont proposé à Hélène Sage, Antonin-Tri Hoang, Hélène Bass et Francisco Cossavella de se produire en concert @La Semaine du Bizarre à Montreuil en son honneur. Cette grande relecture du matériel d'Un D.M.I., cru et hautement complexe, se moque des tiroirs et fait exploser les cercueils. Et avec "Plumes et poils" (2022, GRRR 2034), Birgé & Gorgé célèbrent à nouveau leur amitié éternelle sous forme d'UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ. En compagnie de Dominique Meens, une vieille connaissance depuis 1976, dans un rôle proche de celui de Frank Royon Le Mée pour 'Le Poil et la Plume' (sur "L'Hallali") ou des acteurs Michael Lonsdale/Daniel Laloux/Richard Bohringer sur "Jeune Fille Qui Tombe...Tombe" et "Le K/Dino Buzzati". L'écrivain & poète de Saint-Omer a souvent utilisé la musique de Gorgé et, pour "Le pic" (1987) celle de Birgé. Ils sont accompagnés de bruits de la nature, d'une guitare, d'un sampler, d'un clavier et de JJB, dans une évocation pastorale, mais aussi avec un parfum plunderphonique. Dans des instantanés poétiques Meens fait apparaître des alouettes, des courlis, des hirondelles, y mêle un sanglier, y croasse lui-même, gris-gris d’automne, et finit même par lâcher un "Je ne sais pas" en allemand. Ich Weisse nicht ! Les sons glissent sur les mots comme des cours d'eau, l'aigle de Gustave Doré (inspiré par 'L'aigle et la chouette' de La Fontaine) mange la couvée hideuse et criarde de la chouette parce qu'il n'y reconnaît pas ses 'jolis' oisillons qu'il a promis d'épargner, et se permet de sourire sur la couverture. Alors voilà.

jeudi 27 avril 2023

Maria Mater Meretrix


En bon amateur obsessionnel (je n'ai pas écrit obsessionnel amateur) je possède quelques intégrales, que ce soit en matière de cinéma, de musique ou de littérature. Je n'évoquerai pas aujourd'hui les milliers de films qui peuplent mon environnement audiovisuel, ni les étagères qui ploient sous les livres, mais quelques compositeurs et interprètes dont je traque le moindre disque. Me viennent ainsi à l'esprit Frank Zappa, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Albert Ayler, Roland Kirk, Archie Shepp, Steve Reich, Michael Mantler, Edgard Varèse, Charles Ives, Conlon Nancarrow, le Kronos Quartet, le Balanescu String Quartet ou Barbara Hannigan... Depuis quelques temps je me suis ainsi entiché de la violoniste Patricia Kopatchinskaja. Les amis qui connaissent mon histoire intime comprendront que je n'ai de ressentiment pour aucun/e Moldave ! J'avais chroniqué son remarquable Pierrot Lunaire qu'elle chante elle-même dans un style caf'conc' proche de l'original schönbergien et son Monde selon George Antheil, mais j'aurais aussi bien pu me répandre en louanges sur ses disques What's Next Vivaldi?, Death and The Maiden, Take Two sous-titré Mille duos pour jeunes gens de 0 à 100 ans, Plaisirs illuminés, Time and Eternity, ses duos avec Fazil Say ou avec Sol Gabetta, etc. En dehors de sa virtuosité lyrique, Patkop (surnom plus facile à prononcer) a la particularité de donner des coups de pied dans la fourmilière de la musique classique en y intercalant des compositions contemporaines. Ce méli-mélo a l'immense avantage de montrer que la musique est sans âge et de permettre à quelques récalcitrants de vivre les aventures de la musique actuelle.


Pour le nouveau CD Maria Mater Meretrix, Patkop s'est associée à son amie, la soprano autrichienne Anna Prohaska, petite-fille du chef d'orchestre viennois Felix Prohaska, et au Camerata de Berne, ensemble de musique de chambre partenaire régulier de la violoniste depuis 2018. J'ai toujours adoré les musiciens et musiciennes qui ruent dans les brancards comme Glenn Gould ou Leonard Bernstein, fustigeant les gardiens du temple classique. On démarre gentiment avec Gustav Holst avant que les percussions de Walther von der Vogelweide entrent en scène, relevés par George Crumb suivi de Guillaume Dufay, Frank Martin, Tomás Luis de Victoria, György Kurtág, Antonio Loti, Lili Boulanger, Patkop elle-même, Hildegarde von Bingen, Haydn, Eisler, Antonio Caldera... Les enchaînements dépotent s'ils ne vous défrisent, les chants grégoriens frayent avec l'expressionnisme, le sacré avec le profane, la tendresse avec le grandiose. Maria Mater Meretrix célèbre dix siècles de musique autour de la figure de la femme, Marie, sainte, mère et putain (traduction du titre de l'album), et les deux musiciennes s'en donnent à cœur joie et n'y vont pas de main morte. Le Maria-Tryptichon de Frank Martin et les Kafka-Fragmente de Kurtág sont disséminés dans ce programme où l'assemblage tient du montage cinématographique tant la dialectique y est maîtresse. Chaque disque de Patkop me réveille.

→ Anna Prohaska, Patricia Kopatchinskaja et le Camerata Bern, Maria Mater Meretrix, CD Alpha, 19€

mardi 18 avril 2023

Tintin


Enfant, je suivais mes héros en feuilleton, une double page après l'autre, dans le journal Tintin. Nous étions tenus en haleine, comme aujourd'hui les gosses avec leurs séries télévisées. Enfin, pas que les gosses ! Mes préférés étaient Blake et Mortimer, mais j'aimais aussi les personnages de Hergé, et aussi Chick Bill. Je m'étais fait offrir les albums des histoires que je voulais relire souvent. Plus tard, longtemps après la mort de Hergé, j'ai acquis leurs aventures complètes pour les jours de pluie en Bretagne. Alors j'ai fait cadeau de toute ma collection d'hebdos à un ami, sans en connaître la valeur, je ne sais combien de paquets ficelés [et le copain a disparu avec son break chargé à bloc !]... Je ne lisais pas Spirou, mais c'est tout de même un original de Gaston Lagaffe dessiné par Franquin, époque Idées noires, qui est accroché dans le studio ! [Franquin nous avait envoyé un magnifique dessin de circonstance pour décliner notre invitation à faire la pochette d'un disque du Drame, la grande classe !]
Mon père avait reçu en service de presse quatre 33 tours 30 cm de Tintin, Les cigares du pharaon, Le lotus bleu, Objectif Lune et On a marché sur la lune, ainsi que, définitivement mes préférés, La Marque Jaune et Le secret de la Pyramide d'après E.P. Jacobs. "Minuit sonne dans le ciel d'Angleterre tout alourdi de pluie. Au bord de la Tamise sur le fond du ciel sombre, la Tour de Londres découpe sa dure silhouette médiévale. À l'abri de ses murs crénelés une ronde du Royal Fusiliers inspecte les sentinelles qui montent la garde autour de Wakefield Tower. Wakefield Tower, la tour où sont gardés les bijoux de la Couronne. Soudain...". Comme Elsa connaîtrait par cœur les dialogues et les chansons des Demoiselles de Rochefort, je finis par me souvenir à jamais du texte de ce disque, Grand Prix de l'Académie Charles Cros [Grand Prix qu'Elsa recevra à son tour pour le CD Comme c'est étrange ! de Söta Sälta]. J'imagine que l'évocation radiophonique eut une influence considérable sur mes compositions musicales. J'ai tellement écouté les aventures sonores de Buffalo Bill, Le courrier de Denver City, que le 25 cm est complètement usé. La présentation de William Cody par lui-même apparaissait comme un modèle au petit garçon de cinq ans que j'étais, j'ignorais alors le tueur de bisons qui avait participé en cela à l'anéantissement des nations indiennes. Des Pieds Nickelés à Bibi Fricotin, les héros de bande dessinée auxquels je m'identifiais ouvraient un champ imaginaire plus large que les acteurs de cinéma. En enlevant des paramètres à la réalité on aborde des rivages poétiques par ailleurs inaccessibles.

Article du 30 septembre 2010

mercredi 5 avril 2023

Touché !


Une amie s'interrogeait récemment sur son intérêt pour la décapitation, bien qu'elle ne soit nullement tentée par sa pratique, rassurons-nous. Notez tout de même qu'à l'appel d'embauche du dernier bourreau, avant la suppression de la peine de mort en 1981, trois cents personnes se proposèrent pour faire fonctionner la guillotine. Il eut été passionnant de faire une enquête pour savoir ce qu'étaient devenus les candidats malheureux !
Comme nous marchions dans l'obscurité, je remarquai que la coupure partageait nos cinq sens au niveau du cou de manière inégale. La vue, l'ouïe, l'odorat et le goût roulaient dans la sciure tandis que le toucher restait à genoux. Approchons-nous du crâne et du cerveau qu'il abrite pour constater que notre sensibilité s'exerce essentiellement par la vue et l'ouïe, laissant loin derrière l'odorat perdu au fil des siècles et le goût dont la marge de manœuvre se réduirait à quatre paramètres, sucré-salé-acide-amer si les Japonais n'ajoutaient l'umami qui permet d'identifier le glutamate et le kombu [et d'apprécier l'ail noir]. Dans nos sociétés policées on touche peu, sauf les travailleurs manuels à qui leur profession évite d'être accusés de pelotage ! L'outil n'est pas non plus le doigté. Les masseurs, médecins, coiffeurs, etc. ont ce privilège. Une Italienne me confirmait hier soir que lorsqu'elle touche ses interlocuteurs, pratique courante dans son pays, les Français regardent sa main, ce qui devient pour elle embarrassant. On caresse son chat ou son chien, mais aujourd'hui on prend de dangereux risques avec les enfants, même si ce sont les siens ! Les mères indiennes massent les leurs, mais s'appuyer sur le bras de votre voisin ou de votre voisine produit souvent un malaise et sème la confusion... On tombe vite sur un tabou que la sexualité saura braver dans l'intimité. Les ébats sont d'autant plus frénétiques ou sensibles que "le toucher nous est ravi", comme je l'écrivais dans la chanson Camille du CD Carton. Contrairement aux autres sens, le toucher n'est pas raisonnable. Il ne s'expose vraiment que dans la sublimation du corps, peau à peau.
Mon amie touche donc du doigt un sujet épineux. Sans le savoir elle identifie la ligne pointillée qui sépare le corps du cerveau. Il ne s'agit nullement de la question de la mort qui pourrait s'exprimer de mille autres manières, mais de la relation qu'entretiennent le senti et le réfléchi. Ainsi le corps s'abandonne au chaos tandis que le cerveau prend le contrôle.

Illustration : Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Régnault (1870) par Pierre Oscar Lévy pour l'exposition Révélations au Petit Palais à Paris (2010) [dont on peut admirer les films sur YouTube]

Article du 9 septembre 2010

vendredi 31 mars 2023

Hi-han (Eo)


Comment se fait-il que je ne parle pas du film Eo dans cette colonne alors j'en rabats les oreilles de tous mes ami/e/s ? Quel âne ! Peut-être parce que je chronique plus facilement des DVD/Blu-Ray que les sorties sen salle... Si Pacifiction et Triangle of Sadness (Sans filtre), qui m'ont beaucoup plu, créent la polémique et divisent mon entourage, le film de Jerzy Skolimowski allume les yeux de tous ceux et celles qui l'ont vu. Les chefs d'œuvre sont parfois voués à la clandestinité, au secret et à la méconnaissance. J'en veux pour preuves Adieu Philippine de Jacques Rozier et Une chambre en ville de Jacques Demy dont les sorties et reprises ont chaque fois été des flops, malgré les critiques dithyrambiques qui les ont toujours accompagnés. Eo est le nom d'un âne, un âne polonais comme le film, et c'est une merveille réalisée par un jeune cinéaste de 85 ans à qui l'on doit déjà et entre autres Le départ (1967), Haut les mains (Ręce do góry, 1968), Deep End (1970), Travail au noir (Moonlighting, 1982), Essential Killing (2010), des films hors du commun... Un site est consacré à ce Prix du Jury cannois, mais je ne sais pas par quel bout le prendre. Tout y est extraordinaire : les images (Michał Dymek), le son et la musique (le compositeur contemporain Paweł Mykietyn a reçu un Disque d'or à Cannes et le prix du cinéma européen 2022), les décors (Mirosław Koncewicz), le montage (Agnieszka Glińska), etc. Le scénario est de Skolimowski et son épouse, Ewa Piaskowska, qui a produit ses quatre derniers longs métrages et co-écrit trois d'entre eux. La seule faille est la scène avec Isabelle Huppert, exogène, absolument pas nécessaire, probablement ajoutée en toute camaraderie ou pour des raisons contractuelles de coproduction. Le cinéma existe encore. Ce n'est pas un hasard si Eo s'inspire de Au hasard Balthazar, et il y a d'ailleurs d'autres clins d'œil discrets au cinématographe de Robert Bresson.


Pas question de divulgacher (spoiler en anglais) quoi que ce soit. Je m'en empêche toujours même si je reproduis de temps en temps les bandes-annonces. Plus haut, je liste les éléments de la recette par manque de mots pour décrire l'expérience sensorielle vécue lors de la projection. Il y a d'ailleurs très peu de mots pendant l'heure et demie que dure Eo. Il convoque nos sens au delà du descriptible. Beauté, intensité, émotion. Il nous renvoie à notre propre existence humaine. Il ne me reste plus qu'à le revoir pour comprendre comment je fonctionne devant une telle évidence. Celles et ceux qui ne l'ont pas encore vu ont une sacrée chance. Les autres sont comme moi, ils y retourneront forcément un de ces jours ou l'une de ces nuits.

mercredi 15 mars 2023

Le sexe assisté


Douze ans avant les témoignages "no sex" d'Ovidie et d'autres écrivaines qui uniformisent un peu vite les rapports sexuels entre hommes et femmes mais donnent un coup de pied dans la fourmilière, embarrassé par les frontières floues initiées par le mouvement MeToo qui aura eu le mérite de révéler des réalités insupportables comme "la promotion canapé" ou plus souvent "la pute gratuite", troublé par les replis communautaires que génèrent les questions du genre, je reproduis un article du 15 septembre 2010 sur trois films de Jean-Michel Carré qui m'avaient particulièrement remué.

En choisissant de regarder d'abord Sexe, amour et handicap, j'y allais plutôt à reculons, mais il faut parfois se faire (douce) violence pour avancer. J'avais choisi celui des trois films de Jean-Michel Carré qui a priori m'attirait le moins. J'ai été longtemps gêné par les handicapés et je continue à ne me pas me sentir rassuré, mais très vite le film m'époustoufle par la liberté des propos énoncés. Carré fait sauter un verrou énorme en évoquant le désir sexuel des handicapés tant moteurs que cérébraux, hommes et femmes, et la charge de celles et ceux qui les aident et que l'on nomme assistants sexuels. Il bouleverse le regard porté sur la prostitution qu'il avait déjà abordé avec Les travailleur(s)es du sexe.
Dans ce précédent documentaire, le réalisateur montre l'hypocrisie de notre société libérale. En France, la fermeture des maisons closes par Marthe Richard en 1946 avait jeté les filles dans la rue, la loi Sarkozy de mars 2003, alors ministre de l'Intérieur, qui réprime le racolage passif et profite à la mafia, les rend encore plus vulnérables. Leurs témoignages critiques, intelligents, sensibles remet les pendules à l'heure. Avec un regard politique sur leur métier, elles mettent en question l'exploitation de l'homme par l'homme, la prostitution non sexuelle comme la nécessité de l'assistance. Hommes et femmes, là encore, racontent leur profession en insistant sur leur rébellion contre une société basée sur la frustration, la répression et le formatage.
Les deux films sont précédés de la bande-annonce du documentaire de Virginie Despentes, Mutantes. Je croyais à tort avoir gardé le meilleur pour la fin. Là où je m'attendais à une succession de provocations "féministes porno punk" comme annoncé, le film est un montage rapide de fantasmes conventionnels. Au delà de la libération acquise par les féministes "pro-sexe" dans les années 80, la fascination réactionnaire des artistes interviewées pour le machisme mâle éclate sur l'écran contrairement aux prolétaires du sexe filmé(e)s par Jean-Michel Carré dont les revendications apparaissent autrement plus vitales et révolutionnaires. Ses deux enquêtes nous remuent fortement, laissant des traces indélébiles tandis que les commentaires explicatifs de Despentes montrent les limites de son sujet et de son montage. Elle cherche vainement à épater ou à choquer quand Carré remue le couteau dans la plaie des idées reçues. Le spectacle n'égalera jamais l'incroyable scénario du réel et, à comparer ces films, l'on assiste à une manifestation involontaire et passionnante de la lutte des classes. Le sexe en fait partie, comme de bien entendu...
En bonus, les entretiens de Despentes avec Catherine Breillat, Lydia Lunch, Annie Sprinkle, nettement plus intéressants que l'ennuyeuse suite d'extraits qui composent Mutantes, rejoignent les interrogations des films de Carré, mais les performances de Victor Marzouk, Laszlo Pearlman, Pierna Lungas et Pellea de Perras, plates représentations fantasmatiques des poncifs les plus en vogue, soulignent définitivement les limites du spectacle face aux urgences du quotidien. C'est dommage, car j'avais beaucoup aimé Baise-moi, et plus encore King Kong Théorie. J'espère ne pas être aussi déçu par Apocalypse Bébé [...]
Un troisième film de Jean-Michel Carré complète le coffret DVD [...] Drôle de genre est une comédie satirique où les rôles homme-femme sont inversés. C'est un peu outré et systématique, mais la relation ne l'est-elle pas ? Comme dans le film de Despentes, les femmes n'auraient pas d'autre choix que d'imiter les hommes et vice versa ! On pourrait pourtant rêver qu'elles ne commettent pas les mêmes absurdités ni les mêmes grossièretés si elles décidaient de bouleverser l'ordre imposé depuis l'éternité. À moins d'une catastrophe planétaire, ce ne semble pas pour demain...

lundi 13 février 2023

Ça pousse


The Complete Jack Johnson Sessions tournent sur la platine. Un disque après l'autre. Il y en a cinq. Un dimanche. On revient toujours à Miles Davis. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il donne le temps de réfléchir entre les phrases. Bernard disait qu'il joue comme il parle. Bonne leçon pour n'importe quel soliste, surtout les bavards. La trompette oblige. On risquerait le pâté de lèvres. Ou encore, ces longues improvisations distordent le temps et l'on perd sa notion. Comme dans un bain de vapeur. Jack Johnson est très rock. McLaughlin meilleure période. Sur le vinyle original paru en 1970 n'étaient crédités que McLaughlin, Steve Grossman, Herbie Hancock, Michael Henderson et Billy Cobham. Dans l'intégrale de ces séances de février à juin 1970, sortie en 2003, s'ajoutent Sonny Sharrock, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Keith Jarrett, Chick Corea, Dave Holland, Gene Perla, Ron Carter, Jack DeJohnette, Lennie White, Don Alias, Airto Moreira, Hermeto Pascoal ! Il y a de la place pour tout le monde. Ça prend son temps. On imagine ce qu'aurait produit la rencontre avec Hendrix disparu en septembre. Tous les rêves ne se réalisent pas.
Voilà pour le son. À l'image, je regarde les fleurs sortir dans le jardin. Comme les promesses d'une vie meilleure. Je compte sur mars, telle une superstition. Mad as a March hare, écrit Lewis Carroll. Misons sur le lièvre plutôt qu'un lapin. Pas le pâté, mais le sourire. Les obsessionnels ont souvent besoin de voir des signes n'importe où, même sans y croire. On tente de se convaincre. Souvent ça marche. Les miracles ne se produisent jamais seuls. Il faut les aider. Sauf que cette année je laisse aller. J'ai levé le pied. Que sera, sera. Deux mois d'une grippe épouvantable et surtout l'extinction de voix que la toux a provoquée m'ont fait accepter une solitude que je sais provisoire. Le besoin de partager est plus fort que tout. J'ai regardé des films jusqu'à l'écœurement, fait beaucoup de cuisine dont j'ai congelé la moitié, l'écriture m'a sauvé une fois de plus, mais la musique était difficile à apprivoiser. Pour remettre ce pied à l'étrier j'ai relancé les invitations à mes Pique-nique au labo et préparé un magnifique volume 2 à publier cette année. Vais-je profiter de ma résurrection comme les enfants qui font un pas de géant en sortant de la maladie ? Les bourgeons montrent la voie.
Pour la mienne, phonétique, j'ai rendez-vous en fin de semaine avec un phoniatre. Les endroits bruyants sont contre-indiqués. Ma voix s'épuise rapidement. Je viens de comprendre le lien inconscient avec Miles en entendant la sienne cassée. Non, je ne serai jamais un blues man. Ma véritable nature est à l'image de ces fleurs. Dans tous les sens de leur terme. Devant et derrière la maison il en pousse déjà de toutes les couleurs, primevères évidemment, roses blanches de Noël, jaunes corètes du Japon, rouges cyclamens du printemps, violettes du romarin... Comment se passer de la nature ? Les oiseaux sont de la partie. Mes rêves (me) tiennent debout, même lorsque je suis couché, m'endormant en imaginant l'impossible. Quelle figure empruntera-t-il ? Adorant les surprises, j'apprends la patience.

jeudi 26 janvier 2023

Jazz, définitivement !


Qu'ils soient colorisés n'a pour une fois pas beaucoup d'importance. Ce n'est pas là le film qui s'expose, mais la musique et la danse. Or ce sont mes deux extraits cinématographiques de jazz préférés. Je risque d'avoir l'air radada, voire pannassiette, mais avec la période jungle, les Lew Leslie's Blackbirds of 1928 auxquels participa également l'orchestre de Duke Ellington je ne sens plus mes jambes malgré la fatigue qui ne s'est pas encore dissipée. Je suis évidemment plus proche de Mingus, Roland Kirk, Ayler, Sun Ra et l'Art Ensemble, mais aucun jazz ne me fait plus d'effet, comme lorsque Cocteau raconte à haute-voix, dans Portraits-Souvenirs, l'entrée des Elks et du cake-walk au Nouveau Cirque en 1903...


Commençons donc avec Cab Calloway, le maître du scat, et son orchestre qui swingue à mort avant de laisser la place aux Nicholas Brothers, fantastiques danseurs dont jamais je ne me lasse. Leur énergie est incroyablement communicative. Extrait du film Stormy Weather, un des premiers films où se produisent des musiciens afro-américains dans leur propre rôle, où l'on peut aussi admirer Fats Waller, Lena Horne, Bill Robinson...


Enchaînons avec un extrait de l'hilarant Hellzapoppin que j'ai regardé et écouté des dizaines de fois depuis que mon père me l'a fait découvrir quand j'avais huit ans. Souvent copié, jamais égalé ! L'extrait colorisé a le grand mérite de donner en fin de clip les noms de tous les musiciens et des Lindy Hoppers dirigés par le chorégraphe Frankie Manning dans cette scène d'anthologie, pas seulement Slim (Gaillard) & Slam (Stewart), Rex Stewart et C.C. Johnson.
Mon camarade Bernard Vitet était assez critique avec mes goûts jazzy, en particulier pour Cab Calloway, trouvant que c'était la porte ouverte au rock (qu'il n'aimait pas, l'associant à de la musique militaire). S'il avait raison, cela expliquerait mon choix (euh, pas pour l'uniforme !). Je me suis toujours considéré comme un rocker qui joue de la musique contemporaine avec des jazzmen !

jeudi 19 janvier 2023

La fille de la mer


C'était il y a douze ans (l'article date du 28 mai 2010). Ma fille Elsa a depuis abandonné le trapèze et la contorsion pour se consacrer aux spectacles musicaux et au chant. Avec la vibraphoniste Linda Edsjö elles ont même récemment reçu le Grand Prix de l'Académie Charles Cros pour leur CD Comme c'est étrange, un prix dont je rêvais lorsque j'étais jeune homme. Le troisième spectacle avec le groupe Odeia est également sur les rails, ainsi que plein de nouveaux projets qui font forcément plaisir au papa. Il y eut d'autres succès que l'on peut retrouver sur son site... Quant au festival Si la mer monte, mélange d'art et de science, en juin 2023 il en sera à sa quinzième édition ! Pendant ce temps, cette semaine, je joue les grand-père de garde au bord de la Loire...

Un jeu de mots charmant donne son titre au spectacle monté par Elsa Birgé et Michèle Buirette à l'occasion du festival "Si la mer monte" dont Michèle a assuré la programmation artistique. Ma fille et sa mère ont donc créé ensemble La fille de la mer dimanche dernier à la pointe de l'île Tudy, Finistère Sud, sous un soleil brûlant, devant une foule conquise. Depuis quelques années Michèle chante en solo les paroles qu'elle compose en s'accompagnant au piano à bretelles tandis qu'Elsa vole et nous venge dans des airs aussi slaves que parigots. Ayant acquis sa réputation de contorsionniste sur trapèze au sein du fameux Vrai-Faux Mariage de La Caravane Passe, elle ajoute aujourd'hui ses cordes vocales à son arc céleste. Mon enthousiasme peut s'épanouir sereinement depuis qu'elle en a fait sa profession, heureusement plus prudente qu'enfant lorsqu'elle grimpait sur son trapèze pendant que nous avions le dos tourné. Combien de fois est-elle tombée dans sa chambre pour avoir désobéi ? Pire, de cette même cale de l'île Tudy qu'elle arpente depuis qu'elle est née, elle fit son plus beau vol plané, quatre mètres de haut avec atterrissage sur la tête et le vélo en prime qui l'achève pour l'avoir enfourché pieds nus, sans freins et trop grand pour elle alors que nous étions partis faire des courses à Pont-L'abbé... Une des pires nuits de ma vie. Ou à l'École du Cirque époque Annie Fratellini : "ne vous inquiétez pas, votre fille est avec son professeur à l'Hôpital Robert Debré, mais elle n'a rien..." Elle avait hurlé à sa copine de lâcher la longe pendant qu'elle faisait le saut périlleux ! Les enfants finissent par comprendre que nous nous inquiétons pour eux simplement pour avoir commis nous-mêmes toutes ces bêtises quand nous avions leur âge et avoir eu la chance d'être passés au travers. Elsa pratique aujourd'hui sa discipline avec le même sérieux que n'importe quel professionnel évitant de mettre les ciseaux dans la prise pour vérifier s'il y a du courant. Le spectacle qu'elle a imaginé avec Michèle est à la fois drôle et émouvant. Certains îliens avaient les larmes aux yeux de voir voler et chanter celle qui fut à six ans une miraculée de la grève. En regardant le film, j'ai adoré les arrière-plans tatiesques derrière le chapiteau sans voile comme cette barque de rameurs suant sang et eau qui traverse le champ ou la grosse dame reculant dangereusement vers les rochers pour prendre la photo-souvenir, sans parler d'Erik oubliant qu'il filme et entonnant en chœur et complètement faux "si la mer monte..." tandis que les deux filles font leur numéro, Elsa palmée et masquée, Michèle virevoltant autour du portique. Si le cadre était idyllique on peut maintenant leur souhaiter d'autres cieux où continuer le spectacle...

mercredi 4 janvier 2023

Dans mes cordes


Désolé pour cette intrusion du privé dans la sphère publique, mais comme, toujours aphone probablement encore pour une quinzaine de jours, et ne pouvant que murmurer à l'oreille des chats, les réseaux sociaux représentent le tunnel par où je m'évade ! J'ai évidemment toujours préféré Monte Cristo à Edmond Dantès. Donc j'entame la seconde partie de mon aventure muette, celle de ma résurrection. C'est du moins ce que j'espère, suivant le traitement de six mois que l'ORL m'a ordonné à base de nettoyage du nez et de suppression de la toux par un tas de trucs dont du Gaviscon à haute dose (en prendre un dès que je tousse !). C'est bien cette toux suffocante qui a enflammé les cordes vocales et un minuscule polype s'est formé laissant passer de l'air, d'où mon timbre actuel, tarif lent, pas du tout prioritaire. L'arrêt des médicaments soporifiques devrait également me permettre de reprendre du poil de la bête. Je règle au jour le jour l'aspect psychologique de l'affaire, donc tout devrait rentrer dans l'ordre et je me vois déjà en athlète de la nouvelle année.

Toujours condamné à la solitude devant mon grand écran, j'ai regardé Ariaferma de Leonardo Di Costanzo avec les formidables Toni Servillo et Silvio Orlando ; scénario, lumière, musique, montage, tout est parfait ; une histoire d'humanité dans cette prison vétuste où il ne reste que quelques détenus et leurs gardiens, les derniers jours avant transfert.
The Menu est un objet gastronomique très pervers, à l'humour noir féroce, avec Ralph Fiennes et surtout Anya Taylor-Joy. Le film de Mark Mylod, qui se réfère à Buñuel pour L'ange exterminateur et Bong Joon-ho pour Parasite, m'a surtout rappelé Pasternak, le début des Nouveaux Sauvages (Relatos salvajes) de Damián Szifrón.
Historiquement et géographiquement, le documentaire Psychedelia de Pat Murphy réactualise l'importance des psychotropes utilisés à des fins médicales, en particulier pour le traitement de certaines pathologies psychiatriques. En 1971, Richard Nixon marqua un coup d'arrêt dans la recherche en déclarant la guerre à la drogue pour en fait s'attaquer à la gauche pacifiste et à la communauté afro-américaine. Le film m'a rappelé nos propres expériences à la fin des années 60. J'imagine que, jeune homme, la découverte du LSD m'a permis de relativiser la doxa et d'envisager d'autres ponts de vue. Je me souviens très bien des premières visions au plafond alors que nous étions allongés par terre chez Jean-Pierre. Comme j'étais très raisonnable, je laissais passer minimum trois mois entre chaque trip tout en préparant très sérieusement chaque aventure. Je justifiais l'exergue de Henri Michaux dans Le bras cassé lorsqu'il écrit "nous ne sommes pas un siècle à paradis, mais un siècle à savoir". Tous mes camarades ne l'envisageaient pas ainsi. Certains "s'amusaient sans arrière-pensée". Une partie de ceux-là sont morts. Les autres en tirèrent des leçons irremplaçables. Nous avions entrouvert les portes de la perception d'Aldous Huxley. Mais la qualité de l'acide était incomparable avec les cochonneries vendues aujourd'hui. Imaginez ces morceaux de buvards minuscules nommés Purple Haze, Black Star ou Window Pane ! Nous essayions systématiquement tout ce qui permettrait à notre cerveau de fonctionner selon d'autres critères que ceux de la maîtrise. Assez vite, je n'eus plus besoin d'expédients extérieurs et mon imagination se laissa porter par les courants de la création... Le film m'a replongé dans cette époque que j'avais un peu oubliée, période de formation effervescente que j'évalue entre 15 et 20 ans. Je sens des parents s'inquiéter drôlement à cette lecture. Il y a de quoi. Mais tout autant que par les gosses anesthésiés devant leurs écrans qui n'en retiendront rien des mystères de la vie. Je mentais aux miens, très "tolérants", les rassurant que nous fumions juste de l'herbe et du hasch. L'important, c'est que nous étions vivants, vifs et pleins d'espoir, créatifs et partageurs.

lundi 26 décembre 2022

En selle !


Après l'horrible grippe qui m'a assailli, comme beaucoup de camarades, dix jours d'affilée, j'ai surtout une extinction de voix tenace. Autour de moi, il y en a que cela repose. J'avais repris l'habitude de parler seul, des commentaires entre moi et moi, histoire de valider que j'étais bien là, bien à ce que je faisais, et pas ailleurs, dans mes rêves, avec cette manie de toujours faire plusieurs choses à la fois. Ne pas pouvoir l'ouvrir me met dans une situation univoque, ne pensant que dans l'unicité, sans possibilité de dialectique, interne évidemment, mais externe également puisque ne pouvant rien émettre on ne me rétorquera rien. Mon goût du partage s'en trouve fortement lésé. Je peux toujours écrire, mais le délai de réponse est à l'échelle de celui de l'émission. J'ai remplacé mon vieil iPhone par un aPhone de dernière génération. Il paraît que murmurer retarderait la guérison. Je trouvais plutôt amusant de prononcer lentement les syllabes sur un souffle, mais, bon, je n'en ferai rien. Sauf urgence.
D'urgence il n'y en a plus. La semaine qui se profile devrait être calme. Le toit de la maison a été isolé, traité, consolidé. Il était temps. C'est réglé. On dit "comme sur du papier à musique", mais on sait bien ce que je fais des lignes à longues portées. Les usines fonctionnent au ralenti. Il aura d'ailleurs fallu treize mois pour qu'un pressage en sorte. Le vinyle allemand Toxic Rice avec la pièce Très toxique d'Un Drame Musical Instantané sur la face A et Es Gibt Reis ! de Kommissar Hjuler und Frau sur la B traversera bientôt la frontière. Je possède quatre exemplaires de la version de luxe avec vitrine 30x30 cm, quatre sculptures uniques produites par le label Psych.org. J'ignore qui cela peut intéresser par ici. Je ne suis pas marchand d'art. Par contre il est très probable que nous mettions en vente quelques exemplaires d'une version réduite à la Face A, celle du Drame, sous label GRRR. De l'autre côté un noir immaculé, comme un "mirnoir". Trois éditions différentes du même vinyle à une époque de ralentissement du marché, c'est étrange. Il y en aura pour toutes les bourses. Notre enregistrement a été réalisé le 21 décembre 1976, juste avant Trop d'adrénaline nuit. Ce sont les premiers balbutiements d'un nouveau bébé. Quelle énergie ! Dix-neuf minutes où je joue de l'ARP 2600 et des cassettes, du sax alto, de la flûte et des trompes, de la guitare, de la mandoline et du frein, de la percussion... Avec Francis Gorgé à la guitare électrique et Bernard Vitet aux percussions, appeaux, sax alto, trompette à anche, violon et frein. Le frein est un instrument électrique qu'il avait inventé, une sorte de contrebasse à tension variable, comme un immense gopitchang. La trompette à anche était aussi une idée à lui. J'avais remasterisé la pièce l'année dernière.
Je digresse, par impatience, alors qu'on a tout le temps. Rentré à la maison je me suis remis en selle. Avec la crève cela faisait quatorze jours que je ne l'avais pas enfourchée. Cela fait un bien fou. Comme le Phó que j'ai commandé chez Dong Huong. Cela vous remet son bonhomme d'aplomb. À midi, en gare de Nantes, j'avais été obligé de mettre mon déjeuner de Prêt à manger à la boîte à ordures. Ce que j'avais avalé est passé en rentrant, grâce au Gaviscon. Tous les commerces viables étaient fermés. Pour les commentaires réclamés par la SNCF je n'ai pas manqué le couplet sur l'accueil des contrebasses dans les rames. Quelle honte ! Je passe du coq à l'âne, mais quand on n'a rien de particulier à faire on se disperse sur mille petites choses en ayant l'impression d'avoir perdu son temps. C'est que je compte faire cette semaine, perdre mon temps. J'avais bien commence il y a deux semaines avec la grippe. Il faut que je profite de ma lancée, à commencer par dormir. Il semble que la mélatonine fonctionne. Je tiens au moins cinq heures. Quel progrès ! On verra si je suis à la hauteur de ma paresse revendiquée et d'une procrastination aussi peu prouvée. L'idée des prochains jours est donc essentiellement de me requinquer.
Pourtant, me relisant, mieux, tentant de numéroter mes abattis, je ne suis pas certain que ma grippe soit totalement passée. On dirait que son virus s'est inspiré de celui de sa cousine, la Covid. Chacun, chacune, y fait face à sa manière, en fonction de ses propres ressources, mais je note que plusieurs fois il m'a semblé que c'était terminé, et cela repartait le lendemain, de plus belle ou sous une nouvelle forme. En tout cas, ça vous déglingue et ce n'est pas un petit épisode.

vendredi 25 novembre 2022

La sauvagerie de l'œil


[...] The Savage Eye, écrit, produit, réalisé et monté par Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick est tout simplement un chef d'œuvre. Je n'en avais jamais entendu parler avant que l'éditeur Carlotta ne m'envoie copie du DVD [...], mais il est si rassurant de penser qu'il existe encore des joyaux dont nous ignorons l'existence. Dès le début du film, je suis happé par les deux voix off dialoguant dans la tête de la comédienne qui traverse ce "documentaire théâtralisé" et par la musique de Leonard Rosenman. J'hésite entre Varèse et Schönberg avant d'apprendre qu'il fut l'élève du second ainsi que de Sessions et Dallapiccola. La partition qui ressemble à un oratorio moderne où la voix masculine tient le rôle de l'ange, la conscience de l'héroïne, son double, son fantôme, préfigure Frank Zappa. Pour chaque collaborateur de cet ovni du cinéma indépendant américain, je suis obligé d'aller jeter un œil sur Wikipédia où je trouve des liens étonnants sur chacun. La monteuse son est Verna Fields, les opérateurs Haskell Wexler, Helen Levitt et Jack Couffer. Je les cite tous parce qu'il paraît évident que tous se sont investis corps et âme ou que Strick a réuni un casting de rêve : [Ben Maddow fut le scénariste d'Asphalt Jungle et Johnny Guitare avant de réaliser sous pseudo des docus d'extrême gauche en plein maccarthysme ; Sidney Meyers monta Film de Beckett, tandis que Joseph Strick, après avoir été nominé pour une adaptation d'Ulysse de Joyce, remporta l'Oscar du meilleur documentaire en 1971 avec un film coup de poing retraçant en interviews le massacre de My Lai, Interviews with My Lai Veterans, présent sur le DVD...] extrait biographique emprunté à Chronicart.
Le tournage se déroula sur plusieurs années, souvent pendant les week-ends. L'image est à couper le souffle, se passant de commentaire pour faire éclater en pleine figure le réel dont j'aime rappeler l'impossibilité. Dans l'un des excellents bonus (que Carlotta soigne mieux que n'importe quel autre éditeur français), Strick fustige les textes qui imposent au spectateur ce qu'il doit penser ; il suggère que dans un documentaire le commentaire pourrait être chanté, dialogué ou constituer une cacophonie, n'importe quoi plutôt qu'incarner la voix du tout puissant dictant au public une univoque manière de voir. The Savage Eye est un film expérimental qui se découvre au fur et à mesure qu'il fut tourné et monté, et qu'il sera vu et entendu, un poème symphonique en noir et blanc sur l'Amérique des années 50, violente et pitoyable, un cut-up dû à Myers swinguant mieux encore que ne le fera Shadows, un texte explosé et corrosif, le regard noir d'une femme divorcée et dépitée se baptisant elle-même Judith Ex et débarquant en avion à Los Angeles, avec ses matchs de catch où la caméra s'attarde sur le public, ses rombières en cure de beauté, ses stripteaseuses inventées par les hommes, ses brebis en larmes aux mains d'un prêcheur en action... Confronté à la beauté des images, à son contrepoint sonore, à l'intelligence des mots dits, à la sensibilité du montage, on pressent que rien n'a probablement vraiment changé depuis 1959. Tout juste peut-on transposer les cadres, pas les mœurs. Car persiste la question du statut des femmes dans notre civilisation... N'obéissant à aucun genre existant, ni fiction ni documentaire, ce film justifie le terme de 7ème Art où rien n'est prévisible et tout a un goût d'éternité. Mortel !

Article du 29 mars 2010

jeudi 10 novembre 2022

La symphonie des jouets


Avant de publier les échantillons des instruments solo de l'Ircam, la société UltimateSoundBank nous avait déjà gratifié de jouets musicaux électriques, soit 97 synthétiseurs et boîtes à rythmes avec des sons corny et drôles de la collection d'Eric Schneider. Les combinaisons et sandwiches pouvaient donner des résultats tout à fait surprenants et parfaitement dans le ton des musiques minimales à la mode. Avec Acoustic Toy Museum, l'éditeur français lié à Univers-Sons comble mes vœux. Je vais pouvoir rejouer du génial piano-jouet enregistré dans Défense de, des boîtes à musique programmables, des activity-centers de ma fille envolés depuis longtemps, des tuyaux à percussion que je transposerai dans le grave pour me rapprocher du percuvent construit par Bernard, des claviers de cloches, des guitares pourries, des batteries en carton-pâte mais avec des rythmes super, des boîtes à musique, des hochets anciens de la collection du Musée des Arts Décoratifs, etc. Et quand je dis jouer, c'est vraiment jouer ! Car en échantillonnant ces 250 jouets, UltimateSoundBank a rendu jouables les plus biscornus avec une qualité de son telle que le travail est presque mâché. Chacun est agencé dans UVI, leur moteur en téléchargement gratuit, pour passer rapidement d'un style de jeu à un autre. Tous les petits bruits parasites ont été consciencieusement préservés ou nettoyés, à vous de choisir votre programme ; sous les notes, des choix aléatoires automatiques entre plusieurs prises donnent la vie à ces machines de notre enfance, de celle de nos parents ou de nos enfants. En plus, les 15 000 échantillons peuvent être triturés par UVI, à la fois éditeur, boîte à effets, arpégiateur, en un tour de main... Il suffit de brancher un clavier en midi ou usb sur votre ordinateur et passez muscade ! N'importe quel compositeur retrouvera son âme d'enfant, certains recommenceront à sucer leur pouce, d'autres inventeront des alliages inouïs en élargissant leur palette de timbres... On aura compris, j'adoooooooore !

Article du 5 mars 2010

vendredi 4 novembre 2022

Le son de Vinyl



LA PASSION DU VINYLE

Après la première station sous le signe de la musique d'ameublement d'Erik Satie, nous avons gravi le chemin transportant l'un sa boîte de violoncelle et un tourne-disques, l'autre sa valise remplie de disques et d'instruments électroniques. Passés devant le Domaine Musical, Eskimo des Residents, Portal par Alechinsky, nous nous sommes arrêtés pour piétiner et diffuser les Footsteps de Christian Marclay. Depuis son acquisition, plus le vinyle est esquinté plus le son est intéressant. Quelques mètres plus loin, pour interpréter un duo de musique répétitive devant les Philip Glass de Sol LeWitt, je sors mon Tenori-on dont le son est plus discret que je ne m'y attendais, obligeant Vincent Segal à jouer pianissimo. Tandis que je diffuse lithurgiquement le 45 tours souple de L'Apothéose du Dollar par Salvador Dali, Vincent glisse un petit Bach (photo 1) ! Sous la vitrine, nous découvrons un disque en chewing gum qui aurait plu au Catalan.


Vincent attaque O Superman, qu'il a déjà fait avec Laurie Anderson, en jouant simultanément la pédale rythmique et la mélodie. Mes boucles vocales au Tenori-on prennent quelques libertés avec l'original (photo 6). Nous sommes plus révérencieux avec 4'33 de John Cage ; j'ignore si c'est une première mondiale de l'interpréter en duo, mais nous jouons parfaitement ensemble (photo 3) ! Vincent déploie une partition très annotée de Ligeti et une autre, autographe, de Pierre Boulez. J'accompagne au Kaossilator Martin Fournier, spectateur anglophone, récitant magnifiquement un texte d'Allen Ginsberg, avant que mon camarade s'interroge sur le Johnny Griffin de Warhol et que je conte mes aventures adolescentes avec les Beatles. J'offre quelques exemplaires de Rideau ! à la cantonade après que nous ayons exécuté un playback à la flûte et au violoncelle sur M'enfin (photo 2). Ce n'est pas tous les jours que les visiteurs d'une exposition d'art contemporain repartent avec une des œuvres sous le bras ! Nouveau duo avec flûte devant The Last LP de Michael Snow où nous prétendons avoir arrangé un morceau d'une tribu disparue, à l'image du canular de l'artiste canadien. Auparavant j'ai montré les pochettes doubles d'un autre album de Snow et du trio Laurie Anderson / John Giorno / William Burroughs. À cette occasion je suggère à Vincent de faire l'expérience du triple sillon de la quatrième face : le choix du morceau est aléatoire.


J'ai apporté des extraits de 3/3 par 1/2 (trois tiers par Un DMI) que nous avions enregistré sur Machiavel avec trois bouts de vinyle de trois différents disques du Drame (écoutable ici). La force centrifuge du tourne-disques portable expulse les tranches de gâteau noires qui scratchent toutes seules sous l'aiguille, composant un morceau inédit surprenant, d'autant que j'ai placé dessous l'une des faces bruitistes du Snow (photos 4-5). Terminant par un hommage à Fluxus, Vincent trace un sillon avec un clou sur la surface vierge du disque à graver soi-même de Maurice Lemaître, puis il joue des Keuss Keuss tandis que je hurle, un susu dans la bouche, sur deux de ses poèmes, L'équipée sauvage et Valse japonaise ! C'est terminé, Vinyl ferme pour ce soir, nous avons improvisé un programme de près de deux heures. Le public est aussi enchanté que nous deux qui nous sommes bien amusés...

Photos © Mathilde Morières, sauf n°3 Corinne Dardé (celle où l'on voit Françoise Romand filmer, ce qui laisse présager d'un futur YouTube qui sera également en ligne sur le site de La Maison Rouge). Merci les filles !

Article du 23 mars 2010

LE SON DE VINYL


Françoise Romand a terminé le montage du film tourné lors du concert-visite que nous avons réalisé avec le violoncelliste Vincent Segal le 21 mars à La Maison Rouge (Photo Mathilde Morières). Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avons exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prête mal à une diffusion cinématographique et avons écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avons découpé le film de 23'23 en trois parties.


Première Partie (8'37)
Vincent Segal (violoncelle) et Jean-Jacques Birgé (Tenori-on)
autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson...


Seconde Partie (5'46)
Jean-Jacques Birgé (Kaossilator), Vincent Segal (violoncelle) et la participation de Martin Fournier (voix)
autour de Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Allen Ginsberg, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...


Troisième Partie (9'00)
Vincent Segal (violoncelle, tourne-disques, keuss keuss) et Jean-Jacques Birgé (flûte, tourne-disques, susu, varinette)
autour d'Un Drame Musical Instantané, Michael Snow, Maurice Lemaître...

J'ai choisi de placer le film à la fois sur DailyMotion, YouTube et Vimeo, ici dans l'ordre croissant de qualité constatée avec le même fichier. Il est intéressant de noter que la meilleure reproduction s'avère celle du site le moins fréquenté.

P.S. : je remarque seulement ce matin que le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR également, figurait dans le catalogue de l'exposition, aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal d'Un Drame Musical Instantané.

Article du 5 avril 2010

FACE B, EN CLÔTURE DE LA MAISON ROUGE

La fin de cette aventure se tiendra huit ans plus tard à l'occasion de la soirée de clôture de La Maison Rouge. Le 27 octobre 2018, Vincent Segal, Antonin-Tri Hoang et moi-même y avons joué Face B en direct sur un montage de Daniela Franco. Le film de cette soirée est sur le lien ci-dessus agrémenté d'un dernier article daté du 17 mai 2019.

jeudi 3 novembre 2022

Face B, l'envers de Vinyl


Freddie m'appelait Monsieur Tout-à-l'envers. En 1993, j'en avais fait une chanson. Comme je commence toujours la lecture des journaux par la dernière page, il n'y a rien de surprenant à ce que j'aborde l'exposition Vinyl à La Maison Rouge par la Face B. [...] Le violoncelliste Vincent Segal m'a invité à la commenter avec lui et en musique le 21 mars (2010) ! J'en suis extrêmement flatté, d'autant que Vincent découvrit notre trio en 1983 au festival Musiques de Traverses à Reims lorsqu'il était adolescent et qu'il me confie qu'Un Drame Musical Instantané influença les premiers pas de Bumcello.
Pour tempérer mon impatience de jouer avec lui en nous promenant parmi les disques du collectionneur, éditeur et commissaire d’exposition belge Guy Schraenen, où [...] mes disques sont bien représentés, je découvre Face B, le projet de Daniela Franco qui a demandé à des acteurs de la culture (arts plastiques, musique, littérature, design...) de lui fournir des listes d'albums en fonction de critères tels les dix disques qui illustrent une biographie, ceux sur les pochettes desquels on aimerait figurer, ceux dont la pochette est meilleure que le contenu musical, etc. J'ai répondu positivement à la requête transmise par Paula Aisemberg, directrice de La Maison Rouge, en envoyant "la liste des dix disques que j'ai achetés à cause de leurs pochettes et dont la musique ne m'a pas déçu, bien au contraire, puisqu'ils sont souvent à l'origine de ma vocation de compositeur". Toutes les pochettes sont consultables sur le site de Face B et sur les ordinateurs mis à disposition du public de La Maison Rouge. Les plus rares y sont accrochées [...] et le catalogue de l'exposition Vinyl est aussi très beau...

En ligne, Face B permet d'admirer les pochettes choisies et d'en écouter quelques extraits, hélas pas les plus rares, mais retrouver les pochettes d'après leurs titres n'a déjà pas dû être une mince affaire pour Daniela Franco ! Les dix vinyles que j'ai achetés à la vue de leur pochette et qui augureraient de ma vie de compositeur sont donc :
The Rolling Stones - Their Satanic Majesties Request
The Mothers of Invention - We're Only In It For The Money
Silver Apples - (le premier album)
Captain Beefheart and His Magic Band - Strictly Personal
George Harrison - Electronic Music (pochette de G. Harrison)
The White Noise - An Electric Storm
Bonzo Dog Band - The Doughnut in Granny's House
John Cale - The Academy in Peril (pochette d'A. Warhol)
Michael Snow - Musics for Piano, Whistling, Microphone and Tape Recorder (pochette de M. Snow)
Albert Marcœur - (le premier album)
Je vous laisse découvrir les autres...

J'ai toujours été attaché aux disques dont le packaging était étudié pour coller au projet musical. La taille des 30 centimètres permettait un travail graphique que le timbre-poste du CD a réduit considérablement. Je ne suis pas du tout opposé à la dématérialisation du support s'il s'accompagne d'une création graphique et d'informations agréablement consultables. Machiavel, le dernier album majeur du Drame, rassemblait des pièces de 1980 à 1998 avec un très beau livret conçu par Étienne Auger. Parmi elles, 3/3 par 1/2 était composé à partir de la reconstitution d'un disque avec 3 tiers de différents vinyles découpés du Drame et l'œuvre interactive, réalisée avec Antoine Schmitt, qui complétait les dix titres [est] en ligne en téléchargement gratuit. Ce scratch vidéo interactif intitulé également Machiavel, est entièrement sonorisé avec les vinyles du groupe.

Article du 1er mars 2010

REPÉRAGES VINYLIQUES


Il risque d'y avoir un monde fou dimanche 21 mars (2010) à La Maison Rouge pour l'exposition Vinyl qui s'y tient jusqu'au 16 mai. D'abord c'est un dimanche. Ensuite, à 17h je commenterai en paroles et en musique avec le violoncelliste Vincent Segal les pochettes et disques de la collection Guy Schraenen. Dans le précédent billet j'évoquai notre rencontre avec Vincent et le travail de Daniela Franco intitulé Face B. Pour préparer notre duo impromptu, Vincent et moi avons fait un saut au 10 boulevard de la Bastille où Paula Aisemberg et Stéphanie Molinard nous ont chaleureusement reçus.
Pendant deux heures et demie nous avons admiré l'important accrochage à la recherche de disques qui nous inspirent des commentaires, la musique coulant de source ! Nous avons bêtement commencé par des "Celui-ci je l'ai !", "Moi celui-là !" pour progressivement faire notre petit marché en commençant par la musique d'ameublement d'Erik Satie, bien à propos. Pourtant je ne peux m'empêcher de relever ici ceux que je fais aussi tourner sur ma platine. Le 45 tours souple de Salvador Dali m'a rappelé qu'Avida Dollars n'avait rien à faire des disques tant qu'ils ne seraient pas comestibles, ce qui leur conférerait pour lui un rôle liturgique et pour moi un attrait gastronomique supplémentaire ; or un Berlinois en a fait une de ses spécialités puisqu'il presse des "vinyles" en chocolat ! Plus loin je reconnais la pochette du Portal par Alechinsky, l'Eskimo des Residents auxquels on nous avait comparés alors sans que je sache exactement pourquoi, Footsteps de Christian Marclay que je compte piétiner avant de le jouer, le triple sillon Burroughs-Giorno-Anderson joué alternativement selon l'endroit où l'on pose l'aiguille grâce à la triple spirale, le Steve Reich dont la photographie est tirée de Wavelength de Michael Snow dont New York Eye and Ear Control et le double album sont également exposés, le John Cale par Warhol, des Beatles et des Stones légendaires, des Beefheart peints par l'auteur comme très nombreux de ces merveilles, et bien d'autres dont l'un des nôtres, le célèbre Rideau ! d'Un Drame Musical Instantané où figure ma main gauche photographiée par Horace et dont je compte apporter quelques exemplaires le 21 mars avec la droite ! Le catalogue est évidemment encore plus fourni, avec par exemple en plus notre À travail égal salaire égal illustré par la Rixe de musiciens de Georges de La Tour. J'aurais plutôt fait figurer la sublime pochette des Bons contes font les bons amis dûe à Vercors ou Carnage à Jacques Monory, mais les choix du collectionneur sont impénétrables. Les 274 pages du catalogue commencent par un glossaire critique avant d'attaquer chronologiquement la discographie où sont indexés tant de contributions d'artistes marquants de Dubuffet à tous les Fluxus, de Beuys à Opalka, de Haring à Laurie Anderson... Je regrette l'absence de la pochette du groupe Axolotl en papier de verre doré qui bousille celles des copains !
Pour dialoguer avec Vincent qui a connu de nombreux musiciens exposés, je devrai être électriquement autonome, aussi ai-je choisi une instrumentation qui marche sur piles. J'amplifierai donc le Tenori-on et le Kaossilator avec mes haut-parleurs miniatures. Mais l'un et l'autre réserverons d'autres surprises tandis que nos commentaires organiseront la partition nomade.

Article du 6 mars 2010


À suivre.

mardi 11 octobre 2022

Dennis Hopper, un mythe rock 'n roll


Lorsque j'ai passé le concours de l'Idhec je ne connaissais pas grand chose au cinéma. Le jury m'ayant demandé quels films m'avaient plu, j'avais répondu Easy Rider et deux films de Jean-Pierre Mocky, Solo et L'Albatros. Avec un peu de recul, j'avais trouvé ce choix celui d'un adolescent romantique de 1971 qui avait vécu activement mai 68 et découvert la musique pop la même année en parcourant seul (avec ma petite sœur de 13 ans) les États Unis, mais il ne m'a pas empêché de réussir brillamment mon entrée dans le prestigieuse école. J'ignorais à quel point le film de Dennis Hopper (1936-2010) allait révolutionner Hollywood et le cinéma américain...


Ayant vu tous ses films, je craignais de m'ennuyer devant un making of d'une heure quarante sur le cinéaste, acteur, photographe et collectionneur d'art, mais le film de Nick Ebeling évite l'écueil de l'hagiographie stérile et des extraits redondants et interminables en choisissant Satya de la Manitou, le bras droit de Dennis Hopper, comme guide allant à la rencontre de celles et ceux qui ont accompagné ses succès et sa traversée de l'enfer. Tous les témoignages sont passionnants et le montage ne laisse aucun temps mort. Cocaïnomane et alcoolique (cela va souvent de paire, la cocaïne retardant l'ivresse de l'alcool), Dennis Hopper saccagea l'aura qu'Easy Rider lui avait servie sur un plateau de cinéma. Sa sensibilité d'artiste et ses visions poétiques se transformèrent en arrogance et autodestruction, en particulier lors du montage de The Last Movie. Si sa vie est un gâchis, il s'implique totalement dans ses rôles, adulé par les réalisateurs pour lesquels il travaille ou par les comédiens qu'il engage. Formidable acteur, formé à La Méthode de Stanislavski enseignée par Lee Strasberg à l'Actors Studio, il s'en sort en jouant pour Wenders, Coppola, Lynch, Schnabel, Ferrara et bien d'autres. En tant que cinéaste il est blacklisté jusqu'au succès de Colors en 1988. Ce sont quinze ans de traversée du désert. J'ai tout de même l'impression que pour alimenter le mythe et devenir une star, il faut être distant et désagréable, ou destroy et déséquilibré, tout cela combiné si possible ! Les médias et le public sont moins sensibles à la gentillesse et la générosité, même si certains artistes s'en sortent affublés de ces qualités. De même, avec humilité et sincérité, le fidèle Satya de la Manitou rend magnifiquement hommage à tous les bras droits qui soutiennent les auteurs d'Hollywood en restant dans l'ombre.


Le film de Nick Ebeling, accompagné musicalement par les guitares électriques de Gemma Thompson (du groupe post-punk britannique Savages), fait partie d'un pack comprenant un passionnant livre de 240 pages, fortement illustré et documenté, qui développe ce qui est projeté. Offert en bonus, le Blu-Ray du docu-fiction The American Dreamer de Lawrence Schiller et L.M. Kit Carson, réalisé en 1971, est un témoignage de cette époque libertaire, au travers de la vision de Hopper, de ses fantasmes sexuels (qu'on pourra trouver provocants à celle de MeToo), de ses ambitions cinématographiques, de son goût pour l'art contemporain. Ce presque home movie figure paradoxalement le véritable making of du biopic documentaire qu'est Along For The Ride, tourné cinquante plus tard !

→ Le pack Blu-Ray Along For The Ride + The American Dreamer, Carlotta, 58€, sortie le 18 octobre

mardi 13 septembre 2022

Faire-part


C'est une très triste nouvelle.
Jean-Luc Godard est mort.
Il avait 91 ans.
J'ai compilé tous les articles que j'ai écrits sur le plus grand cinéaste qui était encore vivant jusqu'ici. C'est sans compter le nombre de fois où je m'y suis référé dans d'autres.
J'avais été très fier d'avoir été pris en photo à ses côtés en 1976 par G.Mandery pour la revue Le Photographe.

JEAN-LUC GODARD SOUMET LE MUSÉE À LA QUESTION
25 mai 2006


La mise en scène de l'exposition du Centre Pompidou est une véritable désacralisation de l'espace muséal. Godard réussit ici comme ailleurs à interroger le dispositif en cassant les habitudes du visiteur. On s'attendait à voir un chantier, quelque chose de honteux, la représentation de l'échec des relations entre le cinéaste et Beaubourg. On découvre Voyage(s) en utopie, sous-titré JLG, 1946-2006 - À la recherche du théorème perdu, avec une certaine inquiétude, celle d'être déçu tant la presse s'est faite l'écho du supposé ratage. Pas de communication, quelques lignes dans les journaux, toujours pour dire la même chose : Godard n'a pu s'entendre avec le commissaire d'exposition, Dominique Païni, et a décidé de terminer seul. J'ai cherché vainement les crédits de l'exposition, pas de trace de la scénographe, Nathalie Crinière, ni d'aucun membre de l'équipe. On a pensé que J-L G était vraiment un chieur, toujours aussi caractériel. On connaissait ses hésitations, ses changements de cap, son mauvais caractère, son droit à l'erreur... On y est allé tout de même, histoire de voir, par soi-même. Il est écrit que "le Centre Pompidou a décidé de ne pas réaliser le projet d'exposition intitulé Collage(s) de France, archéologie du cinéma d'après JLG en raison des difficultés artistiques qu'il présentait (les mentions "techniques et financières" ont été barrées ; par qui ? Il y a des feutres sous la pancarte) et de le remplacer par un autre programme intitulé Voyage(s) en utopie ". Plus gros est affiché : Ce qui peut être montré ne peut être dit. On va tout de même essayer, même si l'exercice est inutile, puisqu'il faut mieux y aller voir.
Reprenons.
C'est la première fois depuis très longtemps que je me sens bien dans un musée. Rien de compassé, rien de trop (en)cadré, rien de sacré. Les musées sont le dernier même si le seul endroit où admirer des œuvres. On y est physiquement bousculé, il y a souvent une sensation d'écœurement devant l'accumulation, l'effort à déployer pour se concentrer y est considérable. À moins de fréquenter des collectionneurs, on n'a pas trop le choix, sauf à avoir la chance d'y errer après la fermeture et d'y croiser Belphégor. Voilà, c'est ça, c'est la sensation que le chantier de l'installation Godard procure, un sentiment de déjà vu, de déjà vécu ailleurs que dans le simulacre muséal, une familiarité avec le quotidien, une proximité permettant de se l'approprier, de parler à la première personne du singulier, l'utopie de pouvoir encore s'interroger sur le monde et sur notre relation à l'audiovisuel, et bien au-delà, sur la culture en général et sur la place de chacun dans le système social. Comment gérer son indiscipline ? On découvrira avec ravissement que l'installation est le miroir déformant de nos références intimes. Semblable aux Histoire(s) du cinéma qui sortent ces jours-ci en DVD.
Il y a deux axes principaux : le premier, c'est la mise en espace, comme un appartement en travaux, murs éventrés, palissades, grillages, mais aussi des pièces réduites au strict minimum ; pas une chambre, un lit ; pas une cuisine, un évier ; pas un bureau, une table ou un fauteuil ; pas un balcon, des plantes vertes rassemblées dans un coin, encore que de l'autre côté de la baie vitrée sont dressées cinq tentes de SDF. Ce ne sont pas des figurants, c'est déjà notre histoire. La désinvolture qui semble de mise nous met à l'aise, nous nous promenons comme si nous visitions un appartement que nous transformerons plus tard à notre guise. Nous piétinons les éléments du décor et nous laissons prendre. Des livres sont cloués au pilori un peu partout dans le décor, un pieu dans le cœur, comme le supplice de la croix. Croix de Malte ou de Lorraine... Les clous font mal, les meubles sont vissés grossièrement, les lettres collées ne peuvent être volées. On peut voir les maquettes successives de l'exposition qui n'a pas eu lieu, on rêve. Il n' y a pas de cartel explicatif, seulement des mots, des bribes de phrase que l'on foule. Nous sommes libres de penser, de réfléchir, d'interpréter.
Dans une des trois salles, sur de beaux et grands écrans plats, sont diffusés simultanément plusieurs films. Pas ceux du cinéaste. Pas seulement. La cacophonie ressemble aux Histoire(s) du cinéma, que je conseille de regarder et d'écouter en vaquant à ses occupations ménagères. Se laisser envahir. Pour que la magie prenne corps. On se laisse happé par une séquence et le tour est joué. Ça vous parle directement, miracle de l'identification, sympathie de la citation que l'on a fait sienne. Si l'accumulation est le propre des musées, surtout le Centre Pompidou habitué aux overdoses, apprécions l'une des rares fois où elle fonctionne. En voilà de l'information, sauf qu'ici les rapprochements font sens, produisant une sublime poésie, construite avec les ressources du montage cinématographique et les échos qui résonnent en chacun et chacune d'entre nous. En clair, ça fait sens et ça produit une très forte émotion. C'est notre histoire(s). Magie d'un poète (au même titre qu'un Cocteau, un Guitry ou un Freud), que les Godardiens pourront toujours tenter de copier, l'exercice risque de rester stérile. Il ne suffit pas de foutre le souk, de provoquer, de faire des collages ou de jouer avec les mots, il faut une vision. Le génie de Godard, c'est ce qui est montré, peu importe ce qui est dit. L'important ce n'est pas le message, c'est le regard. Celui de chacun, exhortation à penser par soi-même.
Oui, Godard a gagné ce nouveau pari comme il avait dans le passé réussi son passage à la télévision, ou ses mises en pages, ou ses disques, parce qu'il continue à s'interroger sur les outils, sur les circonstances, sur l'histoire, et qu'il nous propose un angle inédit, auquel on aurait pu penser. Godard réussit donc sa sortie dans l'espace. La machine est en route, pour qu'à notre tour nous fassions le voyage.
On peut toujours rêver !

P.S. : le Centre Pompidou édite un livre de Documents, accompagné d'un DVD avec la Lettre à Freddy Buache, Meeting Woody Allen, On s'est tous défilé et une vingtaine de spots de pub réalisés pour M+F Girbaud. Sa présentation graphique est un peu aride, mais le contenu est évidemment passionnant.

JEAN-LUC GODARD ET ANNE-MARIE MIÉVILLE, COURTS
16 juin 2006


Les courts-métrages de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville que ECM a réunis, accompagnés d'un petit livre broché de 120 pages, rappellent les Histoire(s) du cinéma dont la sortie est sans cesse repoussée. ECM en avait édité un gros coffret de 5 CD audio. Montage commenté de citations multiples, diffusion simultanée et systématique d'un extrait de film avec le son d'un autre, utilisation du catalogue musical du producteur allemand Manfred Eicher, ces quatre courts appartiennent tous à la dernière période : The Old Place (1999) et Liberté et Patrie (2002), tous deux cosignés avec Anne-Marie Miéville, Je vous salue, Sarajevo (1993) et De l'origine du XXIe siècle (2000). Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Avec le livre Documents (scénarios, lettres, manifestes, manuscrits...), édité par le Centre Pompidou à l'occasion de l'exposition en cours (voir billet du 25 mai), est offert un DVD avec d'autres courts-métrages : Lettre à Freddy Buache (1982), Meeting Woody Allen (1986) et le travail de commande pour les couturiers Marithé et François Girbaud (1987-1990). La double signature Godard-Miéville, double signature dont nous avons parlé dans le billet du 8 juin, reste énigmatique. Quel est le rôle de chacun ? Comment cela se négocie-t-il ? Quelle est la différence entre un film de l'un ou de l'une et une œuvre à quatre mains ? Il n'est pas simple de s'y retrouver. Godard et Miéville aiment nous perdre, et nous faire travailler à notre tour... Vers où que l'on se tourne, on n'échappera à aucune question. L'œuvre de Godard, jamais finie ni définie, est une quête philosophique, un objet infini qui pousse dans l'inconscient et le cosmos. De l'infiniment grand de la pensée à l'infiniment petit de l'humanité.

LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES
16 juillet 2006


Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette ?uvre audio-visuelle unique, indis-pensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, indentification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).

HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE
14 septembre 2006


J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous.
Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'est jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.

LE FILM DES FILMS
8 avril 2007


Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.


Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.

Ce Qu'il ne Fallait pas Démontrer
8 février 2010


Catastrophé, je tente de m'accrocher désespérément au film qu'Alain Fleischer a le toupet de signer, aussi vain que vide, mais on finira par en avoir l'habitude. Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard est une monstrueuse arnaque où les protagonistes semblent sortis d'une maison de retraite pour vieux réalisateurs atteints d'Alzheimer. Godard ou Straub sont à côté de leurs pompes, rabâchant de vieux poncifs quand leur ennui de se retrouver dans cette galère n'éclate pas à l'écran. Tout est d'une paresse extrême, sorte de captation complaisante qui laisse craindre le pire opportunisme sous prétexte d'enseignement aux étudiants du Fresnoy. Comme le coffret édité par les éditions Montparnasse propose également une série d'entretiens intitulée Ensemble et séparés, sept rendez-vous avec Jean-Luc Godard, je compte sur ces bonus occupant trois des quatre DVD pour faire remonter le niveau de l'échange. C'est au mieux un portrait en creux. Godard n'a jamais été à l'aise dans le tête-à-tête. Quoi qu'on en dise, ses rencontres avec Fritz Lang (Le dinosaure et le bébé) ou Marguerite Duras (Océaniques) sont plus émouvants que passionnants. Il n'est pas à la hauteur de ses brillantissimes conférences de presse ni surtout de l'œuvre immense qu'il laissera, résumant à lui seul tout ce que fut le cinématographe depuis son invention. Dépouillés de la prétention usurpatrice d'en faire un film, la plupart des entretiens ajoutés plongent Godard dans une obscurité qui en dit long sur son implication dans cette affaire. Ses réponses sur Israël et les Juifs qui ont fait couler beaucoup d'encre sont d'ailleurs assez fumeuses et ne peuvent convaincre aucun anti-sioniste, a fortiori ses détracteurs. Son esprit de contradiction a perdu son mordant, il esquive le plus souvent au lieu de faire front. Il est toujours meilleur dans la colère, lorsqu'il prêche le faux pour connaître le vrai, comme face à Jean-Michel Frodon. André S. Labarthe dans le "film" rame en pure perte pour le sortir de l'ornière. Si Dominique Païni monologue en toute fatuité, l'universitaire Jean-Claude Conesa renvoie la filmographie de Godard à ses balbutiements en l'autopsiant. Nicole Brenez a l'intelligence de proposer des images rares, mais trop courtes, sur lesquelles elle interroge humblement "Jean-Luc". Jean Douchet et Jean Narboni, insistant avec la plus grande tendresse, arrivent finalement à le faire parler en évoquant quelques anecdotes. Aucun interlocuteur n'étant à la hauteur, tant de choses ayant été dites sur lui et son œuvre, le cinéaste est renvoyé dans les cordes au lieu d'occuper le ring. Quelle posture emprunter lorsque l'on a déjà été réduit à s'auto-parodier ? En 9h30 les amateurs n'apprendront pourtant pas grand chose et pour une leçon de cinéma on repassera. Mieux vaut voir ou revoir n'importe quel film de Jean-Luc Godard et, si vous êtes courageux, l'incontournable Histoire(s) du cinéma, un monument, le film des films.

JEAN-LUC GODARD MARCHE SUR LES MAINS
14 mars 2010


Plongé dans la biographie de Jean-Luc Godard, pavé de 935 pages qu'Antoine de Baecque vient de publier chez Grasset & Fasquelle, je suis mal parti pour bloguer ce week-end. Une partie du voile se lève sur un des grands mystères du XXème siècle. Pour avoir fréquenté nombre de ses proches, je m'étais fait ma petite idée, mais l'enquête fouille les détails de sa vie et livre nombre de clefs pour comprendre l'empêcheur de tourner en rond. À l'époque où "Jean-Luc" nous avait rapporté une Paluche Aäton de Grenoble, Jean-André m'avait photocopié des lettres et quelques pages annotées dont l'encre thermique s'efface avec le temps. Sur la photo je suis à droite avec la barbe et le catogan. S. s'était plainte qu'il l'obligeait à laver ses cheveux de petite brunette même lorsqu'elle sortait de chez le coiffeur ; cette très belle jeune femme tarifée m'avait aussi raconté comment JLG lui avait confié qu'il lui plaisait de "faire quelque chose de connu avec une inconnue". Son droit à l'erreur m'a servi de modèle. Ni plus ni moins de chance de se tromper, mais une liberté de pensée et d'agir que je tente de perpétuer à chaque révolution, quotidienne, elliptique, impossible. Comme John Cage, Godard a influencé son époque bien au-delà de sa sphère professionnelle. Qu'il fascine ou irrite, il ne peut laisser indifférent. Avec Cocteau et Lacan, sa voix est celle des plus grands conteurs. Ses mots font image, ses images font sens, ses sens sont musique, sa musique fait mouche. Poète timide et brutal analyste, il s'est affranchi de ses contradictions en résumant à lui seul l'histoire du cinématographe. Le kleptomane est devenu le maître du cut-up, précurseur du mashup, agrégateur de citations, un "monsieur plus" de la question sans réponse. Je retourne m'allonger sur le divan, même si cette position me brise la nuque. Sa biographie est une mise en abîme où l'inconscient fait des miracles.

UNE FEMME EST UNE FEMME
7 novembre 2018


En 1961 Jean-Luc Godard enregistre un disque 33 tours pour promouvoir son nouveau film, Une femme est une femme, une comédie musicale pétillante. C'est un mixage de la bande-son avec les dialogues et la musique de Michel Legrand, plus les commentaires toujours aussi subtils du cinéaste, ce qui en fait le principal intérêt, et l'ensemble, sorte de création radiophonique, se tient remarquablement bien, presqu'un manifeste du cinéma de Godard de l'époque. De 1960 à 1968, Legrand compose justement ses meilleures partitions, entre sa collaboration avec Jacques Demy et L'affaire Thomas Crown.

J'avais eu la bonne idée de faire une copie de l'un des cent exemplaires que possédait Jean-André Fieschi. Dans son édition DVD le label de référence Criterion livre ce petit bijou, mais sa copie du disque est vraiment pourrie : le disque est rayé, bourré de scratches, faisant sauter certains bouts de phrases de Godard, et le son est nasillard. C'est étonnant pour une édition aussi luxueuse, mais j'imagine qu'ils n'avaient pas trouvé mieux. Ainsi aujourd'hui je vous livre cet enchantement auquel participaient Anna Karina, Jean-Claude Brialy et Jean-Paul Belmondo... J'en ai profité pour nettoyer le fichier et améliorer le son. Durée : 34'05.

CADEAU : vous pouvez l'écouter en cliquant ICI.

LE LIVRE D'IMAGE DE JEAN-LUC GODARD
5 décembre 2018


Tout est saturé. Du sens à l'image. À ne pas croire. Le vieux maître fait comme tout le monde. Il sort les bribes de leur contexte. Sauf que, contrairement aux journalistes, ses mensonges disent la vérité. Sel des poètes. Le jeu en main. Cinq doigts pour comment c'est. Le pouce préhenseur et l'encéphalogramme hautement développé. L'homme. Sanguinaire. Seul le fou. Et les enfants. Mais la Terre ? Nœud. Passe. Taire. Première musique : Scott Walker. The Drift. La dérive. Comme toutes ses Histoire(s). Du cinéma. Chacune est une entrée vers notre subconscient. Il suffit de reconnaître. Pour s'y reconnaître. Autant de fils d'Ariane à dérouler. O temps ! Ses fils. Nicole Brenez l'archéologue. Pas étonnant d'y retrouver Perconte. Après le feu. La liste est longue. Ils seront tous sauvés. Les espérances. Tout est saturé. Question de droits. C'est autre chose. La couleur. Vive. Le cinéma. Vif. Le silence. Coupez. Action. Moteur. Il doit y avoir une révolution. Godard termine par Le plaisir. Le masque. Tout est dit.

"Te souviens-tu encore comment nous entraînions autrefois notre pensée ?
Le plus souvent nous partions d’un rêve…
Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale
Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité
D’une voix douce et faible
Disant de grandes choses
D’importantes, étonnantes, de profondes et justes choses
Image et parole
On dirait un mauvais rêve écrit dans une nuit d’orage
Sous les yeux de l’Occident
Les paradis perdus
La guerre est là…"


Le livre d'image a reçu une Palme d'or spéciale au Festival de Cannes 2018.
84 minutes qui changent de tout ce qu'on peut voir et entendre.
C'est de la dynamite (vieille pub pour le chocolat suisse) !
Resté chez lui, à Rolle en Suisse, le cinéaste avait donné sa conférence de presse en répondant aux questions sur FaceTime.

DANS L'IMMÉDIAT, JEAN-LUC GODARD
18 avril 2019


Les entretiens dépendent souvent de la qualité des interviewers. Il est certain qu'Olivia Gesbert a une sensibilité, une intelligence ou un aplomb qui faisaient défaut à la plupart des interlocuteurs des Morceaux de conversation avec Jean-Luc Godard "réalisés" par Alain Fleischer et qui duraient 9h30. Pour l'émission La Grande Table elle est allée rencontrer Godard chez lui à Rolle en Suisse. France Culture le diffuse en deux parties de 27 et 39 minutes, Je suis un archéologue du cinéma et Godard ouvre le Livre d'image. À 88 ans le cinéaste semble ainsi plus vif qu'il y a quelques années, peut-être parce que c'est une jeune femme. À la lecture de sa biographie par Antoine de Baecque on sait qu'il n'y est pas insensible. Et Godard ne mâche pas ses mots, que ce soit sur ce que sont devenues les écoles de cinéma (les 3/4 des étudiants sont des jean-foutre), la notion d'auteur avec ses droits et ses devoirs (À l’époque, l’auteur était le scénariste, c’est-à-dire le fabriquant de texte. A Bout de souffle, je n’en suis pas l’auteur pour la loi. C’est Truffaut parce que j’avais repris un ancien scénario. A un moment, je lui ai demandé de me le redonner, et il ne pouvait pas : c’est inaliénable en France. Pour Le Livre d’image, il y a beaucoup d’auteurs qui sont réunis par un ami), sur sa Palme d'Or "spéciale" à Cannes qu'il considère avec mépris comme un prix de consolation, sur la langue et le langage, sur la politique, sur ses rêves, sur l'âge, etc.



Sur sa tombe il imagine qu'on pourrait écrire "Au contraire", sur celle d'Anne-Marie Miéville, sa compagne, "J'ai des doutes". Pour le titre de cet article j'aurais pu le singer en écrivant L'hymne aux média pour l'immédiat, c'est du moins ce que j'entends, une médiathèque de Babylone qui recracherait son contenu (j'arrête avec les jeux de mots ?) en musique, en vers et contre tout.



Lors de sa dernière conférence de presse à Cannes, transmise par Skype, il disait : "Aujourd’hui lors d’une conférence de presse, les trois-quarts des gens ont le courage de vivre leur vie, mais ils n’ont pas le courage de l’imaginer. J’ai de la peine à vivre ma vie mais j’ai le courage de l’imaginer".


Après "150 films en comptant les petits", Jean-Luc Godard a monté Le livre d'image que j'ai chroniqué dans cette colonne en décembre dernier, sorte d'épilogue à ses Histoire(s) du cinéma, de mon point de vue son chef d'œuvre, dont je possède les versions japonaise et française en DVD (la version japonaise en 5 DVD au lieu de 4 offre une nomenclature thématique interactive, encore faut-il savoir lire le japonais ! Il me semble qu'elle est plus complète, due à des questions de droits), la bande-son remixée pour le label ECM en 5 CD, et l'édition papier chez Gallimard/Gaumont. Ce n'est nullement du fétichisme, mais une manière d'appréhender une œuvre unique sous des angles différents.
Depuis hier Arte.tv diffuse gratuitement Le livre d'image et ce jusqu'au 22 juin, avec un passage TV le 24 avril, mais il ne sortira pas au cinéma. Godard préfère le montrer dans les musées et les théâtres dans son format audio original, un 7.1 plus polysémique qu'immersif ! En attendant, il faut absolument voir et entendre la réduction phonique de cette œuvre fondamentale toutes affaires cessantes. Il est difficile de l'évoquer pour elle-même, parce qu'elle suscite en chacun/e de nous un vertige, des interrogations, ouvrant des portes vers un après qui biologiquement se profile.

JEAN-LUC GODARD AURA 90 ANS LE 3 DÉCEMBRE
19 novembre 2020


Longtemps je n'ai pu copier que les bandes-son des films que j'aimais. La vidéo domestique n'existait pas. Avec mon magnétophone à cassette audio portable j'enregistrais les films dans les salles de cinéma, la sonorité de chacune colorant la captation. En de rares occasions j'ai piraté la télévision, mais toujours sans image tant que la VHS ne fut pas commercialisée.

Je possède encore les cassettes audio du Tombeau hindou de Fritz Lang, La mort en ce jardin et Tristana de Luis Buñuel, Les enfants du paradis et Drôle de drame de Marcel Carné, Le chemin de Rio de Robert Siodmak (qui figure dans Trop d'adrénaline nuit, le premier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané), La nuit américaine de François Truffaut, Johnny Guitar de Nicholas Ray en VF, Boudu sauvé des eaux, La règle du jeu, La grande illusion et Le carosse d'or de Jean Renoir, Le sang d'un poète, La belle et la bête, Orphée et Le testament d'Orphée de Jean Cocteau, les cinéastes de notre temps sur La première vague, Samuel Fuller, Lang et Godard, Le rebelle de King Vidor, Adieu Philippine de Jacques Rozier, Trafic de Jacques Tati, Les amants crucifiés de Mizoguchi Kenji et last but not least Masculin Féminin, Deux ou trois choses que je sais d'elle, La chinoise, Pierrot le fou, Numéro deux, et France tour détour deux enfants de Jean-Luc Godard.

Je composais alors des partitions sonores pour le cinéma qui intégrait voix, bruitages et musique, pensant à l'ensemble comme une partition musicale. Suivant Edgard Varèse, John Cage ainsi que Michel Fano et Aimé Agnel qui furent mes professeurs à l'Idhec, écouter ces cassettes me forma à penser toute organisation de sons comme musique. C'est dire qu'écouter les rééditions de Godard publiées par ECM me comble de joie. J'avais déjà l'imposant coffret de 5 CD Histoire(s) du cinéma (dont je possède également le texte édité par Gallimard et les DVD en versions française et japonaise) et les 4 courts métrages réalisés avec Anne-Marie Miéville. Je découvre la bande-son complète de Nouvelle vague qui tient sur 2 CD... J'ai écrit sur l'un et l'autre, comme sur Le livre d'image, son dernier chef d'œuvre.

Jean-Luc Godard est un grand romantique, ses partitions sont passionnelles. Même si l'on n'a jamais vu les films, leur transposition radiophonique a le pouvoir évocateur de la poésie. On n'y comprend rien, sauf l'essentiel. Les rimes sont sonores, l'usage des musiques fondamentalement dramatique. Comme toujours, chacun, chacune, y reconnaîtra l'extrait d'un roman, le dialogue d'un film, la musique d'un autre, nous renvoyant à notre mémoire parcellaire avec la profondeur de l'inconscient. Chaque fois s'ouvre une porte, qui n'est qu'à soi, dans l'œuvre du maître.

Les citations lui ont souvent donné du fil à retordre question droits d'auteur. En lui ouvrant son catalogue discographique, ECM lui a facilité les choses. On retrouve ainsi l'accordéon de Dino Saluzzi, les voix de Patti Smith ou Meredith Monk, la musique de Paul Hindemith, Arnold Schönberg, Heinz Holliger... François Musy a remixé numériquement la bande-son pour le disque. Et puis il y a les voix, comme me susurra un soir à l'oreille Jean-Pierre Léaud avec un ton de conspirateur, ici Alain Delon, Domiziana Giordano, Roland Amstutz, Laurence Cote, Jacques Dacqmine... Même si je préfère de loin Histoire(s) du cinéma, chef d'œuvre parmi les chefs d'œuvre, se laisser porter par la narration de Nouvelle Vague c'est passer 88 minutes dans les nuages, brouillard d'un rêve, retour au seul réel qui vaille le coup, la poésie.

Le livret du CD est rédigé par Claire Bartoli, auteur et comédienne non-voyante. Dans Le Regard intérieur, elle livre une interprétation analytique qui lui laisse "un petit goût subversif d'invisible et d'éternel".

PLUS OH ! COMMANDÉ PAR FRANCE GALL À JEAN-LUC GODARD
5 janvier 2021


Je connaissais quelques publicités réalisées par Jean-Luc Godard comme l'aftershave Schick, les cigarettes La Parisienne, les jeans Marithé & François Girbaud, mais j'ignorais que France Gall lui avait commandé un clip à la mort de son compagnon, Michel Berger. Pour son nouvel album la chanteuse avait repris Plus haut composé pour elle en 1980. Après un long entretien à Rolle le 28 mars 1996, le cinéaste choisit la forme sur laquelle il travaillait alors, ses Histoire(s) du cinéma, pour raconter la métamorphose de l'art, de la beauté et de l'amour que permet le cinématographe. Je suis incapable de reconnaître tous les emprunts, mais on y voit des tableaux de Manet, Vinci et Goya, des photos de Marlene Dietrich et Charlie Chaplin, des extraits de They Live by Night de Nicholas Ray, Blanche-Neige de Walt Disney, La Belle et la Bête de Jean Cocteau... Et France Gall, son œil, sa bouche... La chanson sonne prémonitoire avec une coloration orphique que Godard souligne explicitement.


Le clip sera diffusé une seule fois le 20 avril 1996 sur M6, car il sera interdit d’antenne, Godard ne s’étant pas acquitté de tous les droits d'auteur. C'est le même problème qui a retardé de dix ans la sortie du coffret DVD des Histoire(s) du cinéma en France. Heureusement j'avais acheté le coffret japonais dont la particularité est d'offrir des entrées thématiques, mais comme ce répertoire est en japonais je n'ai jamais pu en profiter. La version française, acquise par la suite, me semble avoir été expurgée de quelques extraits. Ces emprunts sont probablement aussi la raison pour laquelle Le livre d'image, son chef d'œuvre le plus récent, n'est jamais sorti dans les salles de cinéma, mais uniquement ponctuellement dans des espaces culturels. L'emprunt, qu'il soit littéraire, pictural, cinématographique, voire musical, est la base de l'écriture de Jean-Luc Godard. la plupart des phrases que nous aimons citer de ses films proviennent en général des livres qu'il a lus. Comme la plupart sont dans le domaine public, cela ne posait pas le problème que généreront les extraits de films protégés becs et ongles par les producteurs. L'accord avec le label allemand ECM lui permit de piocher comme il voulait dans son catalogue sonore, mais il n'a pas pu bénéficier des mêmes dérogations avec d'autres firmes discographiques et encore moins avec l'industrie cinématographique. Faire du neuf avec du vieux est pourtant une voie passionnante, qu'elle soit écologique, analytique ou poétique. D'une part il n'y a pas de génération spontanée, d'autre part la citation devient création dès lors qu'elle produit un sens nouveau ou une émotion inédite, mais le droit va rarement dans ce sens !

mercredi 7 septembre 2022

Un Américain pas tranquille


Jonathan Rosenbaum, ex-journaliste au Chicago Reader prétendument à la retraite [toujours en activité depuis cet article du 2 février 2010], encensé par nombreux cinéastes comme Jean-Luc Godard, auteur entre autres du passionnant Mouvements : Une vie au cinéma (Moving Places: A Life in the Movies), dont le site est à la fois une mine d'archives de ses écrits et un blog dont l'actualité permet de découvrir sans cesse des perles anciennes ou contemporaines, en particulier en DVD, a publié un livre broché sur la rétrospective de comédies américaines transgressives qu'il a présentée à la dernière Viennale, le Festival du Film International de Vienne en Autriche. Cet "Américain pas tranquille", qui lui a donné son titre éponyme, The Unquiet American, en référence au célèbre roman critique de Graham Greene, The Quiet American (Un Américain bien tranquille), ne mâche pas ses mots, ne fait jamais dans le "politiquement correct", creuse ses sujets dans des déserts inexplorés, remonte les chemins battus à rebrousse-poil et sait garder son indépendance de vue dans un paysage critique de plus en plus convenu.
Les 184 pages, agréablement illustrées, sont en anglais pour le programme des 55 films choisis dont il s'explique avec un humour caustique et une conscience politique sans ambiguïté, et bilingues (traduction allemande) pour les textes critiques repris, corrigés ou inédits. Si je suis ravi de partager une partie de ses goûts pour des œuvres mésestimées comme Hellzapoppin ou Les 5000 doigts du Dr T, je suis excité de découvrir des films dont j'ignore tout, soit parce que je suis passé à côté sans les voir, soit par leur absence de distribution en France. Rosenbaum se défend tout d'abord de participer lui aussi à la promotion de l'industrie du cinéma de la plus grande puissance mondiale, véritable ligne de front de l'impérialisme américain, alors qu'il existe tant des chefs d'œuvre inconnus partout ailleurs sur la planète. S'il finit par céder à la demande des organisateurs Hurch et Horwath, il pervertit le sujet en choisissant la transgression comme angle d'attaque.
Ainsi classe-t-il sa sélection en cinq catégories subjectives : les Américains à l'étranger (The Three Caballeros, un des Disney les plus expérimentaux avec la Danse des éléphants de Dumbo, The Fountain of Youth, rare comédie d'Orson Welles tournée pour la télévision, La huitième femme de Barbe-Bleue de Lubitsch, Avanti! de Billy Wilder, Les hommes préfèrent les blondes de Hawks, Ishtar d'Elaine May, réalisatrice de films dits commerciaux qu'il souhaite réhabiliter, Mr Freedom, bijou pop de William Klein, Matinee de Joe Dante), les rapports de classe et tensions ethniques (Christmas in July de Peston Sturges, la comédie musicale Hairspray de l'inénarrable John Waters, Laughter d'Harry d'Abadie d'Arrast, Joan Does Dynasty de Joan Braderman, Chameleon Street de Wendell B. Harris Jr, Rushmore de Wes Anderson, The Heartbreak Kid d'E.May, Lost in America d'Albert Brooks, Bulworth de Warren Beatty), les problèmes culturels (When The Clouds Roll By de Victor Fleming et Theodore Reed de 1919, Artistes et modèles de Tashlin, Down with Love de Peyton Reed, Kiss Me Stupid de Wilder, When Pigs Fly de Sara Driver, When It Rains de Charles Burnett, The King of Comedy de Scorcese, Idiocracy de Mike Judge, Flaming Creatures de Jack Smith...), l'anarchie déconstructive et romantique (1941 de Spielberg, Two Tars de James Parrott, Sherlock Jr. de Keaton et Arbuckle, Real Life d'Albert Brooks, Will Success Spoil Rock Hunter? de Tashlin, des dessins animés de Tex Avery et Chuck Jones, des courts métrages de Owen Land, Adaptation de Spike Jonze...), les dilemmes sexuels (Adam's Rib de Cukor, Hot Times de Jim McBride, The Ladies Man de Jerry Lewis, Turnabout de Hal Roach, Female Trouble de Waters, Lord Loves a Duck de George Axelrod, Monkey Business de Hawks, Seven Chances de Keaton...).
Si je me donne le mal de taper tous ces noms, c'est qu'ils représentent autant de pistes pour le cinéphile et l'amateur désespérément à la recherche de comédies de qualité, autant de biscuits pour l'hiver qui n'est pas près de finir. Suivant ses conseils à l'image près, je pars à la pêche aux inconnus, arpentant les arcanes du Web, fouillant dans les fonds de catalogue, demandant mon chemin à des figurants à la mine patibulaire qui portent bandeau sur l'œil, sabre au clair et fleur au fusil. C'est saignant comme un steak bleu, king size débordant de l'assiette étatsunienne, quand la fâcheuse coutume est de vous le servir trop cuit lorsqu'il atteint les écrans européens.

mardi 9 août 2022

Les gardiens du temple


Lorsqu'on vit avec des chats on se demande toujours qui sont les maîtres. Dans la plupart des cas les félins ont domestiqué les humains qui leur prodiguent caresses, massages, plus le gîte et le couvert, sans aucune contrepartie. Comme je descends dans le Massif Central, en mon absence mes amis s'occupent donc des bestioles et de la maison.


Django est souvent en vadrouille, de jour comme de nuit. Mais si je ne suis pas là il ne rapporte aucun trophée, cadeau qu'il dépose bien en évidence sur la moquette blanche. Je préfère cela à sa lubie de venir jongler avec une souris sur le lit vers trois heures du matin. Il est parfaitement sociable. Ni l'un ni l'autre ne mordent, ne griffent ni ne volent.


Oulala est plus timide, mais tout de même moins craintive que lorsqu'elle était plus jeune. Ils ont environ six ans. Ces derniers temps c'est la plus câline, mais je ne comprends rien à ce qu'elle me raconte alors que Django est très clair. Les chatières étant équipées de systèmes à puce pour éviter les déconvenues du passé, ils vont et viennent comme ça leur chante, mais Oulala ne quitte jamais le territoire. Un de ses fils, Milkidou, qui habite en face, vient squatter régulièrement le jardin...
À peine ai-je terminé mon petit article que je m'aperçois qu'hier 8 août était marqué par la Journée Internationale du Chat. Qu'est-ce qu'on invente pas comme trucs idiots ! Comme dans De l'autre côté du miroir je préfère fêter les non-anniversaires aux anniversaires, 364 contre un, y a pas photo ! Enfin, tout de même un peu, puisque je n'ai pas résisté, au risque d'une surchauffe des serveurs...

vendredi 8 juillet 2022

Grand-Papa et Grand-Maman


[...] Apercevant les deux cadres sur une étagère de ma tante Arlette [décédée en février 2020 à 95 ans] je n'ai pas reconnu mes grands-parents. Avais-je seulement jamais vu cette photo prise à L'Isle-Adam à la fin des années 20 alors qu'ils étaient encore jeunes avec leur fille aînée à leurs côtés ? La naissance de ma mère [décédée en février 2019 à 90 ans], qui ne porte aucun intérêt au passé, ni au futur d'ailleurs, réduisant ainsi la conversation aux sujets d'actualité, suivrait probablement de peu ces portraits de famille. Il n'y a presqu'aucune trace généalogique dans ses placards. Sur les images mon grand-père, pas encore chauve, porte la moustache et ma grand-mère, si elle a perdu sa taille de guêpe, n'est pas encore la grosse dame de mon enfance qui portait chapeau avec épingles. La bonhommie de Roland, la clope au bec, contraste avec le sourire forcé de Madeleine. Sur les rares photos que j'ai faites de Grand-Maman, elle tire la langue. Papa [décédé en janvier 1988 à 70 ans], qui n'avait pas eu de mère et dont le père n'était pas revenu d'Auschwitz, les appelait Papa et Maman, ce qui ne l'empêchait pas de se chamailler avec Grand-Papa, gaulliste fidèle.
Ma grand-mère [décédée en février 1966 à 67 ans], qui nous gardait le jeudi, se plaignait qu'avec mon taquin de cousin nous la fatiguions. Je revois Serge me promener en courant avenue Constant Coquelin avec la poussette en osier qui servait au marché ou lors de nos excursions au cinéma La Pagode. Lorsque Grand-Maman se réveillait de sa sieste, nous avions le droit à un bonbon, grande boîte ronde en métal cachée dans l'armoire au milieu des draps ou à une pastille Vichy dans la bonbonnière posée sur sa table de nuit. Plus tard j'aurai coutume de l'appeler pour lui annoncer le résultat de mes classements scolaires [Je sentais qu'il me fallait de bonnes notes pour attirer leur tendresse déficiente, elle comme ma mère. Elles étaient toutes deux très complexées physiquement]. Ses joues tendres rappelaient la guimauve et une odeur de poudre de riz s'envolait lorsque nous l'embrassions. Les deux photographies me font l'effet d'une découverte archéologique. J'y cherche la réponse aux énigmes de la famille, feuilletant mes souvenirs comme les pages jaunies d'un livre qui s'écrit paradoxalement au fur et à mesure que je grandis.

Pour évoquer mon grand-père maternel [décédé en février 1974 à 77 ans, décidément les débuts d'année, en particulier le mois de février, semblent fatals à la famille !], je joins à cet article du 27 janvier 2010 un plus ancien du 26 décembre 2008 et un très récent du 18 octobre 2021.

PARADE


Quand j'étais petit, mon grand-père m'emmenait chaque année assister à la Parade de la Garde Républicaine. Mon passage préféré était l'escadron motocycliste roulant au ralenti et tricotant d'étonnants enchevêtrements en équilibre sur leurs engins. L'ensemble ressemblait à un défilé militaire à travers les âges. Je crois que Grand-Papa aurait aimé continuer l'armée plutôt que faire le représentant en toile de tente. C'est comme cela que je m'en souviens. Il répétait imperturbablement l'histoire de sa jument qui s'appelait Arlette (comme son aînée !) ou nous donnait des cours théoriques de tir au mortier, surtout si mon cousin Alexandre l'y exhortait avant de prendre le large, nous plantant là. Pour mes exposés sur la Guerre de 14, l'officier de réserve, c'est ainsi qu'il aimait se représenter, me prêtait son casque de poilu, sa citation de blessé à Verdun et ses décorations. Il militait à la Protection Civile. Mon père le provoquait politiquement parce qu'il était resté gaulliste après 1945, il l'appelait Papa, lui dont la mère était morte de la typhoïde lorsqu'il avait trois ans et dont le père était parti en fumée à Buchenwald. Je l'aimais bien, même si les échanges étaient limités. Je me suis fait réformé ! J'entretenais par contre une vraie complicité avec ma grand-mère que nous appelions Grand-Maman. Il se prénommait Roland et elle Madeleine. Ma mère n'aurait jamais supporté que ses petites-filles l'appellent autrement que Geneviève. Le film transmis par Henri Texier m'a rappelé ses nuits de mon enfance que je partageais seul avec mon grand-père. Ah, la précision suisse, le chocolat, la neige, le paradis fiscal, ça grise !

GRAND-PAPA


Ayant souvent évoqué mon grand-père paternel, Gaston, disparu à Auschwitz, j'ai négligé ici Grand-Papa décédé à 77 ans lorsque j'en avais 21. Grand-Maman était partie huit ans plus tôt. Ils étaient nés tous deux à la fin du XIXe siècle et ma mère était la seconde de leurs trois filles. Tous les jeudis ma grand-mère me gardait avec mon cousin Serge, qui, quatre ans plus âgé que moi, se souvient de quantité de détails qui m'ont échappé. Grand-Papa était représentant en toiles de bâche pour les Établissements Jeanson à Armentières, il avait, entre autres, comme client Trigano dont le slogan au lancement du Club Méditerranée était "Le camping, c'est Trigano". Il aurait préféré faire une carrière militaire, mais sa famille l'en empêcha. Je me souviens qu'il avait connu Erik Satie et Max Jacob, mais je ne sais plus dans quelles circonstances. Grand-Papa avait la nostalgie de l'armée. Il racontait souvent comment il avait sauvé ses hommes dans les tranchées avec un petit coup de gnôle, la technique du tir au canon de 75 et au mortier, ou que sa jument s'appelait Arlette, prénom qu'il donna ensuite à son aînée ! J'aimais bien mon grand-père que mon père, son gendre, appelait Papa, peut-être pour avoir perdu le sien... C'était un homme gentil, un peu réservé, qui semblait vivre dans un autre monde. Comme à la fin de sa vie il conduisait pied au plancher jusqu'à couler une bielle, aucun de nous n'avait envie de l'accompagner, mais il en fallait toujours un qui se sacrifie. Les jours où c'est tombé sur moi, je n'en menais pas large. À la sortie du garage où il avait conduit sa 403 après un accident, il pouvait très bien emplafonner un autre véhicule et faire demi-tour aussi sec !
Écolier, puis lycéen, j'ai souvent fait des exposés sur Verdun où il avait été blessé et prisonnier en 1916 alors qu'il était officier aspirant ; j'emportais sa citation pour l'occasion, un casque de poilu et quelques médailles dont sa Légion d'Honneur. Grand-Papa la portait d'ailleurs à la boutonnière, une rosette rouge. Il avait participé aux deux guerres, été fait prisonnier à nouveau en juin 1940 dans le Cotentin, rapatrié comme chargé de famille avant de devenir chef du ravitaillement pour le Cantal, d'abord dans la Résistance (commandant dans les FFI), puis à la Libération. En fouillant dans les archives, mon cousin a trouvé une photo du Lieutenant Roland Bloch au 24ième Régiment d'Infanterie, qu'il pense avoir été prise entre 1924 et 1935. À l'époque les officiers étaient à cheval. On appréciera la longueur du sabre. Officier de réserve, il se tournera plus tard vers la Protection Civile. Il m'emmena chaque année revoir le Tombeau de Napoléon aux Invalides qui étaient proches de leur appartement de l'avenue Constant-Coquelin et à la Parade de la Garde Républicaine. Ce défilé de soldats en costumes à travers les siècles se terminait par les acrobaties de l'escadron motocycliste. Depuis, je n'ai jamais pu prendre vraiment au sérieux un motard de la police, me rappelant les figures incroyables qu'ils réalisaient debout sur leurs marche-pied. Quant à l'armée, j'ai préféré me faire réformer P5 plutôt que de perdre un an à jouer à la guerre. Il faut dire qu'à l'époque j'étais plutôt "Peace & Love" et qu'en 1975, sursitaire, je travaillais déjà comme compositeur dans le monde de l'audiovisuel.
Je ne possède presque aucun objet lui ayant appartenu. Ma jeune tante, qui vécut avec lui jusqu'à la fin de sa vie, s'est débarrassée de tant de souvenirs de famille qui auraient pu nous intéresser. Dont le piano, un crapaud qui trônait dans un coin du salon ! Quelques pipes dorment au fond d'un de mes tiroirs. Deux plateaux marocains en cuivre au grenier et deux vases réalisés à partir de culots d'obus. Je crois que c'est tout. De ma grand-mère, une sculpture représentant deux petits singes que j'aime énormément, un vase en verre vert Modern Style et quelques partitions. La dernière semaine de sa vie, comme le personnel hospitalier exhortait mon grand-père à se nourrir, il répondit qu'il ne comprenait pas pourquoi on l'ennuyait alors qu'il avait déjeuné le midi-même d'un homard à la crème au restaurant de la Tour Eiffel. Belle manière de tirer sa révérence !

lundi 27 juin 2022

L'Apothicaire présente notre Fictions, sérigraphie d'Ella & Pitr


L'Apothicaire est le sérigraphe de la pochette de mon dernier disque, un superbe vinyle composé avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. Si je me souviens bien, ce sont huit passages de couleurs qu'a nécessités la peinture d'Ella & Pitr. Cet autre duo avait déjà décoré ma maison d'une fresque murale représentant un trompettiste en short et d'un ange majestueux chutant dans l'escalier. Merci à Geoffrey Grangé, Jérôme Pruniaux, Rémy Porcar et à mes deux amis graphistes stéphanois pour leur magnifique création...


J'insiste auprès des amateurs de ma musique, mais aussi de ceux qui la pensent, avec raison, complexe, intellectuelle ou narrative : ce 33 tours est une merveille dont je suis extrêmement fier. Il est différent de tout ce que j'ai fait jusqu'ici. Les cinq pièces sont envoûtantes, quasi hypnotiques ou psychédéliques. Dans l'extrait choisi par L'Apothicaire, on entend le ténor, une guimbarde excitée par un électro-aimant et le Lyra-8, un synthétiseur russe. Le sérigraphe s'est amusé à réaliser un petit clip sur la confection de la sérigraphie. La pochette se ferme par un astucieux système magnétique. Le label Ouch! a choisi de ne le presser qu'à 300 exemplaires tous numérotés. On peut en avoir un avant-goût sur Bandcamp par exemple et l'y commander facilement. C'est actuellement le meilleur site de vente de disques tant pour les vendeurs que pour les acheteurs.

vendredi 27 mai 2022

Mỹ Lai, un autre opéra


Et bien voilà, j'ai encore une fois sombré dans la consommation compulsive en acquérant le nouveau disque du Quatuor Kronos. Je pense que je les ai à peu près tous et je ne m'en lasse pas. Ils ont une manière rock d'attaquer les cordes qui m'électrise. Comme Rainbow (Music of Central Asia vol.8) et Long Time Passing (célébrant Peter Seeger), ce n'est pas Nonesuch (Warner), mais Smithsonian Folkways qui publie l'opéra Mỹ Lai composé par Jonathan Berger sur un livret de Harriet Scott Chessman.
"Le 16 mars 1968, l'armée américaine tua plus de 500 civils non armés, dont nombreuses femmes et enfants, dans le hameau de Mỹ Lai, au Vietnam. La brutalité inimaginable de l'événement a touché tous ceux qui en ont été les témoins directs, y compris le pilote d'hélicoptère Hugh Thompson qui, contre les ordres, est intervenu pour sauver des vies vietnamiennes. L'histoire de Thompson est à l'origine de cet opéra qui met en scène les descriptions viscérales et fantasmatiques du chagrin, de l'horreur et de la culpabilité de Thompson, hanté par les souvenirs persistants de ce jour cataclysmique."
Écrit sur la sollicitation du premier violon, David Harrington, l'opéra est un monodrame se déroulant en décembre 2005 dans la chambre d'hôpital de Thompson qui meurt d'un cancer, se remémorant ses trois atterrissages, non autorisés, dans l'espoir d'arrêter le massacre. Aux côtés du Kronos Quartet sont présents la multi-instrumentiste vietnamienne Vân-Ánh Vanessa Võ aux t’rưng, đàn bầu et đàn tranh (en 2013 elle avait enregistré Three-Mountain Pass avec le Kronos) et le chanteur Rinde Eckert. Dans le prologue on y entend aussi les enregistrements de la berceuse Quảng Ngãi par Pham Thi Mac et Vietnam Blues de J.B.Lenoir. À plusieurs reprises, un jeu télévisé cynique est projeté derrière les musiciens qui pose Thompson en candidat involontaire d'une mascarade. Il faudra trente ans pour que le gouvernement américain reconnaisse son héroïsme et quarante pour que le lieutenant William Calley qui avait dirigé le massacre exprime des remords bien tardifs. Le livret qui accompagne le CD ou les 2 vinyles intègre le Journal du survivant Trần Văn Đức qui avait sept ans à l'époque et la liste terrible des 504 victimes.
La musique de Jonathan Berger est extrêmement digne. Les percussions et cordes vietnamiennes s'intègrent dramatiquement au quatuor dont les dissonances réfléchissent la tristesse et la colère de Thompson...



Le 3 mai 2013, j'avais chroniqué une autre œuvre protéiforme sur le même sujet, le massacre de Mỹ Lai, composée en 1971, soit seulement trois ans après l'évènement, par Ilhan Mimaroğlu, Sing Me a Song of Songmy, fondamentalement plus proche de mes goûts esthétiques et de mes aspirations politiques. Depuis, rien n'a changé, les crimes de guerre se perpétuent partout sur la planète, et les troupes américaines sont responsables d'une bonne partie d'entre eux, sans que les populations visées inquiètent leurs frontières...

Un opéra contre la guerre


C'est incroyable comme certains OMNI (tout Objet Musical Non Indentifiable) refont surface et révèlent leur insoupçonnable précocité. J'ai chroniqué il y a peu l'extraordinaire Agitation de Ilhan Mimaroğlu qui rassemblent des pièces révolutionnaires de 1974-75. Sing Me a Song of Songmy est un brûlot politique d'une invention musicale protéiforme exceptionnelle, sorte d'équivalent "pop" de Mr Freedom, le film de William Klein. Le dispositif est somptueux : en plus du Quintet du trompettiste de jazz Freddie Hubbard, du chœur Barnard-Colombia, d'un orchestre à cordes dirigé par Arif Mardin également à l'orgue Hammond, des récitants Mary Ann Hoxworth, Ñha-Khê, Charles Grau, Gungör Bozkurt et Freddie Hubbard, le compositeur et producteur Ilhan Mimaroğlu a intégré un synthétiseur et trafiqué les sons des uns et des autres ! Les textes de ce joyau de 1971 sont du poète turc Fazıl Hüsnü Dağlarca, du Vietnamien Ñha-Khê, de Kirkegaard et Che Guevara tandis que Scriabine ou Brahms y sont cités...
À quoi comparer cette homogénéité encyclopédique, mélange d'expressions et de textures si différentes ? Déserts d'Edgard Varèse, première œuvre pour orchestre et bande magnétique, fit scandale en 1954. Jazzex de Bernard Parmegiani, première rencontre de l'électro-acoustique et d'improvisateurs de jazz, ici Jean Louis Chautemps, Bernard Vitet, Gilbert Rovère et Charles Saudrais, date de 1966. Frank Zappa a publié Lumpy Gravy en 1968. Je me reconnaîtrai dans toutes, enregistrant Défense de en 1974, suivi de la fondation d'Un Drame Musical Instantané où pendant 32 ans il sera évidemment question de mélanger sans hiérarchie tout ce que le son peut produire lorsqu'il s'agit de défendre un propos. De fil en aiguille, la prochaine découverte semblerait être Amalgamation de Masahiko Satoh ; j'attends patiemment le facteur.
Pour Sing Me a Song of Songmy, Mimaroğlu a engagé un des deux trompettistes du Free Jazz d'Ornette Coleman, celui d'Out to Lunch d'Eric Dolphy, d'Ascension de John Coltrane, du film Blow Up d'Antonioni. Freddie Hubbard s'est entouré de Junior Cook au sax ténor, Kenny Barron au piano, Art Booth à la basse et Louis Hayes à la batterie.


L'œuvre est délicate. Elle se réfère au massacre de Songmy en 1968, aussi appelé My Lai, 500 civils vietnamiens torturés, violés, assassinés par les troupes américaines. La même année que cet album qui prône le Peace and Love de l'époque, Joseph Strick remporte l'Oscar du meilleur documentaire en interviewant cinq vétérans. Par contre, le pamphlet de Mimaroğlu contre la guerre qui ne s'achèvera qu'en 1975 fit un flop, comme toutes les œuvres prophétiques, trop avancées pour son temps. Elle ne rentre dans aucun moule. Cette suite est pourtant un joyau où les sons électroniques, les cordes, le free jazz et les voix réfléchissent la poésie des hommes qui vivent debout, dénonçant tous les crimes, racisme et violence, tout en prônant l'amour que seul l'art a jamais su traduire bien qu'il soit impalpable.

→ Ilhan Mimaroğlu, Sing Me a Song of Songmy avec Echoes of Blues de Freddie Hubbard, CD Collectables
→ Jonathan Berger (par le Kronos Quartet, Vân-Ánh Vanessa Võ et Rinde Eckert), Mỹ Lai, CD ou 2 LP Smithsonian Folkways

mercredi 9 mars 2022

Slavoj Žižek dans le désert du réel


Articles du 23, 25 juillet 2009 et 17 mai 2008

GUIDE CINÉMATOGRAPHIQUE DU PERVERS


" Le problème n'est pas que notre désir soit ou non satisfait. Le problème est de savoir quel est notre désir. Il n'y a rien de spontané ni de naturel dans les désirs humains. Nos désirs sont artificiels. On doit nous apprendre à désirer. Le cinéma est l'art ultime de la perversion. Il ne vous donne pas ce que vous désirez, il vous dit comment désirer. " Ainsi commence The Pervert's Guide to Cinema (maladroitement traduit Le guide du cinéma du perverti), un film de la réalisatrice Sophie Fiennes présenté par Slavoj Žižek. Le philosophe et psychanalyste, marxiste et lacanien, se met en scène dans les décors des films qui alimentent son propos : Possessed, Matrix, Les oiseaux, Psychose, Vertigo, Duck Soup, L'exorciste, Alien, Le dictateur, Les lumières de la ville, Mulholland Drive, Blue Velvet, Lost Highway, Dead of Night, La conversation, Solaris, Eyes Wide Shut, La leçon de piano, Dogville, Le magicien d'Oz, Frankenstein, Star Wars, autant d'extraits commentés avec la véhémence qui le caractérise, humour et brutalité, pour un feu d'artifice de révélations sur l'inconscient de l'humanité ! Contrairement aux citations qui en général affaiblissent les films qui les hébergent, ici les séquences livrent leur secret, sous un éclairage nouveau et inattendu.


Le moi, le surmoi et le ça cohabitent chacun sur un des niveaux de la maison de Norman Bates... La réalisation du désir s'appelle cauchemar... Ainsi le cinéma nous aiderait à comprendre la réalité à laquelle nous ne sommes pas prêts à nous confronter. Plus réelles que notre réalité, Žižek propose de regarder les fictions cinématographiques... Pendant 2h30, il nous tient en éveil sous un tourbillon analytique vertigineux, absolument indispensable à tout cinéphile, on vous aura prévenu. En complément, voir le film d'Astra Taylor, Žižek!, qui accompagne le philosophe pendant sa tournée de conférences à travers le monde.
Le premier DVD est multizones avec sous-titres français, le second (Žižek!) en zone 1, sous-titres anglais.

JEU DE L'ÉTÉ AVEC ZLAVOJ ŽIŽEK





Saurez-vous reconnaître ces quatre films qu'évoque Slavoj Žižek dans The Pervert's Guide to Cinema ?
Cadeaux-surprise pour les premières bonnes réponses si vous laissez vos coordonnées en commentaires. Elles ne seront évidemment pas publiées puisque je peux en prendre connaissance avant d'en autoriser la mise en ligne, et cette fois j'éviterai même soigneusement de les mettre en ligne pour que vous puissiez être nombreux à répondre. Les résultats n'afficheront que le nom des gagnants et la nature de leurs lots. Indices sur le blog !

ŽIŽEK DÉFEND BADIOU DEVANT LE TRIBUNAL DU PEUPLE


Après le préambule accusateur d'un olibrius paranoïaque depuis le fond de la salle connue dans le passé comme Cinémathèque de la rue d'Ulm, le titre sarcastique de la conférence du philosophe slovène invité par Alain Badiou à l'E.N.S. justifie bien son nom par la navette qui se fera d'un discours de l'un sur l'autre : "Alain Badiou devant le Tribunal du peuple". Ce lieu historique sied également à Slavoj Žižek (prononcer Slavoï Jijek) qui étaie souvent ses propos avec des blockbusters du cinéma holywoodien... Le rouge est mis.
Tandis que le discours quasi universitaire du Français est fluide et s'appuie sur des rapports de cause à effet ou d'effet à cause, nécessité des contingences et contingence des nécessités, celui du Yougoslave a tout du méridional hystérique à la recherche du point de rupture. Žižek fait son cinéma, c'est-à-dire qu'il pratique l'ellipse, l'art du montage, en interrompant ses phrases pour sauter à pieds joints de marche en marche. Sa pensée va vite, mais elle emprunte les mots de tous les jours. Alors on galope derrière lui qui nous fait face.
Dans sa longue introduction, Badiou évoque leurs différences et leurs points de rencontre, de Richard Wagner aux philosophes du début du XXe siècle. Hegel est sur leurs lèvres. Badiou fait rouler les mots dans sa bouche. Žižek ne mâchera pas les siens. Mais tous deux fustigent modernité et post-modernité qui ne sont que répétition et restauration de vieux schèmes. À l'Algérie et Mai 68 de l'un répondent le stalinisme et le titisme de l'autre, voilà pour leurs sources biographiques... De l'importance de nommer ses ennemis, et d'en avoir... Que veulent ceux qui ne veulent ni la terreur ni la vertu ? La corruption ! Le courage est de n'avoir pas peur de ce que l'on redoute...
À son tour, Žižek réveille le communisme pour démasquer le capitalisme global à visage humain que l'on a coutume d'appeler socialisme. Annuler l'opposition radicale de l'ennemi ne marche pas. On ne peut pas négocier. L'époque n'a rien de post-idéologique, c'est une idée des démocrates qui sont allés jusqu'à légitimer la torture... Lacan disait que l'angoisse est le seul affect qui ne trompe pas. À la terreur et à l'angoisse, Badiou répond par le courage et la justice à laquelle Žižek substitue l'enthousiasme. Se moquant du Dalaï Lama qui spiritualise l'hédonisme forcément avec succès, il est capable de traits d'humour sur les sujets les plus graves comme "l'antisémitisme sioniste" dont la "S.H.I.T. list" rappelle les méthodes des Nazis. Sa plaidoirie zappe à tout bout de champ. Le 1 devient le 0 inscrit dans le multiple. Trop de pistes passionnantes. Je prends des notes décousues, parce que demain je me souviendrai d'autres bribes. Je n'aurai plus qu'à me plonger dans ses livres [...].

mardi 15 février 2022

Satoshi Kon l'illusionniste


Les films sur des réalisateurs donnent rarement envie de découvrir une œuvre dont on ignore tout. Avec le développement des DVD et autres Blu-Rays ils ressemblent à de gros bonus offrant aux amateurs une analyse telle que celles dont je bénéficiais lorsque j'étais étudiant à l'IDHEC, l'ancêtre de la FEMIS. Les séries Cinéastes de notre temps et Cinéma de notre temps où le documentariste, lui-même cinéaste renommé, adoptait le style du réalisateur ou de la réalisatrice présenté/e restent pour moi la plus belle réussite en la matière. Si je n'avais vu tous les films du cinéaste d'animation japonais Satoshi Kon, le documentaire de Pascal Alex Vincent me donnerait envie de foncer vers ceux que je ne connais pas. L'éditeur Carlotta s'est fait le spécialiste de la cinéphilie en publiant des auteurs reconnus dans des présentations exemplaires. Les fans de tel ou tel réalisateur ou film se régaleront des coffrets collector à tirage limité intégrant, comme avec Satoshi Kon l'illusionniste, des fac-similés de programmes originaux, des photographies, l'affiche, etc. Si l'on n'est pas fétichiste, on appréciera les versions plus sobres qui présentent néanmoins des suppléments de choix, ici une interview inédite de Satoshi Kon, la présentation de son dernier projet qui ne verra jamais le jour, des entretiens avec "la voix" de Paprika, Masashi Ando, charater designer qui inventa Chihiro et Paprika, l'écrivain Yasutaka Tsutsui, le réalisateur d'animation Jérémy Clapin.. Satoshi Kon étant mort brutalement en 2010, à l'âge de 46 ans, on peut cerner son œuvre dans ce documentaire à la lumière des témoignages de Mamoru Hosoda, Mamoru Oshii, Darren Aronofsky, Rodney Rothman, etc.

PAPRIKA, QUI CONTRÔLE LES RÊVES ?


Mon goût pour les épices à s'en relever la nuit me fait automatiquement vibrer en sympathie avec Paprika, le film "onirique" de Satoshi Kon. Oscillant entre le rêve et le cauchemar, le dernier long métrage (2006) du réalisateur de Perfect Blue est un délire absolu, sorte de "thriller théorique et critique où le rêve contamine le réel pour mieux montrer la valeur du cinéma" (je cite fluctuat.net dont les critiques [étaient] toujours affûtées). Si ce film d'animation japonais renvoie sans cesse à ce qu'est le cinéma depuis ses origines il ne manque pas de réfléchir au flot d'images qui nous submerge dès lors que nous allumons notre ordinateur. Bien malin celle ou celui capable de distinguer sans coup férir le vrai du faux. Les recherches sur la réalité virtuelle alimentent la paranoïa justifiée par les machines que nous avons créées. Qu'arrivera-t-il quand des puissances mal intentionnées en auront pris le contrôle, illégalement ou légalement ?
Du coup, j'ai commandé Millennium Actress, Tokyo Godfathers et la série Paranoia Agent, du même réalisateur, [regardés depuis, évidemment, avec le plus grand plaisir et intérêt, mais c'était il y a déjà 13 ans puisque cet article sur Paprika date du 20 avril 2009].

→ Pascal Alex Vincent, Satoshi Kon l'illusionniste, DVD ou Blu-Ray Carlotta, édition single 20€ / Édition Prestige Limitée Combo Blu-ray + DVD + Memorabilia 28€
→ Satoshi Kon, Paprika, double DVD ou Blu-Ray Sony dont de nombreux entretiens avec l'équipe du film, autour de 12€

mercredi 2 février 2022

Forbidden Zone, obligatoire !


Souvent j'oublie ce que j'avais écrit, et même ce que j'avais vu et entendu. Mes lecteurs/trices ne sont pas toujours ceux et celles d'alors. Ainsi je republie d'anciens articles, comme celui-ci du 20 mai 2009 qui me donne envie d'y revenir. Sans nostalgie aucune. Juste raviver la mémoire en réactualisant les liens...


Zone interdite [...] est un film ébouriffant de Richard Elfman terminé en 1980, devenu cultissime sauf en France où il est resté jusqu'ici plutôt confidentiel. Forbidden Zone est un film complètement dingue, à localiser entre Hellzapoppin et le Rocky Horror Picture Show. On y décèlera l'influence de Spike Jones et, à son tour, comment il agira de façon déterminante sur l'œuvre de Tim Burton dont le premier long-métrage date de cinq ans plus tard, d'autant que le compositeur de cette comédie musicale hirsute n'est autre que Danny Elfman, le frère du réalisateur, tous deux faisant d'ailleurs partie du célèbre Oingo Boingo...


Les extraits sont plus éloquents que mes propres élucubrations sur ce film tordant, incisif et dont la partition musicale est une petite merveille. Le DVD, édité en France par Le Chat qui Fume, offre une foule de suppléments : Voyage dans la Zone Interdite, scènes inédites, commentaires caustiques, clip d'Oingo Boingo et un entretien avec Marie-Pascale Elfman...


C'est ainsi que j'apprends que les frères Elfman ont traîné leurs guêtres avec le Grand Magic Circus de Jérôme Savary au début des années 70, à une époque où nous fréquentions les mêmes espaces d'intervention. Je me disais bien que Marie-Pascale me rappelait quelqu'un. Quant à Susan Tyrell, elle jouait dans Cry Baby de John Waters, un indéniable cousin des Elfman. Pour mémoire, Danny Elfman, qui joue ici le rôle de Satan, est le compositeur du générique des Simpson, de Desesperate Housewives et de presque tous les films de Tim Burton, parmi lesquels L'étrange Noël de Mr Jack (The Night Before Christmas) dont les chansons entretiennent de nombreux points de ressemblance avec celles de Forbidden Zone.

lundi 31 janvier 2022

Prendre l'air


Il était plus que temps. Asphyxie de la ville. Besoin de nature. Prendre l'air... Après le premier confinement, l'horizon offert par l'océan avait été un sévère réconfort. Ou l'art d'être grand-père. Les réserves m'avaient mis la puce à l'oreille. Y avait-il encore des puces de sable sur le rivage ? Je sautais à pieds joints sur l'occasion. Après le second confinement, mon tour de France avait précédé le premier séjour de ma vie en hôpital. Autant prendre tout ce qui m'arrive comme expérimental. J'avais rencontré des ami/e/s perdu/e/s de vue depuis si longtemps. Et puis tu m'attendais à la sortie alors que je n'étais pas très brillant. Mais les jours heureux avaient été annoncés par pigeon voyageur. À tire-d'aile. Lin contre lune. Manquait le soleil. De délaisser l'avion, je regretterai celui de l'autre hémisphère qui découpait l'hiver. C'est ainsi. Il faut bien faire des choix en accord avec les idées. C'est ainsi qu'apparut Fontainebleau. Une fontaine comme un tableau. Mieux, une forêt. Les trois pignons, puisque la Chapelle Sainte-Blaise des Simples, la maison de Cocteau et le Cyclop sont fermés pour la saison...


Le tourisme a poli les rochers. Je me suis étalé en gravissant les plus hautes bosses. Rien de cassé. Juste le rappel que nous ne sommes pas invincibles. Tu vois une marque rouge, toi ? Oui, la voilà ! L'absence de feuilles libère le paysage. Les pins s'en moquent. Silence. L'absence d'eau n'attire pas les oiseaux. Les vipères hibernent. Les autres se cachent. Quel plaisir de n'entendre rien que le vent qui se lève et se couche ! Et voir loin... Parce que construire c'est remplir, quand il faudrait vider. L'horizon m'est aussi vital que la voûte étoilée que les lumières de la ville obscurcissent minablement. Comment composer avec le confort de la ville et mon désir du désert ? D'avoir pris des photos m'offre de penser passé l'excitation de l'action. Parce qu'il fallu escalader, sauter, marcher, sans trop réfléchir. Faire le vide. Méditer, pendant ou après ?


Je devrais plus souvent m'extirper du cocon, mais je crains les trajets qui précèdent et suivent le plaisir. À Barbizon il n'y a qu'à arpenter la Grande Rue et s'arrêter à la Maison des peintres. Ils se sont parfois défoulés sur les murs de l'auberge. Je dois bouger. Ma reprise de gymnastique m'aura permis de tenir le coup. Je n'étais pas essoufflé. Mais j'avais chaud. Dehors, où nous étions enfin, c'était l'hiver.

vendredi 14 janvier 2022

Neuf articles avec Agnès Varda

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UNE LEÇON DE JEUNESSE
20 juin 2006


Agnès Varda s'expose à la Fondation Cartier à Paris [...]. La cinéaste qui inaugura la Nouvelle Vague avec La pointe courte (1954) et Cléo de 5 à 7 (1961), avant la bande de garçons des Cahiers du Cinéma, est célèbre pour ses films L'une chante l'autre pas, Sans toit ni loi, Jacquot de Nantes (sur son mari Jacques Demy), Les glaneurs et la glaneuse et nombreux courts-métrages.
L'année dernière, nous avions déjà admiré le travail de cette jeune femme de 78 ans à la Galerie Martine Aboucaya où elle présentait Le triptique de Noirmoutier jouant sur le hors champ par un amusant coulissement de persiennes, et surtout Les veuves de Noirmoutier, où 14 écrans entourent un quinzième central. En face, sont installées 14 chaises avec 14 casques audio. À chaque chaise et casque correspond le son de l'une des séquences, les chaises dessinant en miroir le même damier que l'ensemble des séquences projetées. L'image composite reste la même, mais le son change. À soi de retrouver la veuve à qui il appartient... L'une d'entre elles est évidemment l'auteur. Ces deux installations sont présentées au sous-sol avec trois autres, celles-ci conçues, comme celles du rez-de-chaussée, à l'occasion de cette exposition dont le thème est l'île de Noirmoutier où la cinéaste possède une propriété. En 2005, Agnès Varda recevait ses amis déguisée en patate (sic), clin d'œil à ses premiers pas d'artiste plasticienne à la Biennale de Venise en 2003 où elle avait présenté Patatutopia et à sa taille, haute comme trois pommes (de terre) !
Au rez-de-chaussée de l'immeuble dessiné par Jean Nouvel, sont installées trois œuvres. Ping Pong Tong et Camping est un petit film de plage en boucle, projeté sur un matelas gonflable, avec en alternance le percussionniste Bernard Lubat qui tapote bombardé de balles de ping pong ou le BACHotron de Roland Moreno, le génial inventeur de la carte à puces (aussi allumé que le fut Einstein dans sa vie quotidienne, voyez son site si vous pouvez en croire vos oreilles !). Seaux, raquettes, pelles en plastique aux couleurs vives, encadrent l'écran, et sur le côté, une autre boucle vidéo montre des tongs encore plus fantaisistes que celles accrochées tout en haut. C'est gai, ludique et charmant. Dans La cabane aux portraits sont accrochés d'un côté 30 hommes et de l'autre 30 femmes ; c'est plus sévère, sauf si les cartes se mélangent quand la nuit tombe et que la Fondation ferme ses portes ? N'oublions pas qu'Agnès Varda commença au théâtre comme photographe de plateau, en particulier en Avignon avec Jean Vilar ! Dans le catalogue de l'exposition ressemblant à un très beau livre pour enfants et particulièrement réussi, elle fait appel au décorateur de l'expo, Christophe Vallaux, pour ses dessins (voir ci-dessus). Ma cabane de l'échec est une serre dont les murs sont constitués des chutes de pellicule du film Les créatures, déjà tourné dans l'île, flop de l'année 1966 avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, dont on ne peut voir que les images anamorphosées pendant le long des murs ou un extrait, plus loin, sur une vieille table de montage...

Au sous-sol, Le passage du Gois simule la route submersible qui relie l'île au continent, une barrière automatique scande les marées, empêchant ou laissant passer les visiteurs. Le Tombeau de Zgougou est représenté par un tumulus sur lequel est projeté un petit film d'animation avec des coquillages. On connaissait déjà l'Hommage à Zgougou, bonus du film Les glaneurs et la glaneuse, mais ce dernier épisode est si tendre qu'on pense encore à un rituel pour atténuer la douleur des enfants. Ceux d'Agnès, Mathieu et Rosalie, sont grands, mais elle tient très bien sa place de grand-mère gâteau. Enfin, près d'un tas de sel, les fenêtres de La grande carte postale ou Souvenir de Noirmoutier s'ouvrent sur cinq petites scénettes cinématographiques : la main de Demy malade sur le sable, des enfants farceurs montrent leurs fesses, des oiseaux mazoutés agonisent, est-ce un noyé qui flotte entre deux eaux ?
Le site de la Fondation Cartier est très bien fait, beaucoup d'informations et d'images sur L'île et Elle, si ce n'est une insupportable (par sa répétitivité) boucle de percussion du camarade Lubat. La conception sonore du site n'est vraiment pas à la hauteur du reste, mais on a hélas si souvent l'habitude de couper le son sur Internet, n'est-ce pas ?
On peut être étonnés que ce soit deux cinéastes dont la carte vermeille commence à s'effacer qui réalisent parmi ce qui se fait de plus intéressant et de plus émouvant dans le domaine des nouvelles technologies, et ce de manière totalement artisannale. Je pense aux films de Chris Marker et à son CD-Rom "Immemory'', comme à Agnès Varda dont les boni sont amoureusement composés pour accompagner la réédition de ses films ou ceux de son mari, le très regretté Jacques Demy, et ici l'amorce d'une nouvelle carrière d'artiste plasticienne à bientôt 80 ans ! Car ce n'est pas la prouesse technique qui fait sens, mais le regard que ces deux amoureux des chats portent sur le monde, et sur ces formes d'expression modernes leur offrant de nouveaux champs d'expérimentation, terrain de jeu où se mêlent ici une véritable tendresse et la plus grande fantaisie.

LES JUSTES
22 janvier 2007


Si vous habitez Paris, allez au Panthéon voir la formidable installation artistique de la juvénile Agnès Varda sur les Justes ! L'entrée est gratuite. C'est aussi une occasion de visiter le monument qui d'habitude est d'une froideur absolue et d'un kitsch achevé.
La réalisatrice Agnès Varda accomplit là un miracle. Comment rendre hommage aux Français et Françaises qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont pris le risque de cacher des Juifs, désobéissant aux Nazis et au régime de Vichy ? Des citadins ont été sauvés par des paysans. Des enfants eurent la vie sauve grâce au courage de ces hommes et de ces femmes dont les photographies occupent le centre de la nef. Certains ont été arrêtés et déportés à leur tour. À la fin de la projection, des spectateurs ne peuvent s'empêcher de laisser couler une larme. Agnès Varda réussit l'exploit de réaliser une œuvre contemporaine qui s'adresse au plus grand nombre.
Quatre écrans encerclent les cadres photographiques. Deux films sont projetés deux par deux sur des murs de pierre reconstitués et dressés pour masquer les quatre habituelles statues ringardes. Le premier est tourné en noir et blanc comme un document d'époque ; le second, en couleurs, est une évocation dramatique. Les deux films, aux plans très semblables, sont synchrones, le temps de neuf minutes d'un montage magiquement rythmé, sonorisé par les bruits du drame, par une berceuse yiddish et un violon alto l'imitant en tournant autour du sol. La fiction et le documentaire se rejoignent dans notre imaginaire. Paradoxalement, Agnès Varda a cherché des visages de Justes qui ressemblent à ses acteurs. Elle joue de toutes les dialectiques pour atteindre l'émotion juste. On peut marcher autour de l'installation, rester figé devant le spectacle de la résistance, laisser ses yeux errer d'un écran à l'autre, il est impossible de perdre le fil de la narration.
Au fond, sur un cinquième écran, est projetée l'image d'un arbre. La nature entre au Panthéon. Grâce soit rendue également à la cinéaste qui réussit à inverser la proportion de femmes dans ce mausolée des grands hommes. Sous la coupole, on peut voir sur leurs beaux visages combien elles furent aussi à résister à l'occupant et à la collaboration... Agnès Varda nous avait ravis avec ses installations ludiques à la galerie Martine Aboucaya ou à la Fondation Cartier, elle nous pousse ici à réfléchir au-delà de ce qui est montré.


L'installation a été inaugurée sous la coupole par le Président de la République, le 18 janvier, date anniversaire de la libération d'Auschwitz par l'Armée Rouge. Dans ce camp, mon grand-père est mort asphyxié sous une douche de gaz Zyklon B. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que cette cérémonie est une manœuvre de la droite au pouvoir pour récolter les votes de la communauté juive aux prochaines élections. Tandis que l'on célèbre justement ces "Justes parmi les Nations", où se cachent celles et ceux de notre actualité ? N'y-t-il pas quelque cynisme à célébrer ces Justes d'hier tandis que des enfants sont extirpés aujourd'hui de leurs classes pour être expulsés vers leur pays où parfois les attend le pire ? Ceux et celles qui les cachent en cet instant ne risquent certainement pas la mort. Les camps n'existent plus, pensez-vous. Rappelez-vous les derniers mots de Jean Cayrol à la fin du film d'Alain Resnais, Nuit et brouillard
''Qui de nous veille dans cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue de nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ?
Quelque part, parmi nous, il y a des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.
Il y a tous ceux qui n'y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.
Et il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s'éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin.''
Heureusement il y a des Justes... Mais ce ne sont pas toujours les mêmes.

Agnès Varda, à la lecture du billet, nous donne la primeur de la bonne nouvelle :
Vu les 27 OOO visiteurs , “ils” ont décidé la prolongation. Donc installation en place juska dimanche 28 - 17 heures, et fermeture à 18h. Je l’ ai appris en allant organiser le repliage des photos ce soir... Salut et amitié.

LA PETITE DAME EST UNE GRANDE
23 décembre 2007


[...] je souhaite vous parler d'Agnès Varda et de son double-dvd Tous Courts. J'ai beau connaître et apprécier ses longs métrages, j'ai réalisé la dimension de son travail à la projection de l'ensemble de ses courts publiés intégralement par sa maison de production, Ciné-Tamaris. Je voulais les avoir tous vus avant de les chroniquer, mais le coffret est si copieux (6 heures) qu'il n'est pas prudent d'attendre plus longtemps pour vous les conseiller.
L'invention et la fantaisie d'Agnès Varda, sans cesse renouvelées, en font l'égal de Jean-Luc Godard ou de Chris Marker. D'ailleurs, les critiques oublient trop souvent qu'elle réalisa en 1954 le premier film de la Nouvelle Vague, intitulé La pointe courte, bien avant tous les autres. Seulement Agnès Varda est une femme, ce qui fait tâche dans le monde de machos du cinématographe. La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague ont simplement poussé leurs aînés vers la sortie pour prendre, vite assagis, leur place encore chaude en s'engouffrant dans un nouveau clacissisme qui n'avait pas même l'élégance des anciens. Varda, elle, n'a jamais cessé d'inventer et de bouleverser les usages. Son compagnonnage avec son mari, le sublime et lyrique Jacques Demy, permit aux imbéciles de la reléguer au second plan. Demy lui-même n'a pas encore la renommée qu'il mérite, auteur aussi politique que sensible.
Varda commence donc par garder les enfants de Jean Vilar et deviendra la photographe officielle du Festival d'Avignon. Elle passe ensuite au cinéma et ces dernières années elle se lance dans l'art contemporain avec des installations multimédia parmi les rares à produire du sens et à porter la marque d'un auteur. Seuls Godard et Marker ont garder cette ferveur, remettant leur titre en jeu, travaillant sans relâche, explorant les nouveaux supports (télévision, expositions, CD-Roms...). Sachant manier le verbe comme Perec, Agnès Varda est une artiste complète et une productrice hors pair. Les petites variations qui introduisent chaque court métrage sont d'une grande intelligence critique et d'une simplicité qui parlera à chacun. Ses "boni" et l'interface sont soignés comme seuls les indépendants prennent le temps de le faire. Un luxe d'artisan pour une œuvre d'art !
Éternelle jeunesse... La cinéaste octogénaire a conservé la vivacité de ses débuts. Inventif, précis, copieux, drôle, fascinant, Tous Courts est chapitré en Courts touristiques, Cinevardaphoto, Courts « contestataires » et « parisiens », sans compter l’essai 7 P., cuis., s. de b. plus quatorze mini-films de la série Une minute pour une image dont elle a écrit et dit le commentaire. Chacun des 16 films est une surprise, un rayon de soleil, un éclat de lumière. Je découvre l'euphorique Oncle Yanco et le poétique Ulysse, mais je n'ai pas encore tout vu ni tout entendu. Sa Réponse de femmes réfléchit une époque fameuse où les filles affirmaient leur pouvoir. Celui d'Agnès Varda est celui de l'imagination. Que rêver de mieux ?

CE TEMPS DE LATENCE
4 mars 2008


J'ai souvent envie de changer d'appareil-photo. Mon vieux CoolPix a l'avantage d'avoir un viseur rotatif me permettant de faire des photos sans me faire repérer. Je peux viser sans mettre l'œil en tenant l'appareil sur mon ventre ou prendre des images en plongée en le tendant au-dessus de ma tête. Mais le délai d'une seconde entre le moment où j'appuie et le déclenchement m'interdit de faire des instantanés. C'est très frustrant pour les portraits que j'aime prendre dans le feu de l'action. Je me fiche de la définition, puisqu'il s'agit la plupart du temps d'illustrer les billets de mon blog. Les cinq millions de pixels suffisent généralement à tous les documents imprimés. [...]
J'ai une idée derrière la tête depuis un moment déjà. Je voudrais tirer le portrait des personnes que je rencontre, jour après jour. Cela me plairait. Nous en avons discuté avec Agnès Varda lorsqu'elle est passée à la maison, un dimanche où je travaillais avec Franck. Il n'y avait pas beaucoup de lumière, mais cela ne l'a pas empêchée de l'encadrer sur le canapé. Agnès a commencé comme photographe, elle a couvert le Festival d'Avignon à l'époque de Jean Vilar. J'aime beaucoup l'écouter lorsqu'elle parle de ses projets ou qu'elle évoque Jacques Demy. Je ne sais pas si je réussirai à faire cette série de portraits, parce que chaque fois que je décide de m'y mettre, j'oublie de le faire, et je m'en aperçois seulement quand la personne est partie. Je me rends compte que dans les arcanes de ma mémoire, c'est ce qui me manque. J'ai plus souvent conservé les voix, les écrits, mais rarement les figures. Ce dimanche-là, j'ai commencé avec Franck en copiant Agnès. Mais j'avais déjà oublié le lendemain. [...] Il faut que je trouve un moyen de me discipliner ou peut-être ne m'y résoudrai-je jamais ? Est-ce de la timidité, le besoin d'être bien là, une fausse bonne idée ? Temps différé ou temps de latence ? Celui de voir ou celui de revoir ?

SES 80 BALAIS
31 mai 2008


Elle les a même eu hier soir, et c'est le fils de 16 ans du scénographe Christophe Vallaux qui a eu l'idée de demander aux amis d'Agnès de venir chacun chacune avec un balai pour en faire un bouquet d'anniversaire. La photo prise devant sa porte, sur le trottoir de la rue Daguerre, montre l'octogénaire du jour, toujours aussi pimpante, étreignant celui que Françoise a customisé en le bombant de rose fluo, d'orange sanguine et d'or. J'y ai noué un petit cadeau et Yolande Moreau a réussi à raccrocher le pompon fuschia qui s'était décollé du manche. Les deux nôtres détonent au milieu de la rutilance de l'ensemble. Les seuls à avoir servi, ils possèdent une histoire, atterrissant chez Agnès après de très nombreuses heures de vol. Au milieu de la foule des amis, j'en retrouve deux qui me touchent particulièrement.
La première est Luce Vigo qui me rappelle que je fus le premier à mettre en musique À propos de Nice, le film muet de son père, le cinéaste Jean Vigo. C'est aussi le premier ciné-concert que le Drame créa, c'était en 1976. Vingt-cinq autres chefs d'œuvre cinématographiques suivront, qui nous firent faire le tour du monde. Nous abandonnâmes lorsque le genre devint une mode, lassés peut-être aussi de rester trop longtemps dans la fosse d'orchestre ou derrière l'écran. La dernière fois que j'avais été en contact avec Luce, c'était pour l'annuaire des anciens élèves de l'Idhec qu'elle aura mis trois ans au lieu de trois mois à rassembler.
Le second est un autre vieux monsieur dont j'ai toujours aimé le travail. Un des tableaux de Jacques Monory illustrait la pochette de Carnage, le dernier 33 tours d'Un Drame Musical Instantané. Plus tard, l'Ekta "Technicolor" d'une toile détruite nous servit de carte postale. Enfin, nous composâmes la musique du film que la vidéaste Dominique Belloir réalisa sur ses toiles pour la Cité des Sciences et de l'Industrie et qui accompagne, je crois, encore le public qui fait la queue devant le Planétarium. Monory, un sourire toujours aussi charmeur, me parle de la vanité du monde qui ne cesse de croître, un monde stupide et terrible auquel il continue paradoxalement de s'accrocher. N'est-ce que de la curiosité ? Un jour où nous parlions de ses monochromes bleus, il me confia : "la nature m'écœure !". Je pensai bizarrement à Varèse dont le titre Déserts est souvent compris de travers.
Si, au détour d'un couloir, une pancarte clame "J'ai mal partout", en voilà trois qui n'ont pas de quoi se plaindre. La vie est belle, à condition de s'exprimer dans la résistance et le partage. Hier soir, Agnès rayonnait.

LES PLAGES D'AGNÈS
17 décembre 2008


Ce jour-là sortait Les plages d'Agnès, autoportrait d'Agnès Varda qui feint de se peindre à reculons alors que la "grand-mère de la nouvelle vague" volète parmi ses souvenirs avec toujours autant d'humour, d'intelligence et d'émotion comme elle le fit le long de 33 longs et courts-métrages, après avoir été photographe, avant de se plonger dans le bain de ses installations contemporaines... Mais là ce sont des plages, comme celles d'un disque, ou bien les pages d'un livre qu'on tourne, jeux de mots survolés à tire d'ailes, jeux de plage qu'on partage avec ses enfants et petits enfants, pas seulement la famille, mais aussi celles qu'elles a influencées, ceux qu'elles a croisés. Jacques Demy est évidemment présent partout, mais lors de la projection au Cinéma des Cinéastes je fus particulièrement ému par son évocation de Jean Vilar et de tous les comédiens disparus, comme plus tard Delphine Seyrig... Les deux bandes-annonces résument bien la boule à facettes qui fait tourner sa tête couronnée : à la fois coquète et drôle, elle a laissé pousser ses cheveux teints en conservant une calotte grise sur le dessus de son crâne !


À la fin du film, la cinéaste interrompt le générique pour ajouter quelques plans "volés aux copains". C'est la séquence de ses 80 balais et là, sur l'écran, je me vois au milieu de la fête. À la sortie, Agnès me dit "Tu as vu, on ne voit que toi !". Trop mignonne ! Moi, je m'étais laissé porter par les vagues, par les jeux de miroirs sur la plage du Nord, par la beauté de Sète, par le sable sous les pavés de la rue Daguerre, par les retrouvailles à Venice et Santa Monica, par les embruns de Noirmoutier, avec une irrésistible envie de découvrir les quelques films que je ne connais pas encore...

IMAGO
5 juin 2009

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Voilà déjà un an que 80 balais ont salué la naissance de l'artiste. Si Agnès Varda est un bourreau de travail, elle a appris à prendre son temps, profitant des fleurs de son jardin en forme de couloir rue Daguerre. À l'heure du thé elle s'endort régulièrement pour récupérer de ses longues journées de labeur. Sa vivacité, son intérêt pour les nouvelles technologies et son enthousiasme sont rafraîchissants. Tandis qu'elle prépare l'édition DVD des Plages d'Agnès, elle œuvre déjà à une nouvelle installation pour la Biennale de Lyon. Elle nous raconte le tournage sur la Seine à bord du voilier qu'il a fallu transporter depuis Sète, la douzaine d'autorisations nécessaires, le vent, la lumière, les bateaux-mouches, les horaires impossibles imposés par les autorités, le propriétaire inquiet caché dans la cale qui redresse la tête au mauvais moment, l'absence de toilettes sur les quais... Le cinéma est affaire de patience, de calculs savants et d'improvisation de dernière minute. Cela me manque parfois. J'en retrouve quelque chose quand j'improvise sur scène ou lorsque je dois défendre mes choix devant un client, mais rien n'est plus excitant que de capter ces moments fugaces que l'on figera sur ce qui tient lieu de pellicule comme on épingle un papillon. Cruel et magnifique.

FURTIVEMENT
9 novembre 2009


Après son succès en salles, Les Plages d'Agnès sort en DVD, agrémenté de petits boni comme elle dit : Trapézistes et voltigeurs (8'), Daguerre-Plage (6'), une planche de quatre magnets d'après l'affiche de Christophe Vallaux (en chemise bleue sur la seconde photo) et un livret de seize pages. Si l'on m'aperçoit à la toute fin du film d'Agnès Varda, lors de ses 80 balais, nous pensions que Françoise avait disparu du montage. Que nenni ! Un arrêt sur image m'a permis de saisir le photogramme. Quatre images, c'est un sixième de seconde, juste le temps d'apercevoir son ensemble rose et vert, mais pas assez pour reconnaître sa frimousse.


Quant à moi, je suis bêtement fier d'apparaître tout sourire au milieu du générique. Le mois qui a suivi la sortie du film il n'y eut pas un jour sans que l'on m'accoste dans la rue. Pour deux secondes à l'écran ! On peut imaginer le calvaire des acteurs et actrices à sortir dans le monde. Lunettes noires et vitres fumées, déguisement et postiches, négation de son identité et réclusion, tous les moyens sont bons pour gagner l'anonymat.
Michael Lonsdale me raconta qu'un soir où il dînait à Strasbourg avec Roger Moore et Mireille Mathieu, appréciez l'improbable trio, quelle ne fut pas l'angoisse de découvrir 2000 personnes à la sortie du restaurant ! Un autre jour, un chauffeur de taxi étale son admiration pour le comédien, pour terminer pas lui demander d'avoir la gentillesse de lui signer un autographe, "Monsieur Galabru...", et Michael de signer Michel Galabru pour ne pas décevoir "son" admirateur ! Je me souviens des fans se couchant sous les pneus de la voiture de George Harrison avec qui je venais de jouer, des crises d'hystérie des admirateurs de Richard Bohringer pendant les répétitions du K ou simplement du malaise des autres artistes à la table de Robert De Niro.
Lorsque j'étais adolescent je rêvais de célébrité. À fréquenter et travailler avec des stars, j'appris plus tard la rançon de la gloire et appréciai, en tant que compositeur, d'en percevoir les bénéfices sans en subir les préjudices...

IL N'Y A PLUS D'ABONNÉE AU NUMÉRO QUE VOUS AVEZ DEMANDÉ
29 mars 2019


Agnès, j'apprends ton départ par cette application nécrologique qu'est FaceBook. Décidément c'est l'hécatombe des mamans cette année. Tu n'appelleras plus. Tu ne t'endormiras plus en prévenant que c'est bon signe si ma musique te berce. C'est une idée très pénible de penser à tous ces balais qui ne serviront plus à personne probablement. Mais beaucoup de monde vont penser à toi aujourd'hui. Il en aura fallu du temps pour une aventurière comme toi. Tu y es allée souvent à la machette. Cette fois la communication est définitivement coupée. Ça fait mal.

jeudi 6 janvier 2022

Bernard Vitet, les débuts


Me promenant au Père Lachaise, j'ai constaté que la présence de Bernard Vitet était enfin signalée sur la tombe qu'il partage avec ses grands-parents, ses parents, l'un de ses fils et un invité qui a tapé l'incruste, mais mon camarade n'est plus là pour s'en étonner. Tout s'explique pour qui connaît le dessous de l'affaire. Je me demande néanmoins ce qui est arrivé à Emmanuel, son fils aîné disparu quelques mois après lui. La lignée s'est éteinte. Heureusement Bernard continue à exister dans nos mémoires et grâce aux nombreux enregistrements qu'il a réalisés de 1954 à 2004, ici deux de ses plus anciens...

JACK DIÉVAL, BERNARD VITET, ART TAYLOR... À BELGRADE
Article du 21 mars 2009


Après avoir dégoté sur eBay Surprise-Partie avec Bernard Vitet, son premier disque, j'ai trouvé la réédition en 33 tours 25 cm, remasterisation conforme à l'original, de l'enregistrement du quintet de Jack Diéval des 4 et 5 mars 1961 sur Jugoton. Le pianiste est accompagné par Bernard Vitet au bugle, François Jeanneau au ténor, Jacques Hess à la basse et Art Taylor à la batterie. Même si Cosmic Sounds, situé en Grande-Bretagne, a mis deux mois à me l'envoyer, je suis content de poser sur ma platine tourne-disques cet enregistrement dont m'a plusieurs fois parlé Bernard. Les notes de pochette ont été heureusement traduites en anglais, avec certes pas mal de petites erreurs, mais on apprend tout de même que Pennies from Heaven, Moonlight in Vermont et Gloria occupent la première face avec en invités le ténor Eduard Sadjil et le trompettiste Predrag Ivanović. Sur la seconde, Theme n°4, My Birthplace et Bon Voyage sont des compositions yougoslaves de ce "modern jazz". Ce disque constitue le volume II du tryptique Sastanak u Studiju (Meetings in Studio) enregistré par la RTB, la Radio Television de Belgrade en charge d'immortaliser les artistes nationaux, ici avec leurs invités français.
Bernard avait l'habitude de jouer avec Diéval pour sa célèbre émission de radio Jazz aux Champs-Elysées. Il jouait également très souvent avec Jeanneau, entre autres au Club Saint-Germain ; on peut les entendre ensemble chez Claude François (!), sur deux titres de la musique du film de Roger Vadim, ''La bride sur le cou'', avec Georges Arvanitas au piano (Jazz et cinéma vol.2, Universal) et évidemment Free Jazz (cd réédité par in situ) avec François Tusques, Michel Portal, Beb Guérin... Pour les concerts de Belgrade à l'origine du disque avec Diéval, Bernard était très flatté de jouer avec Art Taylor qui avait accompagné Miles Davis période Gil Evans, John Coltrane sur Giant Steps, Thelonious Monk, etc.

SURPRISE-PARTIE AVEC BERNARD VITET
Article du 21 mai 2008


Encore un miracle du temps qui passe ! Bernard nous avait bien raconté que son premier disque s'intitulait Surprise-Partie D, un des premiers 33 tours vendus en supermarché (Monoprix), dans les années 50. Il avait été produit par Isaïe Diesenhaus, un type qui enregistrait du classique à la va-vite. Bernard Vitet, ayant eu beaucoup de mal pour se faire payer, avait dû user d'un stratagème plutôt rock'n roll. Pas du même style, la musique alterne mambos, boléros, calypsos, fox-trots et slow dans une optique jazz-latino. C'est donc sur eBay et CDandLP que je décroche la timbale, deux exemplaires du disque mythique sous des pochettes différentes (nette préférence pour celle signée J.Paciarz), ce qui montre à Bernard, qui n'en possédait aucun, que l'arnaque s'est répétée ! Il s'attendait aussi à ce que ce soit très ringard, mais le résultat est plus que digne dans son genre easy listening.
Bernard, qui avait alors dans les vingt et un ans, n'y joue pas de la trompette, mais du trombone à pistons, "un instrument pourri, complètement déchargé". Il est accompagné du Belge Sadi Lallemand au vibraphone, marimba et bongos (il avait dirigé l'orchestre de Jacques Hélian lorsque celui-ci était tombé gravement malade), de Bib Monville au sax ténor (beau-frère de James Moody avec qui Bernard jouait également), de Bob Aubert à la guitare, de Pierre Franzini au piano, probablement de Pierre Sim à la contrebasse, mais il ne se souvient plus du batteur, à moins que ce ne soit Baptiste "Mac Kac" Reilles (une sorte de prince des gitans complètement allumé qui ne s'entendait pourtant pas très bien avec Sadi). Ensuite, mon camarade joue essentiellement avec des vedettes de variétés, comme Yves Montand, Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Claude Pascal, Isabelle Aubret, Jacqueline Danno, Brigitte Bardot et avec des jazzmen comme Kansas Fields, Guy Lafitte, Jean-Claude Fohrenbach, Jacky Knudde, Bibi Rovère, Charles Saudrais, Léo Chauliac, Hubert Rostain, Alix Combelle, Ivan Julien, Christian Chevallier... Le free jazz est venu plus tard.
Le vinyle de la Guilde Européenne du Disque porte le numéro SP53. La face 1 présente Oye Mambo (mambo signé Trianda), Dansero (boléro d'Haymann), Crazy Rythm (mambo-guaracha de Meyer), Pielcanella (de Capo, annoncé sur le macaron, mais semble-t-il non enregsitré !?), Temptation (boléro de Brown), Starling Rye (calypso de S.Sid), Toi qui disais (fox de Suesse). Sur la face 2 se succèdent Le loup, la biche et le chevalier (calypso d'Henri Salvador), I got you under my skin (boléro de Cole Porter), Dimanche (fox de Bib Monville), Jokin' the blues (fox de Vitet) et Isabel Day (slow de Bob Aubert), mais cette fois encore il y a un titre de plus que le nombre de plages.
Au dos de la pochette jaune et orange, on peut lire les Conseils pour l'emploi des disques microsillon : "Les disques microsillon sont moulés en résine vinylique, donc pratiquement inusables. Ne les utilisez qu'avec un pick-up léger à saphir-microsillon. Vérifiez fréquemment l'état de votre saphir et changez-le toutes les 100 faces au plus. Pour conserver vos disques en bon état de propreté, essuyez-les avec soin dans le sens des sillons, à l'aide d'une chamoisine antistatique."

BERNARD VITET À LA TÉLÉ
Article du 26 février 2014


L'INA est une mine d'or pour qui veut fouiner dans les archives de la télévision. Jacques me signale une émission en direct de Jean Christophe Averty présentée par Sim Copans avec Georges Arvanitas au piano, Bob Garcia au sax ténor, Bernard Vitet à la trompette, Luigi Trussardi à la basse, réunis par le batteur Mac Kac dans la cave du Club Saint Germain sur un thème de Jay Jay Johnson. Un couple danse sur la piste. Jazz Memories du 7 novembre 1959 !

Ici le lien vers l'archive INA

Les enregistrements avec mon camarade Bernard Vitet sont plutôt rares. Les deux Châteauvallon de 1972 et 1973 avec Le Unit, soit Michel Portal, Beb Guérin, Léon Francioli et Pierre Favre, sont évidemment mes préférés. Mais je suis ravi de découvrir cette séance d'enregistrement de février 1961 dans un studio des Champs Élysées avec le quintet d'Arvanitas, Bernard cette fois au bugle, François Jeanneau au ténor, Pierre Michelot à la basse et Daniel Humair à la batterie.


Bernard est passé du be-bop au free jazz avant de quitter tout cela pour fonder avec nous Un Drame Musical Instantané en 1976. D'un commun accord et à sa demande Francis et moi avons cessé de l'appeler Babar, son surnom d'une époque révolue. Seuls ses vieux camarades continuaient à l'affubler de ce sobriquet qu'il détestait. Il n'avait de cesse de perdre l'embonpoint qui le lui avait valu à s'en rendre malade. Il se serrait la ceinture comme un fou et finit par ne plus rien manger. Il n'empêche qu'il ne perdit jamais la classe, soignant son look jusqu'au bout. Voyez la bagouse !


New School du 17 août 1971. Le free jazz est sur toutes les lèvres. Le quintette du contrebassiste Beb Guérin invite le ténor Barney Wilen à jouer de l'ocarina, le pianiste François Tusques du xylophone et de la scie musicale, et le batteur Noël McGhie à frapper délicatement ses cymbales.
Bernard a encore changé d'instrument... Et de look ! Il joue là d'une trompette de poche que je ne lui connais pas, mais ce n'est pas celle de Joséphine Baker qu'il a fini par vendre à Don Cherry.

vendredi 17 décembre 2021

Watch Devil Go


Vers la fin des années 60 on parlait beaucoup des prêtres-ouvriers et Colette Magny chantait Camarade curé. Pour Le charme discret de la bourgeoisie Buñuel inventa un évêque-jardinier. J'ai l'impression que Jacques Thollot fut toute sa vie un compositeur-poète, depuis l'enfant batteur qui jouait en culottes courtes avec les grands du jazz à l'immortel inventeur de formes qui me ravit chaque fois que je réécoute un de ses enregistrements. Le label Souffle Continu ressort (en vinyle et en CD) son deuxième album Watch Devil Go publié en 1975 par Jef Gilson sur Palm. J'ai beau le connaître pour posséder le vinyle original, je suis encore une fois surpris par son inspiration lyrique. Thollot qui, en plus de la batterie, joue du piano et du synthétiseur, est remarquablement accompagné par François Jeanneau très aylerien au sax ténor, mais aussi à la flûte et au synthé qu'il a développés au sein du groupe de rock Triangle, ainsi que son acolyte Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse, habitué aux acrobaties contemporaines. Les seize courtes pièces forment un éventail chatoyant dont les couleurs sont rehaussées par la chanteuse afro-américaine Charline Scott sur le morceau éponyme ou par un quatuor à cordes, composé de membres de l'Orchestre de Paris devant déchiffrer les petits bouts de partitions gribouillés, sur Entre jazz et lombok. L'époque était particulièrement imaginative. Le free jazz se mariait au sérialisme, l'électronique envahissait la pop, offrant aux plus audacieux des champs inexplorés. Après le précédent Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, ce disque est un must absolu. Il démontre que l'on n'est jamais obligé de s'enfermer dans un genre, mais qu'en laissant la porte ouverte à ses rêves les plus intimes, il est possible d'accoucher d'œuvres phares qui embrassent le monde et l'éclairent sous un angle insoupçonné jusqu'alors. Alors qu'aujourd'hui des cathos intégristes font interdire des concerts dans les églises, j'ai forcément une Sympathy for the devil !

Il y a sept ans, lors de la mort de Jacques Thollot, j'invitai Fantazio et Antonin-Tri Hoang à me rejoindre sur la scène de la Java pour lui rendre hommage sur un texte de Henri Michaux qu'il aimait particulièrement. C'est encore une nouvelle occasion de republier l'entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avions réalisé fin 2002 avec lui pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Il figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.


Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensables : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer et Watch Devil Go, Souffle Continu
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponibles également aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

mercredi 15 décembre 2021

Un poing c'est tout


Johannesburg, avril 1993. Les lois de l'apartheid ont été abolies, mais les élections ne porteront Mandela et l'ANC au pouvoir que dans un an. L'extrême-droite est toujours à l'œuvre. Des snipers sont embusqués dans les townships. Le secrétaire général du Parti communiste sud-africain (SACP), Chris Hani, vient d'être assassiné. Le lendemain, une marée humaine danse en formant des vagues comme un dragon chinois de la largeur de la rue. Le tapis volant qui s'avance en chantant se hérisse de poings levés. L'image replace l'individu au milieu du groupe. Chacun est seul, debout, avec tous les autres, ensemble, dans l'action. Les poings se lèvent vers le soleil. Il y aura à nouveau de la lumière si on décide de la réinventer.
P.O.L. me fait justement remarquer que mes billets politiques manquent d'humour. Ce serait certainement plus efficace, mais je ne sais pas. Peut-être ai-je peur de devenir cynique, de perdre les illusions de mes jeunes années ou encore de trahir les anciens qui m'ont transmis l'histoire de leurs luttes. À moins que ce ne soit qu'une icône héroïque remontant à l'enfance, le goût de l'ultime rebondissement salvateur, mâtiné d'un complexe culturel, de culture physique cela va de soi ! Non, cela n'allait pas de soi. J'avais l'impression de n'avoir d'aura charismatique que dans la parole du tribun... Les journaux satiriques me font à peine sourire. Dans mon cœur je suis un pleureur, un saule acidifiant ses larmes, un jeu de mots me fournissant mes armes comme de fines lames tranchant dans le vif du sujet. J'envie les humoristes capables à la fois de faire des analyses et des propositions. J'aimerais terminer par une pirouette comique, mais n'accouche chaque fois que d'une envolée lyrique. Rien d'anormal pour un musicien ! La musique est rarement drôle.

Photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (Vis à Vis, Point du Jour)

Article du 30 janvier 2009

mercredi 24 novembre 2021

Le grand orchestre d'Un D.M.I. répète L'homme à la caméra (1986)


Vingt cinq ans plus tard, c'est drôle ou émouvant de reconnaître Bruno Girard, Didier Petit, Lê Quan Ninh, Hélène Sage, Geneviève Cabannes, Francis, Bernard et les autres. L'an passé, le label autrichien Klang Galerie a réédité L'homme à la caméra, pour la première fois en CD, avec en bonus la partition intégrale de La glace à trois faces et une nouvelle pochette magnifique d'Étienne Mineur. Je n'avais pas fait attention aux mots que j'avais écrits, prononcés par Bernard à la fin de l'extrait vidéo : "Perte de mémoire, nécessaire...".



Article du 18 janvier 2009

L'archéologie domestique révèle des traces insoupçonnées. Je creuse, époussette, feuillette. Apparaissent sans cesse des bribes de mémoire enfouies sous les piles accumulées au fil du temps, classées, brouillées par les déménagements, images, sons, programmes, articles de presse, partitions, lettres... Voici donc aujourd'hui un petit montage rapide du seul témoignage vidéographique du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané. La scène se passe début 1986 à Paris. Nous répétons la reprise de L'homme à la caméra que nous avions créé trois ans plus tôt, le 5 octobre 1983, au festival Musica à Strasbourg. On reconnaîtra Francis Gorgé (direction), Bernard Vitet (cigarette), Youenn Le Berre (flûte), Hélène Sage (clarinette basse), Jacques Peillon (cor), Philippe Legris (tuba), Bruno Girard (violon), Marie-Noëlle Sabatelli et Didier Petit (violoncelle), Geneviève Cabannes (contrebasse), Lê Quan Ninh et Benoît Moerlen (percussion) et moi-même (fauteuil)... Impossible de me souvenir des noms de l'altiste et de l'hauboïste...
Nous avions imaginé la musique du film muet de Dziga Vertov en nous inspirant de ses écrits sur le "laboratoire de l'ouïe". C'est aussi la première fois que nous composions des chansons qu'interprétaient Geneviève, Didier et Bernard. Nous avons enregistré un 33 tours du spectacle lorsque nous sommes passés au Théâtre Déjazet à Paris. C'est une des plus belles partitions du grand orchestre, mais le disque n'a pas eu beaucoup de succès. Nous avions mal pensé la pochette qui pouvait laisser croire qu'il manquait les images de Vertov, or l'enregistrement avait été pensé hors contexte. Il aurait probablement été mieux reçu si nous ne nous étions pas référés au ciné-concert.
Pour la petite histoire, Youenn Le Berre est un des fondateurs du groupe celtique Gwendal, Bruno Girard du groupe d'influence d'Europe de l'Est Bratsch, Geneviève Cabannes du trio féminin Pied de Poule avant de rejoindre Castafiore Bazooka, Hélène Sage a composé de nombreuses musiques pour la danse, Lê Quan Ninh a intégré le quatuor de percussion contemporaine Hêlios sans négliger la libre improvisation, Philippe Legris est toujours sur la brêche (il a même enregistré une pièce du Drame pour tuba solo !), Didier Petit a fondé le label de disques in situ avant de se consacrer exclusivement à son instrument et à l'improvisation... Depuis, il m'est arrivé de jouer avec Hélène et Didier pour divers projets de création. Quant à mes deux camarades du trio historique du Drame, une recherche sur ce blog vous donnera plus d'informations que vous pourrez en assimiler en une seule fois !

vendredi 19 novembre 2021

Tout Bleu


Lorsque j'étais plus jeune, un petit bleu c'était un télégramme, quelques languettes de papier collées sur une feuille avec des phrases en style dit télégraphique parce que chaque mot coûtait, alors on allait à l'essentiel. Un bleu, c'est également une jeune recrue. L'heure bleue, c'est toujours l'instant fugace juste avant que le soleil se lève. Je me suis aussi souvent pensé fleur bleue, comme dans la chanson de Trenet, cordon bleu certainement, saignant comme le steak... Toutes ces analogies collent bien avec le groupe Tout Bleu de la multi-instrumentiste genevoise Simone Aubert. J'ai laissé de côté les bleus qui font mal, comme Le Grand Bleu, un film surfait, à mes yeux d'un ennui aussi profond que l'océan qui s'étendait derrière la plus petite salle de cinéma du monde, à l'île Tudy, où j'avais vu le succès de Besson, comme le sang des aristos, comme la peur qu'on sait mauvaise conseillère... Ainsi en écoutant Otium j'ai pensé qu'il serait juste de lui consacrer quelques lignes parce que c'est vraiment chouette et que j'avais jusqu'ici seulement évoqué le premier album de Tout Bleu, raté le single Creatures, et repéré Simone Aubert au sein du trio féminin Massicot et de l'excellent duo Hyperculte...


De quel temps libre parle Simone Aubert lorsqu'elle intitule le nouvel album Otium ? Certainement pas une pause méditative parce que ça déménage plutôt. Ni une retraite anticipée, ce serait la meilleure ! Peut-être simplement le choix de faire ce qu'on veut, sans se poser la question du succès ou de la pitance ? Juste créatifs. Sur de petites rythmiques comme des mouvements d'horlogerie mélodiques auxquelles se joignent la violoncelliste Naomi Mabanda, l'altiste Luciano Turella et le synthésiste POL, Simone Aubert chante le chaos du monde, l'ère de rien, mais je ne comprends pas les paroles de ses incantations répétitives. Elle joue aussi de la guitare et des pads. Ça plane bien...

→ Tout Bleu, Otium, LP / CD / Numérique Bongo Joe, dist. L'autre distribution, sortie le 10 décembre 2021

vendredi 12 novembre 2021

Lors Jouin (5 articles)



LE GÉNÉRAL DE GAULLE
4 janvier 2009


Écouter et voir Lors, Laurent Jouin, me font voyager. Me fait ou me font ? Dans le temps, dans la ville, à la campagne, sur l'eau, euh, là je m'avance peut-être un peu... Donnant naisance, en alternance, à une profonde gravité et un grand éclat de rire. Pas ensemble. L'un après l'autre. Acteur comique, chanteur dramatique. De l'un à l'autre. D'un claquement de doigt.
J'ai filmé Lors à l'Ile Tudy en août 1996. Il chante a capella une chanson "traditionnelle" qu'il a collectée sur le terrain, Le Général de Gaulle, de Louis Raoul. Onze ans plus tard, il enregistrera ce petit bijou, accompagné par Robert Kevran, sur son CD/DVD Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours, pour maintenant par rapport à demain (Keltia Musique). C'eut été un crime que cela se perde !

LE BARDE
14 mai 2007


On continue dans la détente. Et on s'amuse, et on rigole... " Rikita rozenn gaer a Java, Deus da zansal ha deus da voucha, Da vouezh zo flour pa ganez da sonenn, Da zaoulagad evel diou steredenn... " Ainsi commence le refrain de Rikita (jolie fleur de Java) en version bretonne par le barde Lors Jouin dans l'album Chansons de la Bretagne éternelle d'hier et de toujours pour maintenant par rapport à demain (cd + dvd de 26 minutes !). C'est sans aucun doute le disque le plus ringard de l'année, le plus kitsch et le plus authentique. Les Bretons s'y reconnaîtront sans mal, à en pisser dans leurs braies. Les autres auront peut-être besoin de quelque explication pour savoir si c'est de l'andouillette ou du cochon. Les deux certainement.
Lors Jouin joue le jeu sans aucun compromis en collectant ces chansons qui marquent l'histoire de la Bretagne, mais en les interprétant avec la plus grande honnêteté, collant à une réalité souvent complexe, quitte à prendre tous les accents du terroir, à chanter volontairement faux ou désynchronisé pour les clips vidéo, avec un orchestre de synthés et un remarquable accordéoniste. Plus vrai que nature !
Par exemple, En avant les Bretons est la marche que chantèrent quatre cents énergumènes partis sur le Front de l'Est, parce que les Français étaient leurs ennemis et que les Allemands étaient ceux des Français ; à la Libération, ce syllogisme pourtant si peu suivi permit à l'État de cogner sur les Bretons et des les mettre à l'index (on arrêtait quiconque jouait du biniou ou de la bombarde !). À la même époque, Le Général de Gaulle est un hymne à la Résistance, hommage aux soldats marins fusiliers bretons, certes emprunt d'une bonne dose d'anti-germanisme. "Faut de tout pour faire un monde", ce n'est pas différent de chez nous (lorsqu'elle était petite, ma fille me demanda un jour si la Bretagne était en France) ! C'est tout de même sur ce bout de la Terre que l'extrême-gauche fait ses meilleurs scores et Le Pen son plus mauvais... Le barde peut citer le réactionnaire Théodore Botrel, mais ne le glorifie point. C'est le travail d'un ethnologue, aussi attaché à la forme qu'au fond.


Le barde a choisi d'illustrer cette marche avec des pingouins, aux couleurs du drapeau breton, le gwen ha du (littéralement blanc et noir), bannière herminée inspirée au début du XXe siècle par le drapeau américain ! Mais ces Bretons sont de drôles d'oiseaux qui défèquent devant la caméra... Le spectacle n'entretient aucune ambiguïté politique, car le barde commente chacune des ses chansons d'anecdotes croustillantes plus drôles les unes que les autres. Comédien, imitateur, il prend tous les accents de Pleyben à Ploudéac, accompagné deux heures durant par Robert Kervran à l'accordéon et son "petit ensemble", un orchestre virtuel de balloche pur jus, sans le soufre qui arrêterait la fermentation des pommes. Que l'on voyage un peu et l'on se rend compte que les Tziganes roumains utilisent chez eux les mêmes synthés pourris plutôt que les violons de la world. De l'authentique, vous dis-je, même si ça nous défrise le bigoudi de la bigouden. Sur scène, un écran projette des images d'archives ou d'autres ringardises pseudo-pychédéliques. Le barde n'a peur de rien, il raille sa culture avec tendresse comme les Belges ou les Juifs inventent des histoires drôles. En Bretagne, tout passe par la musique et la danse.

Lien vers l'interview du Barde

À l'époque de Silex (fantastique label de disques racheté par Auvidis et enterré par Naïve), son fondateur, André Ricros, m'avait expliqué que le folklore est le terrain de la réaction et que la musique traditionnelle est celui du progrès, voire de la révolution. C'est lui qui compara Lors Jouin à Nusrath Fateh Ali Khan, dans un répertoire certes très différent de celui du "barde" ! Lors réalise ici un travail critique et burlesque qui remet le folklore à sa place en en utilisant toutes les ressources, fussent-elles du plus mauvais goût. Vive le mauvais goût s'il nous permet d'entendre La brune de Langoëllan, anonyme coquin paru jadis sur l'Anthologie de la Chanson Française : " De quoi te méfies-tu belle charcutière, J'ai dans ma poche du boyau tout suiffé... ".
Les Bretons qui connaissent Lors Jouin depuis trente ans comprendront facilement le canular, humour grinçant qui vise juste. Les "étrangers" auront besoin d'une petite introduction comme celle que je me suis fixée. Alors, plutôt qu'écouter des fadeurs panceltiques, il est indispensable de découvrir ses autres méfaits. Certains sont tendres et comiques comme avec Les Ours du Scorff que tous les enfants adoreront s'ils ne les connaissent déjà, d'autres plus graves et actuels tel son groupe Toud'Sames (tous ensemble) réunissant Jean-Michel Veillon à la flûte, Alain Genty à la basse, David Hopkins et Dom Molard aux percussions. Retrouvez les déchirants gwerziou a capella du cd Moualc'h ar meneiou ou Tan Dehi, son duo avec le guitariste Soïg Sibéril, ou encore Les Ânes de Bretagne avec son éternel comparse Gigi Bourdin, une sacrée paire de joyeux drilles. J'ai toujours rêvé d'engager Laurent (c'est Lors en gallo) comme comédien, son premier ou son second métier, peut-être dans le feuilleton que nous ne finissons pas d'écrire avec Françoise, un rôle de gardien de phare reconverti en gardien d'immeuble parisien...

ANNIE EBREL & LORS JOUIN SE DISPUTENT TOST HA PELL
1er janvier 2015


Je suis tombé par hasard sur un disque qui m'avait échappé, duo de deux grands chanteurs bretons, Lors Jouin et Annie Ebrel, mais ce qui m'a titillé ce sont les ambiances qui tapissent le décor de certaines des pièces, quelques gouttes de pluie, une cantine (fest noz ?), des murmures... Resituer ainsi les histoires chantées nous transportent dans une réalité qui rappelle les illusions du cinématographe ou de la littérature. Il est surprenant que les responsables artistiques n'y aient pas plus souvent recours. Je prêche évidemment pour ma paroisse, ayant plus d'une fois intégré des bruits réels et des ambiances paysagères à des albums dont j'avais la direction.
Pour le disque Tost Ha Pell les deux joyeux drilles jouent à se disputer et se répondre, le plus souvent a capella. Je n'y comprends pas grand chose, car tout est en breton, mais le livret offre la traduction de ces duos typiques : un paysan et un marin, une mère et sa fille, un Cornouaillais et un Trégorois, voire le coq du clocher et l'horloge ! La dispute ou diskourioù est un genre vocal un peu oublié bien qu'il reflète les us et coutumes d'une société. (Coop Breizh)


Si vous n'êtes pas Breton ou n'avez jamais passé du temps dans le nez de l'Hexagone, bout de la Terre avant plongeon dans l'immensité de l'océan, vous serez surpris d'entendre cette langue vivante dans l'extrait vidéo ci-dessus. Un jour que Lors Jouin m'avait emmené chez les frères Morvan et que je trempais comme eux un petit beurre dans le vin rouge, l'un des vieux chanteurs s'excusa de ne pas parler français devant qui n'en travais que pouic. Comme je lui répondais que cela ne me gênait pas du tout et que je les écoutais comme si c'était de la musique, il s'esclaffa : "À quoi cela servirait que je parle français avec mes vaches ?!".


J'ai toujours été un grand fan de Lors Jouin, qu'il chante de tristes gwerzioù ou de gaies chansons à répondre. Comédien hilarant dans le registre de Jacques Villeret, il interprète Le Barde avec un mordant qui en troubla plus d'un dans son pays. Je l'avais filmé chantant l'inénarrable Général De Gaulle, une chanson qui remonte à la Seconde Guerre Mondiale. Dans le second extrait vidéo il est avec l'exquise Annie Ebrel, accompagnés par d'extraordinaires musiciens, le violoniste Jacky Molard, Ronan Pellen au bouzouki et la contrebassiste Hélène Labarrière de plus en plus "trad" depuis qu'elle vit en Bretagne !

SI LA MER MONTE...
26 mai 2015


Les Ours du Scorff sont égaux à eux-mêmes, fabuleux. Le public qui connaît leurs chansons bretonnes par chœur, leur répond d'une seule voix. Gigi Bourdin semble se réveiller d'une longue hibernation, plus zen tu meurs. Lors Jouin parsème d'intermèdes comiques son chant puissant qui l'a fait surnommé par certains le Nusrath du Centre Bretagne. Le violoniste Fanch Landreau [disparu en ce mois de novembre 2021], le guitariste Soïg Sibéril et le banjoïste Jacques Yves Réhault participent à la fête où les grands retrouvent leur âme de petits, et les enfants leurs rêves en kouign-amann.

LES OURS SONT DEVENUS DES ÂNES
25 septembre 2017


Les Ânes de Bretagne, ce sont d'abord Gigi Bourdin & Laurent Jouin. Depuis un quart de siècle qu'on les connaissait en Ours du Scorff à amuser les enfants de leurs chansons spirituelles aux jeux de mots à la Bobby Lapointe, seraient-ils devenus adultes avec leurs textes coquins ? N'y comptez pas trop. Certes les arrangements de Hélène Labarrière et Jacky Molard, qui signent aussi les compositions, sont correctement vêtus, mais les textes de Gigi Bourdin sont toujours aussi facétieux. Le bestiaire de ces garnements a juste changé de zoo. Il reste fondamentalement breton, même lorsqu'ils singent le moyen-orient sur Le loukoum. La basse de Labarrière, les violons, guitares et mandoline de Molard sont épaulés de temps en temps par l'accordéon de Janick Martin, les percussions d'Antonin Volson ou la clarinette de Dominique Le Bozec. Comme la musique est dansante, on peut au choix savourer les paroles ou se laisser porter par le rythme des chants à répondre qui nous entraîne dans la farandole du fest-noz...

→ Gigi Bourdin & Laurent Jouin, Les Ânes de Bretagne, cd Innacor, dist. L'autre distribution, 16,50€

jeudi 11 novembre 2021

FluxTune


De temps en temps il m'arrive d'utiliser FluxTune en concert ou pour un enregistrement. L'application n'a jamais été commercialisée ni mise gracieusement à disposition du public. Je l'ai parfois offerte à des utilisateurs contre la promesse de nous envoyer leurs créations, mais nous n'avons jamais rien reçu en retour. De quoi s'agit-il ? Voici donc quatre articles publiés en 2005 et 2019...

SUR YOUTUBE
10 janvier 2009


[En janvier 2009] Frédéric Durieu a mis en ligne des enregistrements réalisés avec notre nouvel instrument virtuel, FluxTune, le programme de composition musicale que nous avons conçu après La Pâte à Son et qui attend depuis quatre ans que nous lui trouvions des conditions satisfaisantes pour le rendre public. FluxTune est conçu comme un Lego où le circuit constitue une sorte de partition obéissant à des lois totalement différentes des séquenceurs traditionnels. Le secret réside dans le comportement des aiguillages programmés par Fred. FluxTune peut être considérée comme la forme adulte de La Pâte à Son, avec une interface à la fois puissante et la plus simple possible.


Fred a commencé par placer Rave Party sur YouTube, emballement de percussions sur rythmique techno dont j'ai réalisé les sons avec mon Ensoniq VFX-SD en cherchant à retrouver les effets produits par alternance rapide de plusieurs programmes. C'est souvent en cherchant à reproduire un geste musical que j'invente des timbres et des modes de jeu. Les deux autres exemples, ComeBack et Aubade, sont réalisés à partir d'échantillons de piano sur cinq octaves et deux couches de timbres.


Depuis son château du sud de la France, Fred a programmé les algorithmes, secondé par Kristine Malden qui a apporté sa patte graphique tandis qu'à Paris je tentais de rendre mélodieuses nos élucubrations qui dans les premiers temps d'expérimentation n'avaient rien de très musical ! J'ai raconté comme il fut passionnant de devoir exprimer en mots ce dont je rêvais en termes musicaux à un mathématicien sans aucune compétence musicale et dont les algorithmes m'échappent au point que je les conçoive comme des équations poétiques ! Empiriquement nous nous sommes progressivement approchés de ce que nous imaginions l'un et l'autre au début du projet. Il reste encore quelques ajustements à faire. J'ai demandé par exemple à Fred qu'il soit possible de contrôler des instruments midi depuis FluxTune plutôt que de devoir se cantonner à ceux que j'ai échantillonnés note à note. Du sien, il affine l'interface et la présentation graphique. Nous continuons à avancer doucement, lorgnant une opportunité pour conclure, comme un nouveau début !

FLUXTUNE
29 septembre 2005

Après La Pâte à Son, nous préparons une nouvelle boîte à musique, cent fois plus poussée, avec un excellent son et des possibilités de programmation très généreuses. Fred y travaille sans répit, nous partageons l'excitation comme à notre première collaboration pour le CD-Rom Alphabet ou pour chaque module réalisé sur LeCielEstBleu.

Journées enthousiasmantes à régler la nouvelle boîte à musique réalisée avec Frédéric. Je commence chaque matinée, de très bonne heure, en découvrant la version que Fred a améliorée la veille. Nous en sommes à la v62 et il reste encore beaucoup de travail, mais ça a trouvé sa forme.
L'Xtra Fluid d'Antoine est une bénédiction pour les bien entendants. Macromedia Director n'a jamais été très concerné par ce qui passe par le conduit auditif, ne parlons pas de Flash qui nous fait revenir à une époque que je n'ai pas connue tant c'est rudimentaire et compliqué (pour pas grand chose !). La FluidXTra renferme à la fois un sampler et un séquencer. Elle nous permet de jouer sur un nombre de pistes illimité, d'assigner une réverbe générale ; il y a aussi un chorus, un oscillo basse fréquence, un filtre, un pitchbend, une horloge stable, etc., le tout programmable dans Director. Antoine a développé son Xtra en Open Source à partir du fluidsynth de Peter Hanappe. On ne pourra plus s'en passer.
La FluxTune, prononcer fleuxtioune, est une forme adulte et très poussée de La Pâte à Son. On dessine des circuits sur une trame simple mais dont les ramifications sont complexes, d'ailleurs tout ici est simple d'accès mais d'un potentiel énorme donc complexe. Sur le parcours, on place des émetteurs et des instruments (j'en ai samplé 32 sur une octave, certains courent sur plus comme le piano sur 5 octaves avec 2 banques différentes selon le volume, tous sont transposables au delà du raisonnable, vers le haut comme vers le bas). Les notes s'échappent des émetteurs et se dispersent au gré des aiguillages, se rassemblent ou s'évaporent à l'extérieur du dessin. D'une mélodie hyper basique, on peut construire une polyphonie extrêmement fournie. Fred n'arrête pas d'ajouter de nouveaux réglages à l'interface, nous tentons de ne conserver que ceux que nous jugeons adéquats avec la philosophie de notre machine à musique : tempo, pitch, réverbe pour le réglage général ; diviseur et multiplicateur de tempo, densité, ordre et élisions aléatoires, nombre de pas de la mélodie programmable, durée et arrêt des émissions pour chaque émetteur ; volume avec option aléatoire, octave, envoi vers réverbe pour chaque instrument ; deux autres outils programmables, un sens unique et un double réflecteur, complètent une liste qui n'est pas terminée, je pense que Fred va d'ailleurs bientôt rajouter un filtre par instrument ;-)
Suivre les particules sur le circuit est vertigineusement hypnotique. Le mode plein écran offre un très joli spectacle de feu d'artifices synchronisé avec la musique d'où l'interface a disparu. Jusqu'à hier, la musique était de type répétitif, variations quasi infinies, mais depuis ce matin nous avons implémenté la possibilité de démarrer ou arrêter cycliquement chaque émetteur. On aborde ainsi le couplet/refrain aussi bien que les tuilages progressifs. Presque tout ce qu'on tente avec FluxTune sonne bien, c'est très encourageant d'entendre des musiques aussi variées, nous sommes impatients d'entendre ce qu'en feront les futurs utilisateurs, mais avant cela, il faut terminer le moteur, le graphisme et décider ce qui sera offert avec la version gratuite et ce qui sera vendu, et puis comment et combien... Pour une fois qu'on tient un(e) machin(e) sur Internet qui peut rapporter des sous ! On pourrait même vendre la technologie développée pour FluxTune pour dessiner des signatures, des mots, des noms, en les rendant musicaux et animés... Je n'aurais qu'à fabriquer l'orchestre qui convient au propos. Pour FluxTune, j'ai programmé une large palette qui va de choses basiques comme le piano, l'orgue, la basse ou la percussion à des timbres plus riches et personnels. Nous avons ajouté la voix d'Elsa, c'est très joli. [...]

LA MUSIQUE DES ENSEIGNES LUMINEUSES
21 avril 2009


Chaque fois que l'on me demande une contribution pour une prestation publique ou une publication graphique autour de FluxTune conçu avec Frédéric Durieu je commence par dessiner le titre de l'événement comme un circuit de notre application. Ensuite je place des émetteurs, des instruments et des obstacles sur le labyrinthe pour que les notes s'y promènent en faisant de la musique. Je l'avais réalisé pour Poptronics et l'hommage à Moondog, me voici cette fois à composer la musique de la revue Étapes et de PechaKucha. Il est amusant d'écouter ce que les enseignes m'inspirent... [...]


Sur ces deux images, on voit que je suis passé en mode plein écran. Oui je sais, là c'est plus proche du timbre-poste. À gauche l'interface et le damier ont disparu, à droite le circuit s'est effacé à son tour. Les halos se forment lorsqu'un point de rencontre est saturé de notes qui elles-mêmes se transforment à leur éjection hors du circuit. Je n'ai pas fait de capture-écran de l'étape suivante, quand il ne reste plus que les notes, des points de couleur qui se déplacent et explosent dans tous les sens !

MODE D'EMPLOI
15 mars 2019


J'ai retrouvé dans mes archives le mode d'emploi que j'avais rédigé pour l'application FluxTune. Je le reproduis ici afin de montrer la logique compositionnelle de l'objet qui échappe à celle de tous les autres séquenceurs. C'est évidemment langage de spécialistes, mais les musiciens sauront apprécier l'ampleur du travail que nous avions fourni avec Frédéric Durieu et l'originalité de la démarche. FluxTune fonctionne encore parfaitement sur de vieux systèmes OSX comme le 10.6.8 qui équipe mon ancien MacBook Pro.

INTRODUCTION

Comme La Pâte à Son et contrairement aux séquenceurs basés sur le système des voix parallèles, FluxTune est un logiciel de composition musicale permettant de créer une polyphonie complexe à partir d’une mélodie simple.

Les notes, envoyées par des émetteurs, voyagent sur un circuit où elles rencontrent des instruments. Des aiguillages les orientent et les organisent, tandis que des obstacles les dévient. Dessiner des boucles les réinjecte dans le circuit, le laisser ouvert les éjecte.

Les paramètres de l’interface sont :
- les réglages généraux
- les émetteurs
- les instruments : internes, externes (non implémentés sur la version online), midi (en développement)
- les obstacles : sens uniques, réflecteurs, trous
auxquels s’ajoutent différents boutons basiques (nouveau, ouvrir, le crayon et la gomme, etc.), ainsi que différents raccourcis clavier.

En dessinant un ou plusieurs circuits sur le damier et en y déplaçant des éléments, on construit progressivement sa propre machine, labyrinthe constitué de lignes, d’émetteurs, d'instruments et d’obstacles.
Au lancement du programme, un modèle est proposé. De nombreux autres exemples peuvent être chargés grâce au bouton Ouvrir.
Si l’on part d’un damier vide, il est conseillé de commencer par des configurations simples.
Les notes sont figurées par des points colorés. À chaque couleur correspond une hauteur invariable.
Dessiner des aiguillages (deux ou plusieurs lignes partant du même point), créer des boucles (réinjection des notes dans le circuit), insérer des obstacles, multiplier les instruments ou les émetteurs complexifient la musique.
Une ligne ouverte laisse échapper des notes qui disparaissent. Sans ouverture, le circuit peut se trouver saturé.
La suite dépend de la fantaisie des expérimentateurs...
Le circuit le plus simple consiste en un émetteur, un segment et un instrument.

Le mode Plein Ecran fait disparaître l’interface, offrant plusieurs modes d’affichage.

RÉGLAGES GÉNÉRAUX

Boutons :

Nouveau – Ouvrir – Sauver - Sauver sous – Pause/Play – Retour à zéro – Undo – Redo - Mode plein écran
N.B. : la sauvegarde n’est pas accessible sur la version on-line gratuite.
Le crayon permet de dessiner le circuit, la gomme d’en effacer des bouts ainsi que n’importe quel objet figurant sur le damier.
La barre d’espace change le curseur en main pour déplacer des morceaux de circuit. Option-Clic duplique l’élément sélectionné.

Réglages :

2 façons de régler :
- Cliquer sur l’icône en glissant la souris horizontalement ou verticalement (le point rouge se transforme en ligne)
- Cliquer à gauche ou à droite de la valeur affichée
Volume (0-100) – Tempo (1-600) – Transposition (±36)

Le signe + donne accès à des paramètres plus poussés :

Switch indique le type d’aiguillage, nerf de FluxTune, toute son originalité !
Les 11 modes proposés décident de la direction prise par la note suivante.
Un aiguillage peut avoir 2 ou 3 branches de chaque côté.
Next Way 1 Side : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la suivante à droite uniquement dans le sens où elle se déplace.
Next Way 2 Sides : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite des deux côtés de l'aiguillage.
Next Way 2 Sides Reverse : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite dans le sens où elle se déplace et vers la gauche de l'autre côté de l'aiguillage.
Random Way 1 Side : une note change l'orientation de l'aiguillage de manière aléatoire, uniquement dans le sens où elle se déplace.
Random Way 2 Sides : une note change l'orientation de l'aiguillage de manière aléatoire des deux côtés de l'aiguillage.
Next Way 2 Sides Same : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite dans le sens où la particule se déplace. L'aiguillage de l'autre côté est placé dans le même sens.
Next Way Other Side : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite uniquement dans le sens opposé à son déplacement.
Pitch of the note : une note change l'orientation de l'aiguillage vers la droite dans le sens où elle se déplace, plus ou moins fortement en fonction de la hauteur de la note (1,2,3,4 de 1; 5,6,7,8 de 2; 9,10,11,12 de 3).
Like Pate à Son 1/2/3 sont des programmes plus complexes convenant souvent aux compositions musicales…
4 paramètres (0-100) règlent la Reverb :
Level (niveau) – Width (largeur) – Size (Taille) – Damping (Amortissement)
Pour en être affecté, il faut régler l’envoi de chaque instrument dans la réverbération.

La Modulation transpose l’ensemble des notes, modulant d’une tonalité dans une autre :
±7 (incréments par demi-ton selon le cycle des quartes ou des quintes) – RANDOM – OFF – MOD1/2 (si les notes les plus jouées ne correspondent à aucun mode prévu, le programme cherche celui qui s’en approche le plus)
La Fréquence de modulation (1/200) est déterminée par le nombre de notes jouées par le circuit en temps réel (x). Le changement s’opère en calculant 5000/x, soit, par exemple, si la fréquence est à 100 la modulation aura lieu toutes les 50 notes jouées.

ÉMETTEURS

Bien qu’inféodé aux réglages généraux, chaque émetteur est indépendant.
En cliquant une fois dessus, on a accès à ses paramètres.
Recliquer revient à en changer la direction.
Un simple roll permet d’écouter ce qui sort de cet émetteur en mode solo.
Un glissé-déposé déplace l’objet.
Sur la grille Melody, les 7 notes d’une gamme inscrites sur 7 pas suffisent souvent à générer une polyphonie complexe. On pourra choisir l’une des gammes majeures, l’un des exemples proposés ou composer soi-même sa mélodie de départ sur 1 à 30 pas (Steps).
Une couleur différente est affectée à chacune des 12 notes de la gamme chromatique permettant de repérer ces hauteurs immuables sur la grille et sur le circuit.
Le Play Mode permet de retarder le début d’une émission (utile en cas de plusieurs émetteurs), de jouer un certain nombre de notes, d’émettre un silence suivant un nombre de pas et de boucler ces deux derniers paramètres de façon à alterner une séquence de notes et du silence.
Ainsi, le Start Delay rendra muettes jusqu’à 9999 notes avant qu’elles ne deviennent audibles. Le Play Time indique le nombre de notes jouées (1-9999), le Silent Time le nombre de notes muettes (0-9999), et retour au notes du Play Time… Le nombre de Cycles va de l’infini INF à 999. Current n’est pas réglable mais il indique le nombre de cycles qui a déjà été joué.
Random Read permet de jouer les notes de la Melody dans un ordre aléatoire (ON/OFF). Random Elision est le pourcentage de notes remplacées par des soupirs (0/100).
Volume règle le niveau d’un émetteur par rapport au volume général.
Transmitter Tempo comprend un multiplicateur et un diviseur pour créer des tempi différents de celui du réglage général.
Duration raccourcit la durée des notes (0-100, 100 jouant l’intégralité de l’échantillon).
Density affecte le nombre de notes émises (0-10), ce qui n’affecte pas le tempo pour autant.
Octave est une transposition de 3 octaves, avec la possibilité de jouer sur plusieurs octaves avec ou sans aléatoire (± 3 octaves, Random -1/-2/±1/±2).

INSTRUMENTS

Bien qu’inféodé aux réglages généraux, chaque Instrument est indépendant.
En cliquant une fois dessus, on a accès à ses paramètres.
Un simple roll permet d’écouter ce qui sort de cet émetteur en mode solo.
Un glissé-déposé déplace l’objet.
Il y a 3 manières de sélectionner chacun des 39 instruments échantillonnés :
- en cliquant et glissant sur l’icône Instrument
- en cliquant à gauche ou à droite de son nom
- en utilisant les menus déroulants
N.B. : les sons externes ne sont pas accessibles sur la version on-line gratuite.

Le bouton ON/OFF permet de mettre l’instrument hors jeu.
Octave permet de le transposer (±3) indépendamment des réglages généraux.
Reverb Send dose l’envoi de chaque instrument dans la réverbération (0-100).
Volume règle le niveau d’un instrument par rapport au volume général et à celui de son émetteur (0-100).
Duration raccourcit la durée des notes (0-100, 100 jouant l’intégralité de l’échantillon) indépendamment de celle indiquée dans les réglages de l’émetteur.
Low Pass est un filtre passe-bas (0-100).
Ces trois derniers paramètres ont un réglage Random (0-100) offrant des variations aléatoires de volume, de durée et de filtre.

OBSTACLES

Reflector est un mur sur lequel rebondissent les notes qu’elles arrivent d’un côté ou de l’autre. One-Way est un mur que d’un seul côté. Hole absorbe les notes comme lorsqu’elles sortent du circuit.
Ces trois obstacles sont affectés d’un coefficient d’efficacité, Efficient, et d’une option aléatoire, Random. Le One-Way possède en outre un bouton ON/OFF qui réfléchit les notes d’un côté, mais les absorbe de l’autre au lieu de les laisser passer.



MODE PLEIN ÉCRAN

Le mode Plein Écran possède trois modes d’affichage accessibles par le bouton de tabulation, transformant la machinerie en feu d’artifices. Le retour à l’interface s’exécute par la touche Esc.
Le mode Interface passe automatiquement en Plein écran au bout d’une minute.

RACCOURCIS CLAVIER

Cmd-N New
Cmd-O Open
Cmd-S Save
Cmd-Shift-S Save as
Cmd-P Pause/Play
Cmd-R Reset (retour à zéro)
Cmd-Z Undo (multiples)
Cmd-opt-Z Redo (multiples)
Cmd-M Modulation
t Emetteur
i Instrument
o One-Way
r Reflector
h Hole
Cmd-F Full Screen On/Off (Plein écran)
Tab (Mode Plein Écran) - 3 styles de Full Screen
Une boîte de dialogue s’ouvre automatiquement dans certains cas proposant de sauver ou pas ou d’annuler la commande
Cmd-Flèche Gauche/Droite (mode Plein Écran seulement) Enchaîne les exemples les uns après les autres dans la version bridée on-line ou les circuits sauvés dans la version complète.
Esc (Mode Plein Écran) Mode Interface
Esc (une seconde fois) Quit

RECOMMANDATIONS TECHNIQUES

Ce jeu nécessite le plug-in Shockwave, une connexion câble ou ADSL, une résolution d’écran de 1024X768 et un ordinateur avec un processeur de 1GHz minimum. Il est conseillé de quitter tout autre application pendant que l’on joue avec FluxTune.

CRÉDITS

Conception Frédéric Durieu, Jean-Jacques Birgé, Kristine Malden
Développement Frédéric Durieu
Music Design Jean-Jacques Birgé
Graphic Design Jean-Philippe Goussot, Frédéric Durieu, Kristine Malden

Remerciements à Bernard Vitet pour ses conseils harmoniques et à Antoine Schmitt pour son X-Tra

© LeCielEstBleu 2005-2009

Toute utilisation commerciale de FluxTune est soumise aux réglementations en vigueur concernant les droits d’auteur, selon qu’il s’agisse des sons, de la musique, des images ou de FluxTune sous quelque forme que ce soit.

lundi 18 octobre 2021

Grand-Papa


Ayant souvent évoqué mon grand-père paternel, Gaston, disparu à Auschwitz, j'ai négligé ici Grand-Papa décédé à 77 ans lorsque j'en avais 21. Grand-Maman était partie huit ans plus tôt. Ils étaient nés tous deux à la fin du XIXe siècle et ma mère était la seconde de leurs trois filles. Tous les jeudis ma grand-mère me gardait avec mon cousin Serge, qui, quatre ans plus âgé que moi, se souvient de quantité de détails qui m'ont échappé. Grand-Papa était représentant en toiles de bâche pour les Établissements Jeanson à Armentières, il avait, entre autres, comme client Trigano dont le slogan au lancement du Club Méditerranée était "Le camping, c'est Trigano". Il aurait préféré faire une carrière militaire, mais sa famille l'en empêcha. Je me souviens qu'il avait connu Erik Satie et Max Jacob, mais je ne sais plus dans quelles circonstances. Grand-Papa avait la nostalgie de l'armée. Il racontait souvent comment il avait sauvé ses hommes dans les tranchées avec un petit coup de gnôle, la technique du tir au canon de 75 et au mortier, ou que sa jument s'appelait Arlette, prénom qu'il donna ensuite à son aînée ! J'aimais bien mon grand-père que mon père, son gendre, appelait Papa, peut-être pour avoir perdu le sien... C'était un homme gentil, un peu réservé, qui semblait vivre dans un autre monde. Comme à la fin de sa vie il conduisait pied au plancher jusqu'à couler une bielle, aucun de nous n'avait envie de l'accompagner, mais il en fallait toujours un qui se sacrifie. Les jours où c'est tombé sur moi, je n'en menais pas large. À la sortie du garage où il avait conduit sa 403 après un accident, il pouvait très bien emplafonner un autre véhicule et faire demi-tour aussi sec ! Écolier, puis lycéen, j'ai souvent fait des exposés sur Verdun où il avait été blessé et prisonnier en 1916 alors qu'il était officier aspirant ; j'emportais sa citation pour l'occasion, un casque de poilu et quelques médailles dont sa Légion d'Honneur. Grand-Papa la portait d'ailleurs à la boutonnière, une rosette rouge. Il avait participé aux deux guerres, été fait prisonnier à nouveau en juin 1940 dans le Cotentin, rapatrié comme chargé de famille avant de devenir chef du ravitaillement pour le Cantal, d'abord dans la Résistance (commandant dans les FFI), puis à la Libération. En fouillant dans les archives, mon cousin a trouvé une photo du Lieutenant Roland Bloch au 24ième Régiment d'Infanterie, qu'il pense avoir été prise entre 1924 et 1935. À l'époque les officiers étaient à cheval. On appréciera la longueur du sabre. Officier de réserve, il se tournera plus tard vers la Protection Civile. Il m'emmena chaque année revoir le Tombeau de Napoléon aux Invalides qui étaient proches de leur appartement de l'avenue Constant-Coquelin et à la Parade de la Garde Républicaine. Ce défilé de soldats en costumes à travers les siècles se terminait par les acrobaties de l'escadron motocycliste. Depuis, je n'ai jamais pu prendre vraiment au sérieux un motard de la police, me rappelant les figures incroyables qu'ils réalisaient debout sur leurs marche-pied. Quant à l'armée, j'ai préféré me faire réformer P5 plutôt que de perdre un an à jouer à la guerre. Il faut dire qu'à l'époque j'étais plutôt "Peace & Love" et qu'en 1975, sursitaire, je travaillais déjà comme compositeur dans le monde de l'audiovisuel. Je ne possède presque aucun objet lui ayant appartenu. Ma jeune tante, qui vécut avec lui jusqu'à la fin de sa vie, s'est débarrassée de tant de souvenirs de famille qui auraient pu nous intéresser. Dont le piano, un crapaud qui trônait dans un coin du salon ! Quelques pipes dorment au fond d'un de mes tiroirs. Deux plateaux marocains en cuivre au grenier et deux vases réalisés à partir de culots d'obus. Je crois que c'est tout. De ma grand-mère, une sculpture représentant deux petits singes que j'aime énormément, un vase en verre vert Modern Style et quelques partitions. La dernière semaine de sa vie, comme le personnel hospitalier exhortait mon grand-père à se nourrir, il répondit qu'il ne comprenait pas pourquoi on l'ennuyait alors qu'il avait déjeuné le midi-même d'un homard à la crème au restaurant de la Tour Eiffel. Belle manière de tirer sa révérence !

vendredi 8 octobre 2021

Ni le jardin de son éclat


Au commencement il y eut l'automne, ou plus exactement les couleurs de l'automne.
Ce n'est pas vrai. Il est déjà tard dans l'après-midi lorsque je prends le temps de me poser et de regarder le jardin. Dès huit heures ce matin, je m'y étais attaqué comme un forcené. Coupé les bambous qui étouffaient le palmier, les effeuiller au sécateur avant de glisser les longues tiges sous le toit du garage, retirer les mortes qui avaient jauni. Attendu ma compagne avant de grimper en haut du charme pour couper de grosses branches à la tronçonneuse. Timber ! Pédalé jusqu'à la mairie pour chercher des sacs en papier à déchets verts et les remplir à ras bord. Aspiré-broyé le reste. Huit heures plus tard je décidai que c'était bon comme cela pour aujourd'hui et, fourbu, j'admire le travail.


Opposées à la vigne vierge je crois reconnaître les tropiques. Le ciel pareil à une mer découpée par la plage. Plongée et contrechamp. De l'avion peut-être ne connaîtrai-je plus que le son des réacteurs au-dessus de la maison. Bilan carbone oblige. Souvenirs. Aux plus jeunes il ne restera que les rêves. Je fais semblant. Si la forêt primaire et le désert me manquent, je les chercherai dans l'hexagone. Ou dans ma tête. Drôles d'évasions !


Troisième photo. Dans cet ordre. Secret bien gardé. Accelerando de percussion. C'est la musique de Fumio Hayasaka pour l'arrivée de la police dans Les amants crucifiés. Finalement je prends le temps, le temps d'écrire, le temps de vivre. Il serait temps. Il est toujours temps. C'est ce que je m'évertuais de répéter hier soir à un ami en détresse. Rien n'est jamais joué. Encore une fois résonne dans ma tête la fin de Au pied de la lettre dans Trop d'adrénaline nuit, le premier disque du Drame : sans que nous nous soyons concertés, Bernard scanda "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" tandis que je clamais "Tout homme détient dans ses mains son destin". Je n'avais que 24 ans, mais Apollinaire et Vigo se complétaient à merveille.
Le soir tombe, la température est clémente pour octobre, je retourne admirer la nouvelle figure du jardin...

lundi 20 septembre 2021

Ping Pong pour deux somnambules (archives)


Durée de chaque film :
Jumeau Bar 4'08 - Modified 6'07 - L'ardoise 5'33 - Les dormeurs 3'17

Article du 11 octobre 2008

Depuis que je joue en duo avec Nicolas Clauss, je suis aux anges lorsque nous nous produisons en spectacle. Sous le nom de Somnambules, nous avions adoré jouer avec d'autres musiciens tels Pascale Labbé, Didier Petit, Étienne Brunet, Éric Échampard, mais j'étais trop préoccupé par l'orchestre pour me fondre totalement aux tableaux interactifs de Nicolas.
Bien que je sois capable de produire autant de bruit qu'un grand orchestre, je n'ai jamais apprécié le solo, pas tant pour la musique que pour le plaisir du ping pong. Les images que mon camarade anime en direct me renvoient une critique, des propositions, un univers qui me stimulent et me permettent d'improviser librement. D'un spectacle à l'autre, nos interprétations à tous deux peuvent différer radicalement, nous créons de nouvelles œuvres, nous en donnant à cœur-joie. Ce billet n'apporte aucune analyse, les films parlent d'eux-mêmes, aujourd'hui mes notes livrent seulement quelques informations "techniques"...
Ainsi, nous commençons souvent avec Jumeau Bar dont je transforme les sons avec mon Eventide H3000, une sorte de synthétiseur d'effets que j'ai programmé pour passer les sons à la moulinette. Nicolas construit également ses boucles en proposant sa propre version du module interactif original. Si vous allez sur FlyingPuppet, vous pourrez jouer vous-même avec la vidéo... Pervertir le travail que j'ai réalisé il y a quelques années est une opération très amusante. Je tire le scénario vers l'humour, en trafiquant les sons synchronisés, en exagérant les nuances par des effets appropriés à chaque plan.


J'ai placé les quatre films sur DailyMotion et YouTube, mais je préfère en général le premier qui n'incruste pas son nom dans l'image comme on marque les troupeaux. Modified est le dernier tableau de Nicolas Clauss, pas encore en ligne, le plasticien hésitant à l'heure actuelle entre exposer ses tableaux animés sur le Net ou off line dans des espaces réels. La rareté produirait-elle plus de désir ? Le plus souvent, ses œuvres rendent mieux leur jus lorsqu'elles sont projetées sur de grands écrans, les ordinateurs ne rendant pas la beauté du détail, l'émotion de l'immersion...
En modifiant électroniquement ma voix, une cythare inanga (rapportée de Stockholm en 1972), un violon hou-kin (achetée deux ans plus tard rue Xavier Privas) et une flûte roumaine (je ne me souviens plus d'où elle vient, mais ses sons stridents passent au-dessus de n'importe quel ensemble ou magma électro-acoustique), je suis la logique du tableau interactif joué en direct par Nicolas, un Organisme Programmatiquement Modifiable...


Avec deux petits instruments électroniques, un Tenori-on et un Kaossilator, j'accompagne les divagations dessinées d'une bande de gamins avec qui Nicolas a élaboré l'installation interactive de L'ardoise. J'ai réussi à m'approprier le Tenori-on depuis que j'y ai glissé mes propres sons. Il n'y a hélas que trois banques personnelles pour 125 timbres d'usine. J'utilise ici des échantillons de mon VFX. Le Kaossilator me sert de joker. Lorsqu'on improvise, il est toujours utile d'avoir plus de matériel que ce dont on a besoin. Au dernier moment, j'ai décidé d'ajouter une radiophonie réalisée en 1976, premier mouvement de mon inédite Elfe's Symphonie que je diffuse avec un cassettophone pourri. Depuis, je l'ai numérisée pour pouvoir la traiter électro-acoustiquement avec l'AirFx, un autre effet qui permet, par exemple, de scratcher n'importe quelle source sonore comme un DJ sur sa platine, mais sans y toucher, en jouant avec un rayon infra-rouge en 3D !


Le dernier film qu'a tourné Françoise à La Comète 347 montre Les dormeurs, une pièce de Nicolas de 2002 que j'aime beaucoup et que j'accompagne à la trompette à anche. Comme Jumeau Bar, vous pouvez jouer vous-même avec en allant sur le site après avoir téléchargé le plug-in Shockwave.

mercredi 16 juin 2021

Hara-kiri de Mishima


En 1970, toutes les copies japonaises de Yūkoku ou Rites d'amour et de mort (Patriotisme), l'unique film de Yukio Mishima, avaient été détruites à la demande de sa veuve Yuko. Le célèbre écrivain nationaliste s'était fait seppuku (traduit "hara-kiri" en argot) lors d'une tentative de coup d'état avec son armée privée, mise en scène de son suicide rituel. Un de ses disciples le décapita avant de s'éventrer au sabre à son tour. Le producteur du film ayant sauvé le négatif et la veuve ayant disparu en 2005, Criterion avait sorti un dvd (zone 1) avec en suppléments un long entretien radiophonique, une interview vidéo de Mishima sur la seconde guerre mondiale et la mort, le témoignage des survivants de l'équipe du tournage, le livret incluant la nouvelle originale et un texte sur le film rédigé par Mishima lui-même. Depuis, les éditions Montparnasse avaient publié à leur tour le film, donc en Zone 2 (compatible avec les lecteurs en France), accompagné d'un formidable et sulfureux entretien audiovisuel inédit en français (!) de l'auteur par Jean-Claude Courdy, ainsi qu'un passionnant livret de 32 pages de Stéphane Giocanti et l'édition Folio/Gallimard du livre de Mishima, Patriotisme et autres nouvelles d'où est tiré le film.

ATTENTION : le film qui suit recèle des images pénibles difficiles à regarder pour beaucoup de spectateurs !


Celui-ci ressemble à une répétition de l'acte final, l'écrivain mettant en scène sa propre mort en y interprétant le rôle principal, inspiré par l'auto-érotisme du martyre de Saint-Sébastien. L'amour et la mort y sont liés avec une puissante intensité que l'histoire réelle souligne avec d'autant plus de crudité. En noir et blanc, muet avec des intertitres, Patriotisme, toutes proportions gardées, rappelle Un chant d'amour de Jean Genet, sublime et unique film de l'écrivain français, par ses rituels homosexuels axés sur la beauté. Le DVD propose une version japonaise et une version anglaise, la version française manquant, mais l'enregistrement usé de 1936 du Liebestod de Tristan et Iseult de Richard Wagner, ici redondante illustration musicale, fonctionne beaucoup moins bien qu'avec Un chien andalou de Buñuel. On en ressort plus troublé qu'ébahi, l'autre référence qui me vient à l'esprit étant Salo ou Les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, un troisième écrivain à passer au cinéma, tout aussi provoquant, avec la même franchise, la même cruauté, la même sublimation...


Dans la foulée, Criterion avait édité un second luxueux DVD (double cette fois, toujours zone 1, puis Wild Side l'avait publié également en France) autour du film Mishima: A Life in Four Chapters, fiction kitsch de Paul Schrader s'inspirant de la vie de l'artiste et composé également d'extraits mis en scène de plusieurs de ses pièces. En plus du superbe livret, un documentaire de la BBC et nombreux entretiens et commentaires accompagnent le film produit par Coppola et Lucas (Zoetrope). Bien que la musique omniprésente de Philip Glass noie le film dans ses ors et rose bonbon, les racines de l'œuvre de Mishima sont clairement mises à nu, de l'autorité de sa grand-mère à l'amour immodéré pour sa mère, de sa culpabilité d'avoir échappé à une guerre qu'il ne supporte pas que son pays ait perdue à ses inclinations homosexuelles difficilement assumées, du code d'honneur du samouraï au culte du corps qu'il ne peut souffrir de voir se flétrir.

Article original du 18 août 2008

mardi 8 juin 2021

Dans la famille "Musiciens", je demande le père, la fille et le fils...


La biographie de ma fille Elsa s'ouvre par des mots qui m'ont surpris la première fois que je les ai lus : "Née dans une famille de musiciens...". Comme ce n'est pas mon cas, il m'a fallu un temps pour me rendre compte que sa mère et moi l'avions bercée dans les mélodies et les bruits du monde. On dit souvent que les chiens ne font pas des chats. J'espère aussi que les chats ne font pas des chiens, mais ça c'est une autre histoire ! Avec Bernard Vitet, nous avons écrit une douzaine de chansons pour Elsa qu'elle a enregistrées lorsqu'elle avait 6 ans, 9 ans et 11 ans. Vingt ans après ¡ Vivan las utopias !, Jean Rochard lui a demandé de participer aux Chroniques de résistance de Tony Hymas et récemment elle enregistrait Petite fleur avec Ursus Minor sur nato, son excellent label. Elsa a beaucoup plus joué avec sa maman, Michèle Buirette, en particulier dans le spectacle Comment ça va sur la Terre ?. Si elle a hérité de son talent mélodique, je retrouve quelques traces de mes facéties bruitistes dans les spectacles de Söta Sälta qu'elle joue ces jours-ci au Théâtre Dunois avec Linda Edsjö, Comme c'est étrange ! et J'ai tué l'amour, ou avec le Spat' sonore également au Dunois en juin. Ce n'est pas seulement le père qui vous encourage à réserver les dernières places disponibles, mais l'amateur d'émotions fortes et d'évènements extra-ordinaires...

Récemment j'ai été tout aussi ému par deux disques où une fille a convoqué son père, et où père et fils se sont retrouvés sur les mêmes références. La pianiste et chanteuse Macha Gharibian a réuni son père Dan, guitariste et chanteur co-fondateur du célèbre groupe Bratsch, l'accordéoniste Aret Derderyan, le joueur de kamantcha Gérard Carcian et Artyom Minasyan aux doudouk, clarinette, shevi, zurnz, pekou, pour des Papiers d'Arménie qui diffusent un délicieux parfum. Si la musique arménienne distille souvent une grande tristesse, plainte renforcée par le génocide dont ce peuple a été victime au début du XXe siècle, Guenats Pashas célèbre la vie et la joie d'être ensemble. En 1994 j'avais assuré la direction artistique du CD Haut-Karabagh, musiques du front enregistré sur place, dans les tranchées, par Richard Hayon. L'atmosphère y était terrible, bouleversante. Heureusement il n'y a pas que les larmes dans ce nouvel album, et même si les évènements récents ont de quoi révolter les Arméniens, on y chante, on y danse. C'est un disque chaleureux, lyrique et entraînant.

Dans un genre radicalement différent, le guitariste Richard Pinhas a produit ses Sources en se joignant à son fils Duncan, aux synthétiseurs analogiques et à la guitare, pour un rock alternatif dont le courant rappelle les envolées psychédéliques du meilleur Heldon. Les sons électroniques de Duncan Pinhas peignent des paysages sonores au dessus desquels s'envolent la guitare de son père. Sur Puissances infectées et Le Gritche la batterie d'Arthur Narcy renforce le son années 70 de leurs vertigineux rituels aux accents pinkfloydiens des débuts. Les oscillateurs encouragent aussi les drones planants que l'on retrouve sur les morceaux plus calmes, connotés des mêmes années. Là encore, la complicité favorise la transmission.

Ce ne sont évidemment pas les seuls exemples de familles d'artistes où la musique exprime tendresse filiale et parentale, mais ce sont ceux qui tournent sur ma platine cette semaine. Ces chroniques m'ont été dictées par un article de 2008 où je réalisais que ma fille était l'avenir de mes gènes, mais que le mien obéissait à des forces qui m'étaient propres, considération en marge de l'amour que nous pouvions ressentir les uns pour les autres... Cela n'empêche pas Elsa de faire régulièrement des apparitions dans mon travail, le plus récent étant sa participation à l'album de mon Centenaire avec une chanson écrite en collaboration avec sa maman...

UN PÈRE ET MANQUE
Article du 10 juillet 2008


Ma fille a repris le train et ça me rend triste. Ce n'est pas facile d'être père, ou mère, lorsque les enfants grandissent. Ils volent de leurs propres ailes, même si l'on est toujours là pour les coups durs. On a fait notre travail. Il leur reste à inventer leur vie. On met toute la sienne à savoir qui on est et pas de qui on naît. Les parents sont des fardeaux dont il est crucial de se défaire. Cela n'empêche pas les sentiments tendres. On reviendra vers eux, plus tard, si ce n'est pas trop. Après l'enfance fusionnelle, vient l'adolescence rebelle, puis la confiance en soi rapproche les générations, et il reste encore l'épreuve parentale. Mais le cycle n'est pas terminé. Il faut apprendre à vieillir. Savoir profiter de chaque instant de son âge, lâcher sans renier, persister sans ridicule, recommencer sans cesse. Il faut encore et encore réapprendre l'indépendance.

→ Papiers d'Arménie, Guenats Pashas, CD Meredith Records, dist. Socadisc
→ Richard & Duncan Pinhas, Sources (extrait sur Bandcamp), LP/CD Bam Balam, dist. Clear Spot et La Face cachée, exclusivité "DISQUAIRE DAY" 12 juin 2021
→ Söta Sälta, Comme c'est étrange !, CD Cie Sillidill/Victor Mélodie (Grand Prix de l'Académie Charles Cros), spectacle jeune public (à partir de 5 ans) au Théâtre Dunois, du 7 au 18 juin 2021 (voir les horaires)
→ Söta Sälta, J'ai tué l'amour, spectacle au Théâtre Dunois, 11 juin à 19h uniquement
→ Spat' sonore, Des madeleines dans la galaxie, spectacle tout public (à partir de 5 ans) au Théâtre Dunois, samedi 19 juin à 19h - dimanche 20 juin à 11h et 16h

jeudi 22 avril 2021

La trilogie Angel commençait bien...


J'avais été intrigué par la publication en Blu-Ray du coffret Angel par Carlotta dont les sorties frisent presque toujours l'excellence. Il faut bien dire qu'en matière de cinéphilie l'éditeur français choisit souvent le haut du panier, tournant également des compléments de programme passionnants ou sous-titrant leurs éditions originales, bonus exclusifs dont les adeptes de la dématérialisation des supports ne peuvent pas bénéficier. Je n'avais donc jamais entendu parler de cette trilogie qui semble avoir fait d'autres petits, puisqu'il s'agit d'une série franchisée, ce qui signifie que les rôles récurrents sont tenus par des comédiens différents, idem pour les réalisateurs, un peu comme James Bond. Je donne cet exemple parce qu'a priori ce n'est pas ma tasse de thé, mais la promo annonçait qu'Angel "dépoussiérait avec panache le genre très masculin du vigilante movie".


J'étais curieux, mais restais dubitatif. Or le premier volet d'Angel est une énorme surprise. Robert Vincent O’Neill, avec le soutien du scénariste Joseph Cala, signe un film étonnant qui rappelle les thrillers de Brian de Palma. Tournées en caméra légère, l'Arriflex, et sans autorisation, les séquences sur Hollywood Boulevard confèrent au film son authenticité. La jeune comédienne Donna Wilkes, "lycéenne modèle le jour, prostituée la nuit", et tous les autres rôles véhiculent une telle barjitude qu'ils confèrent à ces années 80 leur authenticité. Filmant à l'arrache en quatre semaines, le réalisateur doit jouer d'une roublarde intelligence pour arriver à ses fins. Il soigne ses cadres, la lumière, la profondeur de champ pour tout recaler au montage, exercice de haute-voltige.
Si ce premier volet est axé sur un tueur en série évidemment tordu, le second est basé sur une vengeance dont on n'a rien à faire, mais c'est surtout une catastrophe. Dans les bonus, Robert Vincent O’Neill explique ce qui se passe quand des producteurs imposent leurs vues sans discernement. La nouvelle comédienne n'a ni la fraîcheur ni le peps de la première, et ce n'est même pas un banal film de série B comme au moins le troisième volet, dit Le chapitre final, celui-là réalisé par Tom DeSimone, produit sans en avertir les auteurs précédents. On a l'impression que le nouveau réalisateur (ou les producteurs ?) a inventé une histoire pour montrer des filles nues, en veux-tu en voilà ! C'est l'image qui reste de ce film d'action dans le milieu de la prostitution.
La faillite des volets 2 et 3 ne doit pas faire de l'ombre à l'Angel filmé en 1983. L'entretien Avec Robert Vincent O’Neill, qui avait travaillé comme chef accessoiriste sur Easy Rider, donne envie de voir ses autres œuvres comme Blood Mania, film d'épouvante de 1970...

Coffret Angel (Angel, La vengeance, Le chapitre final), 3 Blu-Ray Carlotta, 40€

mercredi 7 avril 2021

Films vus confiné


La pile des disques qui m'ont plu et pour lesquels je n'ai pas trouvé les mots grimpe inexorablement. C'est comme tous les films que j'ai vus récemment sans évoquer les excellentes soirées passées à les regarder. J'écoute tellement de belles musiques et je regarde tant de films que j'en oublie la plupart si je n'écris pas un article dessus. Ce n'est même pas certain, mon blog me servant de pense-bête. 4700 articles, comment voulez-vous que je m'en souvienne ?! Ainsi j'efface malencontreusement de ma mémoire des gens, des lieux, des soirées, des livres...
Par exemple, je me suis amusé des six courts épisodes de Staged où Michael Sheen et David Tennant, jouent leur propres rôles tentant de combattre le confinement en montant Six personnages en quête d'auteur en visioconférence. J'aime me fabriquer des festivals autour d'un auteur comme récemment Julien Duvivier avec La tête d'un homme, La belle équipe, Un carnet de bal, La fin du jour, Panique, Sous le ciel de Paris, Voici le temps des assassins, Marie-Octobre, et le moins noir, mais tout aussi cruel, Au royaume des cieux que je n'avais jamais vu. Ou la polonaise Agnieszka Holland dont Europa, Europa m'a donné envie de continuer avec Le jardin secret, Copying Beethoven, Sous la ville, Spoor, L'ombre de Staline (Mr Jones), Charlatan. Ses films traitent toujours de l'ambiguïté des individus, trait propre à l'histoire de son pays. J'ai été surpris par le culot et le talent du Roumain Radu Jude avec Bad Luck Banging or Loony Porn qui réfléchit si bien notre époque où les mœurs tournent à la folie, me poussant à rechercher Aferim!, Peu m'importe si l'Histoire nous considère comme des barbares et ses autres films pour voir s'ils sont aussi provocants. Ravi de trouver les derniers courts de Mark Rappoport, L'Année dernière à Dachau, The Stendhal Syndrome or My Dinner with Turhan Bey, Two for the Opera Box, avec son style inimitable pour dégonfler la baudruche hollywoodienne avec la plus grande tendresse.
Chez les Américains je conseillerai Promising Young Woman, comédie noire d'Emerald Fennell, News of the World (La mission), western de Paul Greengrass, Da 5 Bloods de Spike Lee sur quatre vétérans du Vietnam, Uncle Frank d'Alan Ball, l'auteur toujours passionnant de Six Feet Under. Pour les amateurs de science-fiction ou d'héroic fantasy, vous pouvez regarder Chaos Walking de Doug Liman et Wonder Woman 1984 de Patty Jenkins , vous perdrez moins votre temps qu'avec Zack Snyder's Justice League qui dure 4 heures vaines et interminables. The Dry est un bon thriller australien de Robert Connolly, et puis les grands espaces, cela fait du bien quand on ne peut pas voyager, même si l'enfermement est d'une autre nature. On le constate aussi dans la série policière Mystery Road. The Father de Florian Zeller avec Anthony Hopkins, personnage atteint d'Alzheimer, et Olivia Colman, qui joue le rôle de sa fille, est filmé non en caméra subjective, mais en découpage ou interprétation subjectives, ce qui est intéressant en plus des numéros d'acteurs. Pacto de Fuga du Chilien David Albala est le récit des Évadés de Santiago à la fin de la dictature de Pinochet. Birds of Prey de l'Américaine d'origine chinoise Cathy Yan est radicalement différent de son précédent Dead Pigs, mais tous les deux sont incisifs et drôles.
La daronne, la comédie policière de Jean-Pierre Salomé, se regarde avec plaisir, et Madame Claude de Syvie Verheyde est un polar français très personnel. Je comprends maintenant pourquoi nous ne voyions rien depuis la fenêtre de notre salle de montage qui en 1972 donnait sur le jardin de la célèbre proxénète qui venait simplement de fermer boutique. La jeune Céleste Brunnquell, vue aussi dans la série En thérapie, est formidable dans Les éblouis de Sarah Succo...
Vous pouvez par contre éviter le multiprimé Adieu les cons ! qui est le pire de la carrière d'Albert Dupontel, d'un ennui et d'une banalité incompréhensibles, Effacer l'historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine qui ont perdu leur gnaque, Can't Get You Off My Head, la dernière série documentaire politique en six épisodes d'Adam Curtis, brouillonne et pas du niveau de tous ses chefs d'œuvre passés, Ma Rainey's Black Bottom de George C. Wolfe, décevant de superficialité, mais je ne vais pas dégommer tous les navets que j'ai tentés en vain... Et puis c'est sans compter les articles précédents de ma rubrique cinématographique...
On remarquera que beaucoup de ces films sont signés par des femmes, et que je les ai choisis sans considération pour une quelconque parité, ce qui est une excellente nouvelle !
Fort de cette liste, je remets à demain les musiques qui m'ont accompagné pendant la rédaction de certains de mes articles...

jeudi 25 mars 2021

Le printemps ?


On peut toujours rêver. J'ai rassemblé cinq articles que j'avais écrits pour le 40e anniversaire de mai 68. J'aurais bien aimé faire la même chose pour le 150e anniversaire de la Commune, mais même centenaire j'aurais raté le coche. Les citoyens semblent anesthésiés, paralysés par la peur, et pourtant cela commence à frémir, dans les théâtres, dans les entreprises... Les Gilets Jaunes auront dix fois plus de raisons de se mettre en boule. Le gouvernement fait payer à la population sa gestion épouvantable de la crise. Nous sommes passés, par exemple, de 2500 lits de réanimation à 1700 en Île-de-France depuis mars 2020. Le capitalisme s'est offert un beau lifting à nos frais et cela ne fait que commencer. Ils prétexteront la catastrophe économique pour vendre l'État au privé. Combien de petits commerces ne rouvriront pas, au profit des grandes enseignes multinationales ? Le nombre de pauvres grandit déjà. Mais famine rime avec révolte. Il faut toujours se méfier de ceux qui n'ont rien à perdre...

AVANT, APRÈS
Article du 5 mai 2008

Voilà, le joli mai est enfin arrivé, précédé de commémorations quarantenaires à n'en plus finir. Cette précipitation marque-t-elle l'envie de s'en débarrasser ou au contraire que cela dure longtemps ? Plus longtemps certainement que n'avaient duré à l'époque les événements célébrés depuis des semaines à grand renfort de publications, publicité, récupérations, révision, réaction, réanimation, etc. Il y a autant de mai 68 que d'individus à l'avoir vécu, ou pas. Chacun le réfléchit sous l'angle unique de son expérience, étudiant à Paris ou en province, en grève dans son usine ou déjà réactionnaire, loin du tumulte ou en plein dedans, nostalgique ou révisionniste, fidèle à ses idées d'antan ou renégat réembourgeoisé, et différemment selon ses affinités politiques, ses origines sociales, sa profession ou son âge... Ce n'est pas tant le mois de mai qui nous marqua, mais les années qui suivirent. Jusque là, la jeunesse n'avait jamais manifesté qu'en faisant des monômes le jour des résultats du Baccalauréat en secouant un peu les automobilistes qui roulaient boulevard Saint-Germain. Les générations précédentes avaient connu la Résistance ou la guerre d'Algérie. Les parents ou les grands frères "engagés" avaient raconté leurs combats contre l'Occupation ou pour l'indépendance algérienne. C'est ainsi que les traditions se transmettent. Le pays vivait en blouse grise. Si le ciel allait se colorer de rouge et noir, il se parerait aussi de l'arc-en-ciel psychédélique...
Au Lycée Lafontaine, ma sœur avait son nom brodé sur sa blouse obligatoire. Bleu clair ou écrue, en changeant alternativement tous les quinze jours pour être certain qu'elle soit lavée, et vendue exclusivement au Bon Marché. Le pantalon était interdit dans les lycées de filles et la directrice elle-même vérifiait à l'entrée la distance du bas de la jupe jusqu'au sol avec un mètre de couturière ! Les petites anecdotes comme celles-ci en disent long sur l'époque. Ni les écoles ni les lycées n'étaient mixtes. La distance entre garçons et filles allaient d'un coup voler en éclats.

L'image est celle du livre-CD N'effacez pas nos traces ! de la chanteuse Dominique Grange dont j'allais bientôt fredonner les chansons (La pègre, Grève illimitée, Chacun de nous est concerné, À bas l'état policier) et qui ressort aujourd'hui dans une nouvelle interprétation abondamment illustrée par son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi (96 pages inspirées). C'est dans la tradition des chansons engagées d'Hélène Martin, de Francesca Solleville (qui apparaît ici dans les chœurs, aux côtés du violoniste Régis Huby, du bandéoniste Olivier Manoury, entre autres), de Monique Morelli, Jean Ferrat, Colette Magny... Le 45 tours original était sérigraphié et coûtait 3 francs. Le petit bouquin carré, gentiment préfacé par Alain Badiou, est un cadeau sympa parmi la marée d'objets de consommation édités à l'occasion du quarantenaire. Chacun y va de son mai. Je ne me joindrai à la meute que le 10 mai prochain, journée qui alors marqua ma seconde naissance, mais je n'ai rien à vendre...
Sur un autre 45 tours, d'Evariste cette fois, toujours 3 francs, dont la pochette était signée Wolinski, publié par le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d'Agitation Culturelle) et sur le quel figuraient La faute à Nanterre et La révolution, on peut lire : "Ce disque a été réalisé avec le concours des mouvements et groupuscules ayant participé à la révolution culturelle de mai 1968. Il est mis en vente au prix de 3F afin de démasquer à quel point les capitalistes se sucrent sur les disques commerciaux habituels" ainsi que "Ce disque est un pavé lancé dans la société de consommation".


MA SECONDE NAISSANCE
Article du 10 mai 2008

Peut-être était-ce quelques jours plus tôt et je fais un amalgame avec la journée qui précède "la nuit des barricades". J'essaye de me souvenir. C'était un vendredi. Le vendredi 10 mai. La foule des lycéens était attroupée devant la petite porte du lycée en face du stade et personne n'entrait. On se demandait si on allait suivre le mouvement qui depuis quelques temps animait Nanterre et le quartier latin. Nous ne savions pas vraiment quoi faire. À l'appel des CAL (Comités d'Action Lycéens), des mots d'ordre de grève avaient circulé, mais jamais on n'avait entendu parlé de grève d'élèves, ni des lèvres ni des dents (en fait les premières ont lieu dès décembre 67). Je me suis dévoué pour aller voir le proviseur pris dans la cohue et je lui ai posé la question qui nous turlupinait. Depain, un type plutôt pas mal dans la difficulté de sa fonction, m'a répondu "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse !" en me montrant tout le lycée massé sur le trottoir. Ensuite, tout est allé très vite, j'ai dit "Portez-moi !" et j'ai crié au-dessus des têtes "Je viens de parler avec Monsieur le Proviseur, il n'y aura pas de sanction..."
Ma vie a basculé en quelques secondes. J'avais quinze ans, jusque là il aurait été hors de question que je franchisse le seuil de la maison sans cravate, même pour aller acheter le pain. Mes parents trouvaient étrange cette lubie. J'avais été un bon élève, le fils aîné d'une famille qui se prétendait "intellectuels de gauche". Mon engagement se cantonnait aux dissertations que ma mère avait souvent rédigées à ma place. Et puis tout à coup, je suis porté par la foule, ovationné, et je m'entends hurler "Tous à Lafontaine !". C'était le lycée de filles à côté de Claude Bernard. Nous marchons. Nous enfonçons les portes et nous grimpons quatre à quatre dans les étages, ouvrant les portes des salles où se donnent les cours. On ne peut pas dire que notre élan fut couronné de succès. Tout juste une dizaine de filles débrayèrent pour "grossir" notre défilé qui se dirigea d'abord sur Jean-Baptiste Say puis Jeanson de Sailly. Mon oncle Gilbert appela mon père pour le prévenir qu'il venait de me voir passer "à la tête d'une manifestation" rue de la Pompe où il décorait la vitrine d'une boutique. Nous avons marché et nous marcherons encore beaucoup et nous courrons, ah ça, nous avons couru pendant toutes ces années ! Je n'étais pas un lanceur de pavés, mais j'ai couru, couru jusqu'à la manif contre Nixon quelques années plus tard, seize kilomètres à bout de souffle avec les matraques qui s'abattaient sur les crânes de tous les côtés... En fin d'après-midi, nous avions rejoint les autres défilés à Denfert-Rochereau. Tandis que nous attendions, je suis entré dans un salon de coiffure et j'ai demandé s'il était possible que j'appelle mes parents pour les rassurer.
Le soir, ils ont dit qu'il était important qu'on se parle : "Sache que ta mère et moi, pendant les jours qui vont venir, nous allons être très inquiets, mais après tout ce que je t'ai raconté de ma jeunesse je me vois mal t'interdire d'aller manifester..." En 1934, mon père se battait à la canne contre les Camelots du Roi. Il s'était engagé dans les Brigades Internationales, mais n'était jamais parti à cause de ses rhumatismes articulaires aigus. La crise qui a précédé son départ lui a sauvé la vie, aucun de ses camarades n'est revenu d'Espagne. Plus tard, il entrera dans la Résistance, dénoncé il sera fait prisonnier, s'évadera du train qui l'emmenait vers les camps, etc. Mon activité "révolutionnaire" était beaucoup plus modeste...

Article du 13 mai 2008

Lundi 13 mai 1968, c'était ma deuxième grosse manif, mais tout cela est loin. Par contre, je ne peux oublier les suivantes, toutes les suivantes, parce que je faisais partie du "service d'ordre à mobylette". Il s'agissait de précéder le cortège en arrêtant les automobiles aux carrefours pour le laisser passer sans encombre. À une trentaine, on bloquait, les manifestants nous rejoignaient, on repartait au prochain feu. À cette époque il n'y avait pas de voitures de flics pour ouvrir et fermer la voie ! Il n'y avait déjà pas autant de bagnoles, mais dès la pénurie d'essence, on avait l'impression de faire une ballade en forêt. D'autres disaient la plage. Très vite, les feux tricolores ne signifièrent plus rien du tout. Avec ma Motobécane grise, je livrais aussi les affiches imprimées dans les ateliers des Beaux-Arts, je les apportais par exemple à l'ORTF, la Maison de la Radio et de la Télévision dont Godard avait filmé les couloirs pour Alphaville. On rencontrait du monde. La rue était à nous. La vie était à nous. Ce n'était qu'un début.


DEMANDEZ ACTION !
Article du 18 mai 2008

La Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement ressemblait à un baraquement le long de terrains de jeux entre la Porte de Saint Cloud et la Seine. Elle abritait de nombreuses activités et recevait souvent des conférenciers. C'est ainsi que j'ai découvert les projections lumineuses psychédéliques, la relaxation zen et des chanteurs d'horizons très divers. J'habitais alors Boulogne-Billancourt, tissu social constitué des enfants des ouvriers de Renault et des petits bourgeois de l'ouest parisien.
En mai 68, la M.J.C. accueillit le Comité d'Action du XVIe arrondissement, cela ne s'invente pas, où je me souviens avoir milité aux côtés de Rémi Kolpa Kopoul, un peu plus âgé que moi. En fin de journée, nous allions à la sortie du métro vendre un journal créé par les étudiants : "Action, demandez Action, le journal des Comités d'action !" Ma voix portait et nous repartions lorsque nous avions tout vendu. Abondamment illustré par exemple par Siné, Wolinski, Reiser, Topor, Action donnait la parole à ceux qui ne pouvaient s'exprimer dans la presse officielle.
En un sens, il fut pour moi le premier modèle de ce qu'allait devenir le Journal des Allumés (du Jazz) que Francis Marmande saluait la semaine dernière dans Le Monde comme "le seul journal offensif, pensé, de cette musique". Il y a un temps pour tout. Il faut savoir tourner la page. Plus tard, Siné créerait L'enragé dont j'ai conservé la collection complète et que nous interviewerons pour notre canard et Topor dessinera l'affiche de mon film sarajevien Le Sniper.
J'ai toujours rêvé pouvoir répondre au jour le jour comme lorsque je produisais Improvisation mode d'emploi sur France Culture tous les soirs en direct à 20 heures ou lors du Siège de Sarajevo quand nous envoyions tous les soirs à 19 heures un film de deux minutes que nous avions réalisé le matin et monté l'après-midi. Un journal papier coûte cher, a fortiori un programme de télévision. Le blog est une manière de perpétuer ce rêve en lui donnant corps. Sept jours sur sept depuis bientôt trois ans, je suis fidèle au poste. J'ignore combien de temps cela durera encore. De nouvelles opportunités auront peut-être raison de cette activité-là aussi. Allez savoir... Mais je suis conscient de l'importance qu'eut sur moi Action comme tout ce qui suivit. L'improvisation me permet de réagir sans délai à une sollicitation et j'imagine que je pourrais continuer en sons ou en images aussi bien qu'en paroles. Action est resté le mot d'ordre qui m'aura permis de croire à mes utopies en leur faisant franchir le seuil qui sépare l'impossible du réel.


TOMBEAU DE GILLES TAUTIN
Article du 15 juin 2008

Les événements de mai ne se sont pas cantonnés au mois de mai 68. Même s'ils ont duré quelques semaines, leur effet s'est réellement fait sentir pendant la demi-douzaine d'années qui allaient suivre. On a célébré leur quarantième anniversaire dès mars-avril pour pouvoir s'en débarrasser le plus vite possible, sur les conseils d'un président qui avait loupé le coche pour jouer le rôle de mouche. Ce qui est important n'est pas ce qui s'est passé alors, mais les changements radicaux qui en ont découlé. Pourtant, le samedi 15 juin 1968, je me souviens avoir suivi l'enterrement de Gilles Tautin, un lycéen de 17 ans noyé dans la Seine après poursuite par les forces de l'ordre près des usines Renault de Flins. On parle plus souvent de Pierre Overney, mais la mort de ce garçon à peine plus âgé que moi me marqua considérablement. L'immense cortège ne fait presque pas de bruit, un silence de mort. Je ne suis pas fan des fleurs ni des couronnes, mais chacun dépose une rose rouge sur son cercueil. Je suis retourné. On sentait parfaitement l'injustice, le crime de la police gaullienne. C'était la première fois que j'étais confronté à la mort d'une jeune personne. Celles qui suivirent dans ma vie portent son empreinte. Percuté sur l'autoroute par un imbécile qui roule à contre-sens, pendu pour un chagrin d'amour, suicidé au gaz qui fait exploser l'immeuble, junkies à l'overdose, et puis la maladie... Ça reste toujours une absurdité, même si l'on est en droit de se demander ce qui absurde, de la vie ou de la mort ? La vanité des hommes est sans limites. Je l'oublie parfois.

vendredi 26 février 2021

Un homme aborde une femme


J'en ai un peu marre de transformer mon blog en chroniques de disques et de films. Sans voyages, sans expos, sans spectacles vivants, l'espace vital s'est considérablement réduit. Rubriques désertées. J'ose à peine parler de ma peine à me retrouver seul et je saoule mes copains avec mes histoires qui ne mènent nulle part. Heureusement le printemps approche, et même encore heureux qu'on va vers l'été ! J'ai repris mes notes, des noires, des blanches, des croches et des soupirs. En cette matière j'évite les triolets, mais reprendre les liaisons m'apparaît salutaire. J'écrirais bien une chanson en m'inspirant de cette forme, développant les sous-entendus, dessinant un rythme inédit dont je ne soupçonnais rien encore il y a deux lignes. J'aime improviser sur mon clavier de lettres comme sur celui des sons. Rattraper la phrase précédente par une nouvelle pirouette. Imaginant mon lecteur, ma lectrice.

Je croyais m’entendre. Pas seulement le rythme, mais la petite musique. Les raisons d’écrire, la question de l’âge, la liberté d’être soi. En y repensant, je me suis trompé. Les berceaux familiaux sont Vaucouleurs en Lorraine et Marmoutier en Alsace. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je suis né à Paris, dans la rue des martyrs. Ma mère est née boulevard de Strasbourg et ma grand-mère rue du Faubourg Saint-Denis. Un vrai petit Parisien. Mon père était angevin, parce que le sien avait été muté à la direction de l’usine d’électricité d’Angers. Cela peut sembler des détails. Anges. Danger. Le vin. Chabrot. Levain. Strasbourg. Faux bourg. Électricité. J’ai l’impression de ne jamais travailler et d’être sur le pont du matin au soir. Je dors très peu. Je vis beaucoup. Enfant, j’étais très timide. Je suis devenu extraverti. Comment expliquer autrement la scène et mon journal extime ? Pour aborder les femmes, j’ai toujours écrit, incapable d’exprimer oralement mon attirance. L’avantage des sites de rencontres, c’est que le premier pas est fait, on sait pourquoi on est là, du moins on croit le savoir, je me sens délivré d’un fardeau, complexes toujours liés à l’enfance, de ne pas se trouver beau, de se penser intelligent, une histoire des origines… Mes doigts dansent sur le clavier, deux doigts, sans jamais me relire pour garder l’élan intact. À force de taper, j’entends mon cœur qui bat la mesure. Boum, boum, boum, la basse. Le texte porte la mélodie. Les bruits de la rue qui s’éveille dessinent les accords. Je ne sais plus où j’en suis. Mon célibat, la crise dite sanitaire, m’ont déstabilisé, comme tout le monde. Je m’en sors plutôt bien. Volontarisme. Je suis pourtant très entouré. Les voisins, mes amis, ma fille, il n’est pas un jour sans que je ne reçoive une visite. Je suis un homme de partage, un goût immodéré pour le collectif. La musique, le cinéma. Mais là je suis seul. Ce n’est pas ça la solitude. Quel coquin ! Vilma me faisait remarquer que la maison est si propre et bien rangée qu’on dirait qu’une femme y vit avec moi. Je lui ai répondu que j’avais donc réussi à me le faire croire. La maison est très grande. Elle a envie que je trouve chaussure à mon pied. Chose sûre, le pied. Mes jeux de mots sont-ils des pauses ou des poses ? Je ne suis jamais seul. J’ai deux chats qui entrent et sortent comme ça leur chante, même s’ils préfèrent miauler pour que je leur ouvre. Ils n’ont jamais été aussi câlins depuis que je vis seul. Enfin... Seul ? Enfin seul ! C’est ce que j'ai prononcé à haute-voix un jour, il y a vingt ans après une vilaine histoire, je n’avais plus que mes propres problèmes. Pourtant j’aime soulager mes congénères de leur fardeau. Lorsqu’on me demande de l’aide, j’arrête ce que je fais, toutes affaires cessantes, et je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire le jour même. Sinon ça reste en plan. Je n’ai jamais non plus rendu un projet en retard. Enfant, je courrais pour aller à l’école, jusqu’à ce que j’enfourche ma mobylette grise qui changea ma vie. Maintenant je marche. Même le vélo m’empêche d’admirer les cariatides ou d'échanger un sourire. Il paraît que c’est bon pour la santé. Je n’aimais pas marcher. Je m’y suis mis. Aujourd’hui on me fait un scanner des poumons. En cas de très gros effort j’ai un étau dans la poitrine et ce n’est pas le cœur, je suis passé sur le billard pour la première fois de ma vie, coronarographie, le chirurgien n’a rien trouvé. Si, le cœur, mon cœur qui bat, certes comme à son premier rendez-vous un jeune homme qui me ressemble. On ne se refait pas. C’est tout l’effet que me fait une rencontre. Je pourrais parler comme ça jusqu’à demain, de vos yeux, de vos mains, que m’importe le sang puisque je suis artiste et que l’amour dicte sa loi. C’est fleur bleue. Je mélange les chansons. Je n’ai vraiment lu qu’à partir de vingt ans. J’eus pourtant de bons maîtres comme Julien Gracq au lycée, mais il était prof d’histoire-géo. Des milliers de livres à la maison, combien en ai-je ouverts ? Si j'ai dévoré Cocteau, Ramuz, Cendrars, Schnitzler, Céline, c’est Michaux qui m’a fait sauter le pas. Un soir de panaris, mon maître, un passeur, m’a fait lire Le bras cassé. En donnant des adjectifs à la douleur je l’ai apprivoisée et je me suis endormi. Je ne remercierai jamais assez Jean-André Fieschi. J’ai eu tellement de chance dans ma vie. Je sais, la chance ça se travaille, facile pour un workaholic. J’ai tant aimé, été tant aimé, je reste ami avec toutes mes ex, du moins celles qui ont vraiment compté. Chaque fois que j’écris ce verbe, je me dis que je devrais l’épeler comme un conte. Comme conter sur ses doigts, au bout de ses doigts. Les yeux, les mains, la silhouette, les intentions, le vecteur qui nous pousse et nous attire. Si l’on dit le cœur, c’est parce qu’on n’est rien sans lui ? Le mien joue du tam tam. Est-ce parce que j’aime le bruit ? Tous les bruits du monde. Je les organise. C'est la musique. Même le silence. Ce matin il est assourdissant. À me demander si je n’ai pas des acouphènes. Je vais finir mon petit-déjeuner, mettre en chauffe le sauna que j’ai installé au fond du jardin, j’y passe une vingtaine de minutes chaque matin. Depuis, je ne me coince plus jamais le dos et j’ai fait baisser le sucre et le gras dans mon sang, ce qui ne change pas l’appétit des moustiques qui m’adorent, mais là ils dorment encore. Quelle mouche me pique ? Est-ce une flèche ou son évocation ? Je ne cherche plus mes mots. Je me relis rarement, sauf aujourd'hui puisqu'il s'agit de réécriture. Si vous voyiez ma collection de dictionnaires... À six ans j’ai épuisé le Petit Larousse de A à Z. Hélas j'ai peu de mémoire, je suis seulement bien organisé. Savoir qui on est n’a pas beaucoup d’importance, savoir ce qu’on veut et s’en donner les moyens c’est autre chose. Je suis comme l’héroïne de Michael Powell, I know where I’m going !

La liseuse était restée sur la table du jardin. Seule. Devant le fauteuil vide. J’aurais pu la chercher longtemps. Oulala, cachée sous la table, surveillait le moment où je m'en apercevrais. La nuit était tombée, de haut. Le temps s’était machinalement arrêté lorsque j’eus compris que j’avais raté tous les messages d’une de mes boîtes. J’aurais préféré parler de choses plus amusantes, mais vous m’avez demandé comment s’était passée ma journée et, comme lorsqu’on me donne du « comment ça va ? », j’ai l’habitude de répondre bêtement sincèrement, sans pour autant rappeler son origine scatologique, il ne faut pas exagérer, alors que pour beaucoup ce n’est qu’une formule de politesse. Je les ennuie probablement. Rater ces messages, quel mauvais tour ! Enfant, j’ai passé beaucoup d’après-midis devant le miroir du salon à faire et refaire des tours de magie. Je n’étais pas si habile de mes mains. Je palliais cette gaucherie par le langage, embobinant mes spectateurs pour qu’ils n’aperçoivent pas mes sauts de coupe. Qu’est-ce donc que l’art sinon un tour de passe-passe, une manière de cacher son jeu en inventant des histoires, des histoires à soi ? Lorsqu’on n’aime pas le monde où l’on vit, on s’en invente de nouveaux. Il ne reste plus qu’à les rendre séduisants pour partager les agapes. Hier soir, j’ai lu un petit ouvrage intitulé Un homme aborde une femme. C’est dense. Les digressions sont sensuelles, elles dansent, c’est vrai. J’avais presqu’envie de finir les phrases de Fabienne Jacob ou plutôt de m’y glisser comme un conspirateur. Pas de masque en papier. Un loup. Comme dans les films de Feuillade. Les miennes aussi restent ouvertes, sur le ciel, la voûte étoilée en montagne quand il y a beaucoup plus de lumière que d’obscurité à force de trous d’épingles si rapprochés. J’aime les paysages nus, la forêt vierge, le désert de sable, l’horizon maritime, ils n’ont pas d’histoire, juste la géographie. Les hommes et les femmes d’avant l’Histoire admiraient le même panorama. Ils et elles vivaient les mêmes histoires. Moi aussi, j’ai été plaqué après quinze ans de complicité absolue, pas plaquée, on dit ghostée. Elle est partie rejoindre son père avec un sourire jusqu’aux oreilles et n’a plus répondu à mes mails, à mes textos, à mes coups de téléphone, pendant deux mois, un supplice, et elle ne s’en est jamais expliquée. Personne ne sait pourquoi, aucune de ses amies les plus fidèles. Elle-même le sait-elle ? Tout le monde en doute. Deux mois plus tard nous divorcions, à l’amiable. La connaissant je ne cherche pas à comprendre, j’ai évidemment une petite idée, culpabilité de l'enfance, intrigue shakespearienne emprunte de vénalité, éloge de la fuite, mais ce n’est qu’une interprétation et cela n’a aucune importance, personne ne saura probablement jamais le mot de la fin. Quinze années de bonheur pour sombrer dans l'énigme. Une coda à la mesure de toute une vie de fantaisie. Je n’aurais pas raconté cela si je n’avais lu ce livre. Je m'y retrouve. S'inscrire en faux de la doxa. On peut ne pas adhérer à #metoo pour ne pas se penser victime. Je raconterai un jour comment ma fille mit en déroute six lascars agressifs alors que deux ailes d’ange lui avaient poussé sur le dos. Ce n’est pas une métaphore. Un ange s’était retourné, menaçant de mort leur chef. Les gamins prirent leurs jambes à leur cou. J’adore les digressions, comme un sandwich quantique. Un miroir, une glace sans tain, un miroir déformant, un selfie fake, parfum qui manque à Berthillon, j’aimerais m’y inscrire, m’y écrire, m’y lover, French lover, l’eau verte, la chemise à damier, ah dame hier déjà et j’ose me livrer ainsi, même si j’ai coupé les passages les plus intimes. Qu’est-ce que cela devait être alors, me direz-vous ? La liberté me manque. Fantaisie refoulée par les générations suivantes. Je n’ai jamais adressé la parole à une femme dans la rue, ou dans un café, sans la connaître auparavant. Je me demande même si cela m’est arrivé dans une fête, du moins sans m’immiscer dans une conversation. J’ai fui tout ce qui pouvait m’associer aux machos. Au point d'oublier mon plaisir au profit de celui des femmes, une autre forme de la phallocratie. J’ai souvent attendu qu'elles fassent le premier pas. Ou bien je leur écris. C’est ainsi que j’ai commencé, commencé à écrire, avant la musique, avant tout. Sans cette timidité qui m’asphyxiait je n’aurais probablement rien produit. La souffrance se transformait ainsi en jouissance, un jeu de construction. Taper sur les touches du piano à en décapiter un marteau. Cela me rassurait de constater que les garçons pleurent. J’ai écrit pour faire le joli cœur, écrit lorsque j’étais désespéré, maintenant je peux écrire pour le plaisir d’écrire, construire des cathédrales sonores, agencer des images en soignant les ruptures, me repaître du hors-champ, lieu de tous les possibles, le rêve. Alors bien sûr je rêve, quoi de plus doux, surtout si l’on se donne les moyens de les rendre réels. Parce qu’il n’y a pas de plus beau rêve que la réalité. Celle qui vous gicle au visage, vous aveugle avant de vous laver les mirettes, celle qui vous donne des ailes…

Photo © Peter Gabor

jeudi 11 février 2021

De la responsabilité des formateurs


Douze ans plus tard, j'ignore ce que sont devenus ces étudiants tandis que leurs successeurs sont sacrifiés sur l'autel de la crise. À l'âge où l'on affirme ses choix et ses révoltes, à l'âge où l'on passe des pactes et où la sérendipité accouche de mystères et d'énigmes qu'ils mettront leur vie à dénouer, on les isole, on les parque, on les affame, on les assassine, l'air de rien... Sous prétexte de protéger les anciens ? D'éviter l'hécatombe ? On ne protège pourtant pas les anciens, et l'hécatombe ressemble aux dominos qui tombent en rafale sans ne plus s'arrêter tant ils sont nombreux...

Article du 5 mars 2008

Lors d'un workshop comme celui auquel je participe aux Beaux-Arts de Quimper, il est évidemment épuisant d'enchaîner les projets des étudiants les uns après les autres. Après l'exposé de chacun, il est indispensable d'avoir au moins une idée ou une remarque intelligente. C'est du moins l'enjeu que je me fixe chaque fois. J'essaie de comprendre, m'interdisant de juger, critiquant sans ne jamais acculer un étudiant ou une étudiante dont le travail peut sembler insuffisant ou abscons. Je me sers de tout ce que je trouve dans leur projet ou leur discours pour digresser sur des considérations plus larges qui fassent sens pour l'ensemble des présents. Chaque participation a valeur d'exemple pour tous, aussi leur demande-je d'être attentifs lors de l'énoncé de chaque travail personnel. Il est important que tous les étudiants puissent intervenir sur les exercices ou les œuvres des uns les autres, qu'ils suggèrent et s'interrogent. Je cherche moi-même à comprendre les motivations, les enjeux et la finalité de chaque projet. À la manière des petits enfants, j'égraine les pourquoi. Je me fiche des tâtonnements techniques et des maladresses. Seule m'importe l'originalité de la démarche ou plus exactement la manière dont chacun doit penser par soi-même. J'insiste aussi sur le fait que "ce qui est important n'est pas le message, mais le regard"...
La provocation n'est pas absente de mes interventions, outrepassant les raisons de ma venue, soit le rapport des sons et des images, ici l'utilisation du son dans les œuvres plastiques. Qu'est-ce qu'un artiste ? Y a-t-il toujours une souffrance en amont ? Parfois cachée, elle ne se révélera souvent qu'avec le temps. Quel modèle économique pourra permettre à ces jeunes gens de vivre de leur art lorsqu'ils seront jetés dans la vie active ? Je mets les pieds dans le plat en abordant le tabou de la technique ou de l'argent, des droits d'auteur et de la propriété... Karine et Christine réagissent au doigt et à l'œil. Ensemble, nous dessinons doucement le paysage apparemment inextricable que certains ou certaines arriveront peut-être à apprivoiser. J'aimerais être propulsé dans dix ans pour voir ce que seront devenus les plus créatifs, les atypiques, les révoltés...

vendredi 29 janvier 2021

Dans mes enceintes... (1)


Quand Monks of Nothingness d'Olivier Laisney & Yantras démarre, je pense à ce qu'aurait fait Miles Davis s'il avait été plus inspiré à la fin de sa vie, tenté par le rap et rejoignant le trip hop qu'il avait peut-être initié. Le trompettiste, fan des modes à transposition limitée de Messiaen, est accompagné par Magic Malik (flûte, voix), Romain Clerc-Renaud (claviers, électronique), Damien Varaillon (contrebasse) et Franck Vaillant (batterie, électronique). Le mélange, jazz, homogène, prend bien, avec le rappeur Mike Ladd devenu incontournable dans l'Hexagone dès l'hybridation.


J'ai un faible pour le mélange des genres, les orchestrations hybrides, les voix parlées, alors quand je réécoute Pauca Meæ de Sylvain Daniel, je pense à Origami Harvest d'Ambrose Akinmusire. Cela n'a rien à voir, sauf qu'il y a un quatuor à cordes dans les deux, aussi mélangé à la trompette (Guillaume Poncelet) et à la batterie (David Aknin) tandis que le compositeur bassiste (qui joua jadis du cor) s'empare des claviers, de la percussion, du bugle, etc. Olivier Augrond lit le Livre IV des Contemplations de Victor Hugo. En fait, si ! Il y a des liens entre les deux disques. C'est rythmé et romantique, coloré et mélancolique, répétitif et plein de surprises. Après le précédent Palimpseste, je voudrais vraiment connaître ce qui se passera à la troisième saison...


La délicatesse du jeu de Benoît Delbecq est légendaire. Son travail en solo sur piano préparé est probablement ce que je préfère du claviériste. Son nouvel album The Weight of Light (le poids de la lumière), entre Monk et Webern, lui colle parfaitement. Travail d'équilibriste. La première fois que j'ai entendu du piano préparé, c'était François Tusques pour un disque publié par Le Chant du Monde dans sa collection Instrumental. La seconde fois, le disque Harmonia Mundi des Sonates et Interludes de John Cage m'a définitivement conquis. Je ne me lasse jamais de cet instrument. Ceux et celles qui l'utilisent ont toujours des idées très personnelles, des petits secrets de fabrication. Delbecq met souvent des petits bouts de bois dans les cordes comme des rameaux qui auraient poussé là. Sur la vidéo, des feuilles blanches cachent ses préparations comme Louis Armstrong camouflait ses doigtés sous son mouchoir. Dans quel monde vit-on ?
P.S.: Mais non, pas du tout, Benoît m'envoie un mot pour me dire que c'est un hasard du tournage, film qu'Igor Juget vient de terminer sur l'enregistrement de ce bel album, et qu'on y verra plein de gros plans sur les préparations arboricoles !


Mon cousin Serge m'a offert Mysteries, le disque du trompettiste Simon Höfele qui joue magistralement Ligeti, Jolivet, Hosokawa, Hamilton, Takemitsu, Gruber... Il m'a également envoyé une étude mathématique qu'il a réalisée sur les harmoniques de l'instrument, mais je n'y comprends pas grand chose. Si certains sont intéressés, je peux leur faire suivre.
Et puis il y a d'autres disques sur la platine, mais ça ira pour aujourd'hui. Je dois mettre les épinards à cuire sur le feu et les patates douces dans le four, en évitant les traces de doigts sur les surfaces argentées... À suivre.

→ Olivier Laisney & Yantras, Monks of Nothingness, CD Onze Heures Onze
→ Sylvain Daniel, Pauca Meæ, CD Kyudo, dist. L'autre distribution - Believe
→ Benoît Delbecq, The Weight of Light, CD Pyroclastic
→ Simon Höfele, Mysteries, CD Genuin

mercredi 20 janvier 2021

Évocation de Frank Zappa sur Art District Radio


Il y a quelques jours Serge Mariani invitait Jean Luc Ponty, Jimi Drouillard, Thierry Maillard et moi-même à évoquer Frank Zappa sur Art District Radio... La bonne adresse du podcast est https://artdistrict-radio.com/.../jaa.../speciale-zappa-1943
Pour ma part j'étais très ému de rencontrer Jean-Luc Ponty en direct du Texas où il réside (nous étions tous en visio) ; je ne l'avais pas revu depuis le 15 décembre 1970 au Gaumont Palace. Le lendemain, j'ai eu le plaisir de lui envoyer l'enregistrement du concert du Festival de Biot-Valbonne, que j'avais réalisé quelques mois plus tôt, alors qu'il jouait avec FZ, Alby Cullaz et Aldo Romano. J'avais emprunté l'ampli Marshall de Patrick Vian (Red Noise) pour Frank qui était venu seul avec sa guitare et rassemblé les musiciens pouvant jouer avec les deux "Américains".
À l'époque le disque King Kong où Ponty jouait la musique composée et arrangée par Zappa était une référence absolue pour nous. Le violoniste était accompagné par George Duke, qu'il avait fait connaître à Zappa, Ian Underwood, Ernie Watt, Gene Estes, Buell Neidlinger ou Wilton Felder, Art Tripp ou John Guerin...

vendredi 15 janvier 2021

De l'aventurier, du passeur et de l'inventeur, c'est Bernard qui me manque le plus...


Ce fut la dernière apparition de Bernard Vitet en public. Il mourut cinq ans et demi plus tard d'insuffisance respiratoire. Nous avions collaboré quasi quotidiennement pendant trente deux ans. Je n'ai passé autant de temps avec personne d'autre. C'était mon meilleur ami. Lorsque nous ne passions pas toute la journée à travailler, nous parlions des heures au téléphone, refaisant sans cesse le monde. Je rêverais de lui faire entendre chaque nouvelle pièce, découvrir ce que produisent les nouvelles générations, et discuter avec lui du jeu de massacre que le Capital nous impose. Il braverait le couvre-feu au guidon de son Solex ou de sa Harley. Il était monté en puissance en avançant dans le siècle. Avec mon père, Jean Birgé, et mon maître, Jean-André Fieschi, il forme un triumvirat dont la culture générale permettait toutes les outrances. Cet aventurier, ce passeur et cet inventeur m'ont appris à penser par moi-même. Bernard avait toujours une interprétation différente de la réalité. C'est celui des trois qui me manque le plus...

FRANÇOIS TUSQUES ET BERNARD VITET, DUO PERMUTANT
Article du 2 décembre 2007

Concert très émouvant vendredi soir à Montreuil où François Tusques jouait en duo avec Bernard Vitet dans le cadre des Journées Approxcinématives "Free Jazz / oreille Cinéma / iconophonies déconstructives ". Bernard, qui ne peut plus jouer de trompette à cause de ses problèmes dentaires, avait apporté sa trompette à anche (une trompette piccolo en si bémol aigu à quatre pistons avec un bec de saxophone sopranino) et son Reggy (un synthétiseur à pad sensitif construit il y a trentaine d'années par son cousin). François tissait une trame de notes grapillées s'enchevêtrant avec les sons électroniques. L'osmose était parfaite, y compris lorsqu'ils intervertirent les rôles, Bernard passant au piano et François au Reggy ! François dit que le synthétiseur produit un peu ce qu'il a toujours cherché, un habile équilibre entre l'écrit et l'aléatoire. Les notes rebondissaient dans tous les sens comme le vacarme des oiseaux virevoltant le soir en essaim, assourdissant tintamarre envahissant certains arbres appréciés par les passereaux, pour une musique naviguant entre free jazz et Ligeti.


Beaucoup d'anciens s'étaient déplacés pour écouter les deux septuagénaires, mais le peu de jeunes gens présents m'appparut angoissant. Je comprends aussi mieux Bernard qui a toujours évité de se retrouver au milieu de ses vieux potes, parce que cela lui "flanquait les moules", les mollusques collés à la proue des navires les empêchant d'avancer. L'âge du public est une question préoccupante. Les musiciens des nouvelles générations s'intéressent-ils si peu à ce qui s'est fait auparavant et à ce qui les a façonnés, souvent malgré eux ? Le concert de vendredi montrait une approche électro tout à fait originale et juvénile qui tranchait avec le tout venant à la mode.
Hier, nous assistâmes à la projection de trois films parmi la somptueuse programmation de Patrice Caillet : Archie Shepp au Panifrican Festival d'Alger avec Alan Silva qui jouait également ce soir, Sunny Murray, Clifford Thornton et Grachan Moncur III, filmés par Théo Robichet en 1971 rappelait l'enracinement du jazz en Afrique et le combat des Black Panthers, ''Don Cherry'', le film de 1967 de Jean-Noël Delamarre, Nathalie Perrey, Philippe Gras et Horace, mettait en scène la face "Peace and Love" de l'époque, et le film sur Un Drame Musical Instantané tourné en 1983 par Emmanuelle K pour la chaîne de télévision pirate Antène 1 montrait la liberté qui soufflait encore alors sur la création...

jeudi 14 janvier 2021

Un train en cache-t-il encore un autre ?


Ce n'est pas le genre d'article à publier ces temps-ci alors que les musées sont fermés. Pourtant, si l'on ne veut pas recommencer la même mascarade quand ils rouvriront, il faudra bien réfléchir à l'absurdité de notre monde, absurdité qui n'est pas née avec la gestion pernicieuse de nos gouvernements... Depuis que j'ai écrit ces phrases, la création numérique n'a fait que s'enfoncer dans la médiocrité, privilégiant le tape-à-l'œil façon Atelier des Lumières, au cinéma seuls quelques vieux briscards osent encore inventer, au Palais de Tokyo les bonnes surprises se comptent sur les doigts de la main, on fait du sur place quand on ne vit pas dans le passé, et la crise dite sanitaire n'offre aucune perspective. Il ne reste plus qu'à espérer un sursaut vital à son issue. On en aura cruellement besoin...

L'ÉCŒUREMENT
Article du 30 novembre 2007

Pas de quoi se jeter sous un train, mais tout de même ! Je suis affligé par l'inanité de la création contemporaine, en particulier celle qui m'a accaparé depuis 1995, la création numérique. Je me suis déjà plaint de l'art vidéo pour les mêmes raisons. Du savoir-faire il y en a, plein les écoles, mais du contenu comme ils disent, que dalle ! Si les artistes qui s'exposent dans les galeries d'art avaient quelque chose à raconter, est-ce que cela se saurait ?
Là, je frôle des interfaces revêches qui remuent des images éculées. Ailleurs des photos voudraient justifier leur laideur par leur taille imposante. On se gargarise sur le programme imprimé, mais sur l'écran le vide s'installe. Sans inspiration, pas d'expiration. C'est mort avant même d'avoir vécu. À croire que les décideurs, les collectionneurs et le public qui les suit pêchent par ignorance. L'inculture est le terreau de l'arrogance. Je reviens chaque fois avec une grosse déprime, parce que j'ai espéré que j'allais tout de même découvrir quelque chose de nouveau, ou bien du sens, un regard, une morale. Cette fois encore, je fais chou blanc, cela me met en colère d'avoir perdu mon temps à rêver non pas d'avant, non, mais "avant" pour après.
Le spectacle de la rue était autrement plus représentatif de ce qui se trame pour l'avenir. Il y avait des gestes étonnants. Les lumières dans les flaques d'eau réfléchissaient mieux que la critique d'art qui ne sait plus où donner de la tête. Le prix des œuvres est tout ce qui reste des rites que les marchands voudraient perpétuer. Cet assassinat est la seule règle qui se répète à chaque vernissage. Une illusion comique, si j'avais assez d'humour pour m'en foutre. Les artistes complaisants ne sont même plus des petits maîtres. Ce ne sont que de mauvais élèves. Ils n'ont pas suivi en classe, trop intéressés par les pauses, s'éradiquant le regard avec des poinçons œdipiens.
Ah, comme j'aurais voulu ne pas écrire cela ! Si les tenants du pouvoir avaient eu plus de lettres, plus de culture cinématographique, plus de culture généraliste surtout, s'ils avaient eu faim, de savoir ou de pain, peut-être les choses auraient-elles été différentes. Mais que voit-on, qu'entend-on ? Un plan mal filmé, mal photographié, figé, mis en boucle, dans un cadre scénographié grossièrement, une interactivité maladroite, régressive, un prétendu concept qui n'est qu'une auto-justification littéraire, et encore, sans le style... Alors que le moindre plan d'un film du temps des auteurs explose sur l'écran en nous laissant la liberté de l'interpréter de mille manières !
Évidemment quelques artistes échappent à la tuerie. Ils se reconnaîtront. J'en parle heureusement de temps en temps dans cette colonne. Ils me sauvent de l'amertume et me redonnent foi en la lumière. En exprimant ma rogne et ma déception, je n'ai pas souhaité donner de noms, ni d'individus, ni de lieux. Je vais déjà suffisamment me faire haïr d'avoir écrit ici ce que maint camarade confesse en coulisses, et surtout pas question de faire de la pub, en les citant, à qui ne mérite que l'oubli. Dans les meilleurs cas, c'est pirouette cacahouète, c'est bon pour l'apéro, mais cela ne nourrit pas son homme avide d'émotion ou amateur d'énigme.
Ce n'est la faute que de l'époque. Ceux qui ont les moyens de s'exprimer sont des privilégiés, des fils de, des filles de, des petits princes et princesses qui n'ont besoin de rien d'autre que d'un supplément d'âme, une légère vibration pour se faire peur et croire qu'on les en aimera mieux. Mais non ! L'art ne peut se nourrir de l'opulence. Comme les révolutions, il naît de la colère. L'art n'est pas un choix, c'est une pulsion, la réponse à une souffrance, une révolte. Ces dernières années, dans les musées, les expositions ou les galeries, je n'ai vu que confort et beaux quartiers. Dans la journée comme le soir, c'est mort. Galeristes, cherchez plutôt du côté des flammes que des spotlights !

mercredi 23 décembre 2020

Vue d'une chambre de bonne


Article du 15 octobre 2007 et son P.S. du jour

Il n'y a plus de bonnes, rien que des familles d'immigrés, avec ou sans papiers. Ils vivent souvent nombreux dans une petite pièce. On ne sait pas qui est le frère, qui est le père, qui est la tante ou la voisine. Les liens du sang sont élastiques, on peut être cousins à la mode de Bretagne. On dit "mon frère" en parlant à un ami, "ma sœur" à une fille que l'on drague. Mon père me dit un jour que la famille n'est rien, qu'il faut choisir ses proches en fonction de leurs idées et de leurs actes. Dans Mischka, Jean-François Stévenin raconte qu'il y a la famille que l'on a et celle que l'on se choisit. L'une subit le passé, l'autre prépare l'avenir. Sans amour, c'est un concept vide. Le reste concerne les gènes, mais là nous sommes hors du coup, réduits à jouer notre rôle de véhicule, un point c'est tout. Les tests ADN peuvent répondre à une question intime, mais aucune loi ne peut les justifier. Le secret est une bombe à retardement avec laquelle chacun peut jouer au risque d'y perdre son âme. Si l'État s'en mêle en ajoutant des quotas, c'est l'horreur la plus abjecte qui se dévoile. Combien de nègres tiennent dans un wagon à bestiaux ? Combien de Boings pour faire le vide ? (je me référais aux expulsions initiées par Jean-Pierre Chevènement et continuées par la suite) Combien d'envols assassins pour que les voisins se réveillent ? Combien de temps avant que cela soit mon tour ?
Du haut de la chambre de bonne, on peut admirer le Sacré-Cœur, monument élevé pour célébrer la chute de la Commune. Thiers aurait aimé Sarkozy. Au premier plan, un autre siège, celui d'une banque. On continue le pano vers le bas. Hors-champ, Barbès. L'arc-en-ciel des peuples laisse espérer des lendemains colorés qui nous feront peut-être oublier notre époque grise, couleur de l'argent. Comble du goût poulbot, le soleil laisse traîner quelques rayons d'or sur la basilique de merde qui continue de jouer les immaculées. "Ah ça non... Tout de même !" s'exclame Brialy dans Le fantôme de la liberté en déchirant la photo. Si j'avais tourné la tête à gauche, j'aurais vu la Tour Eiffel et mon billet aurait été tout autre.

P.S. d'un autre ton :
car treize ans plus tard j'ai tourné la tête à droite, à l'extrême, quitte à me taper un torticolis. Ce que Sarkozy et Hollande ont essayé, Macron, dauphin de son prédécesseur, ici l'a transformé. À l'étranger, ses collègues, tous liés au monde de la finance, s'y emploient de même. Grâce au virus et sa gestion planétaire, le capitalisme rebat les cartes et se refait une santé. Grâce à la crise, le profit des plus riches approche les 1000 milliards ! Les déficits justifieront la vente des biens de l'État, payés par nos impôts, au privé. Les pauvres vont crever, mais le pouvoir prend des risques, car la famine pointe son nez, et elle a toujours précédé les révolutions, quelles que soient leur couleur. En France les lois votées par les idiots de l'Assemblée Nationale permettront à n'importe quel dictateur de régner sans avoir besoin d'en promouvoir de nouvelles. Pour cette fin d'année, nous avons le choix entre l'anesthésie générale, la dépression et son cortège de suicides ou bien la Résistance. Quelques indécis, qui se sont souvent laissés berner par des élections dites démocratiques, tentent les mélanges. C'est écœurant.
Je préférais le texte de 2007 avec tous ses sous-entendus...

lundi 7 décembre 2020

Scott Walker en 8 articles



RÉSURRECTION DE SCOTT WALKER
Article du 14 octobre 2007

Scott Walker est-il en phase avec son époque ou appartient-il à cette catégorie d'artistes qu'on dit en avance sur son temps parce que le monde autour traîne paresseusement les pieds ? La vitesse et le temps dépendent toujours du système de repères choisi. On les dits relatifs, depuis qu'un violoniste a posé que l'énergie est égale au produit de la masse par la vitesse au carré. La masse s'abat sur la caisse en bois de plus d'un mètre d'arête comme les poings cognent le quartier de viande de toute leur énergie sans oublier le temps qui file. Chaque son, millimétré, frappe le corps et l'imagination parce qu'ils répondent au propos d'un artiste qui a refusé de vendre son âme au diable. Les violons partagent leurs âmes avec les sons électroniques et les effets électroacoustiques du laboratoire. Leur concepteur est un être hypersensible et critique qui n'a pas voulu jouer le rôle de pop-star qu'on lui offrait du temps des Walker Brothers. The Sun Ain't Gonna Shine Anymore. Aucun d'eux ne s'appelait Walker, aucun n'était frère. L'argent n'était pas son moteur. Comme Zappa rêvait de composer pour orchestre symphonique et gagnait sa vie avec des chansons pour teen-agers en rébellion, Noel Scott Engel (son vrai nom) passa des succès sucrés de boys band des années 60 aux adaptations amères de Jacques Brel pour aboutir aux diamants noirs Tilt et The Drift que j'évoquais il y a quelques jours.


30th Century Man, le film de Stephen Kijak retrace la vie étonannte de cet intellectuel américain, amateur d'Ingmar Bergman dont il chanta Le septième sceau, qui émigra dans le Swinging London pour fuir la guerre du Vietnam et parce qu'il était fan des comédiens Margaret Rutherford et Terry-Thomas. Il resta un passionné de cinéma dont on retrouve maintes citations dans son œuvre de Dreyer à Godard en passant par Bresson, Jancso, Pasolini, Visconti, Fassbinder, mais aussi de littérature, Kafka, Camus, Beckett, comme de politique. Ce ne sont pas des alibis. Les chansons de Scott Walker sont traversées d'images et d'émotions fortes, de réflexions sur le monde, de poésie sombre et binaire. Ne cherchez pas le groove ni le swing, nous dit-il. C'est un compositeur européen, inspiré par les classiques et les modernes, par leurs orchestrations inventives et majestueuses. Si sa voix est unique, ses timbres orchestraux le sont aussi. Regardez-le enregistrer The Drift, couché à plat ventre sous le cube géant.


Cette biographie de deux heures (DVD Verve) est produite par David Bowie qui s'est toujours réclamé de Scott Walker. Y témoignent également Radiohead, Jarvis Cocker (Pulp), Brian Eno, Damon Albarn (Blur, Gorillaz), Neil Hannon (The Divine Comedy), Marc Almond, Alison Goldfrapp, Sting, Dot Allison, Simon Raymonde (Cocteau Twins), Richard Hawley, Rob Ellis, Johnny Marr (The Smiths/Modest Mouse), Gavin Friday, Lulu, Peter Olliff, Angela Morley, Ute Lemper, Ed Bicknell, Evan Parker, Hector Zazou, Mo Foster, Phil Sheppard, Pete Walsh... Les extraits sont magnifiques, l'aventure étonnante, la musique envoûtante. Les séances d'enregistrement de la musique de Pola X de Leos Carax convoquent je ne sais combien de guitaristes et de batteurs dans un immense entrepôt. Électrique. Comment, crooner baryton de variétés adolescent, devient-on cet artiste réfléchi de 63 ans construisant un monde inouï qu'il faudra encore au moins dix ans au public pour apprécier ? Ses propos rappellent ceux d'un autre outsider écœuré par les réactions du public, le pianiste Glenn Gould. Quelles souffrances dut-il endurer ? Quel silence l'habita longtemps ? Quel avenir nous prépare-t-il ? Vous le saurez peut-être lors d'un prochain épisode...

PERLE DE CULTURE
Article du 21 février 2007

(...) Deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...

SCOTT WALKER : ORPHÉE OU CERBÈRE ?
Article du 9 octobre 2007



Il y a quelques temps, Benoît Hické relatait, sur le blog de Poptronics, la sortie du dernier cd de Scott Walker et d'un dvd qui lui est consacré. J'avais évoqué ici-même deux albums absolument sublimes de cet ex-Walker Brothers (The Sun Ain't Gonna Shine Anymore) passé par l'adaptation de Brel en anglais pour arriver aux aussi brillants que lugubres Tilt (1995) et surtout The Drift (2006), recueils de chansons innommables tant par sa manière de chanter et la gravité de ses textes que par l'invention instrumentale.
Le fourreau sombre, à peine lisible, granuleuse surface lunaire de pierre volcanique, donne le ton. L'intérieur du digipack en papier recyclé fait renaître le toucher de façon presque maladive, comme caresser de la laine de verre. And Who Shall Go To The Ball ? And What Shall Go To The Ball ? est une pièce purement instrumentale composée pour un étrange ballet (la Candoco Dance Company comprend des danseurs handicapés) de Rafael Bonachela qui, lors de ses précédentes créations, a travaillé avec Kylie Minogue. Quelques sons électroacoustiques, le London Sinfonietta, des plaques de métal : la partition oscille entre un minimalisme ardent et une marche bancale qui n'avance que par à-coups. L'œuvre ne dure pas plus de 25 minutes, mais l'énergie qu'elle requiert suffit à vous donner envie de le remettre encore une fois sur la platine. Avec ce gros point d'interrogation, Scott Walker affirme sa démarche de compositeur résolument contemporain déjà présente sous sa voix de baryton atonal dans son chef d'œuvre précédent. The Drift n'est pourtant pas à mettre en toutes les mains, car il risque de faire flipper pas mal de monde, comme jadis Captain Beefheart avec Trout Mask Replica. C'est trop lugubre, trop visionnaire, trop personnel pour que cela plaise aujourd'hui. On préférera généralement oublier la brutalité de l'époque dans une insipidité festive et une ivresse de surface. Il faudra probablement attendre pas mal d'années pour que son travail soit apprécié à sa juste valeur. Le trouble qu'il procure me rappelle aussi Pier Paolo Pasolini ou Joel Peter Witkin.

BISH BOSCH DE SCOTT WALKER
Article du 7 décembre 2012


Les albums qui sortent de l'ordinaire sont si rares qu'il est impossible d'échapper à ceux de Scott Walker. Je n'ai ressenti un tel choc qu'avec Captain Beefheart, Robert Wyatt, Björk, des voix comme celle de Jack Bruce chez Michael Mantler, ou sur notre continent Colette Magny, Brigitte Fontaine, Camille, Claire Diterzi, pour ne pas citer les éternels, tel Jacques Brel que Walker adapta scrupuleusement en anglais. De préférence chanteurs ayant dessiné leur univers musical en faisant fi de ce qui se fait ou pas. Si ses paysages sonores évoquent d'étranges scènes de film, la voix de Scott Walker, sorte de ténor déjanté ou de crooner emphatique, en dérange plus d'un/e. Il faudra parfois du temps pour s'habituer à cette manière de clamer sa rage ou sa douleur. Bish Bosch, son tout nouvel album, ne produit peut-être pas la même surprise qu'en leur temps Tilt et surtout The Drift, mais sa singularité, sa rigueur et son invention bousculent tout autant.

Bish Bosch signifie que le travail est terminé, il se réfère à la peinture torturée de Jérôme Bosch pleine de petites scènes cruelles et provocantes, et à l'argot de "putain". Ce mélange de sources réfléchit bien la démarche poétique de son auteur, maniant sans prérogatives le trivial et le sublime, le passé et le futur, le bien et le mal. Nous voyageons sur la même galère de la Grèce Antique à la Roumanie de Ceaușescu, de Hawaï aux Alpes, nous heurtant à des concepts de biologie moléculaire ou respirant de sulfureuses puanteurs fécales. Lorsque le mythe croise le quotidien on ne peut s'empêcher de penser à Pasolini, d'autant que Scott Walker ne se prive pas de citations bibliques et de références psychanalytiques. Ses textes nous bringuebalent sur des montagnes russes où il est pratiquement impossible de s'accrocher au garde-fou tant il se plait à changer brusquement de décors ou à convoquer d'historiques monstres au détour d'un vers.

Comme on le voyait dans le film 30th Century Man, il a beau inventer des sons inouïs avec toutes sortes d'objets ou d'instruments comme le Tubax, nouveau modèle de saxophone contrebasse, profonds ou aériens, tranchants ou veloutés, jamais la musique ne saurait produire le malaise que sa diction peut susciter. D'autant que cette fois il ne se prive pas de jouer de silences le laissant souvent a capella. Scott Walker est un minimaliste explosif. Les évènements se succèdent sans précipitation, mais avec une détermination effrayante. Le suspense est colossal. Chaque fois jusqu'à l'effondrement du majestueux et laborieux château de cartes. Si l'orchestre à cordes est utilisé pour des effets de vertige ou si les percussions martèlent l'espace comme dans le film Pola X de Leos Carax, les guitares électriques et les claviers numériques n'ont pas toujours l'efficacité dramatique de ses illustrations circonlocutoires, entendre que la poésie n'est jamais ici explicite, afin de générer des effets différents à chaque nouvelle écoute. Les envolées explicitement rock participent-elles au cut-up burroughsien des références ou sont-elles une tentative d'amadouer les oreilles rétives ?

Le graphisme de la pochette de Bish Bosch est aussi so(m)bre que les précédents. Il annonce la couleur ! De par son incontestable originalité, ses ambiances noires dont l'auteur se force pourtant à exclure tout cynisme, sa poésie hermétique truffée de connotations encyclopédiques, sa monotonie vocale aux intentions dramaturgiques, cet album ne plaira pas à tout le monde. Mais il comblera celles et ceux qui aiment les textures ciselées, les boutades incisives, les transpositions sonores inspirées par le sens des mots, la musique passionnée, et celles-ci comme ceux-là remettront encore et encore ce disque sur la platine pour s'en approcher chaque fois un peu plus, pour en varier les angles, pour en révéler les détails. Une œuvre !

SCOTT WALKER + SUNN 0))) = SOUSED
Article du 26 septembre 2014


Scott Walker est un des rares artistes dont j'attends les albums avec la fébrilité qui m'animait adolescent. Plus de Zappa ni de Beefheart pour nous surprendre, la plupart des rockers tapent le carton en maison de retraite, les jazzmen ont troqué le mordant des années free pour un consensus bien comme il faut, on s'inquiète pour la santé des derniers chanteurs à texte, les politiques à court terme des majors ne permettent plus de révéler aucun courant véritablement nouveau... Côté élitaire la plupart des compositeurs contemporains ne livrent que des clones bien policés ou de pâles reproductions des chefs d'œuvre passés. Le public se repaît d'un énième revival, manne providentielle du coffre au trésor de l'humanité. Heureusement de nouveaux musiciens s'interrogent et par ci par là se réveillent des talents inattendus, malgré le silence bruyant des médias. L'envie d'être étonné est si forte que l'on en arrive à ne plus rien écouter que le bruit de la ville ou de la nature. Alors lorsque l'on apprend que Scott Walker sort un album avec le groupe de drone métal Sunn 0))) on plonge direct sur l'ovni qui fera grincer les oreilles formatées par les radios privées, les compressions du mp3, le flux ininterrompu des baladeurs et les sacro-saintes habitudes.
Cinq pièces, cinquante minutes, Soused (qui sortira le 21 octobre sur 4AD) n'est pas aussi surprenant que le furent Tilt et The Drift en 1997 et 2006, renaissance expérimentale d'un chanteur de pop anglais passé par Brel et qui réussit à fondre un alliage métallique composé de crooning monotone, de magma électro-symphonique et d'enclumes rythmiques sur des textes intellos. Si en 2012 Bisch Bosch était électronique, les guitares de Sunn 0))) électrisent ce nouvel opus. Coups de fouet de Brando, cargo de Herod 2014, vrombissements de Bull, mécanique ferroviaire de Fetish, cliquetis régressifs de Lullaby, la plongée dans le rock est vivifiante. Les guitares des Américains Greg Anderson et Stephen O'Maley (tous deux également au Moog) et du Hollandais Tos Nieuwenhuizen (du groupe Beaver) soutiennent et ponctuent le chant de Walker venu avec l'orchestrateur Mark Warman et du producteur Peter Walsh qui étaient déjà de ses précédents voyages.


Stephen O'Malley a signé la pochette avec le photographe Gast Bouschet. Le superbe extrait vidéo illustre d'ailleurs parfaitement le métal fondu de la rencontre. Les deux entités sont peut-être trop évidemment compatibles. Ni le chanteur au romantisme exacerbé ni les guitaristes de doom dark n'entraînent les autres sur des terrains par eux inexplorés. La dialectique présente dans The Drift, chef d'œuvre absolu de Scott Walker, est noyée dans l'entente cordiale. Même si je plane à cent mètres sous terre, finalement en manque d'imprévu, je me tourne vers des collaborations de Walker moins évidentes avec Ute Lemper (Punishing Kiss et Lullaby By-By-By) et Leos Carax (B.O. du film Pola X) ou plus anciennes avec James Bond (Only MySelf To Blame pour le film The World is Not Enough), Nick Cave (cover de I Threw It All Away de Bob Dylan pour le film To Have and to Hold), Goran Bregovic (Man From Reno), toutes aussi remarquables.

SUR LE MONDE DIPLO
Article du 2 Juillet 2015


Mon article d'aujourd'hui est délocalisé. Vous le trouverez sur Le Monde Diplomatique de juillet en page 26. Voilà plus de 20 ans que j'y suis abonné. À une époque faste je contribuais aux Amis du Diplo. Mediapart fait un travail d'investigation formidable, son Club ouvre des perspectives inattendues, mais le mensuel en papier est la seule revue avec Courrier International qui prenne le recul avec l'information, voire s'en affranchisse, pour tenter d'analyser les enjeux planétaires. Si vous voulez savoir où cela chauffera demain, dans deux ou dans dix ans, toutes les explications sont là. De mon côté je me suis cantonné aux pages culturelles, histoire de faire connaître Scott Walker, un artiste majeur, une voix unique, à celles et ceux qui l'ignorent encore...

P.S.: l'article est accessible en ligne !
Le jour de la mort de Scott Walker le 25 mars 2019 je découvre que mon article y est lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain.

LE SOMBRE ORCHESTRE DE SCOTT WALKER
Article du 19 juillet 2017


J'avais laissé tomber le film de Brady Corbet après un quart d'heure. La partition pour orchestre de Scott Walker m'incite à y revenir. Sombre, brutale, tendue comme un arc, la musique met les nerfs en pelote. Des blocs de cordes assassins tombent des cintres comme un pendu au bout d'une corde, le couperet de la guillotine ou un peloton d'exécution. Mortel. C'est du gros lourd. Plus sommaire que ce que le chanteur écrit dans ses derniers albums expérimentaux, sa musique de film répond aux lois du genre, rappelant par endroits certains scores de Bernard Herrmann. La musique de film ne fait pas souvent dans la dentelle, elle doit rester complémentaire de l'image et de l'action, ne pas occuper tout l'espace. Le corps est éviscéré, le squelette à peine dépouillé de sa peau. Les cuivres accentuent la pomposité de ce film ambitieux...


Inspiré par une nouvelle de Jean-Paul Sartre, The Childhood of a Leader (L'enfance d'un chef) fut tourné sous deux versions, anglaise et française. Je n'arrive pas à m'intéresser au sort de l'enfant, encore moins au rapport de causalités qui ferait de son éducation par des parents autoritaires un futur dictateur. La transposition de la honte générée par le Traité de Versailles qui se conclut là en 1919 à celle que tente de lui infliger un monde d'adultes déconnecté tient d'un symbolisme balourd. La psychologie du film provient d'un comportementalisme réducteur, loin de la complexité analytique susceptible de révéler les mécanismes de la pensée du petit paranoïaque. Il va me falloir du temps pour réécouter le disque de Scott Walker en oubliant le maniérisme prétentieux qui avait séduit la Mostra de Venise en 2015...

→ Scott Walker, The Childhood of a Leader, mp3 9,99€ / CD 8,22€ / LP 12,94€ 4AD

LE CHEVAL GAGNANT DE SCOTT WALKER
Article du 26 mars 2019


Dans un documentaire de la BBC de 1995 Scott Walker évoque un film anglais de 1949 qui l'a considérablement marqué enfant, The Rocking Horse Winner d'Anthony Pelissier d'après une nouvelle de D.H. Lawrence. Scott Walker, qui s'est éteint hier, a toujours exprimé l'influence du cinématographe sur ses œuvres. Comme j'avais écouté toute la journée ses disques j'ai pensé regarder ce "joyau méconnu", or s'y décèle probablement la clef du mystère qui entoure le chanteur. Je déteste gâcher le plaisir de la découverte ("spoiler" comme disent les Anglophones, et cela n'a rien à voir avec "se poiler", d'autant que la mort de Walker m'affecte particulièrement), mais les voix qui émanent de la maison susurrent une possibilité de trouver l'argent nécessaire à la famille dans le besoin quitte à en payer le prix fort. Le succès s'avère menaçant ! Lorsqu'on connaît l'histoire de ce génie on est forcément troublé par la possible analogie avec son abandon précoce de la scène en pleine gloire et les distances entretenues avec le business.


L'inspiration d'un artiste a quelque chose de mystérieux, presque mystique, irraisonnable même au plus matérialiste. Le succès va de paire. Scott Walker avait toute sa vie eu la chance du petit garçon du film de Pelissier et cela lui faisait peur. J'ai trouvé sur le Net une copie de ce film rare sous-titrée en espagnol. C'est déjà ça. Hier matin j'avais découvert l'article de juillet 2015 que j'avais écrit sur Scott Walker pour Le Monde Diplomatique lu à haute-voix par le comédien Arnaud Romain ! Cette histoire mystérieuse où se mêlent la chance, l'inspiration, l'inquiétude pécuniaire des parents, la confiance, le jeu, la générosité et l'amour filial a d'étranges résonances avec ma propre histoire, pas seulement la mienne, mais celle de nombreux artistes...

vendredi 4 décembre 2020

Dix mille intruments dans un tube de verre


Article du 7 septembre 2007

Depuis que je suis tout petit, je rêve de me laisser enfermer dans la caverne d'Ali Baba. Hier mon vœu s'est exaucé grâce à la gentillesse de l'ethnomusicologue Madeleine Leclair, responsable de l'unité patrimoniale des collections d'instruments de musique du Musée du quai Branly, que j'avais rencontrée il y a quelques mois pour fêter nos prix du Fiamp. Sur les six étages d'un gigantesque tube de verre dessiné par l'architecte Jean Nouvel comme le reste du bâtiment, sont exposés dix mille instruments de musique d'Asie, d'Océanie, d'Afrique et des Amériques. Complétant admirablement celle du Musée de la Musique de La Villette, c'est la plus grande collection d'instruments ethniques en Europe. Les caillebotis métalliques ajourés permettent à un seul système de régler la température et l'hygrométrie, stabilisées à 20°C et 50% d'humidité, de cet espace obscur, pas plus de 30 lux, meublé d'étagères noires et de tiroirs coulissants silencieux conçus par Madeleine.
Dans cette Tour de Babel musicale, les instruments sont classés par continents et par types, percussions à peau, tambours de bois, hochets, sistres, sonnailles, gongs, cloches, balafons, senzas, guimbardes, arcs, flûtes, trompes, conques, harpes, guitares, kotos, violons, etc. Je n'emploie pas les termes muséographiques affichés, mais ceux que j'utilise lorsque je joue dans mon studio avec tous ceux que j'ai recueillis lors de mes voyages. Les rhombes, qui se réfèrent à des rituels sacrés auxquels aucune femme ne doit assister, ne sont pas exposés pour ne pas choquer d'éventuels visiteurs des villages d'où ils ont été rapportés. Je suis étonné du nombre de flûtes nasales et de la sophistication de certains systèmes d'émission. Une flûte qui se porte à l'épaule se joue en la remplissant d'eau et en marchant, l'eau poussant l'air vers le biseau. Des cocons d'araignées remplis de leurs œufs séchés sont agités. Des tibias humains finement ciselés sonnent la cérémonie. Des tambours de bois sont creusés de plusieurs lames pour former un ensemble accordé. Des carapaces de tortues sont frottées à la manière des tambours parlants. Mon ivresse monte à mesure que nous descendons dans l'immense éprouvette qui laisse apercevoir tous ces trésors. Le site du Musée offre une recherche exceptionnelle dans le catalogue des objets. Nous terminons la visite par la magnifique salle de concert aux formes variables (rideau d'Issey Miyaké) et à son pendant extérieur, sorte de théâtre antique qui mange le sublime jardin sauvage de Gilles Clément, et par la médiathèque sur le toit couronné par une rivière-fontaine qui fait le tour du bâtiment. On peut y écouter des centaines de musiques, à moins que l'on ne préfère les grandes boîtes à musique audiovisuelles du Musée qui offrent une immersion totale dans le son. Les gardiens de la médiathèque nous font signe de nous taire, le silence reprend ses droits.
Pour remercier ma guide, je souhaiterais retrouver la musique des stalagmites de la Baie d'Halong, inoubliables orgues à percussion magiques que j'enregistrai il y a une douzaine d'années. En attendant, j'essuie la poussière qui s'est accumulée sur une bande magnétique confiée à Brigitte vingt ans plus tôt par Leroy-Gourhan pour lui en envoyer copie. Il s'agit d'un enregistrement russe de percussion sur os de mammouth.

P.S. du 4 décembre 2020 :
En 2018 j'ai retrouvé ma guide, la Québécoise Madeleine Leclair, devenue conservatrice du département d’ethnomusicologie au MEG (Musée d’ethnographie de Genève), responsable des collections d'instruments de musique et des Archives internationales de musique populaire (AIMP). L'ethnomusicologue m'a permis de composer un de mes plus beaux disques à partir des archives du Fonds Constantin Brăiloiu : le CD Perspectives du XXIIe siècle est sorti le 21 juin dernier et le film collectif de 51 Minutes qui en est tiré sortira en 2021. Pour ce faire j'ai également eu accès à des idiophones qui n'avaient jamais été joués depuis leur dépôt au MEG. Ce n'est pas terminé, puisqu'un autre projet suscite déjà une nouvelle collaboration...

lundi 30 novembre 2020

Zappa 2020


A deux ou trois moments du film qu'Alex Winter a consacré à Frank Zappa je n'ai pu retenir mes larmes. Son documentaire est certainement le plus proche de la personnalité du compositeur américain qui déclencha ma vocation. En 1968 le disque We're Only In It For The Money provoqua sur moi un choc identique à celui qu'il ressentit à l'écoute de celui d'Edgard Varèse. Bien que rien ne semblait nous y préparer, tout se mettait en place, par la grâce de l'imagination fébrile d'adolescents rebelles. Autodidactes, encyclopédistes, archivistes, workaholics, producteurs indépendants, suite logique, la comparaison s'arrêtera là. En regardant ce nouveau documentaire je comprends l'attention qu'il me porta lorsque, ayant enjambé les barrières au Festival d'Amougies, je l'alpaguai en lui posant question sur question. Le cinéaste Bruce Bickford avait lui-même épaté mon idole en escaladant le mur de sa propriété avec deux bobines de ses incroyables animations. M'étant ensuite occupé de lui au Festival de Biot-Valbonne et saisissant sa personnalité complexe, je choisis le partage et l'amitié plutôt que la tour d'ivoire dans laquelle il allait s'enfermer.
Je savais qu'il n'avait pas d'amis, mais il avait beau revendiquer sa famille, femme et enfants, il ne leur épargnera pas d'absurdes fâcheries après sa mort en 1993, et il profita largement de sa vie de musicien en tournée en utilisant les filles d'une manière qui ne passe plus aujourd'hui. Si Winter dresse un portrait honnête de Zappa, il ne peut froisser la famille, et en particulier Gail, veuve intransigeante, disparue depuis. iI y a quatre ans j'avais déjà été emballé par le film de Thorsten Schütte, Eat That Question, mais ce Zappa millésimé 2020 ne néglige ni l'homme seul, ni le citoyen engagé politiquement, ni évidemment le musicien génial. Il faut le temps parfois pour que les langues se délient. Mike Keneally, Ian Underwood, Steve Vai, Pamela Des Barres, Bunk Gardner, Scott Thunes, Ruth Underwood témoignent. David Harrington, le violoniste du Kronos Quartet qui interprète ici None of The Above, me surprend lorsqu'il souligne le point commun qui unit Zappa, Charles Ives, Harry Partch ou Sun Ra, mes propres références en matière d'expérimentation...


La narration est de Zappa lui-même, travail de montage de haute-voltige. Les archives découvertes dans sa chambre forte située à la cave sont passionnantes, surtout lorsqu'il s'agit des films de famille du jeune Frank. Des plans mitraillette de la vie américaine, très courts, ponctuent les séquences, pour donner au film une coloration de film créatif, à l'image de l'humour corrosif de Zappa. Il est néanmoins étonnant que Captain Beefheart soit si peu présent dans ce panorama où la chronologie est malmenée fort à propos. Il faut certainement plusieurs films, d'innombrables témoignages, étudier son implication politique dans la vie américaine, écouter les 62 disques de son vivant et 53 qui suivront, pour embrasser véritablement le personnage de Frank Zappa, mais le film d'Alex Winter en réalise une bonne approche, sincère et relativement fidèle.
Je suis plus mitigé sur le triple CD qui prétend en livrer la bande-son. C'est une bonne compilation avec une douzaine d'inédits, mais les ponctuations musicales de John Frizzell, qui a coproduit le film, développées dans le troisième CD, m'ont semblé superfétatoires et il manque beaucoup de choses. Cet article n'étant pas plus objectif que d'habitude, j'ajoute que ce sont les débuts avec les premiers Mothers of Invention et les pièces symphoniques, en particulier à la fin de sa vie, donc celles interprétées par l'Ensemble Modern, qui m'ont séduit, alors que sa période plus "commerciale" (voir Valley Girls), très rock, m'a toujours profondément ennuyé, ce qui ne surprendra pas ceux et celles qui me connaissent. Il n'empêche que mon émotion est probablement due à l'époque, fin des années 60, où je ne jurais que par Frank Zappa avec un immense sentiment de solitude, en comparaison de la reconnaissance dont il commence seulement à jouir aujourd'hui.

vendredi 27 novembre 2020

Julie Driscoll, la voix du Swinging London


Article du 2 septembre 2007

Dès les premières mesures de Tropic of Capricorn, je reconnais l'orgue de Brian Auger que je n'ai pas entendu depuis des décennies. Lorsque Julie Driscoll attaque Czechoslovakia, je revois les chars entrer dans Prague. Le bref A Word About Colour m'attrape par surprise, je sens des larmes couler sur mes joues. Je remettrai le morceau plusieurs fois sur la platine et, chaque fois, mes poils se redresseront comme un seul homme. En commandant le cd Streetnoise, je ne m'attendais pas à ce qu'autant de souvenirs enfouis remontent à la surface. 1969 : le Jim Morrisson de Light My Fire, l'Indian Rope Man de Richie Havens (vidéo ci-dessus), When I was a Young Girg arrangé par Jools elle-même, la comédie musicale Hair dont j'assistai à la première parisienne, et toutes les autres chansons rappellent cette époque de révolte adolescente où nous avancions debout sous un soleil qui nous réchauffait le cœur à tous, ensemble, petits soldats de la paix en costumes de clowns. Streetnoise réfléchit particulièrement cet enthousiasme. La musique progressive se construisait sans préjugé comme un éclat de voix rayonnant. Les utopies croisaient l'engagement politique et la sexualité explosaient par tous les pores de la peau.


On retrouvera Julie Driscoll qui, en épousant Keith Tippett, deviendra Julie Tippetts, dans le mythique Centipede de son mari produit par Robert Fripp (orchestre de 55 musiciens parmi lesquels Ian Carr, Mongesi Fesa, Mark Charig, Elton Dean, Dudu Pukwana, Gary Windo, Alan Skidmore, Karl Jenkins, Nick Evans, Paul Rutherford, Maggie Nicols, Mike Patto, Zoot Money, Roy Babbington, trois batteurs dont John Marshall et Robert Wyatt, etc.), le Spontaneous Music Ensemble, Tropic Appetites de Carla Bley ou aux côtés de Robert Wyatt, Maggie Nicols, Phil Minton... Elle s'orienta alors vers une musique plus expérimentale, souvent improvisée. Brian Auger and The Trinity n'accompagnait pas Julie Driscoll, mais à eux cinq (le guitariste Gary Boyle, le bassiste Dave Ambrose et le batteur Clive Thacker ne sont curieusement pas cités sur le livret) ils formaient un groupe qui faisait le pont entre le jazz et le rhythm 'n blues avec ce son très Canterbury que je n'identifiai pas encore, un parfum très proche de Soft Machine.




Je brûle d'impatience de recevoir leurs autres albums pour retrouver leurs reprises de This Wheel's on Fire de Dylan, Seasons of the Witch de Donovan ou Save Me d'Aretha Franklin, alors je clique et je claque !

mardi 24 novembre 2020

Le masque


Après avoir moulé son masque en résine, Bernard Vitet l'avait peint argenté. Plus tard il fera le mouvement inverse en se teignant en noir les cheveux et la barbe, me faisant penser au Masque de Maupassant que Max Ophüls adapta au cinéma dans Le Plaisir. Bernard avait découpé un trou rond à l'endroit des lèvres, au diamètre de l'embouchure de sa trompette. Celle qui lui servait à produire son timbre velouté était évidemment derrière le masque, une fausse coulissant du tuyau jusqu'au lèvres pour faire illusion. Lorsqu'il tombait le masque, la trompette, ou le bugle, restait accrochée à ce visage semblable au sien. À la fin des années 70, pour une photo de groupe réalisée par Guy Le Querrec, dans le cadre de Jazz Magazine, réunissant la plupart des musiciens ayant joué avec Michel Portal, je ne sais plus qui s'était dévoué pour le porter en l'absence de Bernard. Mon camarade, qui ne terminait presque jamais ce qu'il avait commencé, m'imposa une séance pénible pour fabriquer également un masque à mon effigie, des pailles me sortant du nez pour respirer pendant qu'il étalait le plâtre sur mon visage. Mais il n'est pas allé jusqu'au bout...
Enfant j'adorais me déguiser en détournant les tissus de leur propos initial. J'ignore pourquoi cela déplaisait à mon père qui parlait de chienlit. Je portais des loups, des masques de carton, des postiches comme font les gosses, avec un col en fourrure en guise de barbe ou un bouchon de liège chauffé pour se dessiner des moustaches.


Rien à voir avec le torchon dont on nous oblige à nous couvrir le nez en plein air et que tout le monde tripote avec ses mains sales. Suffoquant, je n'en porte que dans les espaces fermés. Ma petite insuffisance respiratoire me le rend insupportable. Encore Le Masque d'Ophüls. J'en ai pourtant de très amusants commandés en Pologne chez Mr Gugu, Anonymous pour exprimer mon désaccord, le Joker terrorisant, coloré pour le quotidien, dragonisant très élégant, bandana intégré pour l'hiver aux références cosmique, Douanier Rousseau ou Klimt selon l'humeur. Le masque est devenu un accessoire vestimentaire comme les chaussettes et les chaussures, le bonnet et la ceinture...
Je me demande qu'est-ce que Bernard inventerait aujourd'hui. Il adorait bricoler des trucs auxquels personne n'aurait jamais pensé. La plupart du temps, il s'en serait passé, avec le prétexte de son éternelle clope au bec. Je l'ai vu en allumer une troisième alors qu'il en avait déjà une aux lèvres et qu'une seconde fumait seule dans le cendrier. Il a malheureusement fini sous assistance respiratoire, comme une sorte de masque mortuaire, mais il fumait toujours à côté de la bombonne d'oxygène au risque de faire exploser la baraque. Mon camarade ne faisait rien comme tout le monde, prenant souvent le pied inverse de l'évidence, avec une chance de tomber juste, tant les hommes se trompent. J'ai appris de lui à me demander s'il ne faudrait pas faire le contraire de ce qui est exigé ou attendu. Ce n'est pas systématique, mais c'est toujours une bonne question... Bernard me manque.

mardi 17 novembre 2020

Spots de pub et annonces radio psychédéliques


Psychedelic Promos & Radio Spots est une collection de 8 CD contenant des centaines d'annonces de pub pour des clubs, des disques, des concerts, des films de 1966 à 1968. Mais le pompon, ce sont des pubs pour des produits de consommation portées par les plus grands groupes pop de l'époque. Ainsi les Cream vantent la bière Falstaff, Jefferson Airplane ou Canned Heat les pantalons Levi's, Frank Zappa les rasoirs électriques Remington, les Rolling Stones les Rice Krispies, Quicksilver la Chevy Camaro, les Who la US Air Force, James Brown le Department of Labor, les Turtles le Pepsi, les Troggs, les Moody Blues ou les Bee Gees le Coca, etc.


Si Frank Zappa fait la promo du film Cérémonie secrète ou d'un concert de Spirit, il y aussi beaucoup d'annonces moins compromettantes pour des disques (Beatles, Zappa, John and Yoko, Velvet Underground, Monkees, Neil Young, Byrds, Joni Mitchell, Steppenwolf...), des concerts (Monterey Pop Festival, Janis Joplin, Stooges, Grateful Dead, Fugs, Donovan...), des films (Easy Rider, Chappaqua). Dans tous les cas, ces extraits radiophoniques dessinent un étonnant portrait de cette époque "Peace & Love" quand l'expérimentation, la liberté et l'utopie étaient de saison ! C'est aussi une intéressante collection de jingles radiophoniques où la voix, la musique et le montage forment une trinité exemplaire. Goûtez donc le volume 1, déjà 1h13 (ci-dessus) !

samedi 14 novembre 2020

Hold-Up contre hold-up


J'ai envoyé, très tôt et sans commentaire, un lien vers Hold-Up à quelques amis avant de le regarder moi-même. Ayant pressenti que ce "film" allait faire polémique, j'ai pensé qu'il fallait mieux le voir (dans son intégralité) avant de lire les réactions de chacun/e, les lecteurs se contentant le plus souvent de reproduire les réactions de la presse aux ordres. Si Hold-Up est un fourre-tout aussi mal fichu sur le fond que sur la forme, il aborde néanmoins certaines questions intéressantes. Comme d'habitude, les lecteurs se contentent de peu avec les articles du Monde ou de Libé qui sont aussi superficiels que le film qu'ils critiquent. Le débat n'a pas lieu. Il le mériterait pourtant, analyse sérieuse à l'appui. D'une certaine manière, la mise au point de Monique Pinçon-Charlot amorce ce dont il est question...
J'ajoute que les qualificatifs conspirationniste ou complotiste qui fleurissent empêchent de réfléchir, même lorsqu'il s'agit d'inepties infondées... Quant aux fake news, les États en sont les spécialistes et les initiateurs, bien avant les réseaux sociaux qui leur emboîtent le pas... L'ambiance sociale est toujours pyramidale, le ton étant donné au plus haut niveau, que ce soit à la tête des États ou des entreprises... On s'inquiétera donc, par exemple, de la brutalité et de l'arbitraire du pouvoir actuel...

Illustration : André Robillard

lundi 5 octobre 2020

Adieu Philippine


Comme dans la séquence du taxi du film de Jacques Rozier, chaque matin où je mange des œufs à la coque, je me remémore la phrase du chauffeur à Pachala joué par Vittorio Caprioli : "Et bien vous irez vous faire cuire un œuf tout seul !". Fais-je alors la même tête d'idiot éconduit ?
Le rituel implique minuteur, toqueur, coquetiers, toute petite cuillère, mouillettes tartinées de beurre salé ou de pâte d'algues japonaise. Mes parents nous avaient emmenés Au quai des ormes où on servait des œufs coque avec du caviar au dessus. Comme ils aimaient bien manger, pour les grandes occasions ils fouinaient pour trouver des restaurants gastronomiques pas trop chers, par exemple de jeunes chefs qui deviendraient vite inabordables.
Le matin je mange de plus en plus souvent salé. Il paraît aussi que le gras se digère mieux au petit déjeuner. Parfois je craque pour la charcuterie calabraise qu'Ignace a rapportée, mais le plus souvent ce sont des pains de fleurs ou des céréales avec des graines de lin et courge au lait de riz au matcha & sencha.
Depuis quelques jours je commence par un citron pressé dans de l'eau tiède. L'an passé c'était une cuillerée d'huile d'olive à jeun. J'essaie. Cela ne mange pas de pain, très justement. Comme les pépins de pamplemousse en gouttes ou les pastilles d'acérolas qui renforceraient les défenses immunitaires. D'ailleurs je continue de prendre de la vitamine D3 et des noix d'Amazonie pour le sélénium. C'est mon point faible, d'après les analyses sanguines poussées que mon homéopathe m'a fait faire en Belgique. Elle en a conclu que j'ai de bons gènes. C'est vrai, je suis rarement malade. Je n'ai jamais été opéré. On ne peut pas considérer le lumbago ou le heurt de petit orteil comme des maladies. Je mourrai peut-être en bonne santé. Tous ces aveux risquent de me valoir quelques conseils diététiques. J'ai d'ailleurs commencé à maigrir. Déjà trois kilos. Encore trois et je serai fier de moi, car je n'aime pas du tout le petit vendre de Bouddha qui a poussé. Même pas avec du pain...
Je n'abuse pas des œufs, La Bilouterie ne m'en livrant que six tous les quinze jours. Pareil avec le pain, un tout petit qui vient de La conquète du pain à Montreuil et le beurre des Amis de la Ferme. Ce sont tous des fruits de l'AMAP. Voilà, c'est malin, cela m'a donné faim. Je vais boire un verre d'eau. En général cela me cale et j'oublie mon appétit. Mais pas de faire l'œuf.

vendredi 11 septembre 2020

Le film des films


Article du 8 avril 2007

Les Histoire(s) du cinéma paraissent enfin. Le feuilleton se clôt sur une ouverture, la parution en France du coffret de 4 dvd tant attendus (Gaumont, sous-titres anglais). J'ai écrit trois précédents billets sur la saga godardienne : d'abord le 6 juin au moment où les courts métrages avec Anne-Marie Miéville sont sortis chez ECM, puis le 19 juillet lorsque je me suis découragé et enfin le 14 septembre quand j'ai craqué pour l'édition japonaise. Voilà c'est là ! Ces Histoires contredisent-elles Eisentein puisqu'elles représentent une somme plus qu'un produit ? Le film des films. Intelligence et poésie. Le piège et la critique. Identification et distanciation. Lyrique autant qu'épique. Les ultimes soubresauts d'une cinéphilie née avec les Lumière et qui n'en finit pas de s'éteindre avec le nouveau siècle.


Cette version française n'abrite pas l'admirable index obsessionnel des japonais, mais si l'on ne lit pas cette langue cela ne sert hélas pas à grand chose. Dommage que Gaumont ni JLG ne l'aient reproduit, chaque document y est indexé et accessible instantanément, une sorte d'hypertexte à la manière d'Internet, pour chaque citation, musique, texte, film... Ils ont par contre ajouté trois suppléments. D'abord 2 x 50 ans de cinéma français, 50 minutes où Godard, avec la complicité de Miéville, fait péniblement la leçon à Michel Piccoli, mais où il montre aussi comment la consommation immédiate de produits culturels ne fait pas le poids devant l'histoire. Les images sont parfois remplacés par un carton, NO COPY RIGHT, révélant probablement le compromis ayant permis que les Histoires voient le jour. Il faudra que je vérifie si l'édition française de son chef d'œuvre a été également expurgé de certaines séquences pour cette déraison. Je n'ai encore regardé que les suppléments qui sont plutôt des compléments.
Deux conférences de presse cannoises, la première de 1988 intitulée La télévision, la bouche pleine, la seconde de 1997, Raconte des histoires, mon grand, complètent le tableau de manière éclatante.

LES HISTOIRE(S) DU CINÉMA AUX OUBLIETTES


Article du 19 juillet 2006

Nous souhaiterions vous informer des derniers changements concernant votre commande. Nous avons le regret de vous informer que la parution de l'article suivant a été annulée : Jean-Luc Godard (Réalisateur) "Histoire (s) du cinéma - Coffret 4 DVD". Bien que nous pensions pouvoir vous envoyer ces articles, nous avons depuis appris qu'il ne serait pas édité. Nous en sommes sincèrement désolés. Cet article a donc été retiré de votre commande. Le compte associé à votre carte de paiement ne sera pas debité. En effet, la transaction n'a lieu qu'au moment du départ d'un colis.
Dans le dernier numéro du journal des Allumés, j'annonçai la sortie imminente d'une œuvre majeure de JLG : On attend toujours avec impatience cette œuvre audio-visuelle unique, indispensable, duelle et unique, L'Histoire(s) du cinéma (...) dont la sortie est sans cesse repoussée, probablement pour une question de droits tant le maître du sampling y accumule les citations cinématographiques. Oui, en voilà de l'information, du monumental, du poétique freudien, de l'image et du son, de la musique (catalogue ECM) et des voix? Chacun y fait son chemin, alpagué par une citation intimement reconnue et qui vous emporte très loin. Chacun y construit sa propre histoire, la sienne et celle du cinéma. C'est un film interactif, plus justement, participatif. Devant ce flux incessant et multicouches (Godard accumule au même instant des images d'archives, son quotidien, des photos, les voix d'antan et la sienne, la musique, les bruits, tout cela mixé et superposé) à vous de trier, d'extraire, d'y plonger ! Un conseil : laissez le poste allumé et vaquez à vos occupations sans vous en soucier. En fond, mais à un volume sonore décent. Passant à proximité, vous aurez la surprise de vous faire happer par tel ou tel passage. Là tout chavire, ça vous parle, à vous seul, identification due au jeu des citations, nouvelle façon de voir et d'entendre. Le génie de J-LG retrouvé. Et vous, au milieu, le héros de cette saga, l'unique sujet. (JJB, ADJ n°16)
Ici même le 16 juin, après plusieurs annonces de report, je commentai : Comment Godard négocie-t-il l'emprunt de ces milliers d'extraits protégés par le droit d'auteur ? Il est à parier que cette question n'est pas étrangère à l'ajournement des Histoire(s) en DVD. Godard cite, certes, mais avec ces emprunts il produit une œuvre nouvelle, totalement originale, à la manière de John Cage en musique. De toute façon, sa filmographie n'est qu'un tissu de citations, littéraires lorsqu'elles ne sont pas cinématographiques. Il n'y a pas de génération spontanée, Godard assume le fait que nous inventons tous et tout d'après notre histoire, la culture. Le travail du créateur consiste à faire des rapprochements, à énoncer des critiques, à produire de la dialectique avec tous ces éléments.
Existaient déjà l'édition papier Gallimard et la version audio en CD remixée pour ECM, mais il manquait fondamentalement l'original filmique. Grosse déception, Amazon avertit que ce chef d'œuvre absolu ne sera pas édité. Il ne me reste plus qu'à recopier l'enregistrement VHS réalisé sur Canal+ il y a une dizaine d'années, grâce à mon graveur DVD de salon, simple comme bonjour, Bonjour Cinéma !

[Photo de Guy Mandery parue dans Le Photographe en 1976 : à droite, de trois quart dos avec catogan, on reconnaîtra le jeune collaborateur de Jean-André Fieschi, ayant mission de récupérer une paluche (caméra prototype Aäton qu'on tenait au bout des doigts) rapportée de Grenoble par JLG. Entre nous, le chef opérateur Dominique Chapuis. De dos, en costume blanc, je crois me souvenir qu'il s'agissait de Jean Rouch. Je fus nommé représentant de Aäton à Paris, mais je perdis l'affaire au bout de deux jours, après une mémorable soirée chez les frères Blanchet avec Jean-Pierre Beauviala, où Rouch se montra à mes jeunes yeux tel un grotesque mondain se gargarisant d'histoires que je considérai du plus mauvais goût, soit simplement sexistes et racistes. Le second degré avait dû m'échapper, mais Rouch était extrêmement différent sur le terrain et à Paris, et chaque fois que nous nous rencontrâmes je ne pus m'empêcher de me retrouver en profond désaccord avec lui, comme, par exemple, sur la diffusion des archives Albert Kahn qu'il aurait préféré voir projeter muettes et non montées, quitte à ce que cela ne touche qu'une poignée d'aficionados élitistes. Ceci n'enlève rien à la beauté de ses films (revoir Chronique d'un été coréalisé avec Edgard Morin, et le passionnant coffret incluant, entre autres, Les maîtres fous).]

HISTOIRE(S) DU CINÉMA, ÉDITION JAPONAISE


Article du 14 septembre 2006

J'avoue, j'ai craqué ! Désespéré par une édition française de plus en plus improbable, j'ai commandé le chef d'œuvre en 8 parties et 5 DVD de Jean-Luc Godard sur Amazon.co.jp, ici au premier plan. Comme je ne lis pas le japonais, à côté des films évidemment en français, je peux difficilement profiter de l'admirable système de référencement numérique de cette édition. Cela me permet tout de même de me repérer un peu dans ce foisonnement d'informations, textes, images, films, musiques... Les deux autres éditions, discographique et littéraire, forment un excellent complément, puisque la première, bande son remixée spécialement pour le coffret de 5 CD paru en 1999 chez ECM, livre l'intégralité des textes, et que la seconde, publiée un an auparavant par Gallimard en 4 volumes, offre de magnifiques illustrations en couleurs.
Il ne me reste plus qu'à faire ce que j'ai toujours préconisé, diffuser en boucle cette encyclopédie unique et boulimique sans y faire vraiment attention, en me laissant imprégner par les mots, les images et les sons. Dans cette auberge espagnole chacun peut ainsi retrouver ses émotions passées jusqu'à se sentir personnellement visé. À cet égard, l'exposition au Centre Pompidou fut la sobre continuation de cette démarche. Une sensation d'intimité éternelle, universelle, me gagne ainsi doucement, comme lorsque j'écoute la Radiophonie de Lacan... Révélation de l'inconscient, impression d'avoir toujours su ce qui est raconté et montré, et pourtant comme si c'était la première fois, comme si enfin le monde nous était révélé dans sa complexité et sa simplicité...
Les huit parties sont titrées Toutes les histoire(s), Une histoire seule, Seul le cinéma, Fatale beauté, La monnaie de l'absolu, Une vague nouvelle, Le contrôle de l'univers, Les signes parmi nous.
Histoire(s) du cinéma n'est pas seulement le chef d'œuvre de Jean-Luc Godard, film(s) dans le film, c'est probablement la meilleure œuvre critique qui n'ait jamais été produite sur le sujet ; raconter ce qu'est ou fut le cinématographe en laissant à chacune et chacun le privilège de son interprétation en fait le film le plus emblématique de toute son histoire.

lundi 24 août 2020

La musique de l'enfer


En 1999, après le succès international du CD-Rom Alphabet je proposai à Frédéric Durieu d'attaquer Le jardin des délices de Jérôme Bosch. Nous avions reçu une magnifique tirage numérique du Musée du Prado à Madrid qui nous permettait de rentrer dans les détails de manière incroyable. Néanmoins notre projet était de prendre des distances avec l'original et d'inventer une interactivité ébouriffante en nous associant avec la graphiste colombienne Veronica Holguin. Hélas l'explosion de la bulle Internet en 2000 sonna le glas des CD-Rom et nos élucubrations restèrent confidentielles. Le pilote existe, mais il est en OS9 et nécessite un ancien Mac pour en jouir.
Tout commençait avec une représentation minimaliste du Big Bang consistant à simplement agrandir deux rectangles, l’un compris à l’intérieur de l’autre et en poussant les bords. La symphonie électroacoustique personnelle à chaque manipulateur que ces mouvements déclenchaient au fur et à mesure que grandissaient les rectangles était une évocation chaotique de la création du monde. Les parallélépipèdes noir et le blanc sont censés représenter la matière et l’anti-matière qui se frottent l’une à l’autre jusqu’à produire le petit résidu qui sonna notre origine ! Je livrai à Fred quatre banques de sons : cinq fichiers de cuivres, cinq de percussion, cinq de sons électroniques et treize extraits radiophoniques. La position de la souris sur l’écran joue le rôle de mixeur pour les trois premières catégories de sons tandis qu’on la promène en roll-over. On peut activer et désactiver les cuivres en cliquant. Les citations radiophoniques se déclenchent quand les rectangles reprennent leur taille initiale. Au lancement du programme, les sons sont transposés dans le grave, mais plus on joue avec Big Bang plus la transposition s’opère vers le haut, jusqu’à totalement disparaître dans le spectre ultrasonore.


Le globe transparent, où s'étale une ville me rappelant le film Faust de Murnau, n'apparaissait qu'après avoir titillé les deux phrases écrites en fines lettres gothiques dorées, « Ipse dixit et facta sunt » et « Ipse mandavit et creata sunt ». Jouant sur le neutre de ipse, je les avais impertinemment traduites dans toutes les langues possibles « On l'exprime et ça prend forme. On le décide et ça existe. » Nous affirmions ainsi que ce n'est pas Dieu qui a créé les hommes, mais le contraire. À coups d'éclairs et de tonnerre, on amenait le globe, puis on construisait le cadre et alors seulement s'ouvraient les volets du triptyque, la plupart des gens ignorant cette face cachée qui était en fait la seule visible et renfermait Le Paradis et la présentation d'Ève, l'Humanité avant le déluge et L'enfer (du musicien).


Le Paradis menait à une ronde d'oiseaux aux figures infinies, dictée par une erreur programmée, l’arrondissement à la décimale supérieure de l’algorithme génératif. J'avais composé une musique répétitive infinie, différente à chaque redémarrage : un choix aléatoire de cinq instruments s’effectuait parmi onze possibles, ainsi que la tonalité, le tempo, le mode binaire ou ternaire. Ensuite, cela évoluait tout seul grâce à un système programmé d’élisions et d’additions de notes, de règles strictes (les combinaisons rythmiques évoluant toutes les huit mesures) et de choix aléatoires (la hauteur des notes). Les cinq instruments distribués dans l’espace stéréophonique sont des percussions à clavier (marimbas, celeste, cloches tubulaires), des bois (flûte, cor anglais, clarinette basse, basson), des cordes pincées (pizzicati). Ce sont tous des instruments qui supportent d’être courts et dont le clonage est moins pénible que des cuivres ou des cordes frottées. Au bout de quelques minutes, de nouveaux instruments remplacent les premiers. Toutes les notes ont la même longueur et s’enchaînent les unes derrière les autres. Nous avons dû ajouter un silence de la même durée pour créer des rythmes, et ajouter sans cesse de nouvelles règles pour que la musique finisse par nous plaire, en rééquilibrant les basses et le reste, en accélérant certaines progressions, en évitant les répétitions malheureuses, en changeant de tonalités toutes les trente deux mesures, de tempo toutes les quarante huit, et tutti quanti. Il y a vingt-quatre notes par instrument, soit deux cent soixante-cinq sons.


Dans le Jardin proprement dit poussaient plantes, fleurs et champignons aux formes plus que suggestives, vulves et phallus suggérés par des photographies de nature prises en forêt et dans les champs. Le rythme variait chaque minute tandis que des flûtes mélodiques accompagnaient les apparitions, on entendait les herbes écartées, les caresses portées aux fleurs généraient des râles de plaisir. Les rythmes de cette forêt d’émeraude y étaient moites, les flûtes si calmes qu’elles nous laissaient respirer à notre tour…


Dans L’Enfer du Musicien défilait l’histoire de la musique pendant qu’un eugénisme imbécile et cruel résolvait avec terreur la question démographique.
Je m’étais plus tard inspiré de L’Enfer pour un module interactif réalisé par Nicolas Clauss sur flyingpuppet.com en partageant l’écran en quatre boucles vivaldiennes mixées selon la position du curseur. Au centre étaient déclenchés des bruits de bataille, cris, chevauchées, lames entrecroisées, tandis que les clics produisaient un bruit de drap déchiré et réverbéré. En découvrant le module muet, j’avais pensé à la Saint Barthélemy alors que Nicolas avait Duchamp à l’esprit.


Je n'avais pas eu l'idée de déchiffrer la partition imprimée sur les fesses d'un des personnages torturés où figure d'ailleurs le triton, connu sous le nom d'intervalle diabolique, Diabolus in musica. En s'appuyant sur la transcription qu'en fit depuis Amelia Hamrick, James Spalink a développé une adaptation pour luth, harpe et vielle à roue.


D'autres l'ont fait logiquement en chant grégorien...


Et l'on trouve même une version hard-rock !

jeudi 20 août 2020

Jean Epstein, le lyrosophe


Article du 11 mars 2007

De tous les films muets que nous avons mis en musique avec Un Drame Musical Instantané depuis 1976, ceux de Jean Epstein sont certainement parmi mes favoris. Nous les avons d'abord interprétés en trio, puis nous avons recréé La glace à trois faces à Corbeil en 1983 avec notre orchestre de 15 musiciens. Denis Colin à la clarinette basse remplaçait Youenn Le Berre qui jouait habituellement de la flûte, du sax et du basson. J'avais découvert ce film lorsque j'étais étudiant à l'Idhec avec Jean-André Fieschi qui avait réalisé un Cinéastes de notre temps sur la Première Vague en collaboration avec Noël Burch. Si Germaine Dulac, Louis Delluc et Marcel L'Herbier (dont nous avons "accompagné" L'argent, 3h10, certainement l'une de nos plus belles réussites) m'avaient intéressé, j'ai tout de suite été séduit par l'adéquation du fond et de la forme chez Epstein. Son Bonjour Cinéma est une petite merveille tant graphique que littéraire éditée en 1921 par la Sirène dirigée par Blaise Cendrars. Je me suis plongé dans ses Écrits avec la même passion, fasciné par ses théories sur le son qui corroboraient ce que je définirai moi-même dans mon travail. Le gros plan sonore par ralentissement du son est resté pour moi une référence. Je me réfère ici à ses films plus récents comme Le tempestaire ou Finis Terrae, mais ce qui m'occupe cette fois sont ses films muets. Baissez le son des films en lien sur Google Video et laissez-vous porter par la magie des images. Si le silence vous pèse, mettez sur votre platine n'importe quel disque de Debussy, cela fera très bien l'affaire !


1927. La glace à trois faces. Le portrait d’un homme à travers trois femmes. Les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui. L’avenir éclate parmi les souvenirs... Le découpage est simple. Nous accompagnions "la bourgeoise" dans un style impressionniste, à la fois superficiel et élégant. Nous passions au jazz, assez free, pour "la bohème" et dans un registre plus tendre avec "l'ouvrière", un peu techno dans les dernières interprétations. Car si les principes narratifs et critiques étaient souvent les mêmes, chaque traitement variait d'un concert à l'autre, et particulièrement au fil des années puisque nous avons continué jusqu'en 1992. Absolument pas iconoclastes, mais résolument inventifs, nous essayions de nous hisser à la hauteur des inventions de l'image et du montage, nous agissions tout simplement comme si le réalisateur nous commandait la partition aujourd'hui. Les films muets sont souvent beaucoup plus créatifs que ceux qui ont suivi. Ils posent la grammaire du cinéma, sa syntaxe en se permettant toutes les outrances sans être contraints par ce qui se fait ou ne se fait pas. Le muet est l'âge d'or du cinématographe en tant qu'art, le septième du nom dit-on. Après les flonflons de la fête du village, nous terminions La glace à trois faces par le drame proprement dit, avec la course effrénée arrêtée par une hirondelle, le bec meurtrier frappant l'homme en plein front.


1928. La chute de la maison Usher. Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. C'est à cette occasion que Francis et Bernard adaptèrent pour la première fois L'invitation au voyage de Baudelaire et Duparc. Notre travail était beaucoup plus contemporain, nul besoin de repères historiques. Si La glace est très "modern style", Usher est intemporel et de nulle part, juste dans le rêve et l'inconscient. Nous voulions transposer Edgar Poe en musique, j'utilisais d'ailleurs une thématique empruntée à la version inachevée de Claude Debussy (rendant visite à Peter Scarlet dans son appartement de Ann Street, la plus petite rue de New York, célébrée par la plus courte chanson de Charles Ives, nous remarquons la plaque rappelant que Poe y écrivit Le corbeau...). Les deux films convenaient parfaitement au style d'Un Drame Musical Instantané. J'ai été très triste lorsque Marie Epstein, qui nous avait soutenus pendant des années, choisit une autre bande-son que la nôtre pour sortir La glace en salles. Elle nous confia que notre interprétation était la plus créative, mais elle préférait une musique qui ne fasse pas d'ombre au film de son frère. Nous avons souvent été confrontés à cette pensée absurde, reléguant le son à une pâle illustration...
Nous avons donc toujours tenté d'être aussi inventifs que les réalisateurs du passé, recréant, par exemple, le laboratoire de l'ouïe imaginé par Vertov lorsque nous montâmes L'homme à la caméra en janvier 1984 avec le grand orchestre à Déjazet. Aujourd'hui, le ciné-concert est devenu une mode, un genre. On a oublié que le Drame inaugura le retour à cette forme dès 1976. Nous avons fait le tour du monde avec les films d'Epstein, Caligari ou la Jeanne d'Arc de Dreyer, inscrivant vint-deux films à notre répertoire dont l'intégrale Fantômas de Feuillade pour le Centenaire du cinéma en Afrique du Sud ou des raretés de Pathé et Christensen au Festival d'Avignon... Nous n'acceptions jamais de composer une nouvelle musique si d'autres s'en étaient déjà chargés. Il y a tant de trésors de l'époque du muet. Nous voulions faire découvrir ces merveilles. C'est dire que nous fûmes les premiers à nous coltiner ceux que nous avions choisis. Lorsque les programmateurs que nous avions initiés sentirent le filon, ils nous écartèrent savamment pour en tirer le prestige. Le temps d'Orsay et des grandes commémorations était venu. Notre paranoïa nous poussa un peu bêtement à l'esquive. Nous avions peut-être aussi envie de sortir de la fosse d'orchestre ou de derrière l'écran. On y reviendra.

JEAN EPSTEIN, BOUJOUR CINÉMA
Article du 6 juin 2014


En apprenant que Potemkine sort un coffret de 8 DVD des films de Jean Eptein je saute au plafond. Après avoir découvert les cinéastes de la Première Vague dans les années 70 grâce à Jean-André Fieschi et Noël Burch je jette mon dévolu sur La glace à trois faces (1927) et La chute de la Maison Usher (1928) d'Epstein, même si les films de Marcel L'Herbier comme L'inhumaine ou L'argent, ceux de Germaine Dulac, Louis Delluc, ainsi qu'Abel Gance que l'on peut rattacher à cette mouvance, nous interrogent également à distance sur l'état du cinéma contemporain au même titre que nombreuses œuvres inventives de l'époque du muet. Epstein est l'égal de Vertov ou d'Eisenstein, de Murnau ou Dreyer, mais nul n'est prophète en son pays. Il possède une sensibilité hors pair, un sens du rythme exceptionnel, une imagination pour traduire en images des scénarios qui, sous son objectif, deviennent bouleversants. Avec lui se révèle L'intelligence d'une machine, titre de l'un de ses Écrits sur le cinéma, littérature que je dévorerai lorsque paraîtront les deux gros volumes en 1974 où le cinéaste aborde ses concepts de lyrosophie, ses idées révolutionnaires sur le son, le montage rapide alterné et les superpositions, le panoramique inversé ou le gros plan. Une réédition est annoncée chez Independencia sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat, 9 volumes avec de nombreux inédits.

Il y a 40 ans, par chance, sortant de l'Idhec, je dégotte à la librairie du Minotaure un dernier exemplaire de son petit fascicule Bonjour Cinéma, une merveille éditoriale et graphique publiée en 1921 par Blaise Cendrars aux Éditions de La Sirène. Très vite le trio et le grand orchestre d'Un Drame Musical instantané accompagneront La glace et Usher que nous projetterons dans le monde entier. À part ces deux films que je dois à Marie Epstein qui travaillait à la Cinémathèque, la sœur de Jean disparu en 1953, je ne connais alors rien d'autre que Finis Terrae et surtout Le Tempestaire où Epstein met en pratique sa théorie du gros plan sonore en ralentissant la pellicule. Mais ses écrits annoncent "la couleur" comme ceux d'Edgard Varèse pour la musique, l'un et l'autre précurseurs pour avoir agi, mais aussi énormément rêvé.


Les trois premiers DVD rassemblent Le lion des Mogols, Le double amour, Les aventures de Robert Macaire tournés pour les Studios de l'Albatros à Montreuil, siège de l'École russe, après ses débuts chez Pathé. Orientalisme de pacotille et mondanités parisiennes n'empêchent pas Le lion des Mogols de livrer, au milieu d'un scénario abracadabrant, des passages merveilleux comme les scènes automobiles, Montparnasse ou le bal masqué. Les costumes de Paul Poiret et les décors de Pierre Kéfer réalisés par Lazare Meerson font tout le charme du drame du Double amour. Robert Macaire est un feuilleton en cinq épisodes où les escrocs ressemblent à des marionnettes humaines comme les appelait Cocteau.

Deux DVD présentent la période des chefs d'œuvre du muet qui vont ruiner Epstein devenu son propre producteur, La glace à trois faces et La Chute de la Maison Usher, précédés de Mauprat et Six et demi, onze, tous très réussis dans des genres différents. Mauprat est une adaptation du roman de George Sand, film romantique en costumes où l'on reconnaît la force d'Epstein lorsqu'il filme la nature et partout une critique affirmée du machisme. Sa sensibilité exacerbée lui fait prendre le parti des femmes devant des hommes dont l'autorité cache la lâcheté et la faiblesse. L'homosexualité du cinéaste, révélée depuis peu par ses propres textes, est finement suggérée dans la manière de faire jouer ses comédiens, dans leur solitude aussi, face à une société qui en fera longtemps un tabou. Le mélodrame Six et demi, onze où se devine les inclinations d'Epstein, met en valeur décors et costumes d'une époque où la peinture moderne déteignait sur les arts appliqués. Quant aux deux chefs d'œuvre, sujets de fascination absolue, on se reportera à mon article de mars 2007 ou l'on s'y plongera aveuglément en me faisant confiance.


Deux autres DVD sont consacrés à la période bretonne avec Finis Terrae, L'or des mers, Les berceaux, Mor-Vran, Chanson d'Ar-Mor, Le Tempestaire, Les feux de la mer, poèmes documentaires ou fictions immergées dans le réel où le cinéaste ruiné retrouve sa liberté. Ses accélérés et ses ralentis vont influencer tout le cinéma expérimental, voire carrément commercial, jusqu'aux récentes compressions vidéographiques de Jacques Perconte. L'océan et la Bretagne sont devenues terres d'inspiration et d'expérience. Il préserve la langue bretonne et fait tourner des comédiens non professionnels, mais son montage, les images et les sons distillent la poésie des rêveurs. Le concept de partition sonore est directement issue du Tempestaire (1947), son réel retravaillé alors par le compositeur Yves Baudrier.

Jean Epstein, Young Oceans of Cinema de James June Schneider qui occupe le dernier DVD complète intelligemment cette somptueuse édition dont la plupart des films ont été restaurés par la Cinémathèque Française et reteintés selon les scènes comme les monochromes d'origine. Les autres bonus ne sont pas des modèles d'invention cinématographique comme l'avait été le numéro de Cinéastes de notre temps de Burch et Fieschi consacré à la Première Vague, mais tous les entretiens sont extrêmement passionnants et nous en apprennent largement plus que les présentations qui précèdent chaque film, spoilers que je vous déconseille d'écouter avant les projections.


De même, la plupart des illustrations musicales qui accompagnent les films muets sont absolument catastrophiques, scies répétitives au piano dont le formatage attendu et poussiéreux est indigne des inventions de Jean Epstein. On sent bien que les tapeurs n'ont pas lu les Écrits. Sur Usher "Joakim" Bouaziz est le seul à comprendre la variation de timbres et d'atmosphères qu'exige l'adaptation extraordinaire d'Edgar Poe tandis que la version de Gabriel Thibaudeau à la tête de l'Octuor de France développe un classicisme de bon ton ; sur Six et demi, onze Krikor prend le parti électro en jouant une suite de drônes minimalistes passe-partout ; quant au trio Aufgang sur La glace, il répète hélas les mêmes séquences inlassablement comme si le matériau manquait. Pour le reste je préfère couper la chique des pianistes "de style" pour ne pas subir leur logorrhée sonore trépanatrice au lieu de s'inspirer de la musique incroyable que produisent les images et le montage, fruits des théories du lyrosophe. Si les musiques composées dans les années 30 et 40, souvent imposées à Epstein contre son gré, restent très illustratives (les mauvaises habitudes ont la vie dure) on peut rêver de ce que aujourd'hui une véritable réflexion sur le son aurait pu apporter en écoutant les derniers films sonorisés par Epstein, ruptures de ton, son réel retravaillé, jeu sur le temps... Comment le cinéma contemporain a-t-il pu à ce point régresser depuis le muet d'abord, et sur le travail du son ensuite ? Le film de Schneider commandé par la Cinémathèque échappe à ces écueils, seul fidèle à son modèle. Le remarquable livret de 160 pages accompagnant cette édition indispensable se termine par deux facsimilés où la poésie et l'intelligence de Jean Epstein se lisent à chaque ligne.

jeudi 6 août 2020

Les films d'Henri Cartier-Bresson [archive]


Article du 21 Novembre 2006

Dans tous ses entretiens, HCB rappelle qu'il fut l'assistant de Jean Renoir sur La vie est à nous en 1936. Sur la Partie de campagne, ils étaient trois assistants, Jacques Becker était le premier, il était le second, Luchino Visconti était plus là en observateur. Il le sera encore sur La règle du jeu. En 1937, Henri Cartier réalise son premier documentaire, Victoire de la vie, sur l'entraide médicale au service de l'Espagne républicaine assaillie par les troupes du général Franco. La musique est de Charles Koechlin. L'année suivante, il signe un second film sur la guerre d'Espagne, cette fois pour le compte du Secours Populaire, L'Espagne vivra. Les deux films sont passionnants, témoignages accablants pour cette Europe de l'Entente Cordiale qui se fait la complice du fascisme solidaire. Mussolini et Hitler envoient des hommes, des tanks, des avions, mais la France et la Grande-Bretagne refusent de soutenir la république espagnole. Le troisième documentaire, Le retour, tourné en 1945, est terriblement émouvant, retour des camps de millions d'hommes sur les routes allemandes. Certaines images, comme dans Nuit et brouillard ou La mémoire meurtrie, sont insoutenables, les retrouvailles à la gare émeuvent monstrueusement.
1970. Les deux derniers documentaires sont des commandes de la chaîne de télévision CBS News. Ils sont tournés en couleurs, son direct et sans commentaire. Le premier, Impressions de Californie, porte un regard tendre sur l'époque, tandis que le second, Southern Exposures, est plus politique, critique d'une société en pleine mutation : décadence des grands propriétaires terriens, affranchissement des noirs, main mise de la religion... Le pacifisme et le combat contre le racisme se renvoient la balle d'un film à l'autre. Les films réalisés par HCB montrent l'engagement de HCB au-delà de l'instant décisif. JR me raconte, qu'interrogé aux actualités par la télévision française alors qu'il est déjà très âgé, comme l'interviewer lui demande s'il a quelque chose à ajouter, le photographe lance seulement "Vive Bakounine !". HCB affirme son regard libertaire.
L'homme savait aussi être un séducteur élégant. Je me souviens l'avoir croisé un an avant sa mort pendant les Rencontres d'Arles de la Photographie, s'appuyant sur une canne, entouré d'une nuée de petites jeunes filles. Il s'est éteint en Provence à l'âge de 95 ans. Le superbe coffret DVD contient un livret de 90 pages et un second disque avec, cette fois, des films sur lui : Biographie d'un regard de Heinz Bütler (2003), L'aventure moderne de Roger Kahane (1975), Contacts de Robert Delpire (1994) - magnifique collection initiée par William Klein que l'on peut trouver en 3 volumes DVD avec la complicité des plus grands photographes commentant leurs planches-contacts (Arte), Flagrants délits du même Delpire (1967) que HCB salue souvent comme l'un de ses deux grands metteurs en pages avec Tériade, Une journée dans l'atelier d'Henri Cartier-Bresson de Caroline Thiénot Barbey (2005) qui le montre en train de dessiner et peindre, formation que le photographe revendiquera toujours comme clef de son regard, et Écrire contre l'oubli : lettre à Mamadou Bâ de Martine Franck et lui-même, trois minutes commandées par Amnesty International en 1991. La photographe Martine Franck, sa dernière compagne, préside la Fondation Henri Cartier-Bresson.
Le coffret édité par mk2 est une mine sur laquelle on sautera sans hésiter et sans aucun dommage si ce n'est celui de voir le monde avec un autre œil. Bien qu'il ne semble y avoir aucun rapport, je le rangerais pourtant à côté de Jacques Tati pour cette manière révolutionnaire de nous apprendre à regarder. C'est rare.

mercredi 5 août 2020

Belle complicité !


Travaillant d'arrache-pied tout en essayant de jouir de mon statut de retraité, j'écris moins de billets au jour le jour au profit d'archives réactualisées. En ce qui concerne le régime qui a succédé il y a déjà cinq ans à celui d'intermittent qui en avait duré quarante-deux, je n'arrive pas du tout à faire la transition, n'ayant en rien changé mes occupations. Par contre, je me sens plus serein. Le fait de toucher des sous à date fixe sans avoir besoin de faire des grimaces est absolument merveilleux. Raison de plus pour se battre pour que les générations suivantes puissent jouir de cette situation, et ce le plus longtemps possible. J'écris ces mots probablement par culpabilité de ne pas me pencher suffisamment sur l'actualité pour la commenter. Mais entre la pause estivale où je suis "confiné" chez moi pour des raisons n'ayant rien à voir avec la crise sanitaire ou ma santé, la gestion absurde de cette crise qui me fait osciller entre la colère et l'incompréhension, et l'incomparable et délicieux calme aoûtien, je suis plus enclin à méditer sur le passé et le futur qu'à m'accrocher à un quotidien déserté...
Si je n'avais qu'à m'occuper à relancer les journalistes au sujet de mon nouvel album, Perspectives du XXIIe siècle, ce serait un passage post-partum plutôt tranquille. Or cette aventure n'est pas terminée, puisque avec Sonia Cruchon nous finalisons le film collectif qui s'en inspire. La douzaine de courts métrages réalisés par Nicolas Clauss, Valéry Faidherbe, John Sanborn, Eric Vernhes et nous-mêmes seront réunis en un docu-fiction d'une cinquantaine de minutes dont j'écris les intertitres à la manière d'un film muet. Nous en voyons le bout, mais il reste encore pas mal de travail de post-production. Madeleine Leclair prévoit une journée particulière au Musée d'Ethnographie de Genève à l'automne, nous y reviendrons.
Alors que je suis en stand-by sur le livre-disque entamé l'année dernière en Transylvanie et qui devrait voir le jour en 2021, j'ai embrayé illico sur un nouveau projet, Pique-nique au labo (titre probable, aux références appropriées et sa phonogénie). Il s'agit d'un double CD réfléchissant le laboratoire de rencontres que j'ai initié depuis 2010 avec de "jeunes" musiciens et musiciennes parmi les plus inventifs. J'ai sélectionné une pièce de chaque album virtuel publié sur drame.org quelques jours après leur enregistrement. De ces 22 compositions instantanées, la plupart ont été enregistrées dans mon studio, seulement quatre d'entre elles provenant de concerts. Le plus souvent les thèmes de chaque pièce fut tiré au hasard juste avant de jouer. Ce sont donc 28 invité/e/s qui m'ont fait l'honneur de me rejoindre pour passer ensemble une journée de plaisir. Comme jadis avec Un Drame Musical Instantané pour Urgent Meeting (1991) et Opération Blow Up (1992), mon propos est de jouer pour nous rencontrer, alors qu'il est d'usage dans le métier de se rencontrer pour jouer. L'aspect "l'humain d'abord" ne vous échappera pas !
Participèrent ainsi à l'expérience (dans l'ordre alphabétique) : Samuel Ber – batterie, percussion / Sophie Bernado – voix, basson / Amandine Casadamont – vinyles / Nicholas Christenson – contrebasse / Médéric Collignon – voix / Pascal Contet – accordéon / Élise Dabrowski – contrebasse, voix / Julien Desprez – guitare électrique / Linda Edsjö – marimba, vibraphone, percussion / Jean-Brice Godet – cassettes, clarinette / Alexandra Grimal – sax ténor / Wassim Halal – percussion / Antonin-Tri Hoang – sax alto, clarinette basse, piano / Karsten Hochapfel – violoncelle / Fanny Lasfargues – basse électroacoustique / Mathias Lévy – violon / Sylvain Lemêtre – percussion / Birgitte Lyregaard – voix / Jocelyn Mienniel – flûtes, MS20 / Edward Perraud – batterie, électrronique / Jonathan Pontier – claviers / Hasse Poulsen – guitare / Sylvain Rifflet – sax ténor / Eve Risser – voix, mélodica / Vincent Segal – violoncelle / Christelle Séry – guitare électrique / Ravi Shardja – mandoline électrique / Jean-François Vrod – violon... De mon côté, je m'attaque essentiellement aux claviers, épisodiquement à des instruments électroniques et acoustiques comme l'harmonica, les flûtes, les guimbardes, ou diffusant des montages radiophoniques et des reportages qui resituent l'action dans des espaces imaginaires. J'ai confié la conception graphique de l'objet à mon amie mc gayffier qui se trouve être la maman d'un des protagonistes cités plus haut et dont j'apprécie le travail depuis bientôt quarante ans. Une histoire de famille, si comme mon père le revendiquait : "la famille n'est pas celle dont on hérite, mais celle que l'on crée".
Ainsi, pour illustrer cette petite annonce, j'ai choisi de faire une capture-écran des frimousses des camarades avec qui j'espère bien me (re)produire, tout en rêvant à de nouvelles rencontres, puisque l'occasion fait si souvent le larron et que déjà se profilent de nouvelles aventures ! D'ailleurs si certains ou certaines sont à Paris au mois d'août avec du temps de libre suite à la gestion pitoyable de la crise, appelez-moi, on a encore le droit de jouer ensemble...
Pour patienter, je commande les ISRC sur le site de la SCPP (c'est simple lorsqu'on est déjà inscrit), je déclare les 22 pièces sur celui de la SACEM (c'est très long) et, surtout, je me lance dans les finitions techniques avec une application qui fabrique des masters DDP. J'espère ne pas faire de bêtises, le HOFA CD-Burn.DDP.Master me semblant assez pratique.

lundi 3 août 2020

My Name Is... Steve Reich [archive]


Articles des 10 février 2007, 8 octobre 2006, 16 novembre 2010, 13 septembre 2011

LES ARCHIVES DE L'À-PLAT

J'ai évoqué ici la Bibliothèque disparue de Babylone et les risques encourus aujourd'hui. Nous connaissions ubu.com. Sur son nouveau blog, Pierre Wendling nous révèle l'existence d'une nouvelle mine, Internet Archive. Le site Internet Archive est une organisation à but non lucratif, fondée en 1996, qui s'est fixée de réunir des documents numérisables dont les droits sont échus et de les offrir en libre service aux chercheurs, historiens, étudiants et à quiconque souhaite les utiliser (sous licence Creative Commons). Les collections proposent des textes, des documents sonores et cinématographiques, des logiciels libres, des sites web. Pour les films, une grande variété de qualité technique est proposée depuis du 64k mpeg4 jusqu'à du mpeg2 gravable en dvd, en streaming ou en téléchargement. Au milieu de dizaines de milliers de documents, on trouve de véritables chefs d'œuvre.


À l'instant où je tape ces lignes, j'écoute un concert historique de Steve Reich, le 7 novembre 1970 à Berkeley, d'une qualité exceptionnelle. Se succèdent Four Organs,” “My Name Is,” “Piano Phase” et “Phase Patterns. Si j'ai assisté aux représentations parisiennes qui suivirent, j'ignorais totalement l'existence de My Name Is qui est dans le style de Come Out. Steve Reich a interrogé le public qui faisait la queue pour le concert en leur demandant : "What is your name ?" et en a monté des bouts présentés lors du concert-même !
Les longs métrages vont de célèbres films muets à des excentricités tels Reefer Madness, Carnival of Souls, Sex Madness en passant par des films dont la question des droits me paraît plus ambigüe (La nuit des morts-vivants, Rashomon, Dementia 13, etc.). Une section intitulée Cinemocracy présente les films de propagande commandés par le Gouvernement américain, au début des années 40, à John Ford, John Huston, Frank Capra et William Wyler !


Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de My Name Is, même si l'œuvre n'a pas l'envergure des autres pièces du concert, aussi époustouflantes à écouter qu'à leur création il y a près de quarante ans. Le concert complet, c'est .



Depuis cet article de 2007, la Toile offre de nombreuses interprétations de cette pièce...

CROWN HEIGHTS & REICH

C'était vraiment trop bête, un concert avec danseurs se tenait de l'autre côté de la rue pour le 70ième anniversaire de Steve Reich, mais nous n'avions pas pu obtenir de places. Sold out !
Alors j'ai eu l'idée de nous y faufiler à l'entr'acte qui se terminait comme nous passions devant ! Il y a toujours des spectateurs qui s'en vont. Ainsi nous avons pu assister à la seconde partie, magnifique comme toujours avec Reich. La chorégraphie d'Akram Khan accompagnait les Variations pour vibraphones, pianos et cordes, un moment magique qui remontait le niveau de la soirée. Nous avons raté Rosas dansé par Anne Teresa de Keersmaeker sur Fase, un montage de pièces des débuts de Reich, mais la présence du London Sinfonietta sur la pièce de 2005 m'hypnotisa comme chaque fois avec le seul véritable génie de l'école minimaliste. La première fois, c'était au début des années 70, Four Organs et Phase Patterns. Je me souviens que nous étions assis à côté d'Aragon et de ses minets. Sur scène, les musiciens étaient Reich, Philip Glass, Jon Gibson... Plus tard, un concert avenue de Wagram, deux musiciens jouaient chacun une mélodie, mais on pouvait en percevoir quatre par le croisement des harmoniques... La création en France de l'un de mes préférés, Different Trains, par le Kronos Quartet, reste un des moments les plus émouvants de ma douloureuse carrière de spectateur. J'écoute inlassablement le cd. Nous étions ensuite allés dîner chez Bofinger avec leur premier violon, David Harrington, mais le courant n'est pas passé. Nous avions probablement eu les yeux plus gros que le ventre. Je parle de musique, pas seulement de gastronomie.
Mais ce soir, la lune était pleine au-dessus de Brooklyn...

STEVE REICH SE RÉPÈTE


Tout nouvel album de Steve Reich provoque une attente dans l'espoir d'ajouter un chef d'œuvre à la liste des disques dont on ne se lasse jamais malgré l'usure du temps. Chacun a ses préférences, mais Different Trains, dont l'enregistrement de voix parlées fournit la trame mélodique au quatuor à cordes, me semble ne pouvoir qu'entraîner tous les suffrages quand It's Gonna Rain ravira les amateurs d'expérimentations corrosives ; la vidéo de Three Tales conviendra mieux aux fans d'opéra multimédia et Drumming, Desert Music ou Music for 18 musicians restent de grands classiques... Quoi qu'il en soit, tout son catalogue produit la même excitation, le même vertige enthousiaste, même si le compositeur new-yorkais répète éternellement la formule des canons en unissons qu'il a découverte dès 1965 avec ses pièces pour bande magnétique. J'ai eu la chance de les entendre à la fin des années 60 et d'assister à la création française de Four Organs et Phase Patterns ; depuis, je n'ai cessé de m'intéresser à son travail de physicien du son, capable de faire entendre quatre mélodies enchevêtrées à partir de deux monodies par le seul pouvoir des harmoniques. S'inspirant grandement du gamelan, Steve Reich a su s'affranchir du sérialisme en revenant à une écriture tonale inventive qui laisse loin derrière lui les autres tenants de ce que les Américains appellent le minimalisme et que nous avions l'habitude d'appeler en Europe la musique répétitive.
Hélas, depuis 1995 je n'ai pas ressenti l'émotion que me procurent ses anciennes pièces. Double Sextet interprété par eight blackbird et qui lui vaut le Prix Pulitzer ni 2x5 par Bang on a Can ne m'emballent outre mesure. Steve Reich est tenté d'introduire des instruments populaires à son instrumentation, mais il n'en tire pas la substantifique moelle. Comme l'échantillonneur de City Life ne rendait pas la dimension de la ville, les guitares électriques, la basse et la batterie de 2x5 n'arrivent à produire l'électricité du rock. Le sextuor classique d'eight blackbird composé d'une flûte, une clarinette, un violon, un violoncelle, un vibraphone et un piano, génère des effets plus originaux avec d'intéressantes cassures de rythme. Comme pour Different Trains, Reich a recours à l'artifice du playback, chaque ensemble dialoguant avec lui-même pour permettre au compositeur de jouer de ses effets de déphasage dont il a le secret, mais il avoue préférer pour l'avenir des versions où tous les instrumentistes seront en direct, portant à douze et dix les effectifs.
Ces bémols ne m'empêchent pas de remettre sur la platine l'album publié encore cette fois sur Nonesuch pour constater que la deuxième écoute de Double Sextet me transporte sur un petit nuage...

WTC 9/11 (2010) WORLD TO COME


J'ai commandé WTC 9/11, le nouvel album de Steve Reich, par intérêt parce que c'est le seul répétitif qui m'ait toujours emballé, par fétichisme parce que je les possède presque tous, par goût parce que j'adore les interprétations du Kronos Quartet dont il ne m'en manque pratiquement aucun, par tolérance parce que les commémorations du 11 septembre 2001 occultent impérialistiquement le 11 septembre 1973 quand les avions américains prêtaient main forte à Pinochet pour dézinguer Salvador Allende, par mélomanie parce qu'une copie mp3 comme celle que je vous offre ci-dessus ne vaut pas la qualité d'un CD et pour bien d'autres aussi bonnes que mauvaises raisons.
J'ai copié-collé la pochette censurée qui risquait de blesser des étatsuniens que les images de leur télé ne gênent pas lorsqu'il s'agit de montrer les ravages de leur armée et de leur politique un peu partout sur la planète, et la définitive qui me fait m'interroger sur ce que cache cet écran de fumée.
J'ai écouté les nouvelles compositions un peu déçu, parce que le système de "mélodie du discours", qu'avait également utilisé avec talent René Lussier pour Le trésor de la langue, n'a jamais été aussi poignant que sur Different Trains, chef d'œuvre inégalé de Reich. Il consiste à orchestrer la mélodie de voix parlées préalablement enregistrées, ici aiguilleurs du ciel, pompiers, voisins de New York, etc. Déçu aussi parce que le Mallet Quartet et les Dance Patterns, qui complètent le court album, sont deux œuvrettes n'apportant pas grand chose à l'édifice. Déçu parce que j'attends chaque fois un miracle et le propre des miracles est de se produire quand on ne les attend pas.
On lira partout dans la presse que WTC 9/11 est une des œuvres majeures de Steve Reich parce que tout ce qui touche à l'énigme du 11 septembre donne des frissons, parce que la plupart des journalistes découvrent ce compositeur avec quarante ans de retard, parce que c'est politiquement correct à l'image de la pochette définitive du CD. L'album se laisse écouter, mais les quelques dissonances ne suffisent pas à Steve Reich pour se renouveler et l'on préférera cent fois Different Trains ou les premières pièces plus expérimentales comme It's Gonna Rain ou Come Out qui dégagent une rage romantique d'une puissance insoupçonnable.

samedi 27 juin 2020

Théâtre [archives]


Articles du 14 janvier 2007 et 22 février 2013

UN COMMENCEMENT À TOUT

Il y avait eu Du vent dans les branches de sassafras au Théâtre Gramont avec Michel Simon et Caroline Cellier, Le cimetière de voitures d'Arrabal avec Jean-Claude Drouot, le Living Theater de Julian Beck, mais j'ai découvert l'univers théâtral avec Michel Vinaver en 1980 au Théâtre de Chaillot grâce à Jean-André. Jacques Lassalle montait À la renverse avec, pour peu que je m'en souvienne, Françoise Lebrun et Jean-François Stévenin. Le passe-montagne tourné par le motard qui était accroupi là dans la loge m'avait beaucoup impressionné. Je crois me souvenir qu'il y avait aussi Maurice Garrel qui fit plus tard une petite apparition dans notre opéra-bouffe, L'hallali. Vinaver menait une double vie en tant qu'auteur et PDG des sociétés Gillette et Dupont sous le nom de Grinberg, m'avait confié Jean-André Fieschi, qui plus tard épousera sa fille Barbara, la sœur d'Anouk. Leur fils avait baptisé sa poupée Elsa du nom de ma fille... Vingt quatre ans plus tard, j'ai revu Vinaver en haut des marches d'une remise de prix. Il m'avait rassuré en racontant que c'était la deuxième fois qu'il était primé par la Sacd. Je recevais moi-même ce soir-là le Prix de la création interactive après en avoir déjà été gratifié quatre ans auparavant. J'avais redouté une erreur, du moins que l'on s'aperçoive du doublon, probablement à cause du complexe d'usurpation que ressentent tant d'autodidactes. Somnambules succédait ainsi à Alphabet.
Raymond Sarti a dessiné le décor blanc de la reprise de L'émission de télévision mise en scène par Thierry Roisin à Montreuil. Je suis chaque fois épaté par le travail de mon ami. La scénographie éclaire le texte. Tous les lieux cohabitent sur le plateau. Les comédiens ne le quittent jamais, ils restent en bordure, devenant les musiciens de la partition sonore qui souligne avec simplicité et brio certains gestes importants. Les bruitages font surtout exister le hors-champ alors que leurs interprètes sont à vue, raclant une sonnette, jouant de fourchettes, transvidant une bonbonne d'eau pour faire discrètement couler un bain... L'idée est formidable, sa réalisation parfaite. J'ai d'ailleurs préféré le décor et le son de François Marillier au jeu dramatique dont la direction m'a échappé. Vinaver connaît évidemment si bien le monde de l'entreprise, ici une émission de télé-réalité et une grande surface de bricolage, que les échanges sont aussi jubilatoires qu'effroyables.


J'ai rencontré Raymond Sarti en 1989 aux milieux des tours de Mantes-la-Jolie. Le metteur en scène Ahmed Madani et lui nous avaient été "imposés" par la DRAC, mais nous n'eûmes pas à le regretter ! De notre côté, nous apportions J'accuse, avec Richard Bohringer dans le rôle d'Émile Zola. Un drame musical instantané était secondé par une harmonie de 70 musiciens dirigée par Jean-Luc Fillon et par la chanteuse de Pied de Poule, Dominique Fonfrède. Raymond avait collé un chapiteau gonflable de cinq étages de haut le long de l'une des tours destinée à être détruite. La façade de l'immeuble comme l'ancien parking ainsi recouverts étaient entièrement bleus avec de grosses croix blanches ici et là. Il avait fait creuser une tranchée pour notre trio, monter une colline pour l'orchestre et empiler des sacs de jute au milieu de la scène. Des croisillons plantés dans la terre donnaient au décor des allures de Verdun. Tout avait été repeint, un étrange mélange de Klein, Christo et Kubrick ! Richard arpentait les étages jusqu'aux balcons. Son rôle lui permettait les envolées lyriques qu'il affectionnait. Filmée à plusieurs caméras sans intelligence musicale, la "captation" n'a jamais été diffusée par la télévision. La même année, nous avons repris la partie de l'orchestre sous le titre de Contrefaçons à la Maison de la Radio. Après "J'accuse", nous avons monté Le K toujours avec Bohringer et Sarti. Raymond et moi avons continué à travailler ensemble, pour des expositions comme Il était une fois la fête foraine, pour des affiches, des disques, des théâtres de marionnettes... et nous sommes restés amis tout ce temps-là. En admirant son travail, je saisis chaque fois l'importance d'un décor laissé à la libre imagination d'un véritable scénographe.

J'ACCUSE...


Les archives se suivent, mais ne se ressemblent pas. 1989, c'était le Bicentenaire de la Révolution française. Trois ans avant de monter Le K avec Richard Bohringer qui nous valut une nomination aux Victoires de la Musique, nous avions choisi l'acteur pour incarner Émile Zola dans son célèbre pamphlet J'accuse, modèle du genre et article historique de 1898 sur le racisme et l'antisémitisme publié à l'occasion de l'affaire Dreyfus. L'article était paru sous la forme d'une lettre ouverte au président de la République française, Félix Faure, dans le journal L'Aurore. Un film de notre spectacle avait été tourné, mais personne ne le vit jamais, du moins à ma connaissance.
Ce 18 novembre 1989, Christian Gomila tourna le spectacle à cinq caméras, mais la coupure des instrumentaux au montage me contraria tant que j'oubliai le film dans sa boîte jusqu'à aujourd'hui. Dommage, car la captation donne une bonne image du genre de spectacle que nous montions à cette époque, même si l'orchestre frigorifié jouait complètement faux !
Avec Bernard Vitet et Francis Gorgé nous avions choisi d'accompagner un texte pour changer de nos ciné-concerts qui commençaient à devenir à la mode. Notre trio d'Un Drame Musical Instantané en composa donc la musique. Arnaud de Laubier nous présenta le metteur en scène Ahmed Madani qui apportait dans sa musette le scénographe Raymond Sarti, le créateur lumière Thierry Cabrera et la costumière Malikha Aït Gherbi. De notre côté nous amenions Bohringer alors au plus haut de sa cotte de popularité, la chanteuse Dominique Fonfrède et les 70 musiciens de l'Orchestre Départemental d'Harmonie des Yvelines dirigé par Jean-Luc Fillon !


(...) De même que nous avions choisi une image du Ku Klux Klan pour annoncer le spectacle, nous avions demandé à Dominique de reprendre Der Hass ist der Armen Lohn que je chantais dans l'album Kind Lieder, histoire d'universaliser notre propos. Comme nous jouions au milieu des tours de Mantes, Ahmed Madani avait engagé comme service d'ordre les gars plus méchants de la cité, ce qui n'empêcha pas la femme du vice-président de Louis Vuitton, dont la Fondation pour l'Opéra et la Musique nous aidait, de recevoir un caillou sur la tête ! Cela marqua la fin de notre collaboration ! Trois ans plus tard, Dominique Cabrera tourna Chronique d'une banlieue ordinaire sur les anciens habitants de la tour qui allait être détruite et j'en composai la musique...

jeudi 25 juin 2020

Atom Egoyan [archives]


Articles du 13 janvier et 8 juin 2007, 19 décembre 2014, 12 janvier 2018

LA VÉRITÉ NUE

La vérité nue (Where the Truth Lies) est le onzième long-métrage d'Atom Egoyan, un polar sulfureux de la trempe du Grand sommeil (The Big Sleep), le chef d'œuvre d'Howard Hawks avec Bogart et Bacall. Il partage avec ce modèle du film noir son ambiance confuse où les tabous sexuels encombrent les personnages. La complexité de l'intrigue réfléchit les désirs refoulés et les mensonges que l'on se fait à soi-même avant de contaminer les autres. Le réalisateur a toujours aimé provoquer ses spectateurs en les entraînant sur les pentes glissantes du voyeurisme et de la perversion. On nage dans un cloaque luxueux, le monde de la télévision, dans ses minableries de stars vite déchues et de rêves de midinettes abusées. Comme dans le formidable L.A. Confidential de Curtis Hanson, les décors des années 50 produisent un effet intemporel, évitant toute nostalgie. Le titre anglais joue sur les mots : où la vérité gît ; où la vérité ment. La nudité importe peu. Seul le trouble intéresse Egoyan. Faux-semblants criminels qui torturent des personnages remarquablement interprétés par Kevin Bacon et Colin Firth. La fille jouée par Alison Lohman manque de cette ambiguïté. Le réalisateur connaît mieux ses démons intérieurs. Il en joue avec maestria. Pas étonnant que son film préféré soit Sandra de Lucchino Visconti, dont le titre original est Vaghe stelle dell'orsa (vagues étoiles de la grande ourse), une histoire entre un frère et une sœur comme ici entre deux amis.


Je comprends mal la critique française qui a démoli le film à sa sortie en salles (TF1 Vidéo). Certes ce n'est pas le plus expérimental des films de son auteur, mais Atom Egoyan réussit son examen hollywoodien sans en faire un exercice de style ni y perdre son âme. Un peu trop hollywoodien tout de même lorsqu'il noie le tout dans un sirop musical qui se voudrait dramatique et référentiel, mais qui plombe l'ambiance comme hélas presque toutes les productions américaines. S'il portait autant de soin à la partition sonore comme au reste, Atom Egoyan pourrait réaliser une nouvelle œuvre exceptionnelle, cette fois avec le budget dont rêve tout cinéaste. Qu'il bénéficie de gros moyens comme ici ou qu'il filme Beyrouth avec une petite caméra dv, il imagine des coups tordus, fait glisser le documenteur vers la friction et s'amuse à confondre vérités et mensonges, apanage du cinéma, ce dont sont faits les rêves.
En attendant avec impatience le coffret de plusieurs films qu'Atom doit agrémenter de nombreux boni...

L'ESSENTIEL (D') EGOYAN


Presque tous les longs-métrages du cinéaste canadien anglophone d'origine arménienne Atom Egoyan sont présents dans le coffret dvd édité par TF1 sous le titre L'essentiel d'Egoyan : huit films auxquels, si l'on souhaite être complet, il faudrait ajouter Felicia's Journey et Where the Truth Lies, ainsi que les courts-métrages et les réalisations pour la télévision. Peu de bonus, quelques commentaires audio non sous-titrés, le coffret manque cruellement d'informations, même techniques, recentrant tout sur les films en une rétrospective passionnante.
Il y a des cinéastes qui font corps avec leurs œuvres : par exemple Pasolini, Herzog, Cronenberg, Lynch... D'autres, comme Stroheim ou Buñuel, choisissent des scénarios fantasmatiques qui tranchent avec leur réel. Atom Egoyan est de ceux-là. Apparemment détaché de ces turpitudes, il met en scène des situations scabreuses et parfois franchement glauques. Ses personnages refusent l'état des choses et se font du cinéma, traversant le miroir des apparences grâce à de subtils tours de passe-passe où des écrans, le plus souvent cathodiques, figurent les collures d'un montage plus intriqué que parallèle. Le son d'une scène projetée ponctue ainsi l'action des acteurs censés la regarder. Ça tuile et ça frotte. Les glissements de rôles relèvent de la psychanalyse sans qu'il soit besoin d'en donner laborieusement les clefs. Les fausses pistes sont en fait de faux-semblants. Atom Egoyan bat les cartes et les redistribue en bravant les tabous de la famille. Dès son premier film, Next of Kin, par de subtils cadrages et une maîtrise explosée du montage, il tord le cou de la grammaire cinématographique. Ses allers et retours pleins de malice tranchent avec des situations dramatiques essentielles qui mettent en abîme la vie que l'on se pourrait se choisir. Dans les premiers films, le fils adopte une nouvelle famille qui a perdu le sien (Next of Kin), le fils protège la mère de sa mère disparue contre un père autoritaire (Family Viewing), passée au crible d'un scénario la sœur devient le frère (Speaking Parts), autant de greffes réussies ou rejetées.
Un atome (du grec ατομος, atomos, « que l'on ne peut diviser ») est la plus petite partie d'un corps simple pouvant se combiner chimiquement avec une autre. S'il faut toute une vie pour savoir qui nous sommes, Atom Egoyan traque l'identité de soi dans le regard des autres. L'ego ne suffit pas, il cherche un prénom qui anticiperait le nom. Pirouette, cacahouète. Avec The Adjuster, le cinéaste réaffirme sa compassion pour les vies qui s'éteignent, éparpillant les cendres pour fertiliser de nouveaux territoires plutôt que raviver le feu. Il montre les limites du personnage dans The Sweet Hereafter (De beaux lendemains), l'exorcisme passant entre les mains d'une jeune fille qui réinvente le mythe pour soigner la douleur de tout un village. Exotica est le feu d'artifice de la première période d'Atom Egoyan, le bouquet final avant que la nuit reprenne ses droits. Suivront des films plus conformes à la loi (du cinéma, fut-il grand public ou home movie), axés sur une quête plus communautaire qu'identitaire : Calendar, Ararat, Citadel... Le flux musical noie les coupes aiguisées et le rythme très personnel par un sirop de plus en plus envahissant. Il n'est hélas pas le seul. Sa fidélité envers ses comédiens (Arsinee Khanjian, David Hemblen, Gabrielle Rose, Maury Chaykin...) contribue à tisser le fil d'Ariane qui court le long de son œuvre. La vérité nue (Where the Truth Lies) entame-t-il une nouvelle période ou bien Atom Egoyan va-t-il dresser des ponts entre ses recherches formelles les plus audacieuses et son souci de plaire au plus grand nombre ? Comment atteindre la paix intérieure lorsque l'on a choisi le labyrinthe du palais des glaces comme décor virtuel à ses interrogations fondamentales ? Tournage en septembre.

ATOM EGOYAN, CAPTIF DE LA CRITIQUE


Après l'avoir encensé, la presse se déchaîne contre le cinéaste canadien Atom Egoyan sans que j'en comprenne les raisons. Reprocherait-on à l'indépendant d'avoir été récupéré par Hollywood ? La critique tant intello que populaire s'extasie pourtant devant les daubes on ne peut plus conventionnelles de Clint Eastwood ou Steven Spielberg. Après une huitaine de films quasi cultes (Next of Kin, Family Viewing, Speaking Parts, The Adjuster, Exotica, The Sweet Hereafter/De beaux lendemains, Felicia's Journey), Ararat avait marqué une charnière plus classique, défaut de presque tous les films revenant sur les origines arméniennes de leurs auteurs, avant qu'Atom Egoyan tourne des œuvres s'ouvrant au grand public. Where the Truth Lies/La Vérité nue, Adoration, Chloé, Devil's Knot ont subi un lynchage médiatique systématique, d'autant que les journalistes ont la fâcheuse tendance à se copier les uns les autres.
Pourtant on retrouve dans chacun les obsessions et fantasmes du réalisateur, des histoires glauques de famille qui ne ressemblent pas à l'homme charmant qui les réalise. Il nous renvoie ainsi à nos propres zones d'ombre que nous espérons maîtriser pour ne jamais céder au passage à l'acte. Le cinéma s'autorise la catastrophe dans ses projections identificatrices tandis que le réel est supposé respecter le cadre, moral et partagé. Les ressorts psychologiques ambigus, les jeux de miroir et les chausse-trapes qu'il cultive gênent forcément les consciences. Le seul élément qui me froisse dans tous ses films est la musique hollywoodienne illustrative qui les banalise alors que son absence ou un traitement sonore distancié renforceraient le style personnel de leur auteur ; mais cela personne ne l'évoque, vu que cette redondance balourde est justement le point commun, voire la signature, de tout le cinéma américain mainstream et de ses clones européens.
Where the Truth Lies/La Vérité nue est un excellent polar sulfureux où l'on retrouve le voyeurisme et la perversion avec une critique féroce du monde de la télévision. Adoration joue encore sur le mensonge. Autre piège, Chloe est un remake de Nathalie d'Anne Fontaine, pour une fois plus réussi que l'original, grâce à quantité de petits détails du scénario de cette œuvre de commande. Alors c'est peut-être là que va se nicher le quiproquo : Egoyan "cède" à la commande, fuite en avant de tous les artistes qui connaissent le prix de l'attente ou de l'absence. Il met encore en scène nombreux opéras sans prendre de pause. Egoyan s'accapare pourtant chaque fois le sujet en cherchant le bon angle, d'où il regarde le monde de faux-semblants qui nous anime, celui du quotidien que les us et coutumes nous imposent et, pire, celui du cinéma par excellence. Devil's Knot, sur le thème de l'enlèvement d'enfants, peut être regardé comme le coup d'essai de son suivant et dernier long métrage, Captives, plus massacré que jamais par la presse qui le compare bêtement à Prisoners de Denis Villeneuve. Mais cette fois aucun pathos ne vient encombrer le film. L'action est plus clinique que jamais, sans les alibis psychologiques qui justifieraient les actes les plus odieux. L'injustice est flagrante. Le film sort en France le 5 janvier 2015.


Contrairement à ce qui a été écrit, Captives n'a rien à voir non plus avec l'affaire Natascha Kampusch. Le thriller joue des strates du temps sans s'alourdir d'effets appuyés pour signifier les flashbacks ou forwards. Ces aller et retours nous perdent certes, mais on n'est pas dans un film français où tout est expliqué dès les premières images. Atom Egoyan nous évite les scènes pénibles dont le cinéma est aujourd'hui friand. S'il les suggère il n'en donne pas le moindre détail, pas la moindre piste que celle sur laquelle chaque spectateur glissera selon son niveau de conscience ou guidé par son inconscient. La machine perverse est parfaitement huilée, s'appuyant sur une technologie que le hacker de base saurait hélas faire fonctionner. Les justifications psychologiques évacuées, cela peut déplaire aux critiques lourdingues voulant trouver explication à tout. Une œuvre est pourtant déterminée par les questions qu'elle suscite. Dans ce paysage froid et enneigé seule la culpabilité a droit de cité, même si ceux qui la portent n'y sont pour rien. N'avez-vous jamais laissé votre enfant seul deux minutes sur la banquette arrière ? Encore une fois, si l'on pouvait regarder Captives sans le sirop symphonique qui le dilue je suis certain que son originalité sauterait au visage. Comme dans d'autres films d'Egoyan les écrans sont des fenêtres vers un ailleurs dont nous sommes incapables de voir qu'il est notre présent. Captives nous fait fondamentalement réfléchir aux mouchards que nous avons innocemment installés chez nous, à notre incapacité de comprendre le crime, à l'amour que nous portons aux êtres proches, à notre complicité avec ce que l'on nous sert comme immuable... De quoi déranger plus d'un critique qui ne peut comprendre que le dogme. Atom Egoyan, même dans ses films hollywoodiens, reste un hors-la-loi.

PERSISTANCE D'UNE GRAMMAIRE DU CINÉMA ET IMPLICATION DES RÊVES


Lors de notre dernière rencontre, Atom Egoyan s'étonnait que le cinématographe obéisse toujours aux mêmes lois depuis ses débuts alors que la musique, par exemple, avait considérablement évolué pendant la même période. J'avançais que les outils du cinéma n'ont pas changé : la scène passe par le même objectif frontal, le montage qui produit des ellipses à chaque coupe fait avancer l'histoire, etc. Pour qu'un médium se transforme, il faut de nouveaux outils. Ainsi les impressionnistes partirent peindre sur nature à l'invention des tubes en plomb qu'ils pouvaient glisser dans leurs poches. L'ajout du son avait pourtant bouleversé le cinéma, mais, depuis, ni la couleur, ni l'agrandissement des formats, ni la multiplication des pistes sonores, pas même le passage à la vidéo ou au numérique, n'ont révolutionné le septième art. Cela explique pourquoi Atom, lorsqu'il ne met pas en scène des opéras, réalise de plus en plus souvent des installations artistiques où l'espace lui offre de nouveaux modes d'approche.


Le réalisateur canadien trouve aussi que les séquences oniriques sont toujours filmées de la même manière, et, au delà de cela, que le découpage cinématographique est calqué sur celui des rêves, avec d'abord un plan d'ensemble, puis des plans rapprochés, etc. Le matin qui a suivi notre échange j'ai tenté de me souvenir des miens, or, autant qu'il m'en souvienne, j'ai l'impression de toujours prendre une histoire en marche, comme si le film était déjà commencé. J'imagine donc que ce sont soit nos rêves qui impriment leurs formes à notre art, soit que nous rêvons en nous inspirant de notre quotidien. Et chacun, chacune, de produire une œuvre qui lui ressemble ! Contrairement aux assertions de certains critiques qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, depuis ses débuts celle d'Atom Egoyan a la continuité magique des autoportraits, fussent-ils bien différents de l'homme délicieux et attentif qu'il incarne dans le réel...

Photo : Steenbeckett, installation d'Atom Egoyan

COMMENT CHOISISSEZ-VOUS LE TITRE DE VOS ŒUVRES ?

Réponse d'Atom Egoyan à La Question dans le n°16 du Journal des Allumés du Jazz (juillet 2006) :
« Mes titres préférés sont graphiques, avec un sens de l'action décrite presque trop évident, laissant ensuite le champ libre à l'imagination pour une multitude d'autres significations. Dans cet esprit, mes meilleurs titres sont Family Viewing, Exotica et Ararat.
En anglais, family viewing est la présentation, en privé, du corps du défunt à la famille lors d'obsèques. Il suggère également un programme télé qui convienne à toute la famille. Enfin, il signifie, tout simplement, le regard porté sur une famille.
Exotica est extérieur à notre monde immédiat. Dans le film, ce qu'il y a de plus exotique, c'est la relation qu'entretiennent les personnages avec leur propre histoire.
Quant à Ararat, il est évidemment lié à une foule de significations, à la fois mythologiques et géographiques. »

P.S.: Atom Egoyan mène parallèlement une carrière de metteur-en-scène d'opéras qui s'est développée ces dernières années...

Photo de tête © Aldo Sperber

mardi 9 juin 2020

Violence des échanges en milieu tempéré [archive]


Article du 30 août 2006

J'aime bien les titres composés dont il est souvent difficile de se souvenir, comme Beau temps mais orageux en fin de journée, Extension du domaine de la lutte, Établissement d'un ciel d'alternance, Eternal Sunshine of a Spotless Mind, Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, We're Only in It for the Money, Gruppo di famiglia in un interno, etc. Lina Wertmüller est la championne avec Film d'amore e d'anarchia, ovvero 'stamattina alle 10 in via dei Fiori nella nota casa di tolleranza...', Travolti da un insolito destino nell'azzurro mare d'agosto, La fine del mondo nel nostro solito letto in una notte piena di pioggia, Fatto di sangue fra due uomini per causa di una vedova - si sospettano moventi politici, Scherzo del destino in agguato dietro l'angolo come un brigante da strada, Notte d'estate con profilo greco, occhi a mandorla e odore di basilico, Metalmeccanico e parrucchiera in un turbine di sesso e di politica...
En changeant habilement le titre de son premier long-métrage initialement appelé Organisation, Jean-Marc Moutout dresse parfaitement le paysage social du monde du travail aux prises avec le cynisme du capital. Filmé comme une comédie dramatique, c'est en réalité un drame qui se joue lorsqu'un jeune ingénu est engagé pour réaliser un audit sur une usine de métaux en but au rachat par une société plus importante. Le casting est si réussi, le mécanisme si précis que Moutout peut parler de "fiction documentée". Le film est devenu un incontournable dans toutes les boîtes de consulting, que ça les arrange ou pas. Je l'avais vu à sa sortie en 2004. Il existe en double DVD avec les courts métrages de Moutout, Tout doit disparaître et Électrons statiques ainsi qu'un documentaire inédit, Par Ici la sortie. C'est probablement l'un des meilleurs films français de ces dernières années, le genre de truc que la télévision devrait produire, question de salubrité publique. Il ne s'agit pas seulement de la restructuration d'une entreprise mais de la façon dont chacune et chacun prend la vie et considère le travail. La fin laisse d'ailleurs à chaque protagoniste le soin de s'inventer un avenir, dépression ou joie de vivre, combat ou compromission...

jeudi 28 mai 2020

Compositeur, forgeur de sons, visionnaire [archives]


Articles des 12 mai et 10 novembre 2006, 29 juin et 30 octobre 2007, 29 mars 2013 et 1er novembre 2018

C'est le titre de l'exposition Edgard Varèse (P.S. : qui se tint au Musée Tinguely en 2006). L'édition anglaise du catalogue est publiée par Boydell & Brewer (Melton, Suffolk), 500 pages réunissant de nombreux témoignages, photos, manuscrits, etc. Les découvertes se succèdent : une fugue à quatre voix en Mib majeur sur un sujet d'Ambroise Thomas, des pages d'Œdipe et le Sphynx annotées par Hugo von Hofmannstahl, une liste manuscrite des œuvres de jeunesse perdues (Trois poèmes des brumes / La rapsodie romane / Mehr Licht / Gargantua / Prélude à la fin d'un jour / Les cycles de la Mer du Nord /...), la recopie de Varèse d'un passage de Salomé de Richard Strauss qu'on retrouvera "cité" dans Amériques, une lettre de Debussy, une dédicace de Luigi Russolo sur une page de garde de L'art des bruits, des tableaux peints par le compositeur, les conditions d'adhésion à son Laboratoire de Musique Nouvelle, ses gongs et sirène, des ondes Martenot, un Theremin et un violoncelle Theremin, le livre d'Asturias annoté pour la composition d'Ecuatorial, ses projets multimédia pour L'Astronome et Espace, des photos avec Antonin Artaud tandis qu'ils travaillaient à Il n'y a plus de firmament, une page de Tuning Up (œuvre découverte pour la première fois dans la remarquable "intégrale" de Riccardo Chailly, double album Decca 460 208-2, dans laquelle figure aussi Un grand sommeil noir et Dance for Burgess), des bouts de conférences dont une sur Schönberg, des études sur le poème d'Henri Michaux Dans la nuit, tout cela réuni grâce à la Fondation Paul Sacher.
Le chef d'orchestre Peter Eötvos raconte que Frank Zappa enregistra Hyperprism, Octandre, Intégrales, Density 21.5, Ionisation, Déserts et une version remastrerisée du Poème Électronique (ainsi que les Interpolations de Déserts) avec l'Ensemble Modern qu'il dirigeait. "Le premier ionisateur", Nicolas Slonimsky, qui avait près de cent ans à cette époque, dirigea à son tour une version de Ionisation, puis ce fut au tour de Zappa. Ces enregistrements de l'automne 1992 n'ont jamais été publiés.

J'ai découvert Varèse en 1968 grâce au premier album de Zappa, Freak Out. Sur les notes de la double pochette étaient retranscrits en anglais la phrase d'un français : "The present-day composer refuses to die" ("le compositeur d'aujourd'hui refuse de mourir", sentence que l'on retrouvera ensuite sur tous les disques de Zappa). Rentré en France, j'achetai les deux seuls 33 tours disponibles du Bourguignon émigré à New York, dirigés par Robert Craft. Le choc fut aussi phénoménal et déterminant que venait de l'être celui des Mothers of Invention. Toute organisation de sons pouvait être considérée comme de la musique ! Je réécoutais sans cesse Déserts et Arcana. Ces masses orchestrales produisirent sur moi un effet que je n'ai eu de cesse de rechercher depuis, d'abord avec mes synthétiseurs, puis avec le grand orchestre du Drame ou le Nouvel Orchestre Philharmonique, mais je ne fus heureux du résultat qu'avec la création du module interactif Big Bang réalisé avec l'aide de Frédéric Durieu. Entre temps, je lus et relus avec ahurissement les Entretiens avec Georges Charbonnier (ed. Pierre Belfond), chaque pensée de Varèse est visionnaire, il rêve de ce qui est devenu aujourd'hui possible grâce aux nouvelles technologies (synthèse, échantillonnage, opéra multimédia, musiciens issus du jazz, etc.). Je pense souvent à lui en regrettant qu'il n'ait pas connu les avancées techniques qui lui auraient permis de mettre en action ses idées prémonitoires. Je trouvai quelques autres ouvrages parmi lesquels ses Écrits ou le livre de Fernand Ouelette, mais les plus belles surprises furent l'acquisition d'un 33 tours où figuraient la première de Ionisation dirigé par Slonimsky en 1934 (avec le premier enregistrement de Barn Dance et In the Night de Charles Ives, ainsi que Lilacs de Carl Ruggles), la réédition du fameux disque original EMS 401 supervisé par Varèse lui-même et commenté par Zappa (Idol of my youth) ou les pièces dirigées par Maurice Abravanel. L'interprétation de Chailly m'a d'autre part convaincu plus que celles de Pierre Boulez ou Kent Nagano...

C

J'en ai déjà parlé, mais Edgard Varèse m'a même semblé apparaître comme l'initiateur du free jazz ! En 1957, il dirige des jam sessions dont il utilisera des extraits dans le Poème électronique. Y participent Art Farmer (tp), Teo Macero (t sax - futur producteur de Miles Davis), Hal McKusick (cl, a sax), Hall Overton (p), Frank Rehak (tb), Ed Shaughnessy (dms), ainsi que Eddie Bert (tb), Don Butterfield (tuba) et Charles Mingus (cb) lui-même, à qui la paternité du free jazz est habituellement attribuée. On sait aussi que Charlie Parker avait exprimé le désir de prendre quelques leçons avec Varèse en 1954 sans que cela puisse se concrétiser (lire From Bebop to Poo-wip..., le passionnant article d'Olivia Mattis dans le catalogue)... Il y a quelques années, Robert Wyatt me confia une copie de ces enregistrements, cassette que lui avait remise le réalisateur Mark Kidel. L'écoute de cette bande est en effet plus que troublante.

LE POÈME ÉLECTRONIQUE DE VARÈSE ET LE CORBUSIER


Comme j'ai appris à intégrer des vidéos dans mon blog et que j'ai plusieurs fois parlé d'Edgard Varèse et de Le Corbusier (billets des 25, 26 et 27 août, et 11 septembre), je ne peux résister à mettre en ligne le célèbre Poème électronique présenté à Bruxelles en 1958 dans le Pavillon Philips de l'Exposition Universelle.
La musique de Varèse était retransmise par 425 haut-parleurs et vingt groupes d'amplificateurs devant 500 spectateurs qui pouvaient admirer les images projetées par Le Corbusier et filmées par Philippe Agostini. Le jeune compositeur-architecte Iannis Xenakis (son Concret PH de deux minutes alternait d'ailleurs avec le Poème qui en dure huit) réalisa le bâtiment conçu par Le Corbusier et dont la forme ressemblait de l'extérieur à une tente de cirque à trois sommets, tout en courbes hyperboliques et paraboliques futuristes, et de l'intérieur à un estomac ! Seize séances par jour à raison d'une toutes les demi-heures pendant 134 jours font un total d'un million de visiteurs. Dans cette reconstitution l'impressionnante spatialisation, un des rares rêves de Varèse qu'il put réaliser, manque autant que l'éclatement des images et des lumières colorées et mouvantes...
"La musique était enregistrée sur une bande magnétique à trois pistes qui pouvait varier en intensité et en qualité. Les haut-parleurs étaient échaffaudés par groupes et dans ce qu'on appelle des "routes de sons" pour parvenir à réaliser des effets divers : impression d'une musique qui tourne autour du pavillon, qui jaillit de différentes directions ; phénomène de réverbération..." (E.V., conférence au Sarah Lawrence College en 1959).
Varèse utilisa des voix, des cloches, de l'orgue, un ensemble de free jazz (avec Charlie Mingus, Teo Macero, etc.) qui marque probablement la naissance de ce style musical et des sons électroniques à travers une série de filtres, modulateurs en anneau, distorsions, fondus et diverses manipulations de la bande magnétique telles que mises à l'envers et changements de vitesse. Aucun synchronisme entre sons et images, mais une dialectique du hasard !
Sept séquences : Genèse, Esprit et matière, De l'obscurité à l'aube, L'homme fit les dieux, Comment le temps modèle les civilisations, Harmonie et À l'humanité tout entière. À propos du Poème, Varèse parla de "charge contre l'inquisition sous toutes ses formes". Dans ses indispensables Entretiens, lorsque Georges Charbonnier lui demande quel est son dernier mot, le compositeur répond : imagination.

ET SI VARÈSE AVAIT INVENTÉ LE FREE JAZZ


On reconnaît la voix d'Edgard Varèse, avec son accent bourguignon, qui dirige donc les séances auxquelles participent Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... Nous ignorons qui est le vibraphoniste...


Cette bande est une petite bombe, car c'est probablement le premier enregistrement de free jazz (totalement inédit) de l'histoire de la musique. Varèse aurait-il influencé les jazzmen ou a-t-il tenté de canaliser leurs premières ébauches dans le domaine du free ? Quelle que soit la réponse, elle est révolutionnaire, car la musique anticipe de trois ans l'émergence du Free Jazz d'Ornette Coleman ! On sait d'autre part que Charlie Parker exprima son désir de prendre des cours avec Varèse à l'automne 1954 alors que le compositeur s'apprêtait à partir en France pour travailler sur Déserts. Lorsqu'il revint à New York en mai 1955, Parker était déjà mort.
Entre mars et août 1957, assistaient à ces jam-sessions dominicales l'arrangeur George Handy, le journaliste Robert Reisner, les compositeurs James Tenney, Earle Brown et John Cage, le chorégraphe Merce Cunningham. Les organisateurs étaient Earle Brown et Teo Macero, futur producteur, entre autres, de Miles Davis. Varèse a utilisé certains extraits pour le montage de son Poème électronique.
Je tiens cette copie (l'original est conservé à la Fondation Paul Sacher) de Robert Wyatt à qui le réalisateur Mark Kidel l'avait lui-même confiée. Kidel m'écrit qu'il a réalisé un film sur Varèse produit par Arte Allemagne avec Teo Macero utilisant la bande avec Mingus, mais je ne l'ai hélas jamais vu. Il est également l'auteur de Free Will and Testament : The Robert Wyatt Story, de films sur Tricky, Alfred Brendel, Ravi Shankar, Joe Zawinul, Bill Viola...
La partition de Varèse représente le diagramme de l'une de ces improvisations jazz.

ENTRETIENS AVEC GEORGES CHARBONNIER


J'ai gardé le meilleur pour la fin, depuis le temps que j'attends l'édition audio des Entretiens avec Edgard Varèse par Georges Charbonnier. Le livre édité en 1970 d'après les enregistrements de 1955 est une de mes bibles. Ses phrases m'ont marqué de manière indélébile, je les cite et les récite. Varèse avait tout rêvé, donc tout inventé. C'est d'une intelligence aussi prodigieuse que Le style et l'idée de Schönberg et les écrits de Glenn Gould ou John Cage. Mais c'est mon chouchou, mon grand-père dans l'histoire du récit puisque je dois ma "vocation" à Frank Zappa. Écoutez la voix du bourguignon, les flèches qu'il décoche, son amertume aussi de ne pas avoir été entendu, et le pire (ou le meilleur) est donné en bonus exceptionnel à la suite des deux heures d'entretien remarquables, le scandale de la création mondiale de Déserts au Théâtre des Champs Élysées le 2 décembre 1954 sous la direction d'Hermann Scherchen. La preuve est là, comme si on exhumait à son tour le scandale du Sacre, la première œuvre hybride pour bande magnétique et orchestre, huée, sifflée, acclamée aussi, la salle coupée en deux, bataille d'Hernani opposant la vieille vulgarité à une jeunesse renversée. On en pleurerait. Déserts est la première pièce que j'entendis de lui, elle révolutionna ma vie. Je n'eus de cesse de mélanger les sons instrumentaux avec les sons de synthèse et les manipulations électroacoustiques. Et puis il y a les Entretiens (INA). C'est terrible comme on peut se reconnaître dans la pensée d'Edgard Varèse et encore plus terrible de savoir qu'il est resté plus de vingt ans sans écrire et que toute son œuvre tient en 2 CD. Edgard Varèse est d'une intelligence prodigieuse, d'une humanité critique exemplaire. Son regard sur l'histoire de la musique est une leçon qui vaut des années de conservatoire. Le comble est qu'il est celui qui s'en est affranchi. Il a inventé la musique contemporaine. C'est un modèle, un modèle dramatique et visionnaire. Pour quiconque, quel que soit son art, espère être de son temps, passer à côté de Varèse est de l'ordre du renoncement.

TOUT POUR LE SON


Sous la tente au-dessus du périphe, au fond du parquet dans la lumière, un trio se livrait à un exercice de musique sommaire, un cran avant le binaire, tension sans détente, change pas de main je sens que ça vient, la montée de sève se faisant attendre en vain, seules nos oreilles saturées suaient des boules, Quies retirées au bar dès les premières mesures. Lorsque je lis les programmes des festivals et que je n'y reconnais personne je me dis qu'il faut bien que j'écoute ce que fabriquent les jeunes musiciens. D'autant que mes anciennes connexions ont la fâcheuse tendance à prendre leur retraite alors que ma soif d'invention n'est pas prête de se tarir.
Heureusement Fanny Lasfargues attaqua sa contrebasse à la mailloche, à l'archet, à la brosse, à la baguette en composant des boucles dont le timbre semblait minéral. En écoutant le son de son solo au Cirque Électrique je pense au film de Mark Kidel que je viens de voir sur Edgard Varèse. Le Bourguigon n'en avait que pour le son. Ceux de Fanny lui auraient plu, basse électroacoustique cinq cordes branchée sur une ribambelle de pédales d'effets avec l'artefact en bandoulière et le cristal au bout des doigts.


À l'entracte le froid de l'hiver qui n'en finit pas malgré la date de péremption nous était tombé sur les jambes. J'ai repensé à Varèse dont on entend dans le film un enregistrement très correct de la session qu'il dirigea en 1957 avec Mingus à la basse, partition graphique préfigurant le free-jazz et générant par là-même un éclairage inédit sur l'histoire de la musique. Bonne nouvelle, la cassette que m'a donnée Robert Wyatt est donc une pâle copie de l'original. Kidel ne se trompe pas d'inspirations en illustrant la musique, là où Bill Viola s'était planté dans les grandes largeurs avec son désert pris à la lettre, grossière erreur.
Les témoignages sont de première main. Je découvre la haine de Varèse pour son père, son amour de la peinture et sa passion pour l'alchimie, une tentative d'explication concernant la disparition des premières œuvres et sa dépression qui lui fit songer un temps au suicide. Quinze ans sans écrire, c'est dur. Évoquant les scandales que les représentations de ses œuvres n'ont pas manqué de provoquer, le compositeur "qui refusait de mourir" précise que pour vomir sa musique il faut d'abord l'avaler ! En inspectant le DVD commandé aux Films d'Ici j'ai la nette impression qu'il est gravé à l'unité. Donnez donc du travail à la petite main qui s'en charge !

P.S.: petite erreur de sous-titre, il s'agit d'Eddy Bert.

ENTRETIEN TÉLÉVISÉ AVEC EDGARD VARÈSE


Je cherchais sur Internet les entretiens radiophoniques d'Edgard Varèse avec Georges Charbonnier. Je les possède en disques (2 cd INA) et en livre (ed. Pierre Belfond), mais je voulais indiquer un lien rapide à une amie qui vit à l'étranger. Il y en a quelques extraits ici et là, mais quelle n'est pas ma surprise de tomber sur un entretien télévisé du 4 octobre 1959 avec le Québécois Jean Vallerand, enregistré dans le jardin de Greenwich Village du compositeur à New York pour l'émission canadienne Premier Plan. J'ai déjà acquis tout ce que je pouvais trouver, ses écrits (ed. Christian Bourgois), les livres de Fernand Ouellette (ed. Seghers), Hilda Jolivet (ed. Hachette), Alejo Carpentier (ed. Le Nouveau Commerce), Odile Vivier (ed. du Seuil), le magnifique catalogue de son exposition au Musée Tinguely à Bâle (ed. Boydel), le film de Luc Ferrari et S.G. Patris, celui de Mark Kidel, etc. En plus de tous mes disques vinyles et numériques, Robert Wyatt m'a donné une copie cassette d'une séance d'improvisation où en 1957 Varèse dirige Art Farmer (trompette), Hal McKusik (clarinette, sax alto), Teo Macero (sax ténor), Eddie Bert (trombone), Frank Rehak (trombone), Don Butterfield (tuba), Hall Overton (piano), Charlie Mingus (contrebasse), Ed Shaughnessy (batterie), probablement aussi John La Porta (sax alto)... inventant le free jazz quelques années avant son émergence ! On peut d'ailleurs deviner quelques extraits de ces jam-sessions dans son Poème électronique...


De même que son œuvre tient sur 2 CD, il n'existe pas tant de documents sur ce génie absolu qui a inventé la musique du XXe siècle, l'extrapolant à l'art sonore et ouvrant la voix à John Cage et beaucoup d'autres. Varèse est longtemps resté pour moi une énigme avant que je comprenne sa filiation avec Hector Berlioz qui lui-même venait de Rameau, filière qui joue plus à saute-moutons que celle qui accouchera de l'École de Darmstadt. Le dodécaphonisme d'Arnold Schönberg n'est rien d'autre que Bach adapté aux douze sons. Je schématise évidemment, et Anton Webern a réussi à s'échapper de ce complexe romantique comme Claude Debussy avait su s'affranchir de son wagnérisme. J'adore l'École de Vienne, mais sa généalogie est explicite alors que la musique du Bourguignon émigré aux États-Unis ressemble à une génération spontanée. Comme ce concept est une figure impossible, j'ai cherché longtemps sans me contenter des explications urbanistiques du compositeur ou son admiration pour les inventeurs Léonin, Pérotin ou Guillaume de Machaut... Varèse souffrit toute sa vie de l'incompréhension de ses contemporains, arrêtant même de composer pendant près de vingt ans, puisqu'on ne compte pas les "cochonneries" alimentaires dont il parle dans cet entretien et qu'il serait probablement intéressant de retrouver !

Suppléments :
La lettre du jeune Zappa à Varèse
Edgard Varèse: The Idol of My Youth par FZ
Les entretiens avec Charbonnier, le workshop avec Mingus etc., les concerts des créations sont aussi sur UbuWeb

mardi 26 mai 2020

Lysistrata [archives]


Articles des 1er juillet 2006 et 1er janvier 2016

En commentaire du billet d'hier 30 juin, la lectrice "Alibi à la une" écrivait :
"Alors ils s'y sont tous et toutes mis..."
toutes ??? je voudrais bien LES y voir !
Allez sans rancune (?) c'est partout les grandes absentes même si c'est la moitié de l'humanité. Je sais elles ressassent et ne prennent pas le pouvoir.
À qui la faute ?

Je commençai par répondre :
"Toutes" pas plus que "tous", mais c'est vrai, beaucoup moins. Toutes celles qui ont répondu "présente !", celles qui sont là, celles qu'on est allés chercher pour ne pas rester qu'entre hommes : quel ennui une fratrie de mecs, quelle obscénité ! Le jazz est un monde masculin où les femmes sont des emblèmes de publicité ou, au mieux, des égéries alcoolisées.
Heureusement celui de l'improvisation libre, des musiques barjos, est un peu plus ouvert, les filles y font leur place, pas facile. Les plus militantes ont d'abord revendiqué leur homosexualité, les plus ambitieuses rejetaient le féminisme pour être considérées à l'égal des hommes, les plus laborieuses se contentaient d'un strapontin...
Y a-t-il une expression féminine ? Je le crois. Leur sensibilité d'artiste ne s'exprime pas de la même manière. C'est moins tranché, arrondi aux entournures, c'est plus fin, parfois, comme chez les mecs pas trop machos, leur part de féminité s'exprimant plus ou moins librement...
C'est à ce moment-là que je choisis d'en faire le billet de ce matin, sachant bien que ce ne sera qu'une parole d'homme de plus, pas le choix cette fois !
Pour compléter le petit panorama rapide et réducteur, j'ajoute aux lignes précédentes que le monde de la musique classique, et, par extension, contemporaine, est tristement potache et réactionnaire, l'esprit de compétition qui y règne en fait une foire d'empoigne où les femmes n'ont à y gagner qu'une forme de contamination. La question des variétés se pose un peu moins, parce qu'on est en milieu populaire, l'enjeu n'est pas le même dans la chanson, l'arrogance porte un bémol à la boutonnière. On préfère y faire pousser des étoiles, quitte à mépriser là aussi le petit peuple des musiciens qui les accompagne, encore des mecs. Les musiques savantes, élitaires, sont chasse gardée, chasse à cour(re) ! On se plaît à croire qu'il y est question de pouvoir. Mais le pouvoir, c'est "pouvoir" faire, c'est le potentiel à créer, à diriger, à diriger sa vie, et malheureusement trop souvent celle des autres, et celle des femmes certainement.
Vaste sujet, "la moitié de l'humanité" ! Cela méritera qu'on y revienne, souvent ?! Alors autant commencer dès aujourd'hui. La parité me semble une mystification de plus, un truc en plumes inventé par les hommes pour que les femmes qui la ramènent leur ressemblent. Regardez Ségolène Royal sur les pas de Margaret Thatcher et Condolezza Rice, quelle horreur ! Il en est d'autres qui se battent avec plus de jugeotte, mais n'y a-t-il pas d'alternative à prendre le pouvoir en package avec la stupidité des mâles ? Faut-il qu'à leur tour les femmes nous gouvernent avec la même brutalité, carnage destructeur et suicidaire ? Au secours, Lysistrata (texte de la pièce d'Aristophane) ! Adolescent féministe et non-violent, j'avais trouvé géniale cette grève du sexe pour arrêter la guerre. Pourquoi les femmes qui y perdent leurs enfants, leurs frères, leur père et leur époux, ont-elles toujours été solidaires de ces bouchers sanguinaires ? Faut-il aller chercher quelque explication dans la biologie comme le fait le documentaire 1+1, une histoire naturelle du sexe (et dont j'eus la joie de composer la musique) ? Doit-on en passer par la barbarie ? Ou bien est-ce l'absurde qui nous gouverne ?
Ayant grandi dans les années 70 au milieu de femmes revendiquant l'émancipation féminine, la question n'a eu de cesse de me poursuivre. Sur les murs de la cuisine étaient épinglés des petits papiers découpés portant tous les slogans de l'époque, certains même ambigus : "Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette". J'aimais l'impossible. J'en rêve toujours. Attention à moi si, en discutant, j'accordais mal un adjectif, j'étais immédiatement repris et le e final était accentué avec sa liaison phonétique, appendice qui pour une fois dépassait du mot féminin. J'ai pris ainsi l'habitude d'accorder les fonctions, surtout en haut de l'échelle sociale, Madame la présidente, Madame la directrice, une écrivaine, etc.
Dans le Drame, nous n'avions qu'un tiers de musiciennes, cinq sur quinze, l'atmosphère y était tout de même plus digne, ça changeait des chambrées des autres orchestres. Dans le Journal des Allumés, chaque fois que nous le pouvons nous invitons ces dames au parloir, cette fois la harpiste Hélène Breschand, la compositrice et chef d'orchestre Sylvia Versini, les dessinatrices Chantal Montellier et Laurel (son blog). Nous le savons, c'est peu et ce n'est pas le reflet du monde réel, nous forçons les portes. Un seul des Cours du Temps fut consacré à une femme, la contrebassiste Joëlle Léandre, sa parole y est emblématique. Même si Valérie Crinière réalise le Journal (et pas seulement techniquement !), il n'y a que des hommes au comité de rédaction, et peu de femmes dirigent parmi les 42 labels de l'association. Notre trésorière, Françoise Bastianelli, en charge du label Émouvance, a redressé les comptes de l'assoc lorsque nous étions au plus mal. J'aurais pu écrire "au plus mâle" tant l'unisexicité peut être nauséabonde. Les femmes entre elles ne valent guère mieux, c'est pour cela que Lysistrata n'eut jamais gain de cause. Il faut la mixité, le partage des tâches, oui si c'est ensemble, pas de prérogatives ni de territoires réservés, l'échange est plus juste que le partage.
Je repense toujours aux derniers mots de L'innocente de Lucchino Visconti, son dernier film, quelque chose du genre : ''Pourquoi faut-il que, vous les hommes, vous nous portiez aux nues ou nous traitiez comme moins que rien ? "

AVEC "CHI-RAQ" SPIKE LEE RETROUVE LE TON DE SES DÉBUTS


Depuis que je connais Lysistrata je me suis toujours demandé pourquoi les femmes acceptaient la mort de leurs maris, fils, pères ou frères. Comment peuvent-elles être complices de la violence des hommes ? Quel pouvoir ont-elles oublié qui ne leur permettent pas d'enrayer la folie des brutes machistes qui ne trouvent jamais que la guerre pour (ne pas) régler leurs conflits ou asseoir leur emprise ? Est-ce que la mort est intrinsèquement liée au sexe ? Les explications psychanalytiques ne sont pas de mon ressort, mais Aristophane a su proposer une solution pacifique qui ne semble pas avoir convaincu puisque cela continue de plus belle !
Spike Lee s'empare donc de cette comédie pour dénoncer la violence qui s'exerce entre Afro-Américains. Il y a plus de morts à Chicago liés aux bagarres entre gangs qu'il n'y en eut en Iraq, d'où le surnom du quartier sud, contraction de Chicago et Irak. Comme dans la comédie grecque le réalisateur de Do The Right Thing, Mo Better Blues et Malcolm X emploie un langage direct qui sied à l'argot des rues, les acteurs s'exprimant en vers, rap nerveux de cette comédie musicale où l'on retrouve le ton de ses premiers films. Spike Lee n'évite pas quelques longueurs, mais le sujet est formidable et son adaptation parfaitement à propos.


Chi-Raq est un film militant à la portée populaire. Il devrait être projeté dans les quartiers, là où l'esprit de clan a remplacé la solidarité de classe. Le prêche du pasteur Michael Pfleger interprété par John Cusack est explicite, la misère entretenue par le capitalisme et le chômage poussent ces jeunes à s'entretuer, ce dont profitent les marchands d'armes soutenus par la NRA, la criminelle National Rifle Association. Samuel L. Jackson joue le rôle du chœur commentant les péripéties de cette bande de filles qui décident de faire la grève du sexe tant que leurs mecs utiliseront leurs armes. Elles s'opposent aux gangsters et à la police, à l'armée et à la résistance de leurs sœurs. Dans cette South Side Story Wesley Snipes et le rappeur Nick Cannon sont les chefs des Spartans et des Trojans, Teyonah Parris est Lysistrata, Angela Bassett est Helen et Dave Chapelle fait partie de la bande. La musique nerveuse porte le film, les couleurs éclatent sur l'écran, orange et violet représentant celles des deux gangs. Des vers scandés s'affichent parfois en infographie, plus agit-prop que clip-vidéo. Chi-Raq est à la fois drôle et sérieux, swing et sexy.
Mais est-ce que cela changera grand chose à la violence absurde, criminelle et suicidaire des hommes ? Cette brutalité mortifère reste pour moi un mystère. À moins qu'elle ne s'explique par l'intérêt des pouvoirs en place, et ce depuis des millénaires (Aristophane a écrit sa pièce cinq siècles avant J-C), à exciter les pauvres les uns contre les autres pour mieux les contrôler et les opprimer ? Cette culture de la guerre est-elle inhérente à l'espèce, le fruit d'un calcul cynique ou de l'inconséquence des chefs ? Peace and Love revendique Lysistrata et à sa suite le réalisateur Spike Lee, fatigué de voir sa communauté s'entretuer. C'est ce que je vous souhaite pour cette nouvelle année en cette période qui pue le sang et les larmes, l'exploitation et le profit, la manipulation et l'aveuglement.

jeudi 21 mai 2020

Philippe Doray & Les Asociaux Associés


Les années 1970 furent réellement celles de l'expérimentation tous azimuts, dans tous les arts, mais aussi dans nos vies elles-mêmes. Jimi Hendrix titrait judicieusement Are You Experienced?. Il y en eut pourtant pas mal qui ratèrent le coche. Dommage. On disait aussi que si tu n'es pas anarchiste à 20 ans, tu ne le seras jamais ! Des décennies plus tard, les mêmes qui avaient plongé dans l'utopie, qu'elle fut révolutionnaire, écologique, sexuelle, lysergique ou artistique, ne furent pas si nombreux à se reconnaître. Les classes sociales rattrapent leurs ouailles si bien que nombreux pourraient porter la pancarte de renégat ou social-traître autour du cou ! Ceux-là n'apprécient guère qu'on leur rappelle leur jeunesse flamboyante. Les autres font figure d'anciens combattants, nostalgiques d'une époque à qui la réaction tailla un costard en peau de chagrin...
Alors écouter les deux vinyles de Philippe Doray & Les Asociaux Associés fait bigrement plaisir. Ce ne sont pas des chefs d'œuvre, mais on y respire un vent de liberté devenu rare. Ça bidouille, ça scande, ça flotte, ça invente, ça se cherche et si ça se trouve ça passe ailleurs, une autre plage, comme celle apparue sous les pavés du Quartier Latin un mois de mai plein d'espérance, pas du genre de celui cadenassé qu'on essaie de nous faire avaler sous le filtre des masques.
Philippe Doray est d'abord auteur des chansons flippées qu'il marmonne en faisant claquer les consonnes. "Chante avec moi et n'aie pas peur de claquer des mains" sonne comme un brouillon de Philippe Katrine. La musique minimaliste puise sa source dans un krautrock à la française, une choucroute rouennaise s'ouvrant en vasistas sur une pop que déjà Brigitte Fontaine avait domptée, un jazz maladroit cousin des provocations rock'n roll de Jacques Berrocal. Si Philippe Doray joue aussi du synthé (j'imagine que le côté plastoc de ses tourneries vient d'un VCS3, il est épaulé par une bande de potes. À cette époque on n'avait pas des colocataires, on vivait en communauté. Autant citer ceux qui figurent sur la pochette, pas forcément parce que leur nom vous dira quelque chose, mais parce qu'ils se reconnaîtront, pour ceux qui sont encore vivants. Entendre "vivants" dans les deux sens : vivre opposé à survivre autant qu'à mourir. Et s'ils se reconnaissent, ils pourraient se mettre debout et crier qu'il est temps d'être jeune, le crier aux petits comme aux grands, et peut-être même à ceux qui sont morts, dans tous les cas ne rien oublier de ce qu'il est indispensable de transmettre.
Ainsi participent au premier album, Ramasse-miettes nucléaire, Pat Bouchard, Claude Derambure, Demos, Michel Vittu et aussi, mais sans leur frimousse au verso du 30 centimètres, Francis Yvelin, Sandrine Fontaine, Anne-Marie Chagnaud, M'Ahmed Loucif, Olivier Pedron, Jacques Staub, Gérad Morel, la Fanfare de la Crique, Jacques Cordeau, Olivier Croguennec. Sur le second, Nouveaux modes industriels, au noyau dur se joignent Olivier Boiteux, Véronique Vigné, Jacques Cordeau, Jean-Lou Hirat, Alain Bocquelet, Marc Duconseille, Marie-Ange Cousin, Patrick Dubot, Pascal Gallelli, Laurence Perquis, Yannick Capron, Jean-François Duboc, Jean-Pierre Nicolle. Beaucoup font les chœurs, mais l'orchestre comprend guitare, basse, batterie, percussion et cuivres.
Enregistrés de 1977 à 1980, les deux disques font la paire. Ils s'écoutent avec beaucoup de plaisir. Une légèreté en émane, aussi naïve que sincère, aussi brute que recherchée, malgré les paroles souvent sombres de Doray, connu pour avoir appartenu aux groupes Rotomagus, Ruth et Crash, et pour figurer comme notre Défense de dans la Nurse With Wound List, bible de l'underground musical depuis presque un demi-siècle.

→ Philippe Doray & Les Asociaux Associés, LP Ramasse-miettes nucléaire et LP Nouveaux modes industriels, 20€ chaque ou 36€ les deux, Souffle Continu Records

vendredi 8 mai 2020

Les fausses notes sont justes [archives]


Articles des 28 février 2006 et 21 novembre 2007

J'ai emprunté le titre du billet d'aujourd'hui à Charles Ives pour évoquer le film tourné pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, premier chef à avoir enregistré Edgard Varèse et Charles Ives.
Bonne cuvée, puisqu'il y a aussi le concerto télévisé pour deux bicyclettes, bande magnétique et orchestre de Frank Zappa le 14 mars 1963.
Je vais de découverte en découverte : hier soir, une ancienne émission pour le centenaire de Nicolas Slonimsky, il en avait 98.
En 1933, il fut le premier à diriger Ionisation de Varèse dont il est le dédicataire. Le disque, enregistré en 34, fut le déclencheur de la vocation de Frank Zappa. On y trouve aussi Barn Dance (de Washington's Birthday) de Charles Ives et Lilacs (de Men and Mountains) de Carl Ruggles. Ne trouvant personne capable de jouer les rythmes de Ionisation (comme ces quintuplets rapides avec un soupir vicieux en plein milieu !), il fit appel aux amis : Carlos Salzedo tient les blocs chinois, Paul Creston les enclumes, Wallingford Riegger le guiro, le jeune William Schuman le lion's roar, Henry Cowell écrase les clusters et Varèse manipule les deux sirènes empruntées aux pompiers de New York. C'est la première fois qu'on gravait du Varèse ou du Ives sur un disque.


Dans le film le compositeur joue un de ses morceaux avec une orange et l'ouverture de Tannhäuser avec une brosse à cheveux sur les touches du piano. Un pianiste joue ses Minitudes, John Cage raconte l'importance que Slonimsky eut pour lui, et Zappa témoigne, très affaibli, ce sera sa dernière interview.
Slonimsky est, entre autres, le cosignataire avec Theodore Baker de l'indispensable Dictionnaire Biographique des Musiciens (ed. Robert Laffont, coll. Bouquins, 3 vol.).

P.S. : Ci-dessous formidable entretien de 1973 avec Slonimsky, découvert cette semaine !

J'ai terminé la soirée en regardant les 8 minutes des Mothers of Invention à la télé française de 1968. Le majeur dressé en l'air, Zappa dirige les borborygmes de Roy Estrada et les hurlements du reste de l'orchestre (Bunk Gardner, Ian Underwood, Don Preston, Jimmy Carl Black, Jim Sherwood). La musique, instrumentale et électrique, rappelle furieusement ses œuvres symphoniques plutôt que ses chansons rock' n roll !


Epilogue matinal à ces élucubrations musicales, le premier passage de Zappa à la télé le mars 1963, au Steve Allen Show. Engoncé dans son costume, Frank finit par se détendre devant l'excitation bienveillante de Steve Allen. Il présente une bicyclette dont il joue depuis deux semaines seulement, baguettes, archet, souffle dans le guidon... Il demande aux musiciens de l'orchestre régulier du show de faire des bruits avec leurs instruments, de mettre des objets dans le piano, et commence à diriger le public. La bande magnétique diffuse des sons de clarinette jouée par son épouse qui n'y connaît rien et des sons électroniques. Allen se prête au jeu et cite Alvin Nicolaï et ses expériences musicales sur ses chorégraphies. Frank annonce le film The Greatest World Sinner de Tim Carey dont il a composé la musique et la sortie imminente de son disque How is Your Bird ?.

PREMIERS PAS À LA TÉLÉVISION DE JOHN CAGE ET FRANK ZAPPA


La tentation est trop forte. Sur Poptronics, le site des cultures électroniques, Jean-Philippe Renoult révèle un document audiovisuel de YouTube absolument renversant. En janvier 1960, John Cage participe à "I've got a secret", une émission populaire de la chaîne CBS avec une pièce pour tuyau en fer, appeaux, bouteille de vin, mixeur électrique, sifflet, boîte de conserve, glaçons, cymbales, poisson mécanique, canard en caoutchouc, magnétophone, vase de roses, siphon d'eau de Selz, radios, baignoire et piano. Les syndicats lui interdisant d'allumer ses cinq radios pour protéger les droits d'auteur (l'absurdité des lois ne date pas d'aujourd'hui !), le compositeur simule leur mise en route en tapant dessus et l'extinction en les fichant par terre ! "Water Walk" précède ainsi les performances des improvisateurs de la nouvelle musique, les tut tut pouët pouët des savoureuses années 70. L'habile provocation, musicalement réussie, rappelle inévitablement une autre première de télévision, celle de Frank Zappa au Steve Allen Show en 1963 aux prises avec deux bicyclettes et... un orchestre !


Sans ne rien connaître à la musique, et ignorant encore Cage et Zappa, je ferai mes premières armes deux ans plus tard avec "En Panne", une pièce pour ondes courtes, voix et pompe à vélo (coïncidence amusante envers celui qui deviendra mon premier mentor !), que vous pourrez bientôt entendre dans le Pop'Lab que Poptronics m'a commandé avant l'été (P.S.: ici). En 1975, Joséphine Markovits comparera le travail du quartet, Birgé-Gorgé-Rollet-Shiroc avec l'Art Ensemble of Chicago, probablement à cause des deux cents instruments aussi divers que variés qui m'entouraient. J'ai toujours collectionné tout ce qui peut produire du son. Mon grenier est plein de casseroles, bouts de verre ciselés, trompes en PVC, etc. qu'il est plus juste d'appeler boîte à outils que collection.
Directement ou indirectement, John Cage n'aura pas seulement marqué les musiciens, mais tous les artistes qui se sont interrogés sur le sens de la musique et de l'art en général. Son influence semble encore plus déterminante que celle de Marcel Duchamp qui l'avait lui-même inspiré. Il a donné à l'aléatoire ses notes de noblesse (même s'il préférait le terme "indétermination") comme s'il avait suivi le synchronisme accidentel de Cocteau.
J'ai raconté ici ma rencontre avec John Cage en 1979. Le film tourné en 1983 par Emmanuelle K sur Un Drame Musical Instantané que j'évoquais à ce propos sera projeté le 1er décembre prochain à 17h30 à Montreuil au même programme qu'Archie Shepp au Panafrican Festival filmé par Théo Robichet et le Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot, dans le cadre d'un passionnant festival de free jazz. Du 30 novembre au 2 décembre en effet, ces iconophonies constructives présenteront, outre des films rares comme New York Eye and Ear Control de Michael Snow et une floppée de merveilles, des concerts avec François Tusques, Alan Silva, Bobby Few, Bernard Vitet, Denis Colin, Noel McGhie... L'entrée à tout le festival est gratuite. Quant à ma rencontre avec Frank Zappa, elle fut publiée en 2004 par Jazz magazine. Les autres musiciens et cinéastes sont de la famille.


P.S. : Il faut attendre aujourd'hui où je reproduis des articles rédigés il y a 15 ans pour trouver cette évocation de la rencontre avec Frank Zappa par Nicolas Slonimsky (alors 99 ans), enregistrée par Charles Amirkhanian en 1983. CQFD !

jeudi 7 mai 2020

Free Will & Testament / Le marché de Robert Wyatt / Odeia [archives]


Articles des 15 et 23 février 2006, plus le 24 juillet 2017

FREE WILL & TESTAMENT

Émouvant film de Mark Kidel sous-titré The Robert Wyatt Story, produit par BBC4 et diffusé le 17 janvier 2003. Dans les séquences en studio, Robert Wyatt (voix, trompette) est accompagné par Annie Whitehead (trombone, voix et direction), Jennifer Maidman (guitare, voix), Liam Genockey (batterie), Janette Mason (claviers), Dudley Phillips (basse), Larry Stabbins (sax), Harry Beckett (trompette), Paul Weller (slide guitare). Je crois me souvenir que c'est Kidel qui a passé la bande de Varèse avec Mingus à Robert qui me l'a confiée à son tour. Kidel la tenait de Teo Macero. Je souhaiterais maintenant m'en débarrasser, en la passant à qui de droit, à qui de droit de transmettre ce témoignage historique et révolutionnaire.


Free Will & Testament est en 16/9 et dure 68 minutes. Beaucoup d'extraits et de documents historiques (en tournée avec Hendrix, et évidemment Soft Machine, Matching Mole, I'm a believer, Shipbuilding, etc. en plus du studio (Sea Song, Gharbzadegi, September The Ninth, Left On Man, Free Will & Testament). Il semble que ce soit sorti en dvd avec Little Red Robin Hood, un autre film dont j'ai acheté la VHS. Je suis ému de revoir sa maison où j'avais passé quelques jours lors de notre entretien pour Jazz magazine. Je ne sais pas si Alfie et Robert se sont mis à l'ordinateur (P.S.: oui, enfin !). Il continue à envoyer des petits papiers par la poste avec des paquets qui ressemblent plutôt à des collages... (P.S.: toujours !)
La dernière fois, il m'a dit actuellement ne plus jouer que de la trompette, et vouloir improviser avec ses potes. Robert raconte n'avoir jamais beaucoup pratiqué l'improvisation.
Notre long entretien de l'été 1999 publié par Jazz Magazine est en ligne sur http://www.disco-robertwyatt.com/



P.S.: en discutant avec le conservateur de l'exposition Varèse à Bâle quelques mois après ce billet, j'ai cru comprendre que la bande de Varèse était en de bonnes mains ; un article du catalogue de l'expo est entièrement consacré au rapport du compositeur avec le jazz et l'improvisation...

LE MARCHÉ DE ROBERT WYATT


Les photos de musiciens prises autrement qu'en plein travail ou se faisant tirer le portrait donnent l'impression qu'on en saisit les motivations profondes, l'amont et le contexte. La musique, c'est l'avenir. La vraie vie est bien ailleurs. Le décor devient signifiant, les figurants épicent le tableau, l'Angleterre, fleurs artificielles, manche de parapluie, coupe au bol, toute la bière ingurgitée, les grandes bâtisses en briques qui se reflètent dans la vitrine... Pas facile de prendre Alfie en même temps que Robert, mais c'est le début des courses, on vient de quitter la maison. Ensuite, Robert déteste se sentir assisté, alors il la devance en faisant tourner nerveusement ses roues avec ses poings gantés. Louth est une petite ville où l'accès aux handicapés a été réfléchi, c'est ce qui les a motivés pour s'installer ici. Séjour exquis, très tendre. Lots of fun !


Photo prise par Alfreda Benge

Un Certo Discorso.
Je repensais à Robert en écoutant une émission de la radio italienne Radio 3 datée de février 1981 dans laquelle je découvre des enregistrements inédits, travail de laboratoire qui ressemble plutôt à The End of an Ear, plein de guimbardes, de voix à l'envers, d'effets d'accélération : The Opium War, L'albergo degli zoccoli, Heathen have no souls, Holy War (sur l'Internationale !), Revolution without "R", Another Song, Billy's Bounce (Charlie Parker !), Born Again Cretin, et des petits bouts de répétitions... Ça ressemble aussi beaucoup à ce que vont devenir les albums suivants... Vraie découverte ! Un bonbon anglais.

ROBERT WYATT PAR/SUR ODEIA


Alifib ? Vous pouvez imaginer que je l'aime à plus d'un titre. Robert et Alfie, Elsa évidemment, la simplicité de cette magnifique mélodie, cette interprétation toute personnelle de Odeia, les mots de Robert à la vision du clip, mes souvenirs de Soft Machine dont je ne manquais aucun concert, la première sortie de Robert Wyatt sur la scène du Théâtre des Champs Élysées avec Henry Cow après son accident qui le colle sur une chaise roulante, ma visite à Louth pour Jazz Magazine, ses petits mots gribouillés sur des paquets de cigarettes déchirés, sa voix zozotante qui atteint des aigus inimitables, son français quasi impeccable... Alifib figurait dans l'album Rock Bottom sorti en 1974, son come back éclatant, un disque devenu culte depuis. En "touchant le fond", l'ancien batteur converti à la chanson pop nous faisait donner un coup de pied au fond de la piscine pour remonter dans les sphères planantes de la poésie pure, la musique ! Elsa Birgé aurait pu tout aussi bien choisir Shipbuilding ou O Caroline qu'elle adorait enfant. Mais c'est la déclaration d'amour pataphysicienne à Alfreda Benge, sa compagne peintre et poète, qu'elle interprète avec Lucien Alfonso au violon, toujours aussi en verve, le talentueux Karsten Hochapfel à la guitare et Pierre-Yves Le Jeune à la contrebasse qui secoue en même temps une maracas minimaliste très wyattienne.


Dans MW2, un des livres d'artiste cosignés avec Wyatt et publié par Æncrages & Co, Jean-Michel Marchetti traduit les paroles : "Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Alife mon garde-manger... Je ne peux pas te laisser, ni te délaisser. Alife mon garde-manger. Te confisquer ou te regarder, toi Alife mon garde-manger. Non ni non. Ni no non. Ni ni folie bololie. Balaise, le môle. Héliploptère et trou le doigt. Pas un, est-ce un, ben, dis, hein. Bruit et des bruits. Trip trip pip pippy pippy pip pip landerine. Alife mon garde-manger, Alife mon garde-manger." Dans la version initiale, Hugh Hopper avec qui j'eus la chance de jouer une seule fois tient la basse, Robert est au clavier. Celle d'Odeia figurera dans leur second album.
Découvrant le clip filmé à la Manufacture des Oeillets d'Ivry par Ugo Vouaux-Massel, Robert Wyatt, fidèle à lui-même, envoie un petit mot adorable à Elsa : "I am so moved by this . everything about it : a great film for a start . and the variations so interesting ,original but also , exactly understanding the harmonic feel i was after . And then , Elsa ........You : Perfect".

Autres articles sur R.W. : Le petit Chaperon Rouge, rencontre avec Robert Wyatt (Jazz Magazine) / Comicopera / '......... for the ghosts within' / L'ONJ s'ébroue "around Robert Wyatt" / Etc.

lundi 4 mai 2020

Festival d'Amougies 1969 [archives]


Article du 25 décembre 2005

J'ai réussi à sauver des bandes historiques : Frank Zappa faisant le boeuf avec Pink Floyd, avec Captain Beefheart, avec Ainsley Dunbar Retaliation, avec les Blossom Toes, avec Caravan, avec Sam Apple Pie... Plus l'intégralité des concerts de Soft Machine, Ten Years After, Nice, Yes, etc.

Bonnes nouvelles pour Noël ! Suite à un mail d'Aymeric Leroy, j'ai eu la curiosité de replonger dans mes archives et de tenter de récupérer les bandes que j'avais enregistrées au Festival d'Amougies, le premier festival de musique européen qui s'était tenu en Belgique après son interdiction sur le territoire français. Au programme, tous les groupes cités plus haut, ainsi que Colosseum (je n'en ai gardé que leur Valentyne Suite), Freedom (Dirty Water), Alexis Korner, Cruciferius, We Free avec Guilain, le G.E.R.M. de Pierre Mariétan, les Pretty Things, East of Eden, Gong avec Daniel Laloux au tambour napoléonien, etc. Mais le choc fut pour moi la découverte du free jazz, dès le premier soir, avec l'Art Ensemble de Chicago, pastichant les rockers mieux que les modèles ! Il faut avoir vu et entendu Joseph Jarman entièrement nu à la guitare électrique... J'étais soufflé. Hélas, je n'ai pas enregistré Archie Shepp, Don Cherry, Anthony Braxton, Sunny Murray, Burton Greene, Joachim Kühn avec J-F Jenny-Clarke et Jacques Thollot, Alan Silva, Kenneth Terroade, Grachan Moncur III, Dave Burrell, John Surman, Robin Kenyatta, Franck Wright, Steve Lacy, etc. J'étais venu pour les groupes qu'alors on appelait pop, et bien entendu pour Zappa, mais j'ai déjà raconté cette première rencontre initiatique dans Jazz Magazine. C'est d'ailleurs cet article qui m'a valu le mail d'Aymeric Leroy, en quête d'informations sur Amougies, et sur d'éventuelles bandes magnétiques rapportées du froid...
Nous dormions sous le chapiteau, enmitouflés dans nos duvets, défoncés par la musique plus que par les joints, nous étions bercés par les orchestres du matin lorsque nous craquions de sommeil et sombrions dans les bras de (M)orphée. Le premier matin, c'est moi qui ai découvert le seul robinet d'eau froide où nous puissions nous débarbouiller, derrière le café-restaurant, si je me souviens bien. J'avais apporté le petit magnétophone de ma soeur Agnès, des bobines de 8 cm de diamètre tournant en 4,75 cm/s. Matériel très rudimentaire. J'étais limité par le nombre de piles et de bandes magnétiques, par la qualité du microphone. Depuis une vingtaine d'années, je n'ai plus pu réécouter tout cela à cause de cette vitesse rarement accessible sur mes gros magnétophones. Comme je venais de numériser les archives familiales de ma compagne qui remontaient aux années 50, j'ai tenté le coup. J'ai lu en 9,5cm/s les bandes enregistrées en quart de piste mono pour ensuite les transposer d'une octave vers le bas. Ça ralentit à la bonne vitesse et du même coup cela double la longueur de la durée. Ça a marché !
Sur mes fiches en carton, il est stipulé que le concert de Soft Machine dure 1h03'23" (pas de Zappa ici contrairement à certaines suppositions de blogs sur le net, mais première apparition des cuivres). J'étais déjà bien pinchecorné pour préciser la durée à ce point. Pas de coupure entre les morceaux, juste une petite vers la fin. C'est Mike Ratledge qui me donne l'idée d'ajouter toutes ces pédales sur mon orgue Farfisa. Je veux trouver mon son, j'ajoute un modulateur en anneau aux wah-wah et distorsions. La prestation de Pink Floyd est de 1h22'41" : accord, Astronomy Domine, Green is the colour et Careful with that axe Eugene, nouvel accord avec Zappa qui improvise une vingtaine de minutes sur Interstellar Overdrive, puis retour à Set the controls for the heart of the sun et A saucerful of secrets ! La foule scande Les frontières ont s'en fout avec Mouna. Zappa improvise avec Ainsley Dunbar Retaliation (6'42), il engagera ensuite le batteur dans les Mothers... Le concert de Ten Years After (48'50) est nettement supérieur à leurs disques. Je suis encore fasciné par la virtuosité et le liberté de l'orgue de Keith Emerson avec les Nice : Intermezzo from the Karelia Suite, Don Edito el Gruva, Country Pie (j'ai du mal à relire ma fiche), Bach's Brandburger Concerto n°6 in B Flat, Hang on to a dream, Tchaïkovsky's Pathetic Symphony, She belongs to me, Rondo'69... Zappa improvise avec les Blossom Toes (25'54) ; le G.E.R.M. du corniste Pierre Mariétan interprète la Keyboard Study n°2 de Terrry Riley et Initiative de Mariétan. Après un Place of my own, Zappa joue avec Caravan sur If I could do it all over again, I'd do it all over you (6'46), puis le groupe joue As I feel I die, And I wish I was stoned, Magic man, Reelin' Feelin' Squealin' (je relis mes fiches toujours), Where but for caravan would I, Get Up !. Il semble que j'ai effacé le concert des Pretty Things, je me crois me souvenir de leur batteur escaladant le mat du chapiteau en jouant. Même chose avec East of Eden. Zappa joue Moonlight man avec Sam Apple Pie, mais surtout je peux réécouter le concert de Captain Beefheart avec Frank Zappa ! 38 minutes 42 secondes de délire : Zappa joue au début sur She's too much for my mirror. Il présente le groupe en avertissant le public qu'il pourrait manquer quelque chose s'il n'y prenait garde, il arrose l'harmonica de Beefheart pendant que celui-ci joue. Break. Zappa : Captain Bullshit !. Van Vliet : That's a good name. Et ils reprennent. L'orchestre interprète My human gets me blues, Wild Life, Hobo Chang Ba, et les vingt minutes finales de When Big Joan sets up avec Zappa... J'ai déjà raconté comme j'enjambe les barrières et vais interroger F.Z. pendant trois quarts d'heure, ce qui entamera une suite de rencontres dans les années qui suivent, comment le Capitaine me traverse comme un ectoplasme... J'attendrai aussi trente ans pour aller voir Robert Wyatt à Louth pour Jazz Magazine...
Je n'ai plus enregistré de festival qu'une seule fois, il me reste à écouter Zappa et Ponty à Biot ! La qualité de toutes ces bandes laissent évidemment à désirer, mais la valeur d'archive est intacte, la musique se laisse écouter avec la plus grande émotion, elle est légalement inexploitable, dommage, certains tueraient, paraît-il, père et mère pour les avoir. J'ai peur. Je pars mettre tout ça dans un coffre-fort en haut d'une montagne gardée par des aigles cruels et sanguinaires. On en reparlera. Joyeux Noël à ceux qui me lisent et que j'ai fait rêver ;-)

L'arnaque
Article du 12 avril 2007


Lorsque j'ai donné à Urich21 les bandes que j'avais enregistrées à Amougies, je ne pensais pas que cela allait provoquer autant de foin sur les forums des fans de Pink Floyd et de Frank Zappa. Il semble que les morceaux mis en ligne par Urich21 aient été téléchargés des milliers de fois et fait couler beaucoup d'encre, pensez, Zappa improvisant Interstellar Overdrive avec Pink Floyd pendant vingt minutes ! C'est plutôt sympathique de partager ses trésors, pensai-je. Et puis hier matin, Urich21 m'écrit : "En rire ou en pleurer... Quand de vieilles cassettes se transforment en vinyles translucides et multicolores... et en dollars...". Je vais voir le lien qu'il m'indique et reconnais notre modeste contribution : astronomy domine / green is the colour / careful with that axe, eugene / tuning up with frank zappa / interstellar overdrive (zappa on guitar) // Pink Floyd Meets Frank Zappa - Limited to 1000 pieces - Yellow wax - Near Mint // Festival Actuel, Amougies (Belgique), 2ième Jour, 25 octobre 1969. Du tac au tac, je lui réponds : " En rire, définitivement ! Tout le monde n'a pas accès à Internet, le prix est décent, le travail graphique existant, le found footage fait des ravages chez les compositeurs, les sociétés d'auteur font leur boulot à l'envers, notre générosité continue à s'exprimer ailleurs, certains revendent leurs cadeaux, quoi d'autre ?" J'avais confondu le coût du port avec le prix du disque. Je croyais avoir lu 4 dollars lorsqu'il s'agissait d'une enchère mise à prix 100 dollars ! Nos louables intentions se transforment en arnaque de charognard. D'accord la présentation graphique est chic, mais il y a des gogos qui vont payer une fortune pour un concert que l'on trouve en libre accès sur le Net. La malversation est claire, le piratage honteux. Ce n'est évidemment pas le seul exemple, les propositions sont légion. Si la circulation des œuvres est au moins aussi importante que la défense des droits d'auteur, la vente de ces pépites (pour collectionneurs fanatiques qui ont déjà acheté tous les albums commercialisés et en veulent toujours plus) est inadmissible et relève de la malhonnêteté envers les artistes comme du public, jetant une ombre sur notre initiative.

Le fiasco d'Amougies
Article du 22 mars 2019 (extrait)



Br1tag a donc rassemblé des reportages tournés en 1969 sur le festival d'Amougies et sur les prestations de Zappa, Pink Floyd, Beefheart, Yes, The Nice et Colosseum, recyclant hélas les images en boucle pour accompagner la bande-son... Le livre sur Amougies reste donc à écrire (ce "donc" renvoie au reste de l'article que je n'ai pas recopié), tout comme l'irremplaçable film de Laperroussaz sortira peut-être un jour (l'ingénieur du son qui l'avait mixé n'était autre qu'Antoine Bonfanti !), d'autant que Pink Floyd a depuis publié une partie de son concert dans le récent luxueux coffret de 27 disques intitulé The Early Years 1965-1972...

dimanche 3 mai 2020

En souvenir d'Idir


Moins d'un an après Johnny Clegg, deux seulement après Patrice Barrat, Idir est allé les rejoindre. Il avait 70 ans.

Je pense à Jean-Pierre Mabille qui m'avait remis le pied à l'étrier en m'invitant à revenir à la réalisation de films, à Igor Ochronowicz qui m'avait accompagné partout avec sa caméra, à Corinne Godeau qui avait monté le film, camarades de travail avec qui j'avais passé quelques mois revigorants, aujourd'hui confinés quelque part, et puis évidemment à Idir, passionnant conteur, critique de son temps.

Je republie l'article que j'avais écrit en septembre 2008. À l'époque du tournage il n'y avait ni Skype ni téléphone connecté. La saga Vis à Vis, idée géniale de Patrice Barrat, avait été un exploit. Le film se terminait de manière freudienne, les deux chanteurs jouant ensemble à des milliers de kilomètres de distance en hommage à leurs mamans.

IDIR & JOHNNY CLEGG A CAPELLA

Tout avait commencé par une étude de faisabilité. En 1993, Jean-Pierre Mabille me demande d'imaginer deux artistes qui se parleraient chacun aux deux bouts de la planète et qui communiqueraient par satellite en vidéo compressée pendant trois jours. C'est le protocole initié par les auteurs de la série Vis à Vis, Patrice Barrat et Kim Spencer. Se "rencontreront" ainsi un Israélien et un Palestinien, une adolescente des villes et une des champs, un syndicaliste allemand et un français, etc. Après remise de mes conclusions, Jean-Pierre me propose de réaliser l'émission alors que je n'ai plus filmé depuis vingt ans !
Je cherche deux musiciens qui me branchent et soient d'accord pour se prêter au jeu. J'approche du but lorsque Robert Charlebois me parle d'un guitariste qui joue sur son premier disque, un certain Frank Zappa. Je suis aux anges. Nous sommes début 1993, le compositeur mourra quelques mois plus tard ; France 3 refuse car ses responsables ne trouvent pas Zappa assez "commercial". No commercial potential ! Je suis catastrophé. Un ami producteur, ancien violoniste du Drame, Bruno Barré, me suggère le Kabyle Idir, un des initiateurs de la world music, auteur du tube Avava Inouva. Pour lui répondre, nous réussissons à convaincre le Zoulou blanc Johnny Clegg qui vit à Johannesburg, auteur d'un autre tube, Asimbonanga. Je trouve intéressant de faire se confronter deux artistes qui ont choisi la musique comme mode de résistance au pouvoir dominant, et ce aux deux extrémités opposées de l'Afrique.
Idir ne pouvant se rendre en Algérie sans risquer sa vie, j'irai tourner sans lui en Kabylie les petits sujets qu'il compte montrer au Sud-Africain (son village, le forgeron, le printemps berbère de 1980, sa mère à Alger...). Nous réussissons à passer au travers des tracasseries, barrages, interrogatoires, confiscation du matériel, etc., et je rentre à Paris monter les petits sujets avec Corinne Godeau avant de partir à Joburg filmer ceux de Clegg (le township d'Alexandra, son copain Dudu assassiné, la manifestation en hommage à Chris Hani, un dimanche à la maison...). Devant les manifestations racistes (Mandela n'est pas encore au pouvoir), je pète les plombs le premier jour lorsque mon assistant noir se fait ceinturer en franchissant la porte à tourniquet d'un grand hôtel. Plus tard, je saute en l'air lorsque je vois le revolver dans la ceinture du monteur blanc avec qui je continue la préparation, il m'explique qu'il ne s'en sépare jamais, dort avec sous l'oreiller et qu'il n'a jamais vu d'enfant noir jusque l'âge de vingt ans ! C'était cela l'apartheid. Pendant le tournage, le dirigeant de l'ANC Chris Hani sera assassiné.


J'ai beaucoup de mal à équilibrer les personnalités des deux artistes. Idir semble mépriser Clegg qui a l'air de planer complètement. Le premier était ingénieur agronome, le second est un universitaire qui parle et compose en zoulou. Au montage, je fais tout ce que je peux pour rendre son côté sympathique à Idir et son esprit à Clegg. Je pense que le Kabyle ne croit pas totalement à la sincérité du Zoulou blanc qui a été adopté par deux familles. Au moment où nous filmons, ses deux familles d'adoption sont opposées dans la guerre des taxis et les morts se comptent par dizaines. Johnny ne sait plus où il se trouve, si ce n'est dans cette colonie juive anglaise régie par des femmes qui l'ont fait se diriger vers la masculinité noire des guerriers zoulous. Le film tourne progressivement en un échange psychanalytique où les mères des deux musiciens occupent toute la place ! La dernière séquence montre Clegg danser zoulou en hommage à la maman d'Idir dans son salon de Johannesburg devant son poste de télé où le Kabyle, dans son pavillon du Val d'Oise, joue en hommage à la celle du Sud-Africain.
Avec la monteuse, nous réussissons à imposer le dépassement au delà du formatage de 52 minutes, les sous-titres plutôt que le voice over et quelques fantaisies que le sujet et notre regard exigent. Nous fignolons, calant nous-mêmes les sous-titres qui font partie intégrante de la réalisation. Sous-titres français pour Clegg dans la version française, anglais pour Idir dans la version internationale. Quelques mois après, lors de son passage à l'Olympia, Idir aura la gentillesse de me confier que le film relança sa carrière... J'aurais au moins été utile à quelque chose !
Après le succès de Idir et Johnny Clegg a capella, Jean-Pierre Mabille qui travaillait toujours à Point du Jour me demande de partir à Sarajavo pendant le siège. Après les tensions algériennes (je suis un des derniers à pouvoir y tourner à cette époque) et sud-africaines (il y avait déjà des snipers dans les townships), c'est la cerise sur le gâteau pour terminer 1993. Mais ça, c'est une autre histoire.

mardi 14 avril 2020

Dans le doute pourquoi s'abstenir ?


Mon choix de lever le pied des réseaux sociaux ne m'empêche pas de réfléchir. Je me connecte beaucoup moins dans la journée, privilégiant des échanges directs, quitte à respecter les distances de sécurité, histoire de ne pas inquiéter ma famille... Ces discussions sont souvent passionnantes, même si pour l'instant elles n'aboutissent nulle part...
Car nous nageons en pleine confusion. Nous sommes de plus en plus nombreux à exprimer des doutes sur la crise sanitaire, sur sa nature ou l'exploitation qui en est faite. Il y a quelque chose qui d'évidence cloche dans le bel équilibre sociétal qu'on prétendait nous vendre ou dans la gestion de la pandémie. Soit le Covid-19 est beaucoup plus dangereux qu'on nous le raconte, soit sa dangerosité est surestimée, mais à quelles fins ? Dans tous les cas, les mesures prises semblent inappropriées.
La presse nationale épouse largement les mouvements contradictoires de notre gouvernement dont l'incompétence égale l'ignominie. Valet des banques à la solde des ultra-riches, il casse les acquis sociaux en préservant les avantages fiscaux qui leur sont faits. D'un autre côté, la majorité de la population sent bien que la pénurie de tests ou de masques lui incombe, et l'on finit pas se demander sérieusement à quoi rime le confinement. N'est-ce pas reculer pour mieux sauter ? Quel que soient ses modalités, le déconfinement refera automatiquement repartir la contagion. Il aura simplement servi à décongestionner les hôpitaux victimes d'une politique criminelle dénoncée toutes ces dernières années.
Or le virus ne s'épuisera que lorsque 60% à 80% de la population l'aura attrapé, un vaccin ne semblant pas être prêt avant plus d'un an. Et tant bien même, on a l'habitude avec la grippe saisonnière, ces petits organismes ont la fâcheuse tendance à muer. Le corona ne serait qu'un virus un peu plus méchant que d'habitude, ses symptômes étant très divers et variant selon les défenses immunitaires des individus. Des asymptomatiques aux cas mortels l'échelle est la même que pour n'importe quelle grippe. Rappelons que, sur les environ 5 000 espèces de virus connues, seules 129 sont pathogènes pour les humains. Souvenons-nous aussi que personne ne parla de la grippe de Hong Kong qui fit plus de 30 000 morts en France et environ un million dans le monde en 68-69. Constatons encore que le nombre de morts dû au coronavirus est tellement loin de celui des décès liés à la famine (25 000 par jour dans le monde) ou provoqués par d'autres pathologies et accidents. Si dans des articles précédents j'ai déjà évoqué additions et soustractions, il faut noter que nombreuses morts imputées au virus n'ont fait l'objet d'aucun test. Les statistiques correspondent aux sondages avant des élections, du marketing !
Quelles que soient les réponses à ces nombreuses questions, le confinement global semble une faillite des responsables au pouvoir, sauf dans de rares pays où seuls les plus fragiles et leurs proches ont été isolés, avec distribution de masques suffisante et tests idoines. La méthode est digne du Moyen-Âge. Que ce soit à des fins mercantiles et cyniques comme le Medef ou par inquiétude de privation de libertés comme peuvent le craindre les plus rebelles, de plus en plus de monde s'interroge sur l'opportunité du confinement global et l'allongement répété des délais. Le 11 mai est une date aussi bidon que les précédentes évidemment. La prochaine fois le guignol annoncera le 15 juin !
Si vous êtes d'humeur "conspirationniste" (n'y voyez aucun mépris, c'est ainsi que le pouvoir appelle ceux qui remettent en doute le discours officiel), vous adorerez la prestation vidéo de Jean-Jacques Crèvecoeur, dans son 33ème monologue qu'il nomme abusivement "conversation", intitulé se soumettre ou se mettre debout. Le vaccin obligatoire et le puçage de toute la population font bien partie des questions à l'ordre du jour. L'histoire de l'humanité s'est construite sur la violence et des génocides (pas seulement humains puisque les autres espèces y passent régulièrement, et de manière exponentielle) en s'appuyant toujours sur des manipulations de l'opinion et de fausses légitimités. Pour quelles raisons notre société prétendument démocratique échapperait-elle à cette loi ? Sommes-nous à l'abri du retour de la Bête ? Il est certain que nous sommes bien sages, obéissant gentiment à la police passée de la castagne aux contraventions, la peur fonctionnant magnifiquement. Je ne peux m'empêcher de penser à la France de Vichy où la plupart des gens faisaient simplement l'autruche, sans parler de la délation.
Si vous préférez les essais expérimentaux des médecins mosellans constatant l’efficacité d’un protocole à base d’azithromycine, vous vous intéresserez aux alternatives à l'industrie pharmaceutique, toujours aussi vénale. Comme celle du Professeur Raoult, un mandarin parmi les autres dont la communication médiatique n'est pas différente des confrères qui l'attaquent. Et alors ? Il reste incroyable que l'hydrochloroquine ait été inscrite sur la liste II des substances vénéneuses après avoir été utilisée contre le palud par des centaines de millions de personnes pendant 70 ans sous le nom de nivaquine et que le gouvernement l'ait ensuite conseillée pour les patients en phase terminale alors qu'elle ne serait efficace que dans les premiers jours de l'infection... Vous avez entendu son coût par rapport à celui du protocole avancé par les laboratoires pharmaceutiques, quelques euros contre 400 ! Si vous voulez flipper à propos de l'origine du virus, sachant que le pangolin a été mis hors de cause, vous pourrez imaginer une guerre bactériologique (Chine ou USA ?) ou l'accident de laboratoire (celui du Wuhan est classé 4e du monde en virologie)... On a vraiment l'embarras du choix ! À défaut d'être vraisemblables, tous les scénarios dystopiques ont déjà été traités par les auteurs de science-fiction et les pires exactions ont été expérimentées au cours de l'Histoire. Rien de rassurant !
Plus certainement, on aura assassiné quantité de PME, de petits commerces, fragilisé les artistes et les artisans au profit des multinationales et de la grande distribution, réduit le salaire des plus pauvres et engraissé comme d'habitude les plus riches. Les pertes des uns fait toujours le bonheur de quelques autres. L'économie repartira de plus belle sans redistribution des cartes. Le gentil capital pourra justifier son échec en faisant porter le chapeau au méchant virus.
Certain/e/s ne manqueront pas de me demander quelle est mon intime conviction. Je n'ai aucune réponse. Je ne suis pas devin. Les informations que je reçois sont souvent contradictoires (sic). Comme nombreux d'entre nous. Nous vivons en pleine confusion et les décisions des politiques ne font qu'amplifier notre désarroi. Il me semble simplement absurde de ne pas nous interroger. Il est indispensable de rester en veille, en tentant de décrypter les discours alarmistes ou rassurants de ceux qui nous gouvernent et de leurs maîtres. Ces incompétents nous prennent sans nul doute pour des imbéciles. Préparons-nous au pire en espérant de bonnes surprises.
La vie est ainsi faite de cette alternance de bonnes et mauvaises nouvelles. Tout est construit sur des cycles. On peut jouer sur les amplitudes, mais les fréquences sont hélas incertaines...

lundi 13 avril 2020

Gavé


J'ai fait une overdose de réseaux sociaux. On a certes envie de s'informer mieux qu'en écoutant la voix de son maître, mais la polarisation presqu'exclusive sur la crise finit par m'étouffer. Je suis gavé d'informations contradictoires, de concerts solo en appartement, de journaux de la crise, de chaînes à partager, de listes insignifiantes, de mails, sms, etc. qui, au lieu de m'envoyer ailleurs pour voir si j'y suis, m'enferment entre quatre murs, ou plus exactement face à une surface myope. Même cet article y participe, contre mon gré !
J'ai donc décidé de lever le pied, ignorant encore comment. Vais-je continuer à bloguer quotidiennement ou devrai-je m'éloigner de l'écran comme j'avais décidé de le faire si notre voyage au Japon n'avait pas été annulé ? Privilégier la lecture (je suis plongé dans l'auto-biographie de Keith Richards, extrêmement bien écrite et palpitante, comme me l'avait conseillée Jean Rochard), les prises d'air (il est indispensable de faire un peu de gymnastique et de marche à pied), les apéros-vidéos (fenêtres sur l'extérieur étonnamment oxygénantes, et non occis-gênantes comme le reste de ce qui défile sur mon écran), les coups de fil aux copains (à condition de ne pas parler que du coronavirus), la musique (en écouter, en faire pour moi, histoire de fourbir mes armes, mais j'ai du mal), écrire (Marc Jacquin me demande un texte sur la voix pour Les mangeurs de sons), faire la sieste (j'ai probablement du sommeil en retard), échanger avec mes gentils voisins de trottoir à trottoir, travailler au projet de film avec Sonia et Nicolas (à partir de mon prochain CD dont la sortie a été momentanément reportée), m'occuper de l'intendance de la maison (prochaine étape, passer le Kärcher dans la cour) et du jardin (je crois savoir que les pépiniéristes sont ouverts, mais je n'ai pas le courage d'y aller), regarder les films que je n'ai pas eu le temps de regarder ou ceux que j'aimerais revoir, vivre sans attendre des jours meilleurs (ne pas se précipiter au déconfinement qui risque d'être dangereux, car notre absurde enfermement ne fait que repousser le problème)... Je ne prétends pas me passer d'Internet, mais je me connecterai beaucoup moins souvent et jouerai à saute-moutons en prenant une saine distance. Ami/e/s, si je vous manque, appelez-moi. Ne m'en voulez pas si je ne réponds pas, si je ne "like pas", si je ne commente pas. J'ai besoin de focaliser loin... Et je vous conseille d'en faire autant... Surtout si ça dure...

mercredi 8 avril 2020

Hal Willner rejoint les étoiles


Triste nouvelle ce matin. Le producteur de disques Hal Willner est mort hier du coronavirus à l'âge de 64 ans. Ils ne sont plus si nombreux, ceux dont je lorgne la moindre sortie d'album. La disparition de Scott Walker m'avait beaucoup affecté. Celle de Willner me fait le même effet. J'espère que Michael Mantler fait bien attention à sa santé et que les membres du Kronos Quartet gardent la chambre. Dois-je croire Robert Wyatt lorsqu'il me dit qu'il n'y a rien attendre de son côté ? Heureusement il y a quantité de jeunes français et françaises prometteurs qui m'épatent. Ceux-là devraient passer au travers de la crise, si les Assedic ne leur font pas la peau !

J'ai écrit plusieurs articles sur le travail d'Hal Willner : Hal Willner, l'alchimiste des "tribute albums", Burroughs sur la piste Willner, Littérature et musique 1... L'article de Variety donne des précisions, mais il est évidemment en anglais. En France, son équivalent serait Jean Rochard avec les albums collectifs du label nato. Ces producteurs ignorent les frontières de genres musicaux. Ce sont des échangeurs où se croisent des véhicules de toutes les couleurs. Ils aiment tellement ceux qu'ils vénèrent qu'ils se permettent de tordre le cou aux intouchables, leur accordant une nouvelle vie. Ces chats inventifs en ont plus de sept. Je reproduis ci-dessous le premier article que j'avais consacré à Hal Willner en 2008.

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Une fois par mois, Stéphane Ollivier m'appelle ou bien c'est moi. Les deux ours sortent relativement peu, aussi devisons-nous sur le monde de la musique, évoquant souvent les nouveautés cinématographiques ou discographiques qui nous ont marqués depuis la dernière fois. Comme je lui raconte que Easy Come Easy Go, le dernier CD de Marianne Faithfull dont j'adore la voix (elle aussi est atteinte par le coronavirus), m'a surtout séduit par ses arrangements, Stéphane me conseille Weird Nightmare, le Mingus produit en 1992 par Hal Willner, qui m'avait échappé. Les disques que ce producteur a concoctés m'ont toujours enchanté. Ils représentent un cousinage évident avec mon travail sur Sarajevo Suite comme avec certaines des "compilations" du label nato dont je suis fan tel Les voix d'Itxassou réalisé sous la houlette de Tony Coe, au détail près que Willner s'est essentiellement consacré à ce que l'on appelle des "tribute albums", honorant Nino Rota, Thelonious Monk ou Kurt Weill, des compositeurs qui me sont chers. Dans cet esprit, il commit d'autres hommages, mais en public, adressés à Tim Buckley, Edgar Poe, Harry Smith, Leonard Cohen ou au Marquis de sade, comme des compilations de textes parlés accompagnés en musique pour William Burroughs ou Allen Ginsberg... Je profite de ces recherches pour commander Stay Awake: Interpretations of Vintage Disney Films, d'autant que les deux albums qu'il avait produits autour du compositeur de dessins animés Carl Stalling font partie de mon Panthéon, et Whoops, I'm an Indian, réalisé sous son propre nom à partir d'échantillons de 78 tours des années 40, techno complètement déjantée en collaboration avec Howie B et Adam Dorn (Mocean Worker).

Lost in the Stars, the music of Kurt Weill rassemble Sting, Marianne Faithfull, Van Dike Parks, John Zorn (directeur artistique du sublime The Carl Stalling Project), Lou Reed, Carla Bley, Tom Waits, Elliott Sharp, Dagmar Krause, Todd Rundgren et Gary Windo, Charlie Haden, etc. tandis que That's The Way I feel Now, a tribute to Thelonious Monk nous offre sur une platine Donald Fagen, Dr John, Steve Lacy avec Gil Evans, Elvin Jones ou Charlie Rouse, Bobby Mc Ferrin, Chris Spedding, Randy Weston... Chaque album est une longue liste d'étoiles rocky ou jazzy qui s'approprient intelligemment le sujet imposé. Pourtant, Amarcord Nino Rota qui présente encore Jacki Byard, Carla Bley, Bill Frisell, Muhal Richard Abrahams, Steve Lacy ou Carla Bley manque du recul que surent prendre les suivants.

Weird Nightmare, meditations on Mingus est pour moi une nouvelle petite merveille qui me rappelle le dernier concert d'Un Drame Musical Instantané avec Francis Gorgé, commandé par le Passage du Nord-Ouest en 1992 (même année !), que nous n'avons jamais édité. Nous avions relevé le défi en choisissant d'adapter à notre trio l'album du grand orchestre Let My Children Hear Music ! Je possède seulement un enregistrement sur cassette de cette création, la seule avec une pièce de John Cage dont nous ne soyons pas directement les compositeurs. Comme j'en ai un souvenir merveilleux, j'essaierai bientôt d'en mettre quelques extraits en ligne après numérisation. L'éclatement du noyau original du Drame après seize ans de collaboration nous empêcha d'en faire un disque et c'est un de mes rares regrets avec les trois heures dix du film L'argent de Marcel L'Herbier.
Contrairement à ses habitudes, pour son hommage à Mingus, Willner monte un orchestre fixe composé de Bill Frisell, Art Baron, Don Alias, Greg Cohen, Michael Blair, Gary Lucas, Francis Thumm, accompagnant Elvis Costello, Vernon Reid, Henry Rollins, Charlie Watts, Chuck D, Hubert Selby Jr, Keith Richards, Leonard Cohen, Diamanda Galás, Dr John, Henry Threadgill, Marc Ribot, Geri Allen, Don Byron, Bobby Previte, etc. Ces interminables listes de pointures n'ont pourtant rien du collage. Chaque album est d'une unité merveilleuse tant l'hommage est réel et sincère. L'utilisation des fantastiques instruments d'Harry Partch, entendus ici pour la première fois hors du contexte original, lui confère en plus une tonalité exceptionnelle, percussions envoûtantes, tonalités étranges, timbres inouïs qui fonctionnent parfaitement avec les ?uvres d'un des plus grands compositeurs américains, mort il y a 30 ans le 5 janvier 1979, Charles Mingus, dont les textes extraits de son autobiographie Beneath The Underdog (Moins qu'un chien), ouvrage indispensable, justifie une liste de superlatifs, recréation d'une folle énergie.

jeudi 2 avril 2020

John Tchicai With Strings


Lorsqu'Antonin-Tri Hoang m'a conseillé d'écouter le disque John Tchicai With Strings enregistré en 2005, j'ai pensé aux œuvres qui mêlaient jazz et orchestre à cordes ou même symphonique, comme Skies of America d'Ornette Coleman, Charlie Parker with strings, Clifford Brown with strings, The Body & The Soul et Sing Me A Song of Songmy de Freddie Hubbard, Lady in Satin de Billie Holiday, Three Windows du Modern Jazz Quartet, Mickey One et Focus de Stan Getz (plus Refocus de Sylvain Rifflet), des disques de Michael Mantler, Frank Zappa, Charlie Mingus, Duke Ellington, Joni Mitchell... J'en oublie. J'ai toujours aimé le mélange des genres et des outils, tentant par mes instruments de synthèse de m'approcher de la masse orchestrale qui m'a toujours fasciné. En 1984 avec Un Drame Musical Instantané nous avons pu jouer ainsi La Bourse et la Vie avec le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France, ou en 1989 J'accuse avec un orchestre d'harmonie de 80 musiciens (comme récemment Das Kapital pour Eisler Explosion).


Mais voilà, il n'y a pas plus de cordes que de beurre en branche dans John Tchicai With Strings. On voit bien qu'elle manque à l'oiseau sur la pochette. Il y a bien des échantillonneurs. Mais sutout, la musique me rappelle furieusement certains albums que j'ai enregistrés avec Alexandra Grimal, Fanny Lasfargues, Sylvain Rifflet, Sylvain Lemêtre, Vincent Segal, Linda Edsjö, Sophie Bernado, et plus récemment Élise Dabrowski, Mathias Lévy, Jonathan Pontier, Christelle Séry, Karsten Hochapfel, Nicholas Christenson, Jean-Brice Godet, Jean-François Vrod, Hasse Poulsen et tant d'autres dont nombreux justement avec Antonin qui savait ce qu'il faisait en me mettant la puce à l'oreille !
Jusqu'ici Tchicai rimait pour moi avec le New York Contemporary Five ou le film de Michael Snow New York Eye and Ear Control avec Albert Ayler, mais je ne connaissais pas son travail avec le passionnant guitariste danois Pierre Dørge par exemple, ou son Grandpa's Spells, mélanges de free, de jazz traditionnel et de musique africaine. On avait certes l'habitude avec l'Art Ensemble of Chicago, mais ce n'est pas si courant dans la musique d'improvisation européenne. Je comprends mon ami saxophoniste parce que le son, droit, détaché, parfois aylerien, et le jeu mélodique de Tchicai sont très proches des siens. De plus, les musiciens qui l'accompagnent sonnent comme un orchestre, un grand orchestre contemporain, entendre qu'ils utilisent les ressources de la nouvelle lutherie électrique et électronique pour construire des timbres inédits. À côté de l'alto, Tchicai, fils d'une mère danoise et d'un père congolais, joue de la clarinette basse et, à la fin de With Strings, dit un poème du très regretté poète Steve Dalachinsky ! On ne s'étonnera pas que je sois séduit par les polyinstrumentistes du duo anglais Spring Heel Jack, John Coxon et Asley Wales. Le premier cumule guitare électrique, piano, échantillonneur, clavecin, percussion ; le second, échantillonneur, trompette, percussion... Le percussionniste Mark Sanders se joint à eux sur la moitié des titres de ce très bel album, forcément inclassable, le critère qui m'est le plus cher tant j'aime être étonné...
Ce disque et les autres que j'ai cités plus haut me feront attendre tous ceux que la Poste retient depuis trois semaines, comme le solo de Mirtha Pozzi, TZIMX, ou le nouvel album collectif produit par le label nato, Vol pour Sidney (retour), qui s'ouvre avec Petite Fleur chanté par Elsa accompagnée par Ursus Minor, rien que ça !

vendredi 27 mars 2020

La Poste en rade, comme nous...


Évitez la Poste... Les courriers postés il y a 15 jours ne me sont toujours pas parvenus. Chez moi ou les voisins, seules quelques revues ont passé le filtre (Télérama, Beaux-Arts Magazine, Revue et Corrigée...). Aucun service de presse comme les CD ou les DVD en enveloppes à bulles ne sont jamais arrivés. Lorsque je cherche des informations sur le site de La Poste il n'est fait aucune mention d'éventuels retards. Le licenciement de quantité de postiers explique évidemment les difficultés de ce service. La dématérialisation des supports s'en trouve renforcée. Les courriers en rade refont-ils jamais surface, finiront-ils à la broyeuse, alimenteront-ils les soirées d'indélicats préposés ? C'est un des mystères de la crise...
D'un autre côté les sites web surchargés fonctionnent de manière erratique. Je n'arrive plus à me connecter à celui de Télérama qui me répond comme si je n'étais pas abonné même lorsque je suis connecté. De l'édition papier je ne lis toujours que les premières pages en m'arrêtant avant les programmes TV que je n'ai pas feuilletés depuis plus de quinze ans, mais la partie culturelle et le Petit Journal me permettent de connaître l'actualité des sorties, que je partage ou pas les points de vue des journalistes. Leurs articles ne me défrisent qu'extrêmement rarement. J'évite la presse quotidienne aux ordres.
Le courrier devrait donc représenter un des derniers facteurs qui nous relient matériellement à l'extérieur tangible. On peut aussi aller boire des coups ou prendre le thé chez les voisins, mais là c'est mort. Quant aux réseaux sociaux, il va falloir lever le pied et prendre le temps de respirer l'air frais du printemps, au moins à la fenêtre !

Mais si l'on regarde de plus près ce qui se trame, c'est la colère qui nous guette, sans que l'on puisse faire grand chose en temps de confinement. La colère est pourtant déconseillée en ce qui concerne nos défenses immunitaires. Le gouvernement a fait passer 25 ordonnances censées sauver l'économie : possibilité de travailler 60 heures par semaine dans certains secteurs, de réduire le repos compensateur à 9 heures, de travailler le dimanche et 7 jours sur 7, supprimant sciemment le terme provisoire, il laisse les entreprises imposer les congés payés sur le temps de confinement, etc.... L'interdiction des marchés (c)ouverts va asphyxier les petits producteurs, les paysans vont morfler une fois de plus et le ministre de l'Agriculture d'appeler les Français sans activité à prêter main forte aux agriculteurs ! On croit rêver. Ce gouvernement est mon pire cauchemar. Les auteurs, les intermittents du spectacle vont crever, et je ne parle pas des SDF (qui vont voir grossir leurs rangs si cela continue, et c'est parti pour durer jusqu'à juin). Pendant ce temps là, télétravail oblige, les gros richards boursicotent, rachetant les actions qui ont chuté, il n'y a pas de petit profit, au sens propre, euphémisme. Ce n'est pas la guerre, et pourtant les profiteurs de guerre ont du cœur à l'ouvrage avec Macron (et ses équivalents ailleurs), pieux représentant des banques. On peut simplement espérer que cela se paiera après les vacances d'été, lorsque les Français se réveilleront de la léthargie dans laquelle ils sont plongés de facto. Les gilets deviendront de toutes les couleurs. À moins qu'ils envoient l'armée !? Mais les beaux jours reviendront et les salopards passeront en jugement. Ou bien nous en crèverons. Parce que leur guerre a en effet commencé. Ils la déclarent à tout bout de champ, une guerre contre le peuple, et, maintenant qu'ils ont rincé les plus pauvres, la classe moyenne est dans leur collimateur... Entre les prises de conscience écologiques et politiques, cette crise planétaire ressemble bigrement à une période pré-révolutionnaire... Déjà la CGT lance un préavis de grève de toute la fonction publique (fonctionnaires territoriaux, employés de l'eau, des déchets, du logement social, sapeurs-pompiers, pompes funèbres...) du 1er au 30 avril ! Et les réactionnaires de crier au scandale, mais de ne ne pas réagir aux 25 ordonnances honteuses qui cassent tous les acquis sociaux sous prétexte du virus...

Oups ! Je me suis laissé aller. Tout cela parce que ma boîte aux lettres est vide ? Les impacts sur notre ciboulot sont imprévisibles, surtout que nous devons probablement tenir jusqu'à juin...

mardi 17 mars 2020

Alors, y a personne, dans la rue...


À la mort de la chanteuse Colette Magny en 1997, j'avais choisi d'interpréter, avec Bernard Vitet, À l'écoute que notre amie avait composé à partir d'un tableau de Sylvie Dubal. Cette chanson m'a toujours bouleversé. Aujourd'hui elle résonne bizarrement dans ma tête. Les musiciens, qui ont l'habitude de partager leur passion, se retrouvent cantonnés chez eux, comme tout le monde. Ainsi l'orchestre de Jannis Kounellis joue tout seul. Et la guitare sommaire de Molette Cagny, comme elle signait souvent ses lettres, vibre dans le silence de la ville...


Tu as vu quelqu'un ?
As-tu vu quelqu'un ?
Tu as vu quelqu'un ?
Personne
Alors, y a personne ?
Quelqu'un...
Je les prendrai tous
Y a quelqu'un ?
Personne
Y a quelqu'un ?
Personne
Alors y a personne ?
Mais si y a quelqu'un
Mais non y a personne
On les collera tous au mur
Au coin de la rue y a un manège
Mais tu ne l'as pas vu
Les fourmis dévalent
Les abeilles travaillent
Y a quelqu'un ?
Alors comme ça t'es sûr y a personne dans la ville ?
Mais enfin puisque je te dis qu'il y a tous les copains
Tu vois bien
Personne... Dans la rue... En ville
Enfin c'est ridicule écoute, regarde bien, tu vois bien
Je te dis y a tous les copains
Alors, y a personne dans la rue...
Enfin, c'est formidable, regarde bien
Je te dis y a tous les copains
Y a plus personne : alors je vois plus rien

mardi 25 février 2020

Préparatifs


J'en rêve. J'en rêve tant, que j'ai du mal à dormir. J'ai téléchargé Lonely Planet, le Routard et le Petit Futé, interrogé les amis qui y sont allés récemment, et à chaque lecture ou conversation je changeais mon fusil d'épaule, bifurquant vers un autre trajet. On me disait qu'il fallait tout réserver à l'avance, éviter Okinawa qui nous tentait, car la saison des pluies et des typhons y serait déjà avancée en juin, oublier Kyoto et le flot de touristes, louer une voiture dans ce pays où l'on conduit à gauche, prendre des billets échangeables à cause du coronavirus, etc. J'en perdais mon latin, alors le kanji ! Avant le Japon, j'avais jeté mon dévolu sur le Pérou, mais ce qui m'y plaisait le plus, m'enfoncer dans la forêt amazonienne, est au dessus de mes moyens. Me revoilà donc plongé dans les guides, à glaner les informations sur Internet, et à appeler copains et copines qui me donnent d'excellents conseils, rarement contradictoires, mais très différents les uns des autres en fonction de leur propre expérience. L'offre touristique est gigantesque au pays du soleil levant. Nous étions déterminés à passer une petite semaine à Tokyo répartie entre le départ et l'arrivée, à prendre du temps sur l'île de Naoshima pour profiter de ses musées d'art contemporain... Le reste n'a pas cessé de changer entre l'envie de plage et de nature sauvage, et le besoin d'échapper à la foule. Après avoir secoué mon ciboulot dans tous les sens il semble que nous ayons enfin une petite idée de nos trois semaines nippones, considérant que nous y étions déjà allés tous les deux il y a longtemps, chacun de notre côté. En 1997, j'y avais réalisé l'environnement sonore de l'exposition The Extraordinary Museum pour Raymond Sarti et Zeev Gourarier, 2500 m² au Fukuoka Center à Ōmuta sur l'île de Kyūshū, puis au Nagoya Dome. J'avais aussi profité de l'accueil à Tokyo de mon ami Aki Onda, pour qui j'avais assuré la direction artistique de son disque Un petit tour, et adoré Kyoto...


Si cela se confirme, arrivée à Tokyo, repos dans un onsen ryokan, Kyoto malgré l’affluence, Naoshima et Teshima, louer une voiture pour découvrir l'île de Shikoku, retour. Trois semaines de rêve martien en perspective. J'ai évidemment prévu le Pass JR pour voyager partout en train, un Pocket Wi-Fi, une copie de mon permis de conduire en japonais et des cartes Suica. Quand nous aurons les billets d'avion, je commencerai à réserver ici ou là, mais pas au delà du onzième jour, histoire de se laisser la possibilité de modifier notre escapade sans tout prévoir. En notre absence Django et Oulala seront en de bonnes mains, et d'ici là mon nouvel album sera tout juste sorti, notre installation au ZKM à Karlsruhe sera terminée, et je pourrai réfléchir sereinement aux prochains projets, d'autant que je me serai enfin arrêté de bloguer quelque temps !

lundi 24 février 2020

Et Charles Ives laissa l'univers incomplet


Je ne suis pas aussi emballé qu'Antonin par la mise en scène de Christoph Marthaler du spectacle sur Charles Ives, mon compositeur "classique" préféré avec Edgard Varèse, mais je suis resté scotché à l'écran pendant les deux heures dix de la projection. Marthaler, au moins, n'illustre pas, il marche à côté. Mais il passe aussi à côté de ce qui inspira le compositeur américain : la Nouvelle Angleterre, les Transcendantalistes, la manière de gagner son pain, la démocratie directe, le risque de déplaire... Si sa chorégraphie intrigue, n'est pas Beckett qui veut. Son utilisation du gigantesque plateau de la Halle de Bochum est évidemment spectaculaire, mais les corps animés finissent par paraître démodés. C'est tout le problème de la mode. Charles Ives y a échappé toute sa vie. Où qu'on l'attende, il est déjà ailleurs. L'inventeur de presque tout ce qui fait notre contemporanéité ne l'a souvent pratiqué que le temps d'une pièce, arpentant les possibles comme la surprise infinie que lui procurait la nature. Détachés du contexte, les acteurs jouent le contrepoint de la musique comme si c'était une entité abstraite. Le romantisme flagrant de Ives est gommé au profit de grimaces qui ne sont pas les siennes. Certains seront irrités par cette scénographie à la fois minimaliste et grandiloquente, d'autres adoreront en pensant que c'est moi ! Quoi qu'il en soit, c'est quelque chose, ce qui est devenu rare.


La musique, exclusivement due à Charles Ives, y est exceptionnelle. Extraits ou intégrales, les pièces choisies offrent une approche cohérente de l'œuvre. De la Symphonie de l'Univers, prévue à l'origine pour 4250 exécutants à la Concord Sonata, de La Question Sans Réponse aux pièces pour piano en quarts de ton, des hymnes au psaumes, du second quatuor aux chansons, tout y est, y compris l'enregistrement de Ives lui-même hurlant They Are There au piano. En écrivant « Au cas où je ne finirais pas cela, quelqu'un aimerait peut-être travailler l'idée, et les esquisses que j'ai déjà faites auront plus de sens pour ceux qui les regarderont en ayant lu l'explication. », Charles Ives laissait libre quiconque d'interpréter, d'arranger, de prolonger son rêve. Comme Christoph Marthaler, le chef d'orchestre Titus Engel et la scénographe-costumière Anna Viebrock ont participé activement à la création de Universe, incomplete à la Ruhrtriennale 2018, avec l'aide de seize performeurs, capables de chanter et danser, de l'Orchestre Symphonique de Bochum (hors-champ jusqu'au salut), le Rhetoric Project (un ensemble mobile), le Quatuor de Percussions de Cologne et des étudiants percussionnistes.
J'ai replongé mon nez dans les six ouvrages que je possède sur lui ou de lui, comme mon exemplaire de ses Essays Before A Sonata, publiés à compte d'auteur, où Ives a écrit quelques mots de sa main au crayon noir, probablement en 1920. Conçue de 1911 à 1928 pour plusieurs orchestres, l'Universe Symphony présente trois parties sans pause : Le passé (du chaos à la formation des eaux et des montagnes), Le présent (la Terre et le firmament, évolution de la nature et de l'humanité) et L'avenir (le paradis, l'élévation de tout vers la spiritualité). Dès l'ouverture, je retrouve la partie pour vingt percussionnistes dans une version différente de celle complétée par Larry Austin en 1994 qui m'avait tant impressionné...


Il n'y a pas tant de vidéos sur Charles Ives... L'objet est incontournable, d'autant qu'un second DVD accompagne celui du spectacle. Le documentaire d'Anne-Kathrin Peitz, The Unanswered Ives, Pioneer in American Music, est remarquable. Composé de larges extraits musicaux, de témoignages de première main, d'archives locales et de la visite de la ville natale du compositeur, Danbury dans le Connecticut, le film dresse un portrait très juste de celui qui fut aussi l'inventeur de l'assurance sur la vie, le laissant libre de créer sans mettre en danger la subsistance de sa famille ! Il pouvait ainsi financer d'autres compositeurs, leurs partitions, des concerts. Arnold Schönberg écrit de lui : « Il existe un grand homme vivant dans ce pays, un compositeur. Il a résolu le problème de se préserver lui-même et d'apprendre. Il répond à la négligence par le mépris. Il n'est forcé d'accepter ni la louange ni le blâme ; son nom est Ives ». Il n'y a pas de musique américaine sans lui. Il en est le père, admiré par Henry Cowell, Nicolas Slonimsky (premier à enregistrer Ives en 1933 avec la Barn Dance et In The Night, en même temps que la première de Ionisation de Varèse), Elliott Carter, Lou Harrison, Bernard Hermann, John Cage, Frank Zappa, John Adams, Ornette Coleman, John Zorn et tant d'autres qui s'en inspirèrent des minimalistes aux maximalistes ! À son copiste il avait écrit "Les fausses notes sont justes", de crainte qu'il les corrige. Comme Gustav Mahler, Charles Ives aimait intégrer des citations dans ses pièces. Il laissa une œuvre immense, inachevée, écrite entre 1891 (sublimissimes Variations on America pour orgue, qui préfigurent la musique de film avant l'invention du cinéma !) et 1928, année où il ne se sentit plus capable de composer quoi que ce soit. Problèmes de santé (cœur, diabète générant un tremblement de la main...) ? Désespoir face à la brutalité du monde avec la Première Guerre Mondiale ? Ayant pris sa retraite des assurances Ives & Myrick en 1930, la plus importante du pays, il s'occupa de travailler sur ce qu'il avait déjà imaginé, de révision en revision. Il mourut en 1954 sans avoir pu entendre une grande partie de son œuvre.

→ Charles Ives, Universe Incomplete / The Unanswered Ives, Christoph Marthaler – Titus Engel – Anna Viebrock, 2 DVD Accentus, 32€
À noter que le documentaire est sous-titré en français, mais bizarrement pas le spectacle, dont les quelques interventions en allemand ne sont pas traduites !

dimanche 1 décembre 2019

Comme c'est étrange !


Je ne fais pas cela d'habitude, mais je déroge à la règle parce que là c'est ma fille Elsa qui a besoin de votre participation au crowdfunding lancé avec sa partenaire Linda Edsjö. Elle ne me l'a pas demandé, mais vous savez ce que c'est, un papa ! Comme en plus c'est un disque (génial) pour la jeunesse, je me suis senti concerné, comme éternel gamin évidemment, en plus de mon nouveau rôle de grand-père de garde... Toutes les deux avaient déjà publié un autre CD pour la jeunesse intitulé Comment ça va sur la Terre ? avec Michèle Buirette qui était super bien...



Un deuxième teaser :



On ne peut plus les arrêter !



Un dernier pour la route ?



→ Participez à KissKissBankBank en pré-achetant le CD ou plus...

mardi 22 octobre 2019

Souchet pour horchata


En vacances chez mes amis Bri et Pere à Ordis, je me suis souvent demandé de quoi était faite l'horchata que nous buvions à partir du printemps au Royal, sur la Rambla de Figueres. À l'époque n'existait pas Internet pour répondre à toutes les questions. Seule l'Encyclopædia Universalis révélait parfois les énigmes que nous nous posions régulièrement. Ou bien les dictionnaires. J'imaginais que c'était du lait d'une sorte d'amande particulière avant que tu ne rapportes un sachet de souchet épluché du magasin bio des Lilas. Au dos, on peut lire que le souchet est le fruit d'une variété de papyrus (cyperus esculentus) connu depuis l'Antiquité égyptienne poussant dans le bassin méditerranéen et l'Afrique de l'Ouest. Ce n'est pas une noix, mais un tubercule. Spécialité de la région de Valence, l'orgeat de souchet n'est produit en Europe qu'en Espagne qui en est le premier producteur mondial. Je n'ai pas eu la patience de laisser tremper les petits tubercules toute une nuit dans l'eau. Je les ai machouillés, reconnaissant le goût de cette boisson naturellement sucrée. Et franchement, j'adore ça. La seule boisson qui la remplace aujourd'hui dans mon réfrigérateur est celle de riz au thé vert matcha et sencha qu'aucune n'égale à mes papilles. Mais tandis que je tape ces lignes, je réussis à commander en ligne quelques bouteilles de Chufi Horchata que j'ai souvent du mal à trouver en magasin...

vendredi 18 octobre 2019

WD-40 par Birgé Pontier Séry


De temps en temps j'invite des musiciens et musiciennes à participer à un laboratoire où nous enregistrons nos compositions instantanées avec pour seule perspective de passer un bon moment ensemble. Alors que nous avons l'habitude de nous rencontrer pour jouer, il s'agit ici de jouer pour se rencontrer, à l'image des albums Urgent Meeting et Opération Blow Up qu'Un Drame Musical Instantané avait réalisés avec 33 invités en 1991 et 1992. Comme le compositeur Jonathan Pontier m'avait proposé de faire ainsi ma connaissance, il m'a suggéré la guitariste Christelle Séry comme troisième partenaire. Le principe est, autant que possible, d'inviter des personnes avec qui je n'ai jamais collaboré et qui n'ont jamais joué ensemble. J'avais seulement eu l'occasion de discuter avec Christelle lors des concerts du Spat'Sonore...


Lundi matin, j'avais installé le studio pour qu'il soit le plus confortable, mais Christelle avait besoin de baisser le tabouret de piano pour s'y asseoir. Comme il était coincé, je suis allé chercher une bombe de WD-40 à la cave. À nous deux nous avons fini par y arriver et Christelle en a plus tard tiré le titre de l'album de ce qu'elle a appelé notre trio dégrippant ! De mon côté, j'ai choisi comme image un bouton électrique puisque nous sommes tous les trois branchés sur le courant. Je l'ai photographié cet été en Transylvanie, en zone interdite dans un bunker construit pendant la guerre froide.
J'ai placé un Neumann devant le Fender Hot Rod DeLuxe III prêté par Nicolas Chedmail pour sa Cherry du luthier d'Orléans, François Vendramini, tandis que Jonathan mixait sa collection de petits claviers (Arturia Microbute, Roland Ju-06 Boutique, Yamaha Reface CP, Moog model D). Pour ma part, j'utilisai Kontakt et Komplete sur le Mac, plus Ensoniq VFX-SD, Roland V-Synth, Lyra-8, The Pipe, Tenori-on et quelques instruments acoustiques (trompette à anche, flûtes, harmonica, guimbarde).
Peter Gabor, venu nous filmer en vue d'un portrait qu'il réalise sur ma pomme, a pris quelques photos dont celle ci-dessus. Jonathan a mis aussi quelques clichés noir et blanc sur FaceBook...


Quant à la musique, nous avons tiré au hasard et à tour de rôle les cartes d'Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt. Elles nous ont servi de partitions pour chacune de nos improvisations. J'ai précédemment utilisé ce jeu pour les albums Game Bling avec Ève Risser et Joce Mienniel (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard avec Médéric Collignon et Julien Desprez (2014), Un coup de dés jamais n'abolira le hasard 2 avec Pascal Contet et Antonin-Tri Hoang (2015), Questions avec Élise Dabrowski et Mathias Lévy (2019) et le concert filmé À l'improviste avec Birgitte Lyregaard et Linda Edsjö (2014). Des films des concerts, où c'est au public de tirer les cartes, sont également en ligne sur YouTube (avec Collignon, Desprez, Contet, Hoang, Lyregaard, Edsjö)...
Christelle raconte que nos sons la poursuivirent pendant des heures (ainsi que les parfums de la glace savourée au dessert !) et sur FaceBook Jonathan écrit : On m'avait prévenu : aller chez Jean-Jacques Birgé pour faire de la musique et partager c'est mettre la main sur un coffre-fort d'instruments, d'objets, de sons, de sensations, de souvenirs d'art et d'artistes, à la croisée de tous les sentiers, pour les enfants et les initiés, les poètes, ceux qui "ont du talent et qu'ont pas la grosse tête" comme le chantait Vassiliu. C'est en plaisir total qu'aujourd'hui, avec lui et ma grande amie la guitariste Christelle Séry, nous avons ag-gravé quatorze moments musicaux de pure improvisation...
Voilà, cela ne nous appartient plus. Au plaisir !

→ Birgé Séry Pontier, WD-40, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org
comme 78 autres albums (sans compter les publications vinyles et CD),
soit 2035 pièces pour la plupart inédites d'une durée totale de 154 heures !

jeudi 3 octobre 2019

Les clefs du coffre


Voilà cinq ans que je cherche les clefs du coffre-fort de l'ancien propriétaire. Comme je ne possède rien de précieux j'y avais entreposé ma collection numismatique, histoire de rêver à ce trésor amassé lorsque j'étais enfant ! Un jour que nous partions en vacances, Françoise, qui y avait momentanément déposé 2000 dollars, m'a demandé de cacher la clef dans un endroit moins évident. Rentrés, nous n'avons jamais retrouvé l'endroit astucieux où nous l'avions déplacée. J'ai cherché, cherché, repellé toute la maison... En vain.
L'été dernier, comme Françoise n'habitait plus là, j'ai fait découper la porte du coffre à la disqueuse par un serrurier pour lui rendre sa petite liasse de billets américains. Il y a quelques jours, comme je cherchais comment me vêtir pour ma performance de remix des vidéos de John Sanborn, j'enfilai la veste Roma peinte par Raymond Sarti que je n'avais pas mise depuis des années. Arrivé au Blackstar, qui depuis a hélas fermé ses portes, je range les clefs de la Kangoo dans une de ses poches et qu'est-ce que je trouve ? Deux exemplaires de la clef du coffre évidemment ! J'avais cherché dans tous mes vêtements, dans les placards, mais cette veste était accrochée bien visible dans le studio d'enregistrement avec d'autres tenues de scène historiques. Maintenant c'est trop tard. Le coffre-fort est défoncé. Les clefs ne servent plus à rien. La mise en scène a changé. Je laisse mes vieilles pièces de monnaie à l'intérieur. Le scénario s'est étoffé. Long John Silver n'a rien perdu au change.

mardi 20 août 2019

En route pour les Carpates


Rapidement parce que la journée a été très longue. Le vol s'est beaucoup mieux passé que nous ne pouvions le craindre si l'on se fie aux commentaires sur la compagnie low-cost. Seulement une demi-heure de retard. Par contre les bagages à main qui ne sont pas des sacs à dos doivent voyager en soute parce que le 737 est un trop petit avion... Chaque voyageur doit le porter et le remettre au préposé en bas de la passerelle, après avoir retiré là aussi toutes les piles, puisqu'il paraît qu'une batterie percée peut mettre le feu et faire crasher un Boing ! Évidemment à Bucarest le bagage se retrouve sur le tapis roulant avec ma grosse valise au supplément prohibitif. Tout s'était parfaitement déroulé jusqu'à la location de la voiture qui a mis trois heures à nous être remise par Hertz, alors que la facture était déjà réglée. Ils avaient égaré le véhicule qui était devant leurs yeux. On a fini par prendre la route sans ses papiers. Ensuite j'ai conduit comme les Roumains, excès de vitesse, dépassements bizarres, mais nous sommes enfin arrivés sains et saufs vers 22 heures à Victoria où nous attendait une équipe extrêmement sympathique. Demain matin nous allons voir les archives d'une des usines. Une étrange odeur de poisson chimique flotte sur la ville. J'ai pensé à un film de Jean-Pierre Mocky.

mardi 30 juillet 2019

Tableaux iodés


Le Docteur Ghostine, ayant lu l'article Mon cœur où je déplorais n'avoir pu ouvrir le CD-R avec le film de ma coronarographie, a eu la gentillesse de me renvoyer un nouveau disque qui cette fois dévoile les images de mon opération à l'Hôpital Marie Lannelongue. Il est fascinant de revivre aujourd'hui de l'extérieur ce que j'avais seulement deviné lorsque l'iode se faufilait jusqu'à mon cœur. En admirant cette plongée dans l'organisme je comprends Je est un autre et j'envisage Alien ! C'est Méduse en noir et blanc, images d'une pulsation dont on peut faire varier le contraste grâce au logiciel T2Viewer, .exe exclusivement accessible sur PC. J'ai donc dû me faire aider, mais cette fois cela a marché et j'en ai profité pour faire quelques captures-écran...


En jouant sur la lumière et le contraste j'obtiens d'impressionnants tableaux d'où surgissent de terribles fantômes comme lorsqu'on joue à Ce que sont les nuages. Selon la manière dont j'axe mon regard j'entrevois par exemple un gorille, une murène, un hippopotame ou un vieil homme au col relevé, à moins que je m'oriente vers un chaos cosmique au-dessus d'une planète inconnue. Test de Rorschach, inspiration musicale, encre ou fusain, ce ne sont que des arrêts sur image alors que l'original est en mouvement, autrement plus impressionnant !

vendredi 26 juillet 2019

Birgé & Lemêtre à Château Perché


Sur la route des vacances je retrouverai Sylvain Lemêtre demain soir samedi à Château Perché entre 23h et 1h du matin. L'an passé j'avais déjà été programmé dans ce festival incroyable avec la platiniste Amandine Casadamont pour un set de trois heures non-stop. Chaque année les organisateurs choisissent un nouveau château entouré d'un somptueux parc de verdure. Se promener au milieu des onze scènes fait penser à une balade dans Blade Runner au Pays des Merveilles. Pendant quatre jours dix mille festivaliers y évoluent maquillés, déguisés, perchés, souriant et dansant.
Cette fois-ci le festival se tient au Château de Balaine à Villeneuve-sur-Allier, le plus vieil arboretum de France (déjà 200 ans), classé Jardin remarquable et Monument historique avec 3500 espèces et variétés de plantes. Presque tous les billets sont partis il y a six mois dès la semaine de mise en vente. Après Déferlante d'insectes et Les toges éphémères du paradis des deux premiers jours le thème de samedi est Et la luciole fut. C'est dire si la programmation électro sera lumineuse.
Parmi les 250 autres artistes, Sylvain et moi sommes humoristiquement signalés dans la catégorie "Je n'aime pas la techno" sous le Dôme Blanc consacré à l'expérimental, à l'ambient et au chill out ! Les organisateurs ne sont pas seulement éco-responsables comme on peut le lire sur leur site web, ils ont aussi un humour très à propos. Mon camarade percussionniste s'éclatera pourtant en fignolant des transes rythmiques tandis que je composerai des strates de matières mélodiques et harmoniques. Il aura le même ensemble de percussions que celui qu'il a utilisé pour l'album Chifoumi que nous avons enregistré avec le saxophoniste Sylvain Rifflet. De mon côté je serai majoritairement au clavier, mais j'emporte aussi mes Lyra-8 russe, Tenori-on japonais, Eventide H3000 et Roli américains, plus quantité d'instruments à vent d'un peu partout.
J'espérais recevoir à temps The Pipe commandée en Russie, mais l'objet est bloqué en douane depuis dix jours sans qu'on m'en avertisse. Il est probable que cet instrument électronique ressemble à une arme de Starship Troopers ou à une pipe destinée à une nouvelle drogue. La musique en est une pour moi en effet... Si je n'avais pas appelé Chronopost (filiale de la Poste et du groupe TAT) de mon chef, il serait reparti à Moscou. Décidément la poste est égale à elle-même !
Le lendemain matin je prendrai la route pour le sud, histoire de dire bonjour aux copains et copines qui ne montent pas si souvent à Paris, et à t(h)erme de se baigner en Méditerranée ! J'espère que d'ici là mon petit orteil aura retrouvé sa mobilité... En notre absence, Eric et Juliette s'occupent d'arroser les chats et câliner le jardin. Nous remonterons assez vite avant notre départ pour la Transylvanie, mais ça c'est une autre histoire ! D'ici là j'aurais récupéré ma Pipe, espérant en jouer en territoire roumain...

mercredi 17 juillet 2019

En souvenir de Johnny Clegg


Johnny Clegg était à peine plus jeune que moi. En 1993 nous avions passé beaucoup de temps ensemble lors du tournage de Idir & Johnny Clegg a capella pour la série Vis à Vis produite par Point du Jour à l'initiative de Patrice Barrat qui avait coréalisé mon film. Johnny Clegg était un homme généreux, plus fragile qu'il ne paraissait. Patrice Barrat aussi... Je republie l'article que j'avais écrit en septembre 2008. À l'époque du tournage il n'y avait ni Skype ni téléphone connecté. La saga Vis à Vis avait été un exploit. Le film se terminait de manière freudienne, les deux chanteurs jouant ensemble à des milliers de kilomètres de distance en hommage à leurs mamans.

IDIR & JOHNNY CLEGG A CAPELLA

Tout avait commencé par une étude de faisabilité. En 1993, Jean-Pierre Mabille me demande d'imaginer deux artistes qui se parleraient chacun aux deux bouts de la planète et qui communiqueraient par satellite en vidéo compressée pendant trois jours. C'est le protocole initié par les auteurs de la série Vis à Vis, Patrice Barrat et Kim Spencer. Se "rencontreront" ainsi un Israélien et un Palestinien, une adolescente des villes et une des champs, un syndicaliste allemand et un français, etc. Après remise de mes conclusions, Jean-Pierre me propose de réaliser l'émission alors que je n'ai plus filmé depuis vingt ans !
Je cherche deux musiciens qui me branchent et soient d'accord pour se prêter au jeu. J'approche du but lorsque Robert Charlebois me parle d'un guitariste qui joue sur son premier disque, un certain Frank Zappa. Je suis aux anges. Nous sommes début 1993, le compositeur mourra quelques mois plus tard ; France 3 refuse car ses responsables ne trouvent pas Zappa assez "commercial". No commercial potential ! Je suis catastrophé. Un ami producteur, ancien violoniste du Drame, Bruno Barré, me suggère le Kabyle Idir, un des initiateurs de la world music, auteur du tube Avava Inouva. Pour lui répondre, nous réussissons à convaincre le Zoulou blanc Johnny Clegg qui vit à Johannesburg, auteur d'un autre tube, Asimbonanga. Je trouve intéressant de faire se confronter deux artistes qui ont choisi la musique comme mode de résistance au pouvoir dominant, et ce aux deux extrémités opposées de l'Afrique.
Idir ne pouvant se rendre en Algérie sans risquer sa vie, j'irai tourner sans lui en Kabylie les petits sujets qu'il compte montrer au Sud-Africain (son village, le forgeron, le printemps berbère de 1980, sa mère à Alger...). Nous réussissons à passer au travers des tracasseries, barrages, interrogatoires, confiscation du matériel, etc., et je rentre à Paris monter les petits sujets avec Corinne Godeau avant de partir à Joburg filmer ceux de Clegg (le township d'Alexandra, son copain Dudu assassiné, la manifestation en hommage à Chris Hani, un dimanche à la maison...). Devant les manifestations racistes (Mandela n'est pas encore au pouvoir), je pète les plombs le premier jour lorsque mon assistant noir se fait ceinturer en franchissant la porte à tourniquet d'un grand hôtel. Plus tard, je saute en l'air lorsque je vois le revolver dans la ceinture du monteur blanc avec qui je continue la préparation, il m'explique qu'il ne s'en sépare jamais, dort avec sous l'oreiller et qu'il n'a jamais vu d'enfant noir jusque l'âge de vingt ans ! C'était cela l'apartheid. Pendant le tournage, le dirigeant de l'ANC Chris Hani sera assassiné.


J'ai beaucoup de mal à équilibrer les personnalités des deux artistes. Idir semble mépriser Clegg qui a l'air de planer complètement. Le premier était ingénieur agronome, le second est un universitaire qui parle et compose en zoulou. Au montage, je fais tout ce que je peux pour rendre son côté sympathique à Idir et son esprit à Clegg. Je pense que le Kabyle ne croit pas totalement à la sincérité du Zoulou blanc qui a été adopté par deux familles. Au moment où nous filmons, ses deux familles d'adoption sont opposées dans la guerre des taxis et les morts se comptent par dizaines. Johnny ne sait plus où il se trouve, si ce n'est dans cette colonie juive anglaise régie par des femmes qui l'ont fait se diriger vers la masculinité noire des guerriers zoulous. Le film tourne progressivement en un échange psychanalytique où les mères des deux musiciens occupent toute la place ! La dernière séquence montre Clegg danser zoulou en hommage à la maman d'Idir dans son salon de Johannesburg devant son poste de télé où le Kabyle, dans son pavillon du Val d'Oise, joue en hommage à la celle du Sud-Africain.
Avec la monteuse, nous réussissons à imposer le dépassement au delà du formatage de 52 minutes, les sous-titres plutôt que le voice over et quelques fantaisies que le sujet et notre regard exigent. Nous fignolons, calant nous-mêmes les sous-titres qui font partie intégrante de la réalisation. Sous-titres français pour Clegg dans la version française, anglais pour Idir dans la version internationale. Quelques mois après, lors de son passage à l'Olympia, Idir aura la gentillesse de me confier que le film relança sa carrière... J'aurais au moins été utile à quelque chose !
Après le succès de Idir et Johnny Clegg a capella, Jean-Pierre Mabille qui travaillait toujours à Point du Jour me demande de partir à Sarajavo pendant le siège. Après les tensions algériennes (je suis un des derniers à pouvoir y tourner à cette époque) et sud-africaines (il y avait déjà des snipers dans les townships), c'est la cerise sur le gâteau pour terminer 1993. Mais ça, c'est une autre histoire.


Nous nous étions revus à Paris, et il y a trois ans j'avais retrouvé un document précieux que j'avais monté d'après mes rushes et qui ne figure pas dans mon film. Johnny Clegg y construit un arc musical en allant couper un des bambous de son jardin à Johannesburg.

mardi 18 juin 2019

Quel temps fera-t-il demain...


Lundi dernier l'empereur, sa femme et les petits princes sont venus chez moi pour me serrer la pince... Sauf qu'aucun d'eux ne se prend réellement au sérieux, ou plus exactement qu'Ella & Pitr forment un duo égalitaire qui ont fondu le style de chacun/e dans une signature commune à laquelle participent de temps en temps leurs deux jeunes enfants. Des affiches détourées et découpées comme jadis Ernest Pignon Ernest ils sont passés aux anamorphoses à la Georges Rousse avant de réaliser les plus grandes œuvres de la planète, peintures éphémères que l'on ne voit totalement que depuis l'espace ! Eux-mêmes utilisent un drone pour voir comment étaler les 1500 litres de peinture acrylique qu'ils pulvérisent en même temps que leur propre record, peignant la dernière en date sur le toit du Parc des Expositions à la Porte de Versailles, soit 25 000 mètres carrés. Elle représente une nouvelle géante, vieille dame pensive devant la futilité orgueilleuse des petites voitures roulant sure le Boulevard Périphérique parisien, un sac en plastique s'envolant polluer notre univers absurde... L'ont-ils appelé Quel temps fera-t-il demain... en référence au seul lien qui relie l'ensemble de ces automobilistes tournant en rond, les infos diffusées par FIP ?


J'étais donc tout heureux de leur montrer le bleu ciel sur lequel se détache maintenant Bientôt, le personnage qu'ils avaient peint tout en haut de ma façade. Leur empire n'est que celui de l'imagination et les deux petits princes facétieux étaient restés à Saint-Étienne où la famille Trapp des arts plastiques a élu domicile. Pour fêter leur venue à Bagnolet j'avais préparé un poulet à la grecque consistant à cuire au four cuisses et ailes immergées dans l'origan et le citron, recette familiale que je tiens de ma maman. Le dessert dont ils raffolent ne pouvait provenir que du plus célèbre glacier parisien auquel je suis maladivement abonné. Ils n'ont pourtant jamais encore travaillé sur ce support alors qu'ils préparent un nouvel emballage pour le chocolat stéphanois Weiss après le succulent blanc aux fruits rouges qu'ils ont orné d'un cœur qui s'envole !


Je ne pouvais partager les images d'Ella & Pitr avant la diffusion du reportage de TF1. Aussitôt l'embargo levé et lu le superbe article d'Emmanuelle Jardonnet dans le Monde dressant le portrait de ce couple d'artistes qu'on affuble "de rue", mais qui se moquent du street art comme jadis, disent-ils, le trio des Inconnus épinglaient le rap ! Cela n'empêche pas Loïc dit Pitr de m'indiquer le sulfureux Booba tandis que nous regardons les épatants clips d'OrelSan. Ella & Pitr critiquent essentiellement les fresques murales qui ne tiennent pas compte du contexte urbain... Leurs interventions tiennent toujours compte de l'espace social et géographique dans lequel se lovent leurs géants, souvent des laissés pour compte de notre société malade. Leurs personnages "énormissimes" n'étant pas visibles à l'œil nu le couple d'artistes prend de la hauteur sans en rajouter à la pollution visuelle qu'engendre entre autres la publicité. Entre ces encombrements et ceux des automobiles, véritable cancer de la ville, ils nous renvoient à notre condition humaine de fourmis dans l'immensité du cosmos, éphémérité n'empêchant pourtant pas le gâchis dont nous sommes les auteurs.


Comme on peut le voir dans le long métrage Baiser d'encre que leur avait consacré Françoise Romand et dont j'avais composé la partition sonore, l'univers pictural d'Ella & Pitr alimente leur quotidien autant que celui-ci les inspire. Leurs fantaisies narratives sont composées d'une vision critique du réel et d'une poésie de l'enfance qui s'interpénètrent au point de créer un réalisme poétique laissant deviner un imaginaire plus vrai que nature...

vendredi 14 juin 2019

Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.


Chaque fois que je réécoute le premier disque de Jacques Thollot, Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer., j'ai la vertigineuse impression de le découvrir comme si je ne l'avais jamais entendu ! Peut-être y a-t-il une raison à cela ? La réédition vinyle du disque de 1971 réalisée par Le Souffle Continu bénéficie d'un nouveau mastering particulièrement soigné. Le second morceau a même été stéréophonisé, la mono ayant toujours contrarié Thollot qui avait souhaité régler cette question à l'occasion d'une éventuelle réédition sur le label d'origine, Futura Records, dont Gérard Terronès était l'astucieux producteur. Le magnifique livret de 16 pages est orné d'une photographie inédite pleine page 30x30cm et qui d'autre que Jean Rochard, qui produisit les derniers albums du compositeur-batteur, pouvait rédiger le très beau texte qui l'accompagne ?!
Ces petits détails sont de taille, car Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer. est un véritable chef d'œuvre, un bijou d'intelligence et de sensibilité comme il en existe peu. J'ai beaucoup écrit sur Jacques Thollot, à l'occasion de son décès le 2 octobre 2014, lors du concert d'hommages à la Java en janvier 2015 où je jouai avec Fantazio et Antonin-Tri Hoang, pour la réédition de l'album Tenga Niña, l'inédit Thollot In Extenso également chez nato où figure le long entretien que Raymond Vurluz et moi eûmes avec lui fin 2002 pour le Cours du Temps du Journal des Allumés du Jazz.
Dans cet album magique Thollot ne joue pas seulement de la batterie, il empile les pianos, monte des bandes électroniques, convoque un violoncelle, toujours avec la poésie inouïe qui le caractérisait. Car quoi qu'il fasse, Jacques Thollot était avant tout un poète, jouant des fûts et des cymbales comme on compose des vers, des vers étranges comme ceux d'Henri Michaux qu'il adorait au point d'y trouver le titre de cet album assemblé lorsqu'il n'avait que 24 ans. S'il est considéré comme un musicien de jazz ou de free jazz, on ferait mieux d'évoquer l'OVNI ou l'objet difficile à ramasser dont parlait Cocteau, car sa manière de jouer ne ressemble à celle d'aucun de ses maîtres, Max Roach ou Kenny Clarke, Donald Byrd ou Eric Dolphy. Il faut aller fouiner du côté des impressionnistes français, de Jean Barraqué ou Terry Riley pour comprendre de quelles sphères vient sa musique. Mon camarade Bernard Vitet avait été un des premiers à repérer à la fois la richesse du gamin et sa fragilité lorsqu'il avait commencé avec les grands alors qu'il portait encore des culottes courtes. Dans cet album étonnant au sens fort du terme il joue avec lui-même, arpentant la dizaine d'années qu'il a derrière lui, se servant du re-recording avec une simplicité de virtuose. Or toutes les notes construisent une évidence, d'une liberté totale, celle d'un artiste dont tout qualificatif ne pourrait que le réduire, ayant seulement choisi la musique comme vecteur à son imagination... On se surprend à rêver devant cette cathédrale engloutie dont les tours émergent chaque fois qu'on le réécoute...

→ Jacques Thollot, Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer., LP Le souffle Continu, 22€ (il reste peut-être quelques uns des 111 exemplaires transparents de l'édition limitée à 111 avec un dessin original signé de Stéfan Thanneur...)

lundi 3 juin 2019

Des bleus


Youpi ! Ma maison ressemble enfin à celles de Burano ou d'autres villages méditerranéens. Tous les artifices sont bons pour lutter contre la grisaille de la capitale polluée. "Bientôt", le personnage d'Ella & Pitr, ressort encore mieux sur le bleu du ciel. Les passants s'arrêtent pour nous féliciter, mais tout le monde n'est pas aussi bien intentionné...
L'épicier kabyle du quartier me raconte qu'au bled on dit qu'il vaut mieux une mauvaise année qu'un mauvais voisin. De ce côté je suis servi. Une folle agressive, bête et méchante prétend, sans fondement, qu'elle est propriétaire de l'allée privée qui longe ma maison. Depuis vingt ans que j'habite là ses victimes se comptent par dizaines... On raconte même qu'un cambrioleur surpris par elle et ses deux sœurs, aussi sympathiques qu'elle, aurait lui-même appelé le 17 pour que les policiers viennent le délivrer ! Jusque là je n'avais rien à faire de ses hurlements, insultes et invectives, n'ayant pas besoin d'avoir accès à cette impasse pour rentrer chez moi. Mais lorsqu'elle en a interdit l'accès aux techniciens Free et Orange venus installer la fibre, pour un autre voisin et moi, j'ai tenté de discuter. Pas moyen. Deux fois de suite elle a coupé le fil, installé par le génie civil, qui aurait permis de tirer le câble. Ils ont dû revenir défoncer le trottoir et je suis toujours handicapé d'Internet. En effet Free refuse de réparer mon ADSL en panne depuis novembre puisque je suis éligible pour la fibre, et Orange fait des promesses depuis un an qu'il ne tient pas, rejetant la responsabilité sur Sosh.


Avant-hier le délire est monté d'un cran lorsque l'horrible dame a empêché les ouvriers de ravaler mon pignon qui donne sur l'allée, or les fissures doivent être rapidement comblées pour empêcher les infiltrations. Légalement cette impasse n'existe pas, elle est constituée de fonds de parcelles, dont la mienne. Je lui dois le passage, mais je n'ai évidemment pas à lui demander d'autorisation écrite d'autant qu'elle habite toute au fond de cette allée maudite. Elle a installé un portail, au niveau de la rue, qu'elle ferme à clef. J'en possède un double grâce à la gentillesse de tous les autres propriétaires qui sont obligés de passer par là pour rentrer chez eux. Si l'absurde n'est pas fait pour me déplaire, cette histoire m'affecte considérablement car je ne supporte ni la mauvaise foi, ni la bêtise, ni la violence. En plein délire elle a en effet agressé physiquement un de ses voisins de l'impasse. En attendant que la Justice s'en mêle sérieusement, j'ai choisi de ne faire ravaler que les 3 autres pignons. Je me souviens de la morale que me raconta un metteur en scène bosniaque pendant le Siège de Sarajevo : "Lorsque tu arriveras au ciel, Dieu te demandera ce qu'il en était de ton voisin et de ton chat". Si les chats plaideront aisément en ma faveur, je crains que l'horrible sorcière fasse baisser ma cotte malgré tous mes efforts pacificateurs !
Heureusement je ne serai pas étonné que dans le quartier d'autres sourires colorés viennent bientôt répondre au mien...

mardi 21 mai 2019

La révolte des carrés


Comme promis, l'album La révolte des carrés est en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org ! C'est le 78e album à paraître exclusivement en ligne sur le site du label GRRR qui totalise 1025 pièces. Sur la page d'accueil la radio aléatoire diffuse ainsi 153 heures de musique inédite, parallèlement à une trentaine de disques physiques que l'on peut acquérir en fouillant dans son porte-feuilles ou simplement découvrir sur Bandcamp. La liste de toutes celles et tous ceux à qui je dois près de 50 ans de bonheur en musique est sur la page Crédits du site, mais cette fois-ci c'est au tour du guitariste Hasse Poulsen et du percussionniste Wassim Halal de faire la une avec un album de free rock zarbi inattendu.
En proposant son titre à l'album rassemblant 13 portraits de révolutionnaires improvisés le 13 mai dernier pour fêter un autre lundi 13 mai, celui de 1968, qui fut ma seconde grande manifestation et qui marqua l'unification de la lutte entre les étudiants et les travailleurs, Wassim a mimé un carré qui avance en se déhanchant. Hasse et moi cherchions quelque chose de plus prosaïque, mais tous ceux que nous avancions sonnaient velléitaires : Pour un 13 mai révolutionnaire, Figures de la révolution, Portraits de famille, Le poing levé, Révolution tentation et perpétuation, (Les) enfants des fleurs, Mai 68-19, Dans la famille Fleurs la révolution…, Révolus scions, Sans fleurs ni couronnes, 100 fleurs ni couronnes, etc. Vraiment trop ringards ! Le 13 mai 1940 Churchill a prononcé son Blood, Sweat and Tears, le 13 mai 1958 fut mis en place le comité de salut public en Algérie, celui de 68, et puis, coup de chance, de journée internationale officielle répertoriée pour cette date ! Et puis Wassim a lancé "La révolte des carrés" en faisant le pitre et nous l'avons tous instantanément adopté. Quelques jours plus tard j'ai trouvé une image de carrés bringuebalants dans les lumières mouvantes d'Anne-Sarah Le Meur. Ce rouge à venir remue ciel et terre et fait bouger mes lignes. Tout le monde sait que j'aime les couleurs vives, comme les émotions vives, enfin... Tout ce qui est vif !


Hasse est arrivé un tout petit peu en retard, parce que le matin-même il a composé une chanson de circonstance, This Is Always The First Time ! Oui, ce doit être toujours la première fois. Pour les artistes comme pour les amoureux. Paradoxalement, Bernard Vitet me conseillait de toujours jouer comme si c'était la dernière. La première et la dernière se confondent. Je déteste refaire deux fois le même tour et je veux chaque matin reprendre tout à zéro. Voir la vie avec un œil neuf. C'est ce qui arrive lorsqu'on est amoureux. On peut l'être d'une personne, de la vie, de la musique ou de bien des choses. La ville semble alors éclairée de couleurs inédites, on a la tête à l'envers, on ne contrôle plus rien, guidé par une force sublime qui nous transporte. L'ici devient l'ailleurs. J'ai souvent cette sensation lorsque j'organise les sons, composition préalable ou instantanée, action directe du jeu, révélation de l'écoute... Dans Les Demoiselles de Rochefort, une fille dit à Gene Kelly "Vous avez de la chance !", et lui de lui répondre :"Je fais ce que je peux !"...

→ Birgé Halal Poulsen, La révolte des carrés, GRRR, 82 minutes

vendredi 22 mars 2019

Le fiasco d'Amougies


Les premiers festivals de pop/jazz français auront décidément porté la poisse à leurs organisateurs. En octobre 1969, donc un an après les Évènements de Mai, la France interdit au Paris Music Festival de se tenir sur son territoire. Il échouera dans un champ belge à Amougies avec une programmation de rêve mêlant pop, jazz et musique contemporaine. L'affiche annonce Ten Years After, Colosseum, Ainsley Dunbar Retaliation, Alan Jack Civilization, l'Art Ensemble of Chicago, Sunny Murray, Burton Greene, 360° Music Experience, Free Music Group, Pink Floyd, Freedom, Keith Relf's Renaissance, Alexis Korner & The New Church, Blues Convention, Grachan Moncur III, Arthur Jones, Joachim Kühn avec J-F Jenny-Clarke et Jacques Thollot, Don Cherry avec Ed Blackwell, Martin Circus, Triangle, We Free avec Guilain, Cruciferius, Indescriptible Chaos Rampant, The Nice, Caravan, Blossom Toes, Ame Son, Archie Shepp, Kenneth Terroade, Anthony Braxton, le G.E.R.M. de Pierre Mariétan, Yes, Pretty Things, Chicken Shack, Sam Apple Pie, Frogeaters, Daevid Allen Gong avec Daniel Laloux, Keith Tippett Group, Pharoah Sanders, Dave Burrell, John Surman, Clifford Thornton, Sonny Sharrock, Acting Trio, Soft Machine, Captain Beefheart, East of Eden, Fat Mattress, Zoo, Alan Silva, Franck Wright, Robin Kenyatta, Chris McGregor, Steve Lacy, Dave Burrell Big Band, Musica Electronica Viva... Les maîtres de cérémonie étaient Pierre Lattès, et Frank Zappa qui improvisera avec Pink Floyd, Captain Beefheart, Ainsley Dunbar Retaliation, les Blossom Toes, Caravan, Sam Apple Pie et Archie Shepp !
L'été suivant les festivals de Biot et Valbonne seront des fiascos terribles, les festivaliers escaladant les barrières pour resquiller. Jean Georgakarakos, producteur des Disques BYG avec Jean-Luc Young et Fernand Boruso, et organisateur du Festival d'Amougies, mit quelques années à éponger le déficit, ce qu'il fera d'ailleurs en omettant de payer pas mal des musiciens qu'il avait enregistrés, de même qu'il lancera plus tard la lambada sans régler leurs droits aux véritables auteurs, mais là il sera rattrapé par la Sacem. Ce phénomène explique probablement l'interdiction par Pink Floyd d'exploiter le long métrage que Jérôme Laperrousaz et Jean-Noël Roy y avait tourné et qui ne fut montré qu'une semaine à Paris. J'eus la chance de participer à tous ces festivals et de voir le film alors...
J'espérais donc apprendre quelque chose du livre sur Amougies de Jean-Noël Coghe que viennent de publier Les Presses du Midi, mais il s'agit de souvenirs personnels, certes fortement illustrés, mais organisés en dépit du bon sens et souvent hors sujet. Coghe, qui s'enorgueillit surtout d'avoir été l'instigateur du festival, ne donne aucune information sur les musiciens et leurs répertoires, ne faisant pas la moindre enquête, sur Internet ou ailleurs, qui lui aurait permis de développer un propos ou de tirer quelques réflexions de son expérience. Il a raison de souligner que les sources audio qui constituent un témoignage inestimable sont "de qualité sonore plus ou moins correcte". J'en sais quelque chose puisque j'ai reconnu les avoir enregistrées avec le magnétophone pourri de ma petite sœur en 4,75cm/s ! Je les avais copiées pour un historien qui, avec mon accord, les avait laissées en partage sur le Net, sans imaginer que plus d'un bandit les commercialiseraient sous forme de bootlegs. Le fiasco s'étend aux deux CD qui accompagnent le bouquin puisque l'un et l'autre sont illisibles sur les trois platines où j'ai tenté de les écouter. J'ai eu le temps de me rendre compte de la méconnaissance de Coghe pour la partie jazz du festival et de son mépris pour la musique contemporaine qui y était programmée. Il ne se souvient pas que Martine Joste et Gérard Frémy y avaient joué du Terry Riley par exemple ! La première galette a scratché avant l'archive du groupe Here and Now et la seconde comprenant des reportages sur les festivals d'Aix-la-Chapelle et Aix-en-Provence en 1970, ainsi qu'un entretien avec Giorgio Gomelski était totalement illisible. C'est pourtant le mélange des genres qui fit du Festival d'Amougies un évènement extraordinaire qui ne reproduirait jamais. J'avais écrit un petit article en 2005 donnant quelques détails et en cherchant un peu sur le Net je suis tombé hier sur 2h28 de documents précieux compilés par un certain br1tag...


Br1tag a donc rassemblé des reportages tournés en 1969 sur le festival d'Amougies et sur les prestations de Zappa, Pink Floyd, Beefheart, Yes, The Nice et Colosseum, recyclant hélas les images en boucle pour accompagner la bande-son... Le livre sur Amougies reste donc à écrire, tout comme l'irremplaçable film de Laperroussaz sortira peut-être un jour (l'ingénieur du son qui l'avait mixé n'était autre qu'Antoine Bonfanti !), d'autant que Pink Floyd a depuis publié une partie de son concert dans le récent luxueux coffret de 27 disques intitulé The Early Years 1965-1972...

vendredi 15 mars 2019

Le son sur l'image (34) - FluxTune


Pour évoquer FluxTune je reprends un article du 29 septembre 2005 qui ne figurait pas à l'origine dans Le son sur l'image, puisqu'il fut écrit juste après le work in progress inédit que je publie ici en épisodes depuis quelque temps :

Journées enthousiasmantes à régler la nouvelle boîte à musique réalisée avec Frédéric Durieu. Je commence chaque matinée, de très bonne heure, en découvrant la version que Fred a améliorée la veille. Nous en sommes à la v62 et il reste encore beaucoup de travail, mais ça a trouvé sa forme.
L'Xtra Fluid d'Antoine Schmitt est une bénédiction pour les bien entendants. Macromedia Director n'a jamais été très concerné par ce qui passe par le conduit auditif, ne parlons pas de Flash qui nous fait revenir à une époque que je n'ai pas connue tant c'est rudimentaire et compliqué (pour pas grand chose !). La FluidXTra renferme à la fois un sampler et un séquencer. Elle nous permet de jouer sur un nombre de pistes illimité, d'assigner une réverbération générale ; il y a aussi un chorus, un oscillo basse fréquence, un filtre, un pitchbend, une horloge stable, etc., le tout programmable dans Director. Antoine a développé son Xtra en Open Source à partir du fluidsynth de Peter Hanappe. On ne pourra plus s'en passer.

FluxTune, prononcer fleuxtioune, est une forme adulte et très poussée de La Pâte à Son. On dessine des circuits sur une trame simple mais dont les ramifications sont complexes, d'ailleurs tout ici est simple d'accès mais d'un potentiel énorme donc complexe. Sur le parcours, on place des émetteurs et des instruments (j'en ai samplé 32 sur une octave, certains courent sur plus comme le piano sur 5 octaves avec 2 banques différentes selon le volume, tous sont transposables au delà du raisonnable, vers le haut comme vers le bas). Les notes s'échappent des émetteurs et se dispersent au gré des aiguillages, se rassemblent ou s'évaporent à l'extérieur du dessin. D'une mélodie hyper basique, on peut construire une polyphonie extrêmement fournie. Fred n'arrête pas d'ajouter de nouveaux réglages à l'interface, nous tentons de ne conserver que ceux que nous jugeons adéquats avec la philosophie de notre machine à musique : tempo, pitch, réverbération pour le réglage général ; diviseur et multiplicateur de tempo, densité, ordre et élisions aléatoires, nombre de pas de la mélodie programmable, durée et arrêt des émissions pour chaque émetteur ; volume avec option aléatoire, octave, envoi vers la réverbe pour chaque instrument ; deux autres outils programmables, un sens unique et un double réflecteur, complètent une liste qui n'est pas terminée, je pense que Fred va d'ailleurs bientôt rajouter un filtre par instrument ;-)

Suivre les particules sur le circuit est vertigineusement hypnotique. Le mode plein écran offre un très joli spectacle de feu d'artifices synchronisé avec la musique d'où l'interface a disparu. Jusqu'à hier, la musique était de type répétitif, variations quasi infinies, mais depuis ce matin nous avons implémenté la possibilité de démarrer ou arrêter cycliquement chaque émetteur. On aborde ainsi le couplet/refrain aussi bien que les tuilages progressifs. Presque tout ce qu'on tente avec FluxTune sonne bien, c'est très encourageant d'entendre des musiques aussi variées, nous sommes impatients d'entendre ce qu'en feront les futurs utilisateurs, mais avant cela, il faut terminer le moteur, le graphisme et décider ce qui sera offert avec la version gratuite et ce qui sera vendu, et puis comment et combien... Pour une fois qu'on tient un(e) machin(e) sur Internet qui peut rapporter des sous ! On pourrait même vendre la technologie développée pour FluxTune pour dessiner des signatures, des mots, des noms, en les rendant musicaux et animés... (en fait FluxTune restera expérimental, je m'en servirai seulement en concert ou lors de workshops) Je n'aurais qu'à fabriquer l'orchestre qui convient au propos. Pour FluxTune, j'ai programmé une large palette qui va de choses basiques comme le piano, l'orgue, la basse ou la percussion à des timbres plus riches et personnels. Nous avons ajouté la voix d'Elsa, c'est très joli...


Le 10 janvier 2009 j'ai annoncé les extraits vidéo de FluxTune que Frédéric Durieu avait figés pour YouTube :

Fred a récemment mis en ligne des enregistrements réalisés avec FluxTune, notre nouvel instrument virtuel qui attend depuis quatre ans que nous lui trouvions des conditions satisfaisantes pour le rendre public. Fred a commencé par placer Rave Party sur YouTube, emballement de percussions sur rythmique techno dont j'ai réalisé les sons avec mon Ensoniq VFX-SD en cherchant à retrouver les effets produits par alternance rapide de plusieurs programmes. C'est souvent en cherchant à reproduire un geste musical que j'invente des timbres et des modes de jeu. Les deux autres exemples, ComeBack et Aubade, sont réalisés à partir d'échantillons de piano sur cinq octaves et deux couches de timbres...


Depuis son château du sud de la France, Fred a programmé les algorithmes, secondé par Kristine Malden qui a apporté sa patte graphique tandis qu'à Paris je tentais de rendre mélodieuses nos élucubrations qui dans les premiers temps d'expérimentation n'avaient rien de très musical ! J'ai raconté comme il fut passionnant de devoir exprimer en mots ce dont je rêvais en termes musicaux à un mathématicien sans aucune compétence musicale et dont les algorithmes m'échappent au point que je les conçoive comme des équations poétiques ! Empiriquement nous nous sommes progressivement approchés de ce que nous imaginions l'un et l'autre au début du projet. Il reste encore quelques ajustements à faire. J'ai demandé par exemple à Fred qu'il soit possible de contrôler des instruments midi depuis FluxTune plutôt que de devoir se cantonner à ceux que j'ai échantillonnés note à note. Du sien, il affine l'interface et la présentation graphique. Nous continuons à avancer doucement, lorgnant une opportunité pour conclure, comme un nouveau début !



En 2011 je présentai encore FluxTune. C'est terriblement dommage qu'aucune version ne soit plus jouable sur Internet... Nous avions l'habitude d'en offrir des copies contre la promesse de nous renvoyer les créations réalisées... Je tente là de livrer une petite idée du potentiel énorme de notre système de composition / interprétation.


Vous avez ici accès au mode d'emploi de notre machine diabolique et Fred possède certainement ses lignes de code écrites en langage Lingo. Comme tout ce que nous avons créé de 1995 à 2005 environ, pas seulement nous, mais des centaines d'artistes emballés par les possibilités de l'informatique, FluxTune s'est évanoui dans les limbes du temps. Les pouvoirs publics, soit en France le Ministère de la Culture, comme les fabricants de matériel et de logiciels ont sacrifié cet immense patrimoine sur l'autel du profit. À leur suite il est probable que notre époque marquera un trou de mémoire total dans l'Histoire de l'humanité, s'il reste encore quelqu'un un jour pour s'interroger...

Précédents chapitres :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique 1 / 2 / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Un drame musical instantané / Un collectif / Des films pour les aveugles 1 / 2 / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma ! 1 / 2
IV. L'auteur multimédia : L'auteur multimédia / Carton / Machiavel / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à... / LeCielEstBleu, La Pâte à Son / FluxTune

À suivre :
Flying Puppet, le WWW en peinture / Somnambules / Les Portes, vers de nouvelles interfaces...

samedi 16 février 2019

Lemêtre et Flament à l'Atelier du Plateau


Hier soir le duo de percussions Sylvain Lemêtre et Benjamin Flament m’a mis des jeux de mots à la bouche pendant le rappel qui donnait fin. Ces deux petits poulets élevés en batterie, deux cuisines, à tables, marchant à la baguette, faisaient des pieds et des mains de toutes leurs peaux cibles, en games lents et métaux précieux. Une sorte de rêverie sur fond de ciel nocturne, un truc qui frotte et qui gratte, dans le sens des poêles, des tubes qui s’enchaînent, à la foi graves et légers. Le tout sur un Plateau !


Ce samedi soir Lemêtre y présente Totem di Sabbia avec l'artiste visuel Raphaël Thierry...


Vous pourrez écouter le concert d'hier soir jeudi 28 février sur France Musique dans l'émission À l'improviste d'Anne Montaron...

jeudi 7 février 2019

Chacun ici porte un uniforme


Comment lutter contre le formatage ? Le pire est celui des esprits puisqu'il induit tous les autres. Tout le monde se souvient de Patrick Le Lay alors président-directeur général du groupe TF1, annonçant cynique en 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ». Toutes les sociétés ont été construites sur des formatages, pour que les communautés impliquées puissent s'y conforter, voire se reconnaître. Sans remise en question des us et coutumes, on file vers une catastrophe annoncée, l'entropie précipitée. Les rebelles refusant d'endosser le costume se vêtissent à leur tour de l'accoutrement qui leur semble adapté à leur condition. Je me souviens de l'effet que me fit Frank Zappa en 1970 lorsque dans le disque Burnt Weeny Sandwich il répond à l'un des spectateurs qui l'invective sur sa tenue : « Everybody in this room is wearing a uniform, don't kid yourself! (Chacun dans cette salle porte un uniforme. Ne vous leurrez pas !) ».
Des évènements récents m'ont renvoyé à une condition sociale que je ne pensais pas vivre ou revivre. Mais « The Times They Are a-Changin' (les temps changent) », comme le chantait Bob Dylan en 1964. S'il n'y avait la révolte des Gilets Jaunes j'aurais l'impression de revenir avant 1968 dans une France où la censure et les tabous engonçaient tout le monde dans une sorte de blouse grise, un linceul de grisaille. Celles et ceux qui n'ont pas connu cette époque auront du mal à imaginer cet après-guerre marqué par la menace de la bombe atomique et où Russes et Américains maintenaient un équilibre précaire auquel notre pays espérait être partie prenante. Le coq pouvait pourtant se faire grenouille plus grosse que le bœuf parce que nous avions pour nous la culture, un héritage des Lumières, une Histoire faite de vagues successives d'immigration, la patrie des Droits de l'Homme, celle de la Révolution de 1789 et des suivantes qui s'était affranchie de la monarchie... Si un étranger voulait apprendre la philosophie, autant dire l'art de vivre, il n'y avait que la France et l'Allemagne, mais l'Allemagne avait du plomb dans l'aile après l'épisode nazi qui s'était débarrassé de toutes ses minorités, les plus actives intellectuellement ou les plus indépendantes. Notre pays était la dernière escale avant le Nouveau Monde, Finis Terrae, le bout de la terre, mais beaucoup ne prirent jamais le bateau. Comment celles et ceux qui fustigent "les migrants" peuvent-ils oublier d'où ils viennent et pourquoi ? Comment est-il possible de ne pas comprendre la révolte de celles et ceux qui ont faim ? Il n'y a pas de révolution sans famine, or nous nous en rapprochons chaque jour davantage. Quand on n'a plus rien à perdre que la vie, on ne craint pas la répression, fut-elle sanglante. Personne ne pourra oublier la violence que Macron a engendrée. Meurtris par un profond sentiment d'injustice, les Gilets Jaunes sont constitués de celles et ceux qui souffraient en silence. Les grèves n'étaient suivies que par les salariés du service public et des très grosses entreprises. Aujourd'hui c'est chacun pour soi, mais tout de même tous ensemble, encore que n'y figurent ni les plus pauvres, ni les quartiers. Ces derniers sont muselés par une mafia qui craint le désordre. La conscience politique s'acquiert sur les ronds-points comme jadis au Quartier Latin, dans les lycées et les universités, dans les cellules des partis de gauche et les syndicats. Les pauvres sont rincés, la classe moyenne est dans le collimateur des puissants, une mafia financière, autrement plus puissante que celle de la drogue, qui place des hommes et des femmes à elle dans tous les gouvernements. Les pays riches s'ingèrent depuis longtemps dans la politique de ceux qui lui résistent, surtout lorsque ceux-ci possèdent des matières premières achetées à bas prix et revendues avec des profits colossaux en exploitant la piétaille. Je ne m'égare pas tant de mon sujet, car si nos concitoyens ne se révoltent pas ou ne comprennent pas celles et ceux qui passent à l'acte, c'est qu'ils avalent le discours officiel comme lettres d'Évangile. Si l'on sait quand, pourquoi et comment ce machin a été écrit, on commence par penser par soi-même et l'on devient fortement inquiétants pour les criminels qui nous dirigent. La répression est brutale, mais comment s'exercera-t-elle si ceux qui sont au pouvoir y sont toujours quand exploseront le système bancaire, la fin des énergies fossiles, les vagues d'immigrations générées par le climat ou les régimes dictatoriaux que nous aurons soutenus ? Nous nous faisons à nous-mêmes ce que n'avons cessé de faire aux autres depuis les débuts de la colonisation.
Quant au Rassemblement National on n'en entend parler qu'au moment des élections dans un jeu sinistre de "good cop, bad cop". Les faux démocrates font monter son audience pour que la population vote pour un candidat qui ne serait jamais élu autrement et qui partage la même politique réactionnaire que celle de Marine le Pen qui est contre l'augmentation du Smic par exemple, rappelons-le à celles et ceux qui se fourvoient...
L'absurdité de l'humanité est probablement la question qui me tarabuste le plus. Je me suis inventé un monde, par l'art, parce que celui où je suis né ne correspondait pas à mes aspirations de rêveur, parce que la générosité et le partage en étaient absents. À 12 ans je pris ma carte de Citoyen du Monde sur les traces de Gary Davis, mais par une mégalanthropie générale j'en oubliai les autres espèces. Cette décadence des esprits imprègne tous les choix de notre vie. Je sens la peur partout. Peur de s'investir, de perdre le peu qu'on a, peur d'une souffrance inconnue pire que celle que l'on subit déjà. Je veux être un jeune chien fou, aimer ce que je ne connais pas encore, m'ouvrir au monde qui est si grand et que nos formateurs convertissent en peau de chagrin... Alors moi qui suis coquet, je ne sais plus quoi me mettre. Quel uniforme est donc le mien ?

P.S.: Jean-Paul Carmona m'écrit que le hurleur n'invective pas Zappa mais le MAN en uniforme...
FZ: Thank you, good night . . . Thank you, if you'll . . . if you sit down and be quiet, we'll make an attempt to, ah, perform "Brown Shoes Don't Make It."
Man In Uniform: Back on your seats, come on, we'll help you back to your seats, come on...
Guy In The Audience: Take that man out of here! Oh! Go away! Take that uniform off man! Take off that uniform before it's fuckin' too late, man!
FZ: Everybody in this room is wearing a uniform, and don't kid yourself.
Guy In The Audience: . . . man!
FZ: You'll hurt your throat, stop it!
Ce lecteur précise que "loin d'être anecdotique, cette répartie de Z. me poursuit depuis la première fois où je l'ai entendue, il y a plus de 40 ans. Pas une manif, un rassemblement, une réunion où je ne garde à l'esprit cet adage: tout le monde ici porte un uniforme and don't kid yourself. Toujours aussi vertigineux... et d'actualité..."

mardi 5 février 2019

Apparition


Salle comble et gros succès hier soir à La Maroquinerie pour le concert de Bumcello fêtant leur 20e anniversaire... Vincent Segal et Cyril Atef ont eu la gentillesse de m'inviter sur scène avec mon Tenori-on...
Photo Dana Diminescu

mardi 27 novembre 2018

Souvenir de La Maison Rouge


En feuilletant l'ouvrage rétrospectif 2004-2018 de La Maison Rouge, j'ai la surprise de trouver notre photo en double page lorsqu'avec Vincent Segal nous avions imaginé une visite commentée en musique de l'exposition Vinyl, disques et pochettes d'artistes, de la collection Guy Schraenen. Il faut dire que la petite bible bleue fait tout de même 880 pages dont 736 illustrées ! Notre intervention du 21 mars 2010 est immortalisée ici devant le disque souple de Salvador Dali dont j'avais moi-même copie et que je fais tourner sur l'électrophone pendant que Vincent l'accompagne au violoncelle.


J'avais raconté ici notre petite aventure et Françoise Romand l'avait filmée de station en station.
La première partie (8'37) tourne autour de Christian Marclay, Helio Oiticica, Philip Glass, Laurie Anderson et je suis au Tenori-on...


Dans la seconde (5'46) je suis au Kaossilator et Martin Fournier nous prête sa voix pour Allen Ginsberg, mais nous continuons également avec Laurie Anderson, William Burroughs, John Giorno, Salvador Dali, Iannis Xenakis, Pierre Boulez...
Pour la troisième (9'00) Vincent joue aussi du tourne-disques et de ses keuss keuss en plus du violoncelle tandis que je passe à la flûte, au tourne-disques, au susu et à la varinette ! Comme le 33 tours d'Hélène Sage et Bernard Vitet, Supposons le problème résolu paru chez GRRR figurait dans le catalogue de l'exposition aux côtés de Rideau ! et À travail égal salaire égal nous nous arrêtons devant ceux d'Un Drame Musical Instantané ainsi que Michael Snow et Maurice Lemaître...


Filmé avec une HandyCam, le court-métrage rend bien l'ambiance de la performance qui dura près de deux heures. Nous avions exclu l'interprétation mémorable de 4'33 de John Cage qui se prêtait mal à une diffusion cinématographique et avions écourté nombre de stations. De même, nous ne nous sommes pas attardés sur les dizaines de pochettes que nous avons commentées en direct, préférant privilégier les séquences musicales. Pour rendre digeste la diffusion sur Internet, nous avions découpé le film de 23'23 en trois parties.

Sur la photo de Pauline Seckel parue sur l'ouvrage rétrospectif 2004-2018, on reconnaît Gary May venu nous écouter...

jeudi 8 novembre 2018

Le son sur l'image (3) - Déjà un siècle + Transmettre 0.2/3



Il me semble nécessaire de resituer cet ouvrage dans son époque. Ma principale activité, la plus lucrative du moins, était alors le design sonore dans le domaine des médias interactifs. Je pensais reprendre ce premier jet pour en travailler le style. Or c'est à ce moment que j'ai attaqué ce blog, en 2005. On peut donc le lire comme sa pré-histoire (la charnière du trait d'union est d'importance). C'est en sorte un brouillon du ton que j'emprunterai ensuite pour le blog.
J'ai déjà publié une petite introduction avec le sommaire et La liberté de l'autodidacte. Je continue donc avec un nouveau chapitre... J'ai souvent chroniqué les nombreux livres parus depuis sur l'aventure sonore (Laurent de Wilde, Philippe Langlois, N.T. Binh, Alexandre Galand, etc.).. À ma connaissance, s'il en existe sur le son au cinéma (Noël Burch, Daniel Deshayes, Michel Chion...), aucun ne l'aborde sous le biais de l'interactivité, secteur le plus important de cette étude, souvent autobiographique, et pour cause...

Déjà un siècle

Il s’est longtemps propagé une aberration dans le monde du multimédia, que j’ai moi-même un temps proférée : nous en serions au temps de Lumière et Méliès et tout reste à faire. Erreur, fatale erreur, l’histoire du multimédia appartient à celle de l’audiovisuel qui a commencé il y a plus d’un siècle, avec Émile Reynaud, Thomas Edison et les frères Lumière. On verra plus loin qu’il faudrait remonter bien avant 1895 pour apprécier ce dont il s’agit aujourd’hui. Ainsi devrions-nous tirer profit des découvertes réalisées tout au long du XXe siècle pour écrire et produire les œuvres audiovisuelles de demain, quels que soient les supports et les ressources qu’engendrent les nouveaux médias.

Les auteurs et les acteurs de ces nouveaux modes d’expression sont souvent perdus quant à leur fonction même. Difficulté de donner un nom à leur métier, de trouver leur place au sein de l’équipe. L’étude du passé permet de mieux comprendre son rôle, de construire les projets, de mener à bien les nouvelles entreprises. Il n’y a pas que la culture qui soit à analyser, mais aussi l’univers social qui l’a souvent provoquée. On disait socio-culturel. Connaître le passé, c’est se donner des racines pour fortifier les jeunes pousses. Les troncs ne seront que plus vigoureux, les branches qui y pousseront auront d’autant plus de force que les racines seront profondes, et nous espérons qu’y fleuriront encore de nombreux printemps. Il n’y a pas d’avenir sans passé.



Transmettre

Improvisateur acharné, j’en prends le contre-pied en rédigeant ces lignes qui figent mon récit.

Pendant des années à arpenter les scènes du monde entier, j’ai eu le trac sans m’en apercevoir. Transformé en aiguilleur du ciel, je composais les chiffres des mémoires à rappeler sur mes machines, dirigeais l’orchestre, mixais l’ensemble en temps réel, parfois chantais, surveillais la synchro avec les images, jouais la comédie du théâtre musical… Si je gardais ma spontanéité, j’en perdais le plaisir du jeu. Il y a une dizaine d’années, j’arrêtai officiellement la scène, pour tant de raisons : planning pervers généré par la peur de perdre ses subventions, trop de créations sans assez de diffusions, cachets en baisse dans le contexte économique global, mauvaises conditions de diffusion sonore, lassitude à gérer l’orchestre depuis près de vingt ans, mal au dos à porter le matériel, désir de voir grandir ma fille… Cela fait beaucoup. Le studio me permet d’écrire plus de musique, de prendre le temps de vivre.

En recommençant à transmettre (J’ai enseigné le son et la partition sonore à l’Idhec de 1975 à 1979, année où je fus également responsable des études pour la première année. Désirant comprendre pourquoi certains ou certaines prétendaient ne rien comprendre à la musique, j’ai parallèlement organisé des cours d’initiation musicale pour des enfants de 3 à 11 ans) devant des auditoires extrêmement variés (Depuis l’an 2000 : École des Gobelins, INA, Paris VIII, Céci, IRCAM, CNAM, ENSCI, Arts Décos d'Amiens et Strasbourg, Sufco, ECM, MediaLab/Finlande, IESAV/Liban, SMCQ/Québec, Femis/Allemagne, Pilots/Espagne, Nabi/Corée… Et bien d'autres depuis 2005 !), sans la lourdeur du dispositif scénique, j’ai enfin découvert la joie de partager mes expériences avec le public. Tchatcheur, bavard, je pratique, lors de mes conférences, ce que j’appelle l’arborescence en étoile, une forme de digression qui ne m’empêche pas de revenir toujours en mon centre, le sujet. Deleuze rigolerait bien en m’entendant évoquer ces rhizomes.

Il m’arrive parfois de perdre le fil de mon discours, mais il y a toujours dans la salle une bonne âme, qui suit assidûment mes élucubrations, pour me tendre une perche et m’aider à remonter sur ce fil. Car il s’agit bien d’un exercice d’équilibriste que de monter en chaire en totale improvisation. Je ne prépare jamais mes interventions, privilégiant la spontanéité à toute organisation dont le comble de l’horreur est pour moi représenté par une conférence s’appuyant sur un logiciel du type PowerPoint. Quel ennui ! La redondance illustrative n’engendre que stérilité. À quoi bon mâcher le travail d’un auditoire qui ne demande qu’à être réveillé, transporté ? Ne vaut-il pas mieux le perdre dans une quête à voix haute, l’entraîner dans les méandres des rapports de causalité, toucher chacun et chacune par des effets de bord !

Jean Cocteau, que j’aurai très probablement encore l’occasion de citer dans cet ouvrage, dit que son œuvre était un objet difficile à ramasser. J’aime penser que chacune de mes interventions est comme une poëlle trop chaude : mon travail est de proposer suffisamment de manches pour que chacun et chacune puissent s’en saisir. À chacun le sien ! D’où mes digressions qui peuvent parfois sembler hors sujet. Je ne crois pas qu’elles ne le soient jamais, le sujet est trop vaste. Créer n’est que le miroir déformant de notre quotidien. À chacun les siens, quotidien et miroir. J’espère ainsi éviter qu’on m’imite ou me suive trop scolairement. Chacun doit trouver sa propre voie, libre de l’écrire au pluriel avec un x. Les bons exemples sont des handicaps.


Il y a une autre méthode que j’apprécie, je l’appelle circonlocutoire. Je la tiens de mon écoute poétique de la Radiophonie de Jacques Lacan (Émission récemment aperçue sur le site ubu.com qui propose des merveilles en téléchargement : poésie sonore, films expérimentaux, documents inestimables.), enregistrée sur France Culture. Je n’ai hélas pas d’autre accès à son discours, à son savoir, n’appréciant Lacan que dans le potentiel imaginaire qu’il suscite en moi, lorsque je l’écoute ou le regarde (Jacques Lacan, Télévision, réalisé par Benoît Jacquot). Il s’agit de viser un peu à côté du centre, de s’en approcher, de tourner autour du pot. Ainsi, la musique, comme la poésie, sont souvent plus exactes que la science, sans cesse remise en question par de nouvelles découvertes. Toutes les affirmations scientifiques se trouvent contrariées un jour ou l’autre, au fur et à mesure que les années passent. La précision, trop instable, est l’ennemie de la justesse. À la chanteuse Colette Magny qui se plaignait des critiques de ses contrebassistes, je répondis qu’elle n’était en effet pas en place, mais à sa place. La musique et la poésie ont l’avantage de tourner autour des choses, ne les abordant jamais de front, prenant leur temps. On ne peut pas aller plus vite que la musique !

La passion est communicative, seule la spontanéité permet de la préserver de l’habitude, des tics, des effets qui marchent, du professionnalisme. Je n’oublie jamais qu’être amateur, c’est aimer. Le métier et le succès tuent l’amour au profit de la rentabilité et de la gestion. Plus il avance dans son œuvre, plus le créateur risque de s’assoupir, de s’endormir. Il est de plus en plus difficile de retrouver la fraîcheur naïve des débuts, l’étincelle qui mit le feu à notre poudre, poudre de perlimpinpin, poudre d’escampette, poudre aux yeux, poudre explosive. Au commencement, on n’a d’autre choix que celui de faire. Est-ce du plaisir ? Pas toujours. L’artiste, étant souvent incapable d’accepter le monde qui lui est proposé, en invente un nouveau qui lui convient. Ensuite, il doit faire face à deux dangers, le succès et l’échec. Le succès, surtout précoce, le fige. Difficile de refuser de plaire à ceux et celles qui vous ont aimé ou vous aiment, de ne pas reproduire ce rapport, en toute générosité. L’échec, surtout persistant, peut rendre amer, aigri, trop triste. Seule la persévérance permet de continuer sa route, malgré les obstacles et les découragements. Dans le disque Rideau ! (Un Drame Musical Instantané, Rideau !, GRRR 1004, 33 tours de 1980, paru à l'origine sous la référence GRRR 1004) nous avons nommé un morceau d’après Guillaume d’Orange : Pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. De son côté, Cocteau disait ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. Il est souvent mal perçu que l’on soit différent. Ce sont pourtant les révolutionnaires qui permettent au système de perdurer. Sans contradiction, il s’épuiserait de lui-même. Pour autant, ne laissons pas l’endroit dans l’état où nous l’avons trouvé, il reste pas mal de ménage à faire, de boulot sur la planche, ne remettons jamais à demain ce que l’on peut faire le jour même, la vie est courte, il y a tant d’erreurs à commettre, et qui font grandir, qu’il serait dommage de refaire toujours les mêmes. De nouvelles erreurs, c’est tellement plus instructif et plus amusant !


Prétendant détester me répéter, j’aime les accidents, les impondérables constructifs. Les ruptures invitent aux rencontres. Récemment j’ai commencé à ressentir de la lassitude pendant mes conférences, ayant fini par apprendre ce qui fonctionne en public. La répétition me guette. En même temps, l’envie de remonter sur scène recommence à me titiller. Écrire ce livre me permettra-t-il de me renouveler ? Sortir un nouveau disque a toujours exercé cet effet dynamique. Je cherche ici à reproduire l’énergie développée avec nos créations, du style « bonne chose de faite, on peut passer à la suivante ! ». Je rêve chaque fois de quelque chose de radicalement différent, et mes amis de commenter : « ah, c’est bien toi ! ». Mouvement paradoxal qui n’a probablement pas fini de me laisser perplexe. J’ai souvent raconté que j’aimais faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n’est plus à faire. J’ajouterais ironiquement, pour montrer à quel point nous sommes tributaires de l’offre, qu’en bon garçon j’ai toujours fait là où on me disait de faire. L’effet sanisette.

J’estime qu’il est vital de partager ses secrets de fabrication, son carnet de bonnes adresses, ses trucs. Nous devons préparer la relève. Les avares, les mesquins l’emporteront dans la tombe. Depuis que je me suis mis à relater mes expériences devant de larges auditoires - et plus le public est nombreux mieux ça passe - à canaliser ma folie en la mettant en scène, à faire partager le fruit de mes recherches à tous celles et ceux qui se sont donnés la peine de venir m’écouter, je me sens enfin à l’aise en représentation. Mes rares concerts donnés depuis quatre ans ont été une véritable partie de plaisir. C’est nouveau. Auparavant, c’était un travail. Je préférais les rêves, les préparatifs et la satisfaction d’avoir fait. Je négociais mieux le passé et l’avenir que le présent. J’apprends à me laisser aller, à être généreux avec le public. C’est encourageant.

À croiser ma petite histoire avec celle de mon époque, ma démarche est le fruit logique de leur rencontre. Commencée au printemps (Malgré mes quinze ans, je participe activement aux événements de mai 1968 et au Flower Power !), réalisée à l’été (Un Drame Musical Instantané, se dorant au soleil de sa trentaine d’albums, de dizaines de musiques de films, de ballet, de théâtre, de spectacles…), épanouie à celle de la maturité (Le multimédia m’apportait alors la reconnaissance de la profession et du grand public, m’encourageant à recommencer à transmettre les connaissances et les énigmes accumulées…), j’écris ce livre, à la moitié de ma vie (on peut toujours espérer, et c'était donc il y a 15 ans), pour aider le plus grand nombre de lectrices et lecteurs à sortir de notre hiver de gâchis, de renoncement et d’iniquité grandissante, et pour permettre au cycle de se perpétuer, avec un nouveau printemps, plein d’espoir, de lutte et d’enthousiasme solidaires. C’est une phrase bien longue, un vœu pieu, feignons de croire que c’est encore possible. Question de cycle. Je ne me dissocie nullement de celles et ceux à qui je m’adresse, estimant qu’il n’y a de transmission réussie que si le maître en apprend au moins autant que l’élève. J’écoute les anciens. Je regarde les nouveaux. Et le son dans tout ça ? Il est partout. Sur ma platine ce matin, l’orage qui gronde dans la montagne d’en face au moment où j’écris ces lignes, mon ventre qui digère, et dans tous mes travaux, toujours liés à l’image, puisque même en concert l’orchestre joue à vue. Quant aux non-voyants, qui pourraient sembler exclus de ce propos, il est clair qu’eux aussi ont le pouvoir de se faire leur cinéma, et le monde sonore est leur royaume.

Vous ne trouverez ici aucun modèle, aucune théorie. Il n’est question que de pratique. Tandis que vous avancerez dans la lecture de cet ouvrage, vous constaterez comment ma propre histoire se mêle intimement à un discours de la méthode, peaufiné jour après jour, au fur et à mesure des expériences. À vous d’imaginer la suite.

Illustrations : Buste de Georges Méliès au cimetière du Père Lachaise à Paris / Studio GRRR avec tableau d'Aldo Sperber, 2006 / Réédition CD de l'album Rideau ! par Klang Galerie en Autriche, 2017 / Verso de ma carte de visite réalisée par Claire et Étienne Mineur, image de tournage de Faust de F.W.Murnau, phrase de Jean Cocteau, 2001

mardi 30 octobre 2018

Le son sur l'image (1)


Il y a 15 ans j'ai écrit un livre intitulé Le son sur l'image qui ne fut jamais édité parce que je désirais en améliorer le style. Entre temps j'avais imaginé le réécrire, mais mes priorités sont allées à la création musicale et sonore à laquelle s'ajoutent chaque jour les trois heures de rédaction du blog, plus le reste des affaires courantes dont des articles pour des publications papier. J'ai également écrit et publié depuis deux romans "augmentés". Ces réflexions, sorte de discours de la méthode, sont pourtant la clef de mon travail et évidemment le fruit de mes interventions pédagogiques. Le nouveau siècle a chamboulé pas mal de choses, remisant l'ouvrage dans un pli caché de mon ordinateur. Les temps avaient changé, les outils aussi. L'interactivité n'est plus sur le devant de la scène, elle a même considérablement régressé. Mes terrains d'intervention ont migré, même si je continue de composer pour le cinéma, les grandes expositions, Internet, les tablettes, etc., d'autant que j'ai recommencé à me produire en public et à enregistrer des albums dont le prochain, plus ambitieux que jamais, qui m'accaparera facilement une année pleine. Il y a 13 ans, j'ai inauguré ce blog où, tout au long de quelques 4000 articles, j'ai développé certaines idées que l'on retrouvera bien entendu au fil des chapitres. Aujourd'hui j'ai choisi de le publier tel quel pour qu'il ne reste pas lettre morte, une sorte de brouillon d'un livre en devenir. Comme la chose fait quelques 200 pages je le mettrai en ligne par petits bouts, tel un feuilleton...

J'avais souligné deux phrases en exergue :
Pour gagner mon pain, je vais chaque matin au marché. On y vend des mensonges. Plein d'espérance, je prends place parmi les marchands. (Bertolt Brecht, Élégie)
et
Ne pas être admiré. Être cru. (Jean Cocteau, Journal d’un inconnu)

Suivait le sommaire :
Fruits de saison : La liberté de l’autodidacte / Déjà un siècle / Transmettre
I. Une histoire de l’audiovisuel : Hémiplégie / Avant le cinématographe / Invention du muet / Régression du parlant / La partition sonore
II. Design sonore : La technique pour pouvoir l’oublier / Discours de la méthode / La charte sonore / Expositions-spectacles / Au cirque avec Seurat / Casting / Musique originale ou préexistante / Bruitages et un peu de technique / Le synchronisme accidentel / La musique interactive
III. Un drame musical instantané : Coup de chapeau à mes maîtres / Un collectif / Des films pour les aveugles / L'image du son / La nouvelle musique du muet / Rien que du cinéma !
IV. L’auteur multimédia : La quadrature du cercle / Carton, mon premier CD-Rom / Machiavel, scratch vidéo interactif / Alphabet, la poésie interactive / LeCielEstBleu, du Zoo à la Pâte à son / FlyingPuppet & Somnambules, le www en peinture / Coexistences, vers de nouvelles interfaces
V. Alimentaire, mon cher Watson : Derrière l’écran / Les droits d’auteurs / Perspectives
L'ouvrage se clôturait avec des éléments biographiques, quelques annexes, l'index des films cités, l'iconographie et des remerciements.

J'amorce donc cette publication :

Il y a mille et une façons d’aborder la question du son. Nous pourrions y passer toutes nos nuits, à la manière du conte arabe.
Cinéaste de formation, j’ai choisi de le présenter dans la relation complexe qu’il entretient avec l’image. J’aurais pu tout aussi bien le considérer dans sa confrontation à d’autres formes artistiques, tant le travail collectif me passionne et m’anime, tant je ne peux entendre le son détaché de son contexte, tant j’aime les images qu’il accompagne.
Compositeur par la force des choses, je ne peux l’imaginer que dans un contexte musical, où tout objet sonore fait partie d’une partition, immense comme celle du monde qui nous entoure, à taille humaine pour chaque œuvre à la recherche de son équilibre, architecture inouïe se faisant entendre pour peu qu’on y prête l’oreille. Le son s’émet en piste et non en scène, comme au cirque. Rien de frontal mais dispersion spatiale entourant l’auditeur d’un air de ne pas y toucher. Il se reproduit, se croise à l’infini, se fond enchaîné, se déchaîne. On n’a pas fini d’être surpris. En face, s’expose l’envers du décor, duvet d’elle encore, le je martelé par un Peter Pan se défendant contre les risques d’une hagiographie douteusement précoce, première personne du singulier qu’il restera à dissiper au fur et à mesure que nous nous enfoncerons dans le labyrinthe des questions sans réponse, de cette jungle de bruits terribles et délicats, des recettes de cuisine plus audacieuses que maîtrisées, un je moins dangereux que toute tentative de systématisation.

Illustration : en 1974 je joue le rôle d'un aveugle vendeur de cartes postales dans Lèvres de sang de Jean Rollin, film sur lequel je suis assistant

samedi 27 octobre 2018

Cruralgie à La Maison Rouge


Me voilà bien ! Une cruralgie le jour de notre performance à la Maison Rouge avec Vincent Segal, Antonin Tri Hoang et Daniela Franco... Une cruralgie est une sciatique avant. Comme une traction avant ? Pas moyen d'ajourner le concert, La Maison Rouge (rouge comme la zone incriminée sur le croquis) ferme définitivement demain...
Bloqué à l'aine, je ne peux plus avancer la jambe droite. Pas facile de marcher ou de me baisser dans ces conditions, et c'est surtout effroyablement douloureux. Je ne le faisais plus, mais depuis hier soir j'avale analgésiques et antiinflammatoire. J'ai enfilé ma gaine, je me suis couché sur ma planche à clous qu'on appelle champ de fleurs ou ShaktiMat, j'ai massé le genou et le psoas comme une brute, et j'ai dormi comme je pouvais. À l'aube j'ai sué au sauna en espérant que la douleur se dissipe dans la matinée... Si j'arrive à conduire jusqu'à la Bastille et que je m'installe lentement, j'oublierai certainement la douleur pendant les deux représentations de cet après-midi. Le spectacle et la musique sécrètent des endomorphines magiques. Il y a hélas un avant et un après ! Je respire profondément et je m'élance...

jeudi 20 septembre 2018

Alien Nation


Je n'ai jamais compris cette manie de traduire les titres de film en les transformant totalement, surtout pour se planter à ce point. Parce que, franchement, appeler Futur immédiat, Los Angeles 1991 le film américain Alien Nation qui se voulait l'égal d'Alien et Terminator en 1988, il faut avoir au moins subi une classe de marketing de haut niveau ! On sait pourtant que James Cameron réécrivit le scénario original de Rockne S. O'Bannon, néanmoins sans être crédité. Ce n'est pas sur le nom du réalisateur, Graham Baker, que se fit la publicité de ce thriller de science-fiction, mais sur les trois interprètes, James Caan, Mandy Patinkin et Terence Stamp. Si le duo de flics qui se chamaille est un classique à Hollywood, l'introduction des Nouveaux Arrivants descendus sur Terre en soucoupe volante en tant qu'esclaves préfigure District 9 et Bright... Le film ne laisse donc planer aucun doute sur l'allusion au racisme américain. Il y a 30 ans, s'exerçait au moins un semblant de velléité d'intégration, même si elle n'était pas partagée par tous les protagonistes, ressort dramatique habituel ! Sans la dévoiler, l'intrigue s'appuie sur une spécificité de ces extraterrestres et le recours à la drogue rappelle fondamentalement l'usage qu'en fit la CIA pour détruire la résistance afro-américaine. Voilà donc une excellente surprise que ce film d'action passé pour ma part inaperçu, ressorti aujourd'hui en Blu-ray et DVD avec un master restauré en haute-définition...

Futur immédiat, Los Angeles 1991, Blu-Ray ou DVD Carlotta, 20,06€, sortie le 26 septembre 2018

mardi 3 juillet 2018

Le bestiaire de Romain Baudoin au torrom borrom


J'aime trop la guitare électrique lorsqu'elle survole les grands espaces, propulsée par les saturations et les larsens qui s'en échappent comme des réacteurs. J'aime trop la manivelle de la vielle qui rythme les danses rituelles d'un autre temps que l'on ne sait s'il est d'hier ou de demain. J'aime trop le rock médiéval de l'orchestre de la Troisième Oreille pour ne pas m'enthousiasmer à l'écoute du Bestiari de Romain Baudoin. Son torrom borrom est un instrument hybride, vielle à roue électroacoustique à roue mobile et guitare électrique. Qu'il en joue en homme orchestre ou revienne vers la vielle à roue soprano acoustique de l'ancien luthier Pimpard Cousin avec grelots et grosse caisse, il entretient la transe au delà du crépuscule, tard dans la nuit étoilée. Librement inspiré du bestiaire occitan de Rigaut de Barbezieux, son album est une sorte de transposition musicale de bestioles que l'on aurait pu croiser chez Jérôme Bosch, peintre énigmatique s'il en est...


Sur le clip de Nicolas Godin, le danseur Richard Cayre incarne une sorte de cerf proche des créatures macabres de Joël-Peter Witkin, un être hybride comme le torrom borrom de Romain Baudoin...

→ Romain Baudoin, Bestiari, CD in situ, dist. Orkhêstra

mercredi 20 juin 2018

À travail égal salaire égal, par je et on


La chronique de Franpi Sunship m'avait échappé. Moi qui lui disais n'avoir rien vu à Hiroshima, c'est d'la bombe !
Franpi dit que sa photo du port du Havre n'a rien à voir. Bien au contraire. Son chantier naval rime avec On tourne, le premier morceau du disque À travail égal salaire égal, de la noise industrielle avant la lettre, et avec le travail à la chaîne que raconte Bernard Vitet dans Crimes parfaits en renversant sa voix retournée pour la remettre à l'endroit.
En réponse à ce que Franpi évoque de montage radiophonique, je lui confierais bien que ce montage a inspiré une partie du style de Radio Nova comme me l'avait expliqué Fadia Dimerdji pendant notre séjour à Tunis. D'ailleurs une autre pièce du Drame faisait partie de la boucle qui tournait la nuit pour occuper leur fréquence. Pas de ciseaux, pas de collage, juste le bouton de pause d'un radiocassette pour cette radiophonie en direct que certains appelleront plus tard plunderphonics. Trois mois à tenter d'attraper des bouts de son au vol, on m'entend raconter cela pendant la pièce-même ! Quand cela ne me plaisait pas je n'avais plus qu'à revenir en arrière... J'ai des histoires en pagaille à raconter à propos de ces montages cut commencés dès 1973... Celui-ci date de 1981. C'est donc la réédition du vinyle que l'Autrichien Klang Galerie vient de publier que chronique Franpi...

Un Drame Musical Instantané - A Travail égal salaire égal (Sun Ship, 11 juin 2018)

Le disque qui passe actuellement sur ma platine est un petit moment d'histoire. Pas seulement parce que c'est un disque qui comme d'autres de l'orchestre que Jean-Jacques Birgé continue de faire exister au delà du collectif d'origine, Un Drame Musical Instantané, est réédité (d'autres le seront prochainement). A travail égal salaire égal est aussi, outre un mot d'ordre indispensable et moderne qui était déjà ainsi en 1981 lorsqu'il fut enregistré, une pièce de musée.
Pas de celle qui prennent la poussière, plutôt de celles qui s'admirent et inspirent.
Prenons le "je". C'est rare quand je prends le je dans une chronique parce que "je" déteste ça, mais il faut s'y résoudre : ce disque, s'adresse à moi sans le savoir. Et avant de le découvrir, assez ébahi de fait, il y a quelques semaines, je n'en avais absolument pas conscience...
Comme j'aime bien les wagons qui se raccrochent inconsciemment, c'est peu de dire que la découverte fut grande et importante. J'écoute, depuis une semaine, "Crimes Parfaits" en boucle, à chercher tous les chevauchements, toutes les références, tout le travail de découpages, les heures passées sur la bande et le travail de timbre des cordes... Avec, ne vous en déplaise, Kent Carter et Didier Petit au violoncelle, Geneviève Cabanes à la contrebasse et bien sûr Francis Gorgé à la guitare qui offre au fantastique travail collectif quelques échappées zappaïennes, période Lumpy Gravy, celle qui compte peut-être le plus pour Birgé ; notamment avec Jouk Minor au sax baryton qui zèbre et déchire la masse orchestrale, bien plus soudée que ne pourrait laisser penser la sensation première d'un musique qui saute d'un univers à l'autre, comme on se balladait jadis sur la bande FM (ou encore mieux AM) à la recherche d'horizons inconnus et qu'on en trouvait, loin de la collusion miaoumix qui jonchent les ondes actuelles.
Et c'est là que vient le je, encore plus fort que les lignes précédentes. Un jour qu'on causait ensemble, Jean-Jacques Birgé m'avait dit que les meilleures chroniques venaient des moments que l'on avait vécu. Certes, j'étais à peine à l'orée de mon CE1 quand le disque est paru et je devais davantage écouter le générique de La Panthère Rose, mais j'étais déjà fasciné par la radio et aimait me ballader à la recherche des sons. Sur un vieux radiocassette Marantz, chez ma grand-mère, je m'amusais à coller des sons, des voix, des bruits d'usage quotidien... Plus tard, à la radio, je me souviens d'heures passées à tenter des montages, à jouer avec les nagras et à tâter de la souris...
En creux, et en moins bien, tout découlait de ce disque -et de nombreuses esthétiques de la musique concrète- sans que nous ne le sachions vraiment. Il y a dans ce disque, une force, une modernité et une intelligence qui force l'admiration. "La preuve par le grand huit", dernier morceau où l'ensemble de l'orchestre intervient est le bouquet final d'un disque indispensable.
Et une photo qui n'a strictement rien à voir (Port-du-Havre).

Et comme les bonnes nouvelles se succèdent, les deux font la paire avec un article de Grégoire Bressac dans Revue et Corrigée de ce mois-ci :

UN DRAME MUSICAL INSTANTANÉ - À TRAVAIL ÉGAL SALAIRE ÉGAL (KLANGGALERIE, CD, KG244 – 2018)

(...) On a moins d’envie de thé glacé à l’écoute du début d’A travail égal salaire égal, la courte piste « On Tourne », accueillis qu’on est dans le fracas des métaux enregistrés par les compères en usine, avec juste quelques gongs ajoutés pour arrondir un peu les angles. Rappelons vite fait que le trio Birgé/Vitet/Gourgé vient du free jazz, de la musique composée et du rock, et se pose déjà, dans les années 80, les questions des limites de l’improvisation non idiomatique, des possibilités d’un mélange composition/improvisation, et de la différence entre enregistrement figé et spectacle vivant*. Le disque original est fait de collages, avec un orchestre, mais aussi d’une longue pièce jouée en concert. Dans le premier gros bestiau du disque, créé en studio, « Crimes Parfaits », une cohabitation pas très pacifique se fait entre les orchestres de radio crachant de la variète et de l’intellectuel, la bande de Jean-Jacques Birgé et les musiciens : on y croise même le Tour de France, et ce dans un flux constant, ce qui est à la fois stimulant et parfois dur à suivre. La Cinquième de Beethoven est invoquée subrepticement par l’orchestre, et l’Habanera du Carmen de Bizet massacrée comme il faut, le tout dans une science du sbeul, un métier du merdier – et on termine sur un enregistrement de rue, où Bernard Vitet et sa compagne réagissent à un coup de feu dans une poursuite de voitures. « Pourquoi la Nuit », interlude court, montre le trio échanger leurs instruments respectifs (synthé/trompette/guitare), dans un collage particulièrement fluide. La quatrième piste, « La Preuve par le grand huit », est aussi remarquable par l’homogénéité du son de l’ensemble, l’accord dans le refus du décor, notamment le synthé de Birgé qui fait des trous comme il faut mais ne fait pas s’écrouler le gruyère, mention spéciale aux ingé-son qui ont dû s’arracher quelques cheveux sur le mixage. Les cavalcades de glissandi d’orchestres, stridentes et grotesques, mènent à un climax qui gueule, avant un duo trompette/piano (Vitet et Birgé) qui s’étend, avant que l’orchestre ne chante une conclusion presque grandiloquente. La piste bonus de cette réédition est une autre version de cette pièce, jouée aussi en concert mais un an plus tard, avec quelques changements de musiciens déjà présents : quelques instruments s’invitent, avec les cloches tubulaires, l’harmonica et les guimbardes de Birgé, et une conclusion plus orchestrale, après un duo piano/trompette plus aérien et jazz. L’écoute successive des deux, si dure soit-elle, permet tout de même de se rendre compte du travail de brutes du Drame musical instantané sur la composition et les arrangements pour la scène. * L’ARFI ira dans cette direction au même moment à Lyon, et je ne vous parle pas de l’AACM à Chicago…

lundi 18 juin 2018

L'envol ou le rêve de voler


Comme beaucoup d'enfants j'ai rêvé que je volais, à tel point que longtemps je me suis demandé si je ne l'avais pas fait en crise somnambulique. Je me souviens en effet parfaitement de la technique employée. Comme beaucoup de choses que l'on maîtrise à force d'efforts et de concentration, j'arrivais à léviter et à m'envoler à la verticale comme si j'avais des fusées à réaction sur le dos. C'est une sensation troublante. Était-ce préjuger de mes forces comme de croire que je pourrais nager jusqu'aux îles des Glénans ? Il m'a fallu essayer plus d'une fois de reproduire cet envol pour me convaincre que j'avais rêvé. Mais la nuit suivante le doute se réinstallait ! De Freud à Jung les interprétations varient, bien qu'il s'agisse toujours d'évasion. Dès mon premier voyage en avion en 1963, les plus lourds que l'air m'ont fait réfléchir et il aura fallu un baptême en deltaplane avec départ à skis pour que je réalise le fantasme partagé par tant d'entre nous, et dont certains sont exposés à La Maison Rouge jusqu'au 28 octobre. Ainsi, devant le vélo-hélicoptère de Gustav Mesmer, j'ai demandé à Antoine de Galbert, qui fermera définitivement son lieu à cette date, de mimer lui-même son rêve d'envol...


Avec les trois autres commissaires, Barbara Safarova, Aline Vidal et Bruno Decharme, il a rassemblé plus de 150 œuvres du XXe siècle jusqu'à nos jours, art moderne et contemporain, brut et ethnographique, pour illustrer le thème de cette ultime exposition à La Maison Rouge, histoire peut-être de prendre son envol vers de nouvelles aventures. On croisera ainsi aussi bien une aile et un Nijinski de Rodin que des masques africains, Bird of Quevada de Peter Witkin et Der Friedens Habich de Friedrich Schröder Sonnensterne (photo ci-dessus), des extraits cinématographiques de La Dolce Vita de Fellini, du Voyage dans la lune de Méliès et de la danse serpentine de Loïe Fuller, des planches de Windsor McKay et Moebius, l'Opus incertum de Didier Faustino qui invite le visiteur à retrouver la position exacte du Saut dans le vide d'Yves Klein, un Spoutnik russe CCCP 2800 km à l'heure d'André Robillard et plusieurs Rebecca Horn, etc.


On peut admirer au plafond les chorégraphies de Heli Meklin, Angelin Preljocaj, Julie Nioche ou la compagnie Non Nova, allongés sur un matelas incliné, ou déambuler dans la scénographie de Zette Cazalas qui a évité autant que possible de cloisonner l'espace. Il y a des transparences, des miroirs et des trous dans les murs. Si le catalogue classe les œuvres selon les thématiques Utopies, Ascensions, Machines, Esprits, Chimères, Extases, Danses, Exploits, Science-Fiction, O.V.N.I., Topographies, Accidents, Élévations, Animisme, tout est habilement mélangé dans l'exposition...


Derrière les récents Hometown Sky Ladder de Cai Guo-Qiang, poudre à canon sur papier, et la capsule en bois Walden to Space - Chapter 11 / The Hut de Stéphane Thidet se cache Luna de Fabio Mauri où nos pieds s'enfoncent dans les billes de polystyrène comme si nous marchions sur la Lune...


Le son est présent, avec, par exemple aussi, un extrait d'Envol de Pierre Henry diffusé par deux casques en haut de quelques marches où est posé un coussin noir. J'ai évidemment pensé à notre spectacle Jeune fille qui tombe... tombe d'après Dino Buzzati qu'Un Drame Musical instantané enregistra pour le label in situ avec Daniel Laloux, ainsi qu'à la pochette du CD Sous les mers ! J'ai un petit faible pour celles et ceux qui se jettent dans le vide. Là encore je me souviens de mes sauts du haut d'un plongeoir de 11 mètres en Allemagne ou d'un peu moins haut dans le Lake Powell. Il m'a toujours fallu du temps pour me lancer. La chute, pourtant très courte, semble assez longue pour lire deux pages du Monde.


J'adore les mélanges de styles et d'origines dont La Maison Rouge s'était faite pratiquement une règle, à l'instar des exploits de Jean-Hubert Martin, où Henry Darger et Prophet Royal Robertson croisent la route de Jules-Étienne Marey et Philippe Ramette. Mon goût pour le cinéma me pousse également vers les installations qui ont sur moi un pouvoir dramatique immersif comme les délires extraterrestres de Chucho ou How To Make Yourself Better d'Ilya et Emilia Kabakov. Mais j'ai raté la vidéo instantané#partitura-sparizione de Fantazio qui, de plus, est exceptionnellement absente du catalogue publié par Flammarion dans lequel Jérôme Alexandre, Marie Darrieussecq, Bruno Decharme, Anaïd Demir, Bertrand Méheust, Philippe Morel, Antoine Perpère, Corinne Rondeau, Barbara Safarova, Olivier Schefer, Didier Semin, Béatrice Steiner, Aline Vidal étalent leurs plumes.


Il fallait bien une chute. Si le vol d'Icare est devenu une réalité banale avec les débuts de l'aviation, beaucoup continuent de s'y casser le nez. Comme nos jeunes filles qui tombent, comme les 56 Klein Helikopter de Roman Signer dont le crash me rappelle un de nos projets de l'année prochaine, La sorcière de Pierre Joseph s'est écrasée tout au fond de La Maison Rouge, l'encre noire se transmuant en sang. L'histoire se termine ainsi. Pour qu'une autre puisse commencer.

L'envol ou le rêve de voler, exposition, La Maison Rouge, jusqu'au 28 octobre 2018

vendredi 15 juin 2018

La Pop Music en images


Lorsque le graphiste et affichiste Michel Bouvet, commissaire de l'exposition Pop Music 1967-2017 à la Cité Internationale des Arts avec Blanche Alméras, était adolescent, en France nous appelions pop music ce que l'on nomme aujourd'hui le rock. Étymologiquement, pop signifie populaire, et pour un Américain, la pop music c'est plutôt les variétés. Les traductions sont souvent des trahisons, mais c'est ainsi. Ici nous étions pop.
Comme le jazz après la Première Guerre Mondiale, le rock'n roll allait envahir le monde après la seconde, et la pop s'installerait définitivement comme le courant populaire majeur du XXe siècle avec l'engouement pour les britanniques Beatles et Rolling Stones, puis outre-Atlantique avec le Summer of Love de 1967 sur la côte ouest des États Unis, le long du Pacifique. Peace and Love allaient devenir nos nouveaux mots d'ordre après ceux, plus mordants, du mois de mai à Paris. L'été ensoleillé était donc au Flower Power, et les graines que j'avais rapportées de San Francisco donnèrent naissance sur mon balcon à des plantes qui font rire. J'ai raconté ce voyage initiatique dans mon roman augmenté USA 1968 deux enfants. J'avais 15 ans et ma petite sœur 13, et pendant trois mois nous avons fait seuls le tour des États Unis, une aventure incroyable. J'avais ainsi assisté aux concerts du Grateful Dead, Kaleidoscope et It's A Beautiful Day au Fillmore West, et les affiches collectées sur place avaient longtemps orné les murs de ma chambre, éclairées la nuit à la lumière noire.


Mon cousin Michel (nos grand-pères étaient frères) a gardé ses cheveux longs alors que j'ai coupé les miens en 1981. Jusqu'à cette année-là je n'avais rencontré pratiquement personne à Paris qui portait comme moi le catogan touffu. Je suis passé par les mocassins indiens, les bottes de cow-boy, les sabots et les sandales, les pattes d'ef et les tuniques à fleurs, les colliers avec signe de la paix ou le A d'anarchie, des pantalons de clown et des sarouels, et parfumé au santal mystique (santal+citron). Mes experiences suivaient l'adage de Henri Michaux "Nous ne sommes pas un siècle à paradis, mais un siècle à savoir" et je n'ai jamais renié mes idées libertaires et collectivistes. Michel est passé de la musique au graphisme et moi du cinéma à la musique. Je me suis toujours intéressé au rôle de la musique face aux images tandis que mon cousin s'interrogeait sans cesse sur le pouvoir des images sur la musique. Destin croisé de deux outsiders dans une famille de littéraires qui se retrouvèrent aux Rencontres d'Arles de la Photographie, lui en charge de toute l'identité visuelle et moi comme directeur musical des Soirées ! Je suis allé à son exposition, produite par le Centre du graphisme d'Échirolles, vêtu de mille couleurs ; il était tout en blanc, tranchant avec le noir de rigueur des graphistes et des architectes. Autour de lui étaient accrochées 1300 pochettes de disques, quantité de photographies et d'affiches plus pop les unes que les autres.


Chacun, chacune ne peut s'empêcher de reconnaître sa discothèque, et découvrir les disques qui nous avaient échappé. J'admire celles du Dead de Gary Houston et au dernier étage j'écoute la version inédite de vingt minutes de Light My Fire par les Doors qu'Elliott Landy a accompagnée d'improvisations vidéo filées sur les toiles du Musée d'Orsay. Son portrait de Bob Dylan orne la couverture du célèbre album Nashville Skyline de 1969. Dans le catalogue de l'exposition publié par les Éditions du Limonaire on retrouve les textes des cartels qui rappellent l'historique de chaque artiste, comme un petit dictionnaire de 50 ans de musique plutôt électrique. Petit dictionnaire de tout de même 400 pages, un pavé où sont reproduites également les photographies de Renaud Montfourny et Mathieu Foucher ainsi que les travaux graphiques de Form Studio, Jean-Paul Goude, LSD STU DI O Laurence Stevens, Malcolm Garrett, StormStudios, Stylorouge, Vaughan Oliver, Big Active, INTRO Julian House, Laurent Fétis, M/M (Paris), Andersen M Studio, Matthew Cooper, The DESIGNERS REPUBLIC, Hingston Studio, Zip Design... N'allez pas croire non plus que la pop s'est arrêtée aux USA, à la Grande-Bretagne et à la France ; l'Afrique du Sud, l'Allemagne, l'Australie, la Belgique, le Canada, la Colombie, le Danemark, la Grèce, l'Irlande, l'Islande, la Suède, la Turquie sont représentés. Rien d'étonnant dans cette Cité Internationale des Arts qui rassemble une centaine de nationalités parmi ses 288 résidents... L'exposition se termine d'ailleurs en s'ouvrant aux travaux des étudiants de Penninghen où Michel Bouvet enseigne, variations sur le titre "Pop Music".


Il est évident que certaines des pochettes exposées sont de véritables œuvres d'art, fussent-elles devenues objets manufacturés par la magie de la reproduction mécanique. Les artistes n'ont pas toujours conscience de l'importance de l'image qui accompagne leur musique, mais nombreux ont cherché l'adéquation ou du moins l'accroche graphique qui donne envie d'écouter ce que l'on ne connaît pas encore. Je me souviens avoir acheté à leur sortie le premier Silver Apples, In-A-Gadda-Da-Vida d'Iron Butterfly, Strictly Personal de Captain Beefheart, Electric Storm de White Noise, le Moondog chez CBS, The Academy In Peril de John Cale, uniquement sur leur pochette. Comme souvent lorsque les expositions sont très denses j'y replonge par le biais du catalogue, confortablement allongé sur mon divan...

Pop Music, 1967-2017, Graphisme et musique, exposition à la Cité Internationale des Arts, 18 rue de l'Hôtel-de-Ville, 75004 Paris, du mardi au dimanche (14h-19h) jusqu'au 13 juillet 2018, entrée gratuite
→ catalogue de l'exposition, Ed. du Limonaire, 29€

jeudi 7 juin 2018

Jacques Thollot, l’art de la fugue


Entretien fleuve que Raymond Vurluz et moi avons réalisé fin 2002 avec Jacques Thollot pour le Cours du Temps du n°7 du Journal des Allumés du Jazz. Cet entretien figure également dans le magnifique double CD d'inédits Thollot In Extenso paru chez nato en 2017.

Héros du free jazz malgré lui, batteur chantant, compositeur la tête dans les étoiles, Jacques Thollot joue sur tous les temps, les marques et les démarques. Le dessinateur Siné disait de lui qu’il était le "poète des drums". Éclipses et résurgences s’enlacent, s’embrassent et s’embrouillent dans le parcours unique d’un musicien sans pareil. Il projette les mille éclats d’un chant en quête d’infini, une musique impressionniste qui cherche à voir, sentir, rêver, comprendre.

Rencontre avec Raymond Vurluz et Jean-Jacques Birgé.
Transcription de Nicolas Oppenot.

Raymond Vurluz – Comment choisis-tu de jouer de la batterie ?

Je faisais une sorte de bande dessinée sur des papiers comme des rouleaux à chiottes, mais c’était pour imprimer des comptes. Ça allait dans des machines. Je faisais des immenses histoires, des cirques interminables. Et dans les cirques, il y avait la fosse d’orchestre qui était en hauteur. Il y a toujours eu un rapport avec le rouge. Il y a beaucoup de rouge au cirque. C’était entre le cirque et les Indiens. Je dessinais beaucoup d’indiens avec des tambours et les fameux boum boum boum ! Tous ces trucs, ça fascinait. Ce qui m’a carrément illuminé, c’est les reflets à Tours où j’ai de la famille, par une lucarne de chez ma cousine couturière Alice, un 14 juillet. Les pompiers défilaient, avec les tambours au premier plan. Ça m’a achevé, si je peux dire… J’étais déjà dans un domaine où il y avait tout le temps une rythmique ou quelque chose de rythmique. J’ai suivi ce qui me plaisait le mieux et ça a abouti au premier tam-tam, avec des palmiers rouges sur fond jaune et un ou deux trucs verts, des couleurs qui vont pas du tout ensemble, et au pochoir, déjà. J’avais sept ans. C’était une époque où les gens s’invitaient encore beaucoup. À chaque fois qu’il y avait une soirée à Vaucresson, les gens dansaient et c’était l’occasion, comme la musique était un peu plus forte que d’habitude, de m’éclater à jouer derrière les disques.

Jean-Jacques Birgé – Tu passes directement du tam-tam à la batterie ?

Grâce au Père Noël, un ou deux ans après. J’ai vu une photo dans Marie-Claire où j’ai l’air assez rayonnant avec une cymbale entre les mains, près d’un sapin de Noël. Alors j’imagine que ça a dévié comme ça de la peau au métal. Mais bon, ça reste une attirance pour les peaux. Juste une cymbale, la batterie ça a été un peu plus tard. Vaucresson, petit pavillon, rue près de la gare, beaucoup de passants, beaucoup de bruits de percussions sortant de ma fenêtre toujours ouverte. Un jour, quelqu’un a sonné en proposant une batterie à vendre, parce qu’il a entendu. Un prix dérisoire, un instrument assez exécrable, mais pour moi super. Je dis exécrable, c’est même pas vrai, parce que c’était une grosse-caisse très haute avec des vraies peaux. Je n’en connaissais pas la valeur, je l’ai larguée dès que j’ai pu pour une plus sophistiquée, plus brillante.
Ma première batterie, on me l’a amenée comme qui dirait sur un plateau et maintenant que j’en parle, ça a dû influencer ou conditionner mon comportement pour ce qui est de vendre mon travail, ce qui est pour moi une sorte d’aberration. Moins maintenant, on parle de cette époque. Je trouve qu’avec le temps, la vie c’est à vie, le contrat avec quelque art que ce soit. Après Cugat, j’ai entendu les premiers enregistrements de jazz en 78T, pourtant je ne suis pas si croulant ! Vaucresson a aussi beaucoup compté. C’est une ville que j’aime beaucoup, qui se transforme, mais bon… Moi aussi, ça tombe bien ! Mais c’est pas les mêmes résultats.

JJB – Avec ta batterie, tu joues tout seul, à ce moment-là.

La première fois, c’est avec mon frère et quelques-uns uns de ses amis de son lycée de Saint-Cloud. Le trip orchestre de lycée, salle des fêtes, premier concert, Nouvelle-Orléans. Petit coup de pouce médiatique, on a créé un petit déplacement de photographes puisqu’on a joué à l’enterrement de Sidney Bechet à Garches, alors qu’on avait fait la demande et qu’ils nous l’avaient interdit. Ça s’est su alors on a remis le coup un jour après. On a fait le mur et on a été jouer sur sa tombe. Sidney, c’est Garches qui est à trois kilomètres de Vaucresson. J’étais relativement bien encadré par le hasard.

JJB – Que se passe-t-il après le groupe avec les potes de ton frère ?

Quelques répétitions, dont les premières avec un orchestre Nouvelle-Orléans. J’étais encore môme. Les premières répétitions à Paris, à bouger mon matériel. Faut connaître, faut être prévenu, avec la batterie… Je me rappellerai toute ma vie de l’erreur de dialectique chez le trompettiste qui habitait rue de la Fontaine aux Rois, pas très loin de République. Il tenait à l’époque un bazar, un marchand de couleurs qu’ils appelaient une droguerie. Alors comme on m’avait déjà fait des plans, on m’avait fait peur avec des fausses seringues, j’y voyais une fumerie d’opium – en plus c’était dans la cave les répétitions. J’y suis allé avec la peur et j’en suis sorti ravi. C’était effectivement une droguerie. Pas comme je l’entendais, quoi !

RV – Tu connaissais déjà le be-bop ?

Justement, c’est incroyable, c’est presque une chronologie de dictionnaire musical. À la fin des six mois, j’ai entendu le middle jazz. J’entends par entendre que je comprenais de quoi c’était composé. Le be-bop, je l’ai adoré très vite aussi parce que c’était moderne. Je crois que dans les premières choses be-bop que j’ai jouées, il y a un morceau de Cannonball Adderley, à trois temps, déjà (je suis très ternaire). L’orchestre avait changé de physionomie. Il y avait toujours mon frère, mais il y avait la fille des chapeaux Orcelles, Catherine Orcelles, qui jouait du piano. Jean-François Jenny-Clark, déjà, à seize ans. C’est incroyable. J’ai des photos du premier gig, un concours au Salon de l’Enfance et on a joué ce morceau quasi be-bop. C’était le pied !

RV – Y avait-il des musiciens professionnels à Vaucresson ?

Oui, Gérard Dave Pochonet, chez qui j’ai écouté les premiers 78T de jazz qui sortaient. C’était assez exceptionnel : Sarah Vaughan, avec des instrumentistes super. Vaucresson est dans une sorte de creux et il y a un plateau qui a toute sa dose de mystère. Je me rappelle qu’il voyait des Américains dans les arbres. Ça me donnait aussi un autre aperçu du jazz. Vraiment, il les voyait en train de plier leurs parachutes, avec moultes détails.

RV – Te souviens-tu de ton premier engagement professionnel ?

Oh ! Je n’avais jamais pensé à ça. Je me suis retrouvé dans une grande école vers la montagne Ste Geneviève, Polytechnique. C’était le premier contact avec beaucoup de gens, vraiment super… Le vrai gig, dans le sens plein (parce qu’un endroit approprié au jazz), c’est au Club St Germain.

RV – – Il y a une interview de toi à la télévision. Tu es petit. Tu cites même Max Roach. Ça se passe au Club St Germain. On voit à tes côtés Mac Kack, Bernard Vitet. Il y a aussi Bud Powell avec Kenny Clarke…

J’ai d’excellents souvenirs musicaux, mais moins de rapports humains. J’étais tellement content de jouer là que je m’en foutais. Mac Kack me traitait un peu bizarrement. Ça faisait rire qui voulait bien avoir ses grâces. Vu qu’il vivait avec la patronne du club, chaque fois qu’il me présentait il se foutait de ma gueule pour peut-être combler certains manques dans sa spécialité, une image gai luron de mec, " Qui n’a pas une histoire avec Mac Kack ? ", soit qu’il pisse sur un flic en discutant avec lui, toutes sortes de trucs comme ça… C’était pas vraiment méchant, c’était rien, mais bon, ça me faisait un peu de peine, quand même. Il y avait tellement d’autres satisfactions… Bernard Vitet, est un des premiers musiciens avec qui j’ai joué professionnellement. On apprend des choses fondamentales avec des musiciens comme ça. Une des premières remarques judicieuses sur mon jeu, c’est lui qui l’a faite. On jouait à l’époque Night in Tunisia tous les dimanches. Il y a un break en syncope et moi je le faisais sur le temps : Kalin KIN dingueDIN dingueDIN DIN ! ! En fait ça faisait TA PON. Babar m’a fait remarquer ça et c’était une vraie découverte, parce que j’étais mal à l’aise dans ce passage mais je ne savais pas pourquoi. Je n’anticipais pas le break. C’était super de me le dire parce que je ne pense pas avoir refait la même connerie. Je les ai entendues maintes et maintes fois, par contre !

JJB – Comment s’est faite la rencontre avec Kenny Clarke ?

Il s’est proposé… J’allais seul jouer dans les bœufs avec mon père qui m’emmenait, c’était avant mon premier gig, presque. Kenny passait souvent au Club St Germain. Un jour que j’y jouais, il est allé voir mon père. Par chance, parce que j’étais un timide redoutable. Kenny lui a dit que ce serait bien que j’aie quelques notions de base, parce que je n’en avais pas. C’était tout en autodidacte derrière les disques. Très bien d’ailleurs de jouer derrière les disques ! La moindre faute de tempo, ça casse la baraque ! Les pierres se décèlent, les termites voraces apparaissent et les éléments attendent qu’on leur ouvre la porte. Rendez-vous a été pris pour que je vienne prendre des cours avec Kenny au Blue Note, rue d’Artois. C’était l’endroit de Paris où il n’y avait que des Américains, des gens assez extraordinaires. Parmi eux j’ai rencontré Bud Powell, il m’a énormément impressionné.

JJB – Que t’a appris Kenny Clarke ?

Tout ce que je ne savais pas et il a confirmé certaines choses que je vivais. Le lycée s’est terminé de façon lamentable. J’y allais les mains dans les poches. Je n’avais même pas un crayon, pas de cahier, rien. Une des choses que m’a dite Kenny, c’est de vivre la musique. Je me rappelle qu’il m’a surtout appris à jouer de la caisse claire. Il y a des choses plus tard que j’ai regretté de ne pas lui avoir demandées. Je ne sais pas s’il a des fils, mais je sentais quelque chose d’un peu extra dans ses motivations de me filer des cours. Au bout de six mois, Kenny m’a pris comme remplaçant au sein du Blue Note. Il travaillait beaucoup, avec Francis Boland, des choses plus ou moins intéressantes, en Europe, aux US… Alors il travaillait à l’extérieur et moi je jouais. C’était en parallèle aux cours qu’il me donnait. Je pouvais les mettre sur le tapis le soir même. C’était vraiment dingue !

RV – C’était perturbant la fréquentation des clubs, pour un enfant ?

J’ai vite eu un abord des choses du sexe très direct. Je me suis retrouvé à Juan-les-Pins à accompagner des strip-teases. C’étaient quand même des petits gigs en passant. Je me rappelle que je devais jouer des mailloches pendant des scènes de matelas, qui me dépassaient un peu. Je voyais des bonnes femmes se gouinasser, des trucs avec les cris, les machins. Ça restait très mystérieux, mais je trouvais que les mailloches allaient bien avec la lumière rouge, l'ambiance feutrée. Un soir, tout l’orchestre de Count Basie est venu faire le bœuf. Ça a annihilé les effets un peu bizarres de mon approche des choses de l’amour. À Paris, j’allais me balader pendant une pause sur les Champs Elysées et quelques fois je me faisais ramener par des flics au Blue Note qui venaient demander si c’est vrai que j’étais musicien ! Comme j’étais plutôt mignon petit garçon, ils s’inquiétaient parce que je me faisais souvent accoster par des gens qui me demandaient " c’est combien ? ". Et moi je ne sentais pas ça. J’ai commencé à apprendre quelques injures à cette époque, pour être tranquille.

JJB – Tu as été confronté à l’alcool, à la drogue, du fait de vivre dans ce monde d’adultes…

Je suis tout de suite tombé dans des chiottes aux portes ouvertes où les gens se shootaient gaiement, voir plus d’ailleurs, des scènes incroyables. La boisson pour moi, c’était une sorte de tragédie vécue en la personne de Bud Powell… Il ne parlait presque pas, je ne parlais pas anglais, mais je comprenais et je pouvais baragouiner… Je le voyais tout le temps supplier, pleurer auprès du patron, Ben, pour avoir une mousse, un truc, un machin, et moi je ne me rendais pas vraiment compte des ravages de ces substances, sinon que Bud quelques fois s’endormait au piano. Il était comme ça, on ne savait pas si c’était une extase intérieure ou un mal-être ou les deux… Je voyais ce musicien extraordinaire, avec un sourire de contentement parce que j’avais fait un truc peut-être joli ou quoi. De Bud, c’est magique ! Je ne comprenais pas bien ce que venait foutre le patron qui lui interdisait de boire. Il allait boire ailleurs… Il y avait aussi un hôtel un peu mythique. C’était pas le Chelsea Hôtel, mais c’était en face du Caméléon, rue St André des Arts et tous les musiciens étaient logés là, tous ceux qui venaient à Paris par Marcel Romano. J’y ai croisé des gens comme Thelonious Monk, plein de gens incroyables et j’ai vu aussi des drames. Il y avait un bassiste américain, Oscar Petitford. Moi je venais le matin aux nouvelles parce que Romano qui faisait venir des Américains s’était intéressé aussi à une éventuelle façon de faire du pognon avec moi, avec l’âge et la musique que je faisais. J’ai vu presque mourir des gens en rapport direct avec la boisson. Ce bassiste, ça me frappait parce qu’à l’heure où tout le monde prend son petit-déjeuner, il avait un bol mais c’était du cognac, à raz bord. Il lui fallait ça pour simplement sortir du lit, sans doute. Ça ne m’a pas profondément choqué puisque j’ai été confronté à des passages difficiles aussi. Et du coup, la fumée… Les gens fumaient dans les portes cochères, en se planquant, avec presque une paranoïa cultivée. Contrairement à ce que je croyais, ils ne devenaient ni meilleurs ni marrants. C’était de la merde. Je me suis aperçu après que ce n’est pas évident de trouver des bonnes choses ! C’était plutôt tristesse, planque, paranoïa, alors qu’après, j’ai eu l’occasion de fumer ces substances tout à fait naturelles pour le moins. Quand je suis allé en Afrique, j’ai découvert le bangui à Bangui. On demandait aux garçons d’ascenseur un petit pétard et ils revenaient dans la seconde avec un sac en plastique rempli d’herbe, une des choses pour moi les meilleures au monde. Contrairement à l’idée que j’avais eue sur la fumée parisienne et paranoïaque, là j’ai découvert une explosion de rires, de bien-être… Il faut dire que c’était dans le contexte, au soleil… Le premier joint ça a été waou… J’en ai loupé un avion parce que j’étais écroulé de rire devant des fourmis sur la table de l’aéroport ! Les fous rires c’est rien, ça me coinçait partout. Les fourmis, je ne sais pas ce qu’elles faisaient mais c’était tout un scénario abracadabrant et bon, il est vrai que c’est un des seuls produits qu’il m’arrive de consommer si je veux bien mettre l’alcool du côté des accidents.

RV – Cette époque est aussi marquée par l’ambiance générale de la guerre d’Algérie ?

La guerre d’Algérie, il y avait plein de personnes qui étaient contre. C’était normal. J’ai vu mon frère y partir, quelques amis qui ne sont pas revenus, mais la véritable approche politique, la prise de position, ça a été un peu plus tard, juste avant l’indépendance où là je devenais presque actif dans mes convictions d’indépendance. Par le jazz, j’ai été amené à rencontrer Siné, qui à l’époque était menacé physiquement, et je me rappelle de choses assez folles. J’allais manifester, avec mes peu de moyens… Il était question que Salan débarque en avion avec les parachutes. Des soirs avec une tension pas possible, on ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, tout le monde était mobilisé. Je jouais au Chat Qui Pêche, et là-bas il y avait une bouche d’aération, juste au-dessus de la batterie, qui donnait sur le trottoir. J’ai eu les jetons de voir une bombe valdinguer par ce truc-là. Il y en a qui bougent, que ça touche de près ou de loin et il y en a qui restent indifférents, qui s’occupent de leur propre devenir, comme s’ils étaient seuls au monde, au fond. Je n’ai eu que très rarement de discussions politiques ou d’opinion avec des musiciens français, hormis François Tusques. Les premières choses que j’ai faites avec lui, c’est à Nantes. Là-bas je voyais des choses que je ne voyais pas à Paris, des réunions après des concerts où il était question justement des problèmes soulevés par les confettis de l’empire, comme disait je ne sais plus qui. Je trouve intéressantes ces discussions dans un milieu qui a priori n’a pas grand-chose à voir, sinon que c’est un moyen d’expression qui peut être communicatif, c’est une responsabilité, même pas… Une conscience.

RV – Te souviens-tu du premier contact avec le free jazz ?

Ça n’a pas été un coup de massue. Comme on avance dans la vie et qu’on suit ses instincts et son début d’éthique, ce sont des personnes qui pensent un peu les mêmes choses qui se rencontrent. Les rencontres, elles se font aussi comme ça, pas seulement parce qu’on entend quelqu’un qui joue bien… Parmi les quelques disques auxquels j’ai participé, je tiens assez à celui qu’on a fait à Rome avec Steve Lacy, “Moon”. Steve croit qu’il n’y a que dans cette séance que je joue comme ça, je sais qu’il aimait bien. Faut dire que Rome c’est inspirant. Après ça j’ai fait des expériences, des chansonnettes, il m’a dit " quand tu finiras de faire de la merde ", d’une façon pas indélicate. Je tentais quelque chose, c’était pas du tout évident et son jugement ne m’a pas été du tout inutile. On ne fait pas de la chansonnette comme ça… Faut être né sans le reste pour en faire… Disons que ce qu’on appelle le free jazz, pour moi c’est un peu comme en peinture, une reconnaissance d’un bagage énorme de choses de qualité, dans un style donné. Des choses tellement énormes à réunir pour qu’un individu maintenant fasse, dans ce style, quelque chose d’extrêmement intéressant. Dans mon abord du free jazz, il n’y a pas seulement les Eldridge Cleaver, les Black Panthers… Ben il y a tout ce qu’il y a, de Charlie Parker aux plus récents, des choses tellement magnifiques que je me vois mal repasser dans leurs sillons et amener quelque chose d’encore mieux que ce qui a été fait, dans cette esthétique-là. À l’époque, c’était effectivement free, un truc de liberté, repousser les barrières qui d’habitude sont plutôt salutaires pour les expressions. Je ne ressens pas le free jazz comme un mouvement définitif. Je trouve qu’il est très bien, sa durée, tout ça…

RV – Le passage avec Eric Dolphy, c’est un moment important pour toi …

Je me rappelle surtout de Donald Byrd parce qu’il m’a appris une chose essentielle à la batterie. Je trouve ça super d’ailleurs, parce qu’il me voyait vraiment souffrir à jouer des tempos extrêmement rapides. Parce que le " chabada " je le jouais en entier… Tin ti gui ding ti gui ding ti gui ding… Ce qui est pratiquement impossible à faire si c’est sur un tempo des plus rapides. En plein concert il voit que j’ai vraiment du mal à tenir, alors il prend une baguette et tchac, il fait comme ça, comme un petit secret : " regarde ! ". Il laisse rebondir la baguette sur la cymbale… De cette seconde-là, je joue exactement pareil les tempos hyper rapides, c’est-à-dire que je ne marque pas le dernier, je marque sur la main gauche… Je donne bien le coup pour en faire trois ! C’est un détail qu’on aurait pu m’apprendre dans des milieux plus avisés que la trompette, mais enfin… C’est fou les progrès que j’ai faits juste en laissant rebondir la baguette ! Donald Byrd, un type adorable. Au début, en rigolant, il me disait " mais ça va venir " parce que je voulais garder le tempo et il me montrait son petit doigt et je comprenais pas trop. J’ai vite compris qu’il voulait parler de " il faut en avoir pour garder le tempo ". Du jour au lendemain, avec les défilés qu’il y avait, il a vu qu’il n’y avait aucun problème, j’avais un tempo correct.

JJB – Dolphy ne t’aurait-il pas influencé sur ta manière d’écrire ?

Dolphy a été un des rares, à part des gens plus techniques de l’époque, à jouer des écarts qu’on trouvait surtout dans la musique de douze sons… Dès que je l’ai entendu jouer, j’ai été frappé par cette voie très personnelle, ces intervalles de quarte augmentée, de septième, sans arrêt, des trucs… Et cependant des phrases extrêmement belles et tout à fait dans les accords. Il confirmait cette idée que j’ai aussi de la mélodie qui peut très bien sortir des écarts ou des choses qu’on disait faux. Comme quand, môme, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, on interdisait de mettre du bleu et du vert à côté, ou du rouge et du jaune à côté. C’est les plus beaux trucs de la peinture.

RV – Comment as-tu rencontré Don Cherry ?

Parmi les lions. Pas les mi-lions mais les lions bien entiers. Je crois me rappeler que c’est une histoire de cravate aussi. C’est une époque où j’achetais mes cravates aux Puces, avec d’autres trucs marrants qu’on trouvait là-bas et qu’on trouvait pas ailleurs. Toute sa vie il m’a parlé de la première fois où il m’a vu avec une cravate qu’il trouvait insensée. Ça me semble absolument naturel parce que j’ai vu après qu’on avait beaucoup de similitude dans ce qu’on aimait, pictural ou esthétique. C’est fou ça. Il manque encore plus qu’il n’a apporté. C’est vraiment un cas… Don ça me fait vraiment autre chose, même une photo…

RV – Est-ce qu’à Heidelberg, avec tous ces gens, tu avais l’idée de démarrer quelque chose qui te serait plus personnel, un orchestre par exemple ?

Je faisais des rêves d’orchestration, hors batterie. C’est encore Don qui m’a conseillé de faire ma musique. C’est lui qui m’a dirigé.

JJB – Quand tu joues, pas très longtemps après, Our Meanings and our Feelings, dans quel cas de figure es-tu ?

Comme un passager. J’ai gardé mes bagages. C’était le plaisir de faire quelque chose avec Portal.

RV – Tu fais un disque aussi avec Sonny Sharrock, en trio, un disque free…

Pour ma part, sans inspiration véritable. Pour Sonny Sharrock, je suis revenu de Munich en avion, juste pour une séance l’après-midi, et il se trouve qu’à Münich, il y avait une spécialité, à l’époque, qui s’appelait le LSD. J’ai fait ce disque, paraît-il, dans ces conditions. Je l’avais rencontré avec Herbie Mann. Moi j’étais avec Joachim et Eje Thelin. C’était puissant. Il se trouve que c’est un des soirs dont je me rappelle encore, un des soirs magiques où on joue le mieux qu’on n’a jamais joué et se demande si on rejouera jamais aussi bien un jour.

RV – Il y avait aussi des choses très expérimentales, par exemple ce duo avec Eddy Gaumont qui s’appelait…

… Intra Musique. Enfin, oui c’était pas le duo qui s’appelait comme ça, c’était carrément un mouvement. On voulait devancer les critiques pour donner un nom au mouvement. Il n’y a eu qu’un seul concert d’intra Musique, à la Faculté de Droit. C’était dans la continuité de l’idée que j’avais de la composition, de la forme, un certain classicisme. Eddy Gaumont aurait sûrement été le musicien du siècle. L’ambiance de l’époque et la façon de mener sa propre vie ont fait qu’il s’est supprimé. La pureté enfantine et la conscience d’un adulte. Ça n’a pas du tout marché. Le peu de tentatives qu’il a expérimentées, ça a été très mal reçu et il faut dire que lui-même était devenu très vite agressif. Pour pas en recevoir plein la gueule, il dégainait avant. C’est le cas de le dire, parce que pour une mauvaise parole, un jour en Belgique, il a sorti son rasoir qu’il avait tout le temps sur lui et il a balafré un musicien belge qui avait de belge une manie encore assez récente d’avoir des colonies…

RV – Peu de temps après, tu enregistres Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer.

C’était le début et même la continuité du début, parce que dans La Girafe, il y a des motifs qui dataient de dix ans avant, que j’avais trouvés sur des bandes à moitié cramées. C’était hors temps, cette musique-là que je faisais parallèlement à toutes les expériences… Parce qu’il m’est arrivé de jouer free pour le cacheton, ce qui semble assez extraordinaire ! D’autres faisaient des séances d’enregistrement avec des chanteurs yéyé et moi j’avais le free jazz.

RV –Sur cette décennie-là, il y a quatre disques qui sortent, quand même : La Girafe, Watch Devil Go, Résurgence et Cinq Hops.

François Jeanneau vole dans ce disque. C’est fou. La chanteuse Elise Ross disait : " je donnerais toute ma vie pour pouvoir faire ce que vient de faire François ! ". Après La Girafe, c’est un creux de vague, Watch Devil Go. Il est question du diable, quelques rechutes assez longues dans le temps, des rechutes psychologiques, suivies de tas de choses contraires à la réalisation de la musique. Pour y arriver, je n’ai pas fait de surf. Parce que ça allait plutôt vers le grand large, que vers la côte ensoleillée ! Watch Devil Go, peut-être le coup de pied au fond de la piscine pour remonter à temps et pouvoir respirer.

RV –Il y a ce concert assez extravagant à Nîmes où Weather Report supprime sa première partie, tu te retrouves le lendemain en première partie de Stan Getz. Stan Getz ne vient pas et tu deviens LE gros succès du festival de Nîmes 1979.

Le son était très bon et c’est peut-être une des seules fois où j’ai pu entendre complètement ce qui se passait sur scène et en quelque sorte le maîtriser aussi.

RV – As-tu pensé que ce que tu cherchais à faire était difficile à atteindre avec les musiciens choisis ?

C’est comme les systèmes solaires, je suis sûr qu’il y en a d’autres, d’autres bons musiciens que nos chers défunts. Je crois qu’au point de vue feeling, ça intéressait justement les pianistes… Une technique d’écriture pas très conventionnelle, des doigtés qui sont adaptés au rythme.

JJB – Tu as vraiment eu l’impression d’avoir arrêté de jouer dans les années 80…

Je ne pouvais pas supporter de ne travailler que pour les oiseaux, bien qu’on s’entende très bien...

JJB – Il y a eu le disque de Berrocal.

C’était super. J’aimais bien ne pas être leader, ne pas avoir cette responsabilité. Parfois même, certaines personnes me disaient (et ça ne me faisait pas très plaisir) que je jouais mieux avec d’autres groupes qu’avec le mien, ce qui doit arriver immanquablement. Et puis il y a eu Winter’s Tale que j’ai ressenti comme un coup de main… Ça n’était pas évident. J’aime bien ce disque pour diverses raisons, dont la reprise de contact.

JJB – Qui en fait amène à Tenga Niña.

Il me redonne envie de jouer, je recrois un peu en ce que je fais et pourquoi je le fais. Ça a marqué, parce que s’il n’y avait pas Tenga Niña, je ne serais pas là maintenant, je n’aurais pas cherché, quoi.
Je ne sais plus ce qu’on raconte là… C’est comme du présent… On va bientôt se croiser, justement : " Hello ! Comment tu vas toi ? ". Je crois qu’à un moment de sa vie, on se croise.

PORTRAITS-SOUVENIRS

René Thomas
Je lui en ai tellement fait voir… J'ai par exemple brûlé une armoire d'hôtel dans sa baignoire, juste avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il a toujours eu besoin de certaines choses, René ; la même journée j'avais demandé à deux mecs sur le port de Palerme de faire comme si c'était des flics et d'aller se saisir de l'individu à grosses lunettes qui sortait de l'hôtel. Et les mecs y sont allés, en faisant semblant d'être de la police alors René a commencé à se rouler par terre… Je le croyais assez sérieux, les premiers jours où je l'ai connu chez Popol à Bruxelles. Il avait un air, comme ça, un peu extraordinaire, d'un autre monde. Je jouais avec René, avec beaucoup de plaisir. Au bar de chez Popol, d'un seul coup, il s'écroule par terre, comme si on avait débranché l'électricité, vraiment, une chute formidable. En fait, il y avait une fille qui était assise en amazone sur un siège de bar et de là où il était tombé, il voyait absolument tous les dessous de la fille… En fait, il a fait exprès de tomber pour mater la fille, comme ça. Des milliers de choses avec René Thomas… L'ambiance à 6 heures du soir dans une semi-brume belge où il jouait "Theme for Freddy ", comme ça, sans que l'on ait répété. J'avais les larmes aux yeux.

Karl Berger
C'est énorme. On a partagé le plaisir de faire des tournées avec Don Cherry et c'est un des orchestres où je me suis le plus éclaté de ma vie. C'est aussi, pour moi, une vie, Karl : Heidelberg, qui reste à ce jour la ville où j'ai vécu de façon la plus en symbiose avec tout ce que je pouvais espérer de la vie. Et Dieu sait si j'en attendais ! C'est fou ! De Heidelberg, je prenais des avions, juste pour ramener des petites Allemandes à Vaucresson, pour les voir d'un peu plus près pendant trois quatre jours ! Incroyable ! Et pour Karl, c'était la terreur, ça criait toutes les nuits dans sa maison, les gémissements… Oh j'ai refait le coup à Rome avec Steve Lacy. À la fin, je me suis fait virer de chez eux.

Aldo Romano
Des coups justes, un feeling très développé. Je crois que je n'ai jamais entendu Aldo ne pas bien jouer. Je n'étais peut-être pas là où il fallait ?!

Jean-François Jenny-Clark
Oh, La Corse ! Le souvenir de ces premières autres formes de gig qui consistait à jouer pour gagner un peu de pognon et passer des vacances. On jouait des saisons en Corse, dans des clubs genre Méditerranée. Ce sont des moments presque aussi sublimes que les autres. On était très proches avec JF, on se faisait trois kilomètres de plage pour aller bouffer une glace à Calvi. Et puis des séances photo, lui me poussant dans une poussette de bébé, sur une fenêtre d'une maison délabrée à Calvi. Tout ça, ce sont des noms qui en premier me font réagir avec bonheur. Tellement à dire…

Joachim Kühn
Le meilleur n'a pas été fixé sur disque et je le regrette parce qu'il y a eu des moments de live qui auraient mérité d'être fixés mille fois plus que certains disques qui justement étaient un peu prisonniers du free jazz, ce qui peut sembler paradoxal. Joachim avait envie de jouer des choses formelles. Ça sortait dès qu'il le pouvait… Une marche ou quelque chose pris avec dérision, une dérision pudique pour ne pas trahir le free jazz. On se retrouvait à simuler des choses formelles d'une façon un peu dérisoire.

Pharoah Sanders
Une frustration. N'avoir joué qu'une répétition, à Berlin, et un concert avec lui. Tellement saisi d'entendre ce que j'aimais écouter sur disque, des choses directes, différentes. Moi je pensais qu'il ferait le disque (Eternal Rhythm) aussi, donc je n'étais pas si triste et puis après, ça m'a fait vraiment chier qu'il n'y soit pas. Sentiment d'une belle intelligence.

Barney Wilen
Ça m'évoque tellement de choses, Barney. Je crois que c'est le musicien avec qui j'ai joué le plus longtemps et nos voies se rejoignaient, peut-être même sur des malentendus, ce qui peut soutenir quelque chose, parfois. C'était pas le cas pour tout, mais disons peut-être dans une différence de façon de vivre. Je vais merder, c'est trop… Un de ces soirs, après les sets, j'ai vu Barney prendre la forme de l'escalier qui descendait au Requin Chagrin, comme un Tex Avery, avec le cou, les marches… Il était tellement raide qu'on l'a porté jusqu'au premier étage, sur le lit, avec toujours la forme de l'escalier. Et voilà : "Barney, bonne nuit, à demain."

Bernard Vitet
Mes débuts dans le jazz, le Club St Germain, les professionnels. Sa femme était jalouse parce qu'il y avait des cheveux blonds dans son peigne. Il me logeait très souvent chez lui, quand je ne pouvais pas rentrer en banlieue par le train et ça faisait des histoires pas possibles, parce que j'avais des cheveux blonds et un peu longs. Ça n'était pas les cheveux d'une belle scandinave, ça n'était que moi ! Une certaine sécurité, aussi, c'est un des premiers un peu complice dans le monde du jazz adulte. Il me parlait plus que les autres et m'a même donné quelques conseils. Il me rappelle mes débuts. Je ne sais pas si c'est gentil ou pas gentil, mais comme je n'ai pas de notion du temps… Elle se fabrique, la mémoire. Elle s'auto-gère.

François Tusques
Son côté déjà un peu politisé ! C'est un peu aussi un des éléments de l'image que je me fais des premières rencontres avec François, d'entendre des musiciens parler politique, carrément. Qui plus est, avec des opinions particulières, qui correspondaient un peu aux miennes qui n'étaient pas néanmoins écrites en lettres de feu. Ce n'est pas sous le nom d'une idée qu'une musique va se faire, mais elle en tient forcément compte, elle en fait forcément partie.

Beb Guérin
Beb, c'est déjà cette assise musicale. C'est le bassiste avec qui j'ai pu oublier la notion du tempo, parce que très physiologique. Je pense aussi à l'amitié. J'ai des petites lumières… Par exemple, un jour je suis convoqué au Palais de Justice de Paris, j'avais un peu… Chambre 11, enfin correctionnelle, mais pour des faits tout à fait honorables, et Beb s'est tout de suite proposé de m'accompagner là à 8h du matin, tu vois, enfin des choses pour nous presque indécentes. Tout ça avec le naturel, le senti, sans que je lui demande rien. Un sens de l'amitié, comme s'il y avait un don pour certaines choses.

Bernard Lubat
Je ne me rappelle plus quand je l'ai vu la première fois, comme si je le connaissais un peu d'avant, en fait. J'étais assez admiratif envers Lubat, parce j'étais presque complètement autodidacte et je trouvais ça incroyable de pouvoir lire les partitions de batterie. Je savais que Bernard faisait des séances, il pouvait faire ça et il le faisait… Il gagnait du pognon d'une façon plutôt agréable, parce que c'est quand même l'instrument… Enfin, je sais pas, c'est pas si pénible que ça, quoi. Et je pense à Orgeval. C'est un endroit où j'ai vu Lubat hors contexte. C'est tout bonus. Je dirais même parfois que le contexte pourrait cacher des choses, qu'il ne révèle pas forcément tout, disons… Je ne le connais pas si bien comme batteur, Bernard, c'est fou ! Évidemment parce que… j'ai le souvenir qu'on a joué une fois en trio et ça s'est produit qu'une seule fois dans notre vie, où il jouait du piano avec Beb à la contrebasse. On a souvent joué dans les mêmes endroits, sans forcément s'entendre. Parfois on vient juste pour le jour où on joue… Je ne l'ai pas assez entendu, Lubat, je regrette.

Jacques Pelzer
Il a plus ou moins participé au fait que j'aille en Afrique. Je l'en remercie.

Jean-Luc Ponty
Je me rappelle d'un concert, à la Locomotive. Il se voulait assez Coltranien et moi ça avait suffi à me brancher sur une façon de jouer… J'aimais tellement Elvin Jones. Je me rappelle aussi d'une valse de Jef Gilson à une époque où il y avait Jean-Luc, qui s'appelait " Java for Raspail ". Un morceau que je trouve très bien. Écrit par Gilson et qui allait fort bien à Jean-Luc.

Michel Potage
Au début où je l'ai connu, il faisait partie de la grande déconnade. C'était un peu faire la foire… Pas qu'un peu, même. Après j'ai eu l'occasion de voir ce qu'il faisait, à part la foire. J'ai ressenti une écriture originale… C'est pas une question de droit d'exister, non c'est pas la permission : "est-ce que je peux exister ? Ô beautés universelles !". L'alcool le rend con, comme tous… Je suis le premier à être bien placé pour le savoir… J'aime bien ce que fait Potage.

Gato Barbieri
J'ai bien connu sa femme, adorable, mais j'ai peu eu l'occasion de parler avec lui… À chaque fois qu'on a joué c'était une super impression, un son original. Je regrette… Non, je ne regrette rien, mais j'aurais bien aimé le connaître un peu plus.

Joseph Dejean
J'espère qu'on se rappelle de lui à la hauteur de ce qu'il a pu donner avant de disparaître. Le souvenir d'un sentiment de conviction d'une direction existante, de quelque chose de vrai. C'était épatant. C'est carrément une autre approche de la guitare et pas des moindres.

Kent Carter
Un sens de la musique extraordinaire. Il faisait partie du New York Total Music Company de Don Cherry. On a fait beaucoup de pays ensemble… C'est complètement fou tout ce qu'il y a comme musique et esthétique dans sa tête. Je ne sais pas si la contrebasse est assez large pour exprimer tout ça. Il faisait des batteries avec tout ce qui lui tombait sous la main. Il y avait peut-être deux cents objets. Pendant des jours, il était là, il jouait… Je n'ai jamais vu ça de ma vie. Je crois qu'à n'importe quel moment de la journée, on pouvait rentrer, disparaître, revenir, et la qualité était toujours là, comme un acquis, comme respirer. C'est extraordinaire.

Peter Brötzmann
J'ai joué avec lui et j'ai fait ce que j'ai pu au début pour qu'il puisse venir en France. Personne n'en voulait. Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose : intègre… Mais pendant les années où je l'ai entendu, il ne changeait pas de direction, donc il progressait… Quoique on peut progresser sur plusieurs parallèles, mais enfin, une seule direction, ça risque de concentrer le rapport à exprimer… Et lycée de Versailles !

Tony Hymas
On a eu des moments de communion, des moments extrêmes… Quelqu'un d'une grande richesse musicale… On a peut-être d'autres choses à partager que des premières fois.

Sam Rivers
Tout un feeling, une façon d'être, de bouger, d'être proche des fondations, des origines de la musique qu'on pratique. Là, on parle du niveau d'une créativité en rapport avec le jazz. J'aime la compagnie de personnes de couleur et de chaleur… Je n'aime pas trop le jazz trop blanc, par exemple, puisqu'on est amené à parler des contrastes, qui existent surtout sur le papier photo, d'ailleurs !

Marie Thollot
Ma Papuce
Ma Vouvoute
Mon Yéyan
Et mon Tilala

Discographie sélective

Indispensable : Quand le son devient aigu, jeter la girafe à la mer, Futura Ger 4
Non réédité en CD mais vaut mieux que le détour et la fouille insistante chez les marchands de 33tours : Watch Devil Go, Palm 17 Résurgence Musica 3021
Rééditions CD incontournables : Don Cherry Eternal rhythm, MPS 15204ST, POCJ-2520
Cinq Hops, Orkhêstra
Scandaleusement non réédité : Barney Wilen Zodiac, Vogue Clvlx

Disponible aux ADJ :
Jacques Thollot Tenga Niña, nato - 777 701
Jac Berrocal La nuit est au courant, in situ - IS040
et paru depuis, en 2017 (Jacques Thollot est décédé le 2 octobre 2014), Thollot In Extenso, double CD nato 5484

jeudi 24 mai 2018

L'important, ce n'est pas le message, c'est le regard


De même que j'écoute tout et que je regarde des films de tous styles, je peux lire tout et n'importe quoi. Car comme disait JLG, "l'important, ce n'est pas le message, c'est le regard." En réalité je lis essentiellement sur liseuse, et ce pour m'évader du travail incessant qui me sourit et m'enchaîne. Je fais la même chose le soir en projetant des films, seul moyen qui ait fait ses preuves pour me déconnecter. Allongé, la liseuse est ce qu'il y a de plus pratique, à condition qu'elle ne tombe pas par terre, suite à mon endormissement. Ainsi j'ai dévoré plusieurs polars récents, Sœurs de Bernard Minier (Ed. XO), une nouvelle version de Sang Famille de Michel Bussi (Ed. Presses de la Cité) style chasse au trésor, Le poids du cœur de Rosa Montero (Ed. Métailié) dans un univers de science-fiction...
Chez ma mère, j'ai récupéré une quinzaine de livres en suédois pour enfants, très joliment illustrés, pour les offrir à Linda. L'exemplaire sur la photo est en allemand. Ils portent tous le tampon de mon père qui en était l'agent. Les souris ont la peau tendre est le seul San Antonio que j'ai conservé parce qu'il lui est dédié. Sinon, j'ai rapatrié des entretiens avec Cendrars, les trois Prévert de base (Paroles, Histoires, Spectacle, usés jusqu'à la tranche) et un petit Queneau sur la fête foraine.
À la naissance d'Eliott, Elsa avait offert à sa mère et à moi un petit fascicule à partager avec lui quand il aura grandi, Papi, Mamie et moi ! (Ed. Minus). Il y a le temps...
Sun Sun m'a prêté Une vie sans fin de Frédéric Beigbeder (Ed. Grasset), une petite fantaisie assez spirituelle sur la mort.
Et Frank Médioni m'a fait envoyer L'humour juif expliqué à ma mère (Ed. Chiflet & Cie). Il y a forcément des liens, entre l'humour et la mort, entre sa mère et lui, et avec la mienne ! C'est un réservoir inépuisable de blagues et de bons mots récoltés ici et là, dans les livres, dans les films, au cours des repas de famille, etc. Je regrette seulement que, malgré quelques tentatives de rassemblement, tout soit mélangé, du meilleur au pire, et plus déroutant, ashkénaze et séfarade. Or l'humour juif qui vient de l'est a peu à voir avec celui du sud, à l'image des différences historiques des deux communautés et de leurs usages. L'absence d'analyse sur les ressorts profonds de cet humour, spécificité culturelle néanmoins partagée, nous laisse dans l'effet mérité de l'instant, sans pouvoir en tirer la moindre leçon. J'ai mis plusieurs semaines à tout lire, mais la meilleure façon d'en profiter est probablement de l'ouvrir au hasard, de temps en temps, lorsque l'on recherche un moment de détente.
Cet après-midi, le seul livre dans lequel j'ai vraiment envie de me plonger est La fin de l'intellectuel français ? (Ed. de la Découverte) de l'Israélien Shlomo Sand dont la sortie m'avait échappé il y a deux ans. Vous saisirez certainement le rapprochement ! L'introduction est déjà passionnante. Hélas, comme souvent, mes bonnes intentions de farniente sont contrecarrées par les affaires courantes et les urgences, les conversations à trois sur le travail en cours et les dépannages de copains, le rendez-vous citoyen avec le Maire et la flemme...

jeudi 26 avril 2018

Un autel à nos noms


C'est malin ! Je vais me faire repérer dans le quartier, déjà que Bientôt orne notre façade... Ella & Pitr s'amusant de temps en temps à nous appeler Papa Maman, les voilà qui s'affublent de mon patronyme et signent sauvagement le trottoir des Lilas. Je n'étais pas au courant, la mise en scène datant d'au moins quelques mois, lors de l'un de leu